Qui s'intéresse à l'immense population du « Monde de l'entreprise »,
expression effrayante suggérant l'existence d'un univers troglodyte, différent
de celui où nous allons tous les jours acheter notre baguette ? Combien
sommes-nous de cadres démotivés à cultiver l'hypothèse d'une seconde vie, à
suivre en secret des cours du soir, à vouloir devenir psychanalyste,
instituteur, ou guide de haute montagne ? Comment les entreprises
peuvent-elles encore survivre avec, de la part de leurs salariés, si peu de foi
et tant de cynisme ?
Comme tous les fils de profs, j'ai grandi dans le respect sacré de l'école, et,
avec un peu de chance et beaucoup d'efforts, réussi le concours d'entrée de
Polytechnique. Mais le système de sélection à la française est ainsi fait qu'il
ouvre la voie de la réussite professionnelle à des jeunes gens qui, par
identité sociologique et orientation philosophique, n'ont pas envie de faire
carrière - ni souvent d'ailleurs les qualités requises. Une génération
romantique est ainsi en train d'éclore, et c'est là une bien curieuse ironie de
voir des bataillons de diplômés surentraînés, prêts à tout pour échapper au
costume cravate et n'être jamais directeurs de rien. Il y a des jours où la
vie-de-bureau donne irrésistiblement envie d'aller vendre des beignets sur la
plage, de partir alphabétiser le tiers-monde, ou d'investir toute son épargne
dans une bergerie. Ce livre n'est pas fait pour vous en dissuader. (p.
9-10)
La lenteur et l’ennui sont l’essence même de la vie-de-bureau. (p. 13)
Le plus amusant avec la dilution progressive du temps et des événements,
c'est que l'on perd de vue la densité normale d'une journée. Tous les retraités
avouent ne plus avoir une minute à eux. Il en est de même des cadres moyens
dans les grandes entreprises. Ils se disent complètement
« surbookés » , mais gagneraient à passer une journée chez un
artisan. Les rituels sociaux et l'environnement de travail se sont tellement
enracinés qu'ils sont devenus indissociables du travail lui-même et qu'on ne
sait plus distinguer ce qui relève du travail et du « para-travail ». Se
réunir pour faire le point de la semaine, discuter avec son collègue d'un
article paru dans Les Échos, prendre un café, puis deux, regarder où
en est le cours de la Bourse, forwarder quelques blagues circulant sur
Internet et faire le tri de sa messagerie, poser ses congés et vérifier le
solde (on ne sait jamais, le logiciel peut se tromper...), rappeler un ami au
sujet de l'apéro de vendredi, puis sa femme pour les courses du soir, ne pas
oublier de réserver les billets de train sur le site de la SNCF, puis
travailler une heure ou deux et prendre un café. La généralisation de
l'ordinateur offre cet incomparable avantage de ne pas distinguer la
« posture travail » et la « posture loisir », et Iemonde.fr
présente l'avantage sur son jumeau en papier de pouvoir être lu sans être
déplié. Dans les deux cas, on tapote sur son clavier, même si certaines
oreilles particulièrement affûtées savent reconnaître la cadence spécifique des
« clicks » et des « taps » caractérisant la navigation sur
Internet. Ce mélange intime de travail et de para-travail fait généralement
l'objet d'un pacte de non-agression et de bon voisinage dans l'entreprise,
permettant à chacun de traiter ses problèmes d'impôt, de plomberie ou de nounou
entre deux réunions sans que quiconque s'en émeuve. (p. 15-16)
Il y a en effet une symbolique de l'offrande dans le geste du salarié se
présentant tous les jours à son bureau. Celui qui ne vient que pour travailler
ne donne pas l'entièreté de sa personne. Il ne s'offre pas en tant que camarade
loyal et fidèle, toujours au poste et prêt au sacrifice suprême. La dimension
martiale de l'entreprise n'est pas contestable, en dépit de toutes ses
dénegations New tech et New Age et de sa détestation affichée
pour toutes les formes d'administration. Même la plus moderne et la plus
décoincée reste attachée au décompte traditionnel des heures de présence. Comme
l'armée, elle condamne les déserteurs. « Sombrons, mais ensemble » :
tel est son credo. Ou plutôt, « gâchons nos vies dans un travail ennuyeux
et rémunérateur, mais ensemble ». (p. 18)
Les mutations véhiculent des fantasmes et des sentiments puissants qui
rapprochent étrangement l'entreprise de la prison. Il n'y a que dans les
univers carcéraux que les arrivées et les départs prennent autant de relief.
Bizutage du nouveau, crainte animale de sa suprématie, repositionnement des
rapports de forces. Attente de la libération, envies d'évasion, velléités de
reconversion, planification d'une deuxième vie... Tout cela s'applique
indifféremment aux deux univers. La seule différence réside finalement dans le
fait qu'on ne creuse pas (encore) de tunnel sous la moquette des open
space. Je demanderais bien à ma femme de prendre en otage un pilote
d'hélicoptère pour venir me chercher au travail mais elle risque de me répondre
que je n'ai qu'à prendre le métro. (p. 20-21)
Alors, à quand le Grand Soir ? Pourquoi ne nous révoltons-nous pas
davantage ? Pour la bonne et simple raison que nous sommes morts de peur.
Peur et paranoïa sont les seuls ciments possibles d'un système dépourvu de
plaisir. Peur des autres, vécus comme autant de menaces à sa propre
existence ; peur du patron, dont les pouvoirs surnaturels, comme chacun le
sait, lui permettent de foudroyer ses collaborateurs en projetant des rayons
laser avec les yeux lorsqu'il n'est pas content ; peur de soi et de ses
propres limites, peur continuelle de paraître idiot en réunion, peur de
l'avenir, et bien entendu peur de perdre son emploi. (p. 55-56)
Teodor Limann, Morts de peur. La vie de bureau (Les empêcheurs de penser en
rond, 2008)
Pas vraiment un essai, mais la chronique ironique, acide et drôle de sa
vie-de-bureau par un jeune cadre financier de 32 ans dont Teodor Limann est le
pseudo.