lignes de fuite

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vendredi 25 avril 2008

centrifugeons et réticulons, donc

::: centrifugeons et réticulons, donc !

deux initiatives intéressantes qui montrent que les lignes commencent à bouger, et que le grand mépris des attachés de presse littéraires pour les blogueurs s'estompe :

::: l'Encyclopædia Britannica, propose un accès gratuit pour les blogueurs : on s'inscrit là et ça marche ! (découvert grâce à Virginie Clayssen)

::: Francis Pisani propose aux blogueurs de recevoir un exemplaire de son livre Comment le web change le monde, l’alchimie des multitudes.

::: quant à Didier da Silva, il est aussi blogueur depuis quelques jours :
son blog s'appelle Les idées heureuses ( ...et il cite aujourd'hui Claude Simon !)

jeudi 24 avril 2008

les propres lecteurs d'eux-mêmes


Mais pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d'eux-mêmes, mon livre n'étant qu'une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l'opticien de Combray ; mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes. De sorte que je ne leur demanderais pas de me louer ou de me dénigrer, mais seulement de me dire si c'est bien cela, si les mots qu'ils lisent en eux-mêmes sont bien ceux que j'ai écrits (les divergences possibles à cet égard ne devant pas, du reste, provenir toujours de ce que je me serais trompé, mais quelquefois de ce que les yeux du lecteur ne seraient pas de ceux à qui mon livre conviendrait pour bien lire en soi-même).

Marcel Proust, Le temps retrouvé, À la recherche du temps perdu (Gallimard, Pléiade, IV, p. 610)

mercredi 23 avril 2008

déguisé en lecteur

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J'ai dit « nos » visages, parmi « nous », « nous étions ». C'est un procédé du mensonge littéraire, mais qui, ici, joue avec une vérité tapie en amont du texte, avec un non-mensonge inséré dans la réalité réelle, ailleurs que dans la fiction. Disons, pour simplifier, que Lutz Bassmann fut notre porte-parole jusqu’à la fin, la sienne et celle du tous et de tout. Il y a eu plusieurs porte-parole : Lutz Bassmann, Maria Schrag, Julio Sternhagen, Alita Negrini, Irina Kobayashi, Rita Hoo, lakoub Khadjbakiro, Antoine Volodine, Lilith Schwack, Ingrid Vogel. Cette liste que je donne contient des informations volontairement erronées et elle est incomplète. Elle respecte le principe post-exotique selon quoi une part d'ombre toujours subsiste au moment des explications ou des aveux, modifiant les aveux au point de les rendre inutilisables par l'ennemi. La liste aux apparences objectives n'est qu'une manière sarcastique de dire à l'ennemi, une fois de plus, qu'il n'apprendra rien. Car l'ennemi est toujours quelque part rôdeur, déguisé en lecteur et vigilant parmi les lecteurs. Il faut continuer à parler sans qu'il en tire bénéfice. Il faut faire cela comme lorsqu'on dépose devant un tribunal dont on ne reconnaît pas la compétence. On élabore une proclamation solennelle, dans une langue qui paraît être la même que celle des juges, mais que les juges écoutent avec consternation ou ennui, car ils sont incapables d’en percer le sens… On la récite pour soi-même et pour des hommes et des femmes non présents… à aucun détour de phrase n’harmonisant ses propos avec l’intelligence des magistrats… (p. 11-12)

Je dis « je », « je crois » mais ou aura compris qu'il s'agit, là aussi, de pure convention. La première personne du singulier sert à accompagner la voix des autres, elle ne signifie rien de plus. Sans dommage pour la compréhension de ce poème, on peut considérer que je suis mort depuis des lustres, et ne pas tenir compte du « je »... Pour un narrateur post-exotique, de toute façon, il n’y a pas l'épaisseur d'une feuille de papier à cigarette entre la première personne et les autres, et guère de différence entre vie et mort. (p. 19)

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Présence du lecteur
Enfin, le romånce introduit en lui, en tant que composante importante de la fiction, une représentation de son lecteur. Le véritable lecteur du romånce post-exotique est un des personnages du post-exotisme.
Aucun auteur n'oublie que des lecteurs extérieurs au post-exotisme, extérieurs au quartier de haute sécurité, que des sympathisants de toute espèce peuvent s'aventurer dans la sphère du post-exotisme. C'est pour eux un voyage périlleux, sans tenue de sauvetage, au milieu de hantises et de hontes qu'aucune de leurs certitudes de départ ne les aide à surmonter. On s'arrange pour qu'ils soient accueillis dans l'univers fermé du texte et qu'ils apprennent à le visiter sans s'y perdre.
Mais les lecteurs auxquels on s'adresse non abstraitement, ces auditeurs que la fiction anime et devant qui on murmure, et, plus encore, l'auditeur réel, l'auditrice réelle à qui on dicte son romånce à travers les murs, n'ont pas besoin de balisage pour voyager sans encombre dans nos romånces. Ceux-là appartiennent à l'univers du quartier de haute sécurité, et ils en partagent les labyrinthes, les dysfonctions et les valeurs absurdes, et les effrois, et les rêves, et les littératures. (p. 42-43)

Lutz Bassmann, Ellen Dawkes, lakoub Khadjbakiro, Elli Kronauer, Erdogan Mayayo, Yasar Tarchalski, Ingrid Vogel, Antoine Volodine, Le post-exotisme en dix leçons, leçons onze (Gallimard, 1998)

J’ai relu ce soir mon manuel de post-exotisme, qui s'ouvre par ces mots « Les derniers jours, Lutz Bassmann les passa comme nous tous, entre la vie et la mort. » (p. 9) : il y est dit que le lecteur est flic vigilant ou complice, personnage ou touriste effaré, ami de toujours ou ennemi irrémédiable, donc, selon le principe de « non-opposition des contraires » (p. 39-40), toujours un peu tout cela à la fois, « déguisé en lecteur ».

mardi 22 avril 2008

ce sera inhabituel et magnifique


Concernant le mystérieux Lutz Bassmann dont je parlais dans mon antépénultième billet, Livres Hebdo (730, 18 avril 2008, p. 64-67) vend la mèche en livrant un long entretien « réalisé à dessein par courriel » de Jean-Maurice de Montrémy avec Antoine Volodine, qui commence par ce préambule :

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Avant tout je vais essayer de définir la nature de notre dialogue. Vous vous adressez bien aujourd'hui à quelqu'un qui dit « je », qui a une existence physique, avec qui on peut parler, qui n'est pas un personnage de fiction et qui écrit des livres. Ce quelqu'un, on a pris l'habitude de l'appeler Antoine Volodine. Moi-même je me reconnais dans ce nom, on ne va pas en inventer un autre pour la circonstance. Mais ce quelqu'un écrit des livres et les signe de noms différents, Antoine Volodine, L.utz Bassmann, Manuela Draeger, Elli Kronauer ou autres « voix du post-exotisme ».
Cette multiplicité des signatures est liée à un projet qui consiste à faire apparaître dans le monde éditorial une littérature étrangère écrite en français. Une littérature étrangère dont l'origine n'est pas un pays, mais une fiction, un lieu de fiction, un monde de fiction.
Dans ce monde de fiction, une communauté imaginaire d'écrivains emprisonnés, parmi lesquels Lutz Bassmann, Manuela Draeger, EIIi Kronauer, échappe à l'enfermement, à la mort et à la maladie mentale en composant des livres. La fiction et la réalité se rejoignent lorsque ces livres sont publiés chez de vrais éditeurs de littérature française.
Non seulement ces livres racontent des histoires, mais ils sont issus d'une histoire inventée. Ils existent en tant que livres tout à fait normaux, ils sont mis à la disposition du public qui les lit et qui les trouve bons ou mauvais, étranges ou ordinaires. Mais ils existent aussi comme des objets surgis d'ailleurs, un peu comme des preuves matérielles que l'ailleurs existe, et que dans cet ailleurs, carcéral, concentrationnaire, sans issue, il y a des gens comme Lutz Bassmann et ses camarades. C'est donc une fiction qui produit des objets littéraires qu'on trouve dans la réalité des librairies et des bibliothèques.
Quand je vous répondrai ici, ce sera non seulement parce que je suis auteur de cette fiction où les personnages sont auteurs et composent des livres, mais aussi parce que j'y joue un rôle qui est celui de porte-parole. Pièce de cette fiction, porte-parole de la communauté emprisonnée à laquelle appartient Lutz Bassmann, je le serai aujourd'hui encore dans cet entretien, mais disons que ce sera exceptionnel. À l'occasion de la sortie de ces deux volumes de Lutz Bassmann, je resterai à l'écart et je n’assumerai plus le rôle de commentateur. Cette littérature étrangère dont je parle, qui vient d'ailleurs, et que j'appelle « post-exotisme » est maintenant assez solide pour s'affirmer par elle-même. Lutz Bassmann et ses livres vont exister dans le monde sans ma présence active.

Le reste de l’entretien est jubilatoire, car Antoine Volodine (qui est aussi un pseudonyme, faut-il le rappeler) y brouille davantage de pistes qu’il n’en défriche, déclare au passage que « quelques prémonitions » du post-exotisme « restent non-vérifiées, comme l’extinction de l’espèce humaine », et débouche sur cette belle profession de foi réticulaire :

(…) une machinerie militante accompagnera la sortie du livre. De petites équipes vont coller des affiches, des initiatives sauvages de lecture et de propagande vont être prises. On entre là dans une aventure qui vibre en harmonie avec le post-exotisme, dont la référence fondamentale est l'action collective pour transformer le monde ou le bousculer durablement. Les réseaux qui vont porter la parole des haïkus et des moines-soldats de Lutz Bassmann n'ont rien de sociétés secrètes, soudées par une discipline militaire. Mais ils vont modifier quelque chose dans le ron-ron du monde éditorial. Et ce sera inhabituel et magnifique.

… maintenant j’attends de voir quand l’url de ce billet va apparaître sur l’écran noir.

lundi 21 avril 2008

qqoqcpc

qui ? duras ou houellebecq

quoi ? synecdoque ou symptôme

où ? extension du domaine d’internet

quand ? ce que l’écrivain n’avouera jamais

comment ? une nuit blanche rendue visible

pourquoi ? la vérité sort du puits

combien ? la règle de trois n’aura pas lieu

dimanche 20 avril 2008

lecteur intelligent comme le verre filé

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Qu'attends-tu maintenant, lecteur à l'haleine tourmentée par les récits que tu viens de lire ? Que veux-tu que je fasse de ces personnages ramassés dans le sable un jour d'ennui et qui n'arrivent que péniblement à me distraire ? T'amusent-ils vraiment ? Allons, il y a des gens qui se contentent de peu - bien que je sois obligé d'avouer que ce roman est de cent kilomètres au-dessus de toute autre production de ce genre. Alors, lecteur intelligent comme le verre filé, te plaît-il que je prenne les mêmes et que je recommence ? Tu désires peut-être que j'élucide tout le mystère que j'ai enroulé autour de mes chères pieuvres, comme le tonneau qui s'enroule autour du vin nouveau ? Mais c'est assez, et maintenant que je t'ai entraîné au milieu de cette page tu n'as plus qu'à suivre le dédale que je compose, tantôt avec peine et tantôt avec passion, avec les vingt-sept lettres de l'alphabet occidental.

Raymond Queneau, Hazard et Fissile (Le Dilettante, 2008, p. 56-57)

Pour saluer la publication d’un court roman de jeunesse inédit, datant probablement de 1927 et à propos duquel Queneau déclarait en 1953 dans un entretien : « J’avais essayé de faire un roman, vers 1928, au moment où j’étais encore surréaliste, avec Jacques Baron, dans des buts lucratifs. Nous voulions écrire un roman policier et devenir très riches. En fait, on a fait un roman surréaliste absolument impossible. C’est-à-dire j’ai fait (…). »

::: Mathieu Lindon, « Les premiers jours de Raymond Queneau » (Libération)

samedi 19 avril 2008

lire pour désobéir


::: insauvables (ou peut-être sauvés ?) le livre et la lecture sont désormais privés de direction au sein du ministère de la Culture (en sursis elle-même ?)

::: lire, pour désobéir ... La Princesse de Clèves ... et Eric Chevillard qui, comme les femmes d'Afrique, excelle dès lors qu'il s'agit de « piler le millet » !

::: et attendre de découvrir le mystérieux Lutz Bassmann, qui fait l'objet d'un buzz réticulaire très post-exotique chez Berlol, chez Claro et dans tiers-livre.

vendredi 18 avril 2008

partir de l'insauvable

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Étant donné que vous ne vous rendez pas du tout compte de la situation au-delà de vos petites fictions egotripantes et qu'il n'est plus en ce monde de vérité, de lucidité, d'intelligence que validées par un document Excel dégageant des progressions de chiffres au parfum d'excellence, est-ce que l'on n'aurait pas, à un moment donné, atteint le summum d'un truc, un truc fou et insauvable ?
Étant donné que l’économique transforme ta petite cervelle plus ou moins disponible en une masse de neurones animée par l'esprit concurrentiel, étant donné que le principal danger est « ... que nous devenions de véritables habitants du désert et que nous nous sentions bien chez lui » (Hannah Arendt), étant donné qu'au désert symbolique se surajoute désormais le désert du réchauffement climatique, ce nouveau marché du capitalisme, cette franche poussée de stérilité des esprits, est-ce que l'on n'aurait pas, à ce moment donné, atteint le summum, l'hypersummum d'un truc fou, gigantesque et insauvable ? (…)
Partir de l'insauvable me semble approprié. Faire état de l'état catastrophique du monde, de ce qui est déjà perdu, pour opposer au capitalisme tel qu'il se développe et évolue en tant que virus depuis son apparition - aspirant le commerce pour le transformer et le faire évoluer en cette logique biopolitique d'aspiration de l'humain - une position claire, lucide et critique sur l'état du monde. What else ? (Préface, p. 14 et p. 16)

Ras la casquette de 250 ans de discours contestataires. Ça marche pas trop bien sur le long terme la contestation je trouve, non ? La nécessité de l'action est toujours présente mais flanquée d'une touche de résignation, une touche de c'est de pire en pire non ? le malheur, la bêtise s'accroissent non ? Quand je dis ça on me dit bien sûr tu es d'extrême gauche tu es anticapitaliste donc c'est normal que tu tiennes ce discours. Je leur dis surtout que je suis anti-crétin tendance libertaire. Je leur dis qu'il doit sûrement exister des pèlerinages ou des excursions pour des gens comme eux, pour qu'ils se décrassent de toute cette merde fictionnelle qui les empêche de voir, de regarder et de comprendre ce qui se passe là tout autour d'eux, tout autour de leur énorme besoin de ne rien avoir à foutre de rien à part la réussite de cette flippante bulle fictionnelle qu'ils habitent : l'individu, le JE et les quelques JE qu'ils connaissent. Je leur dis que cette excursion sera dure, qu'elle flirtera avec le voyage initiatique, qu’ils auront envie d'arrêter tous les jours, de rejoindre illico la fiction d'en bas. Je leur dis que moi je désobéis à cette fiction régnante de la classe moyenne mondiale massifiée stabilisée cocoonisée homogénéisée bientôt génétiquement modifiée je leur dis que je suis un agent résistant à l'artéfactualisation du monde, je leur dis que je suis un héros de désobéir à cette immense mascarade, à cette bouffonnerie du monde, le leur donne ensuite tout un tas d'exemples, je suis épuisé. Ras la casquette. (p. 40)

Éric Arlix, Désobéissance, bienvenue à la réunion 359 (IMHO, 2008)

Éric Arlix, né le 27 mars 1969, est éditeur chez ère et a publié :
- Mise à jour (Al Dante 2002)
- Et Hop (Al Dante, 2003)
- Le Monde Jou (Verticales, 2005)

Désobéissance, bienvenue à la réunion 359 est son premier texte pour le théâtre.
La pièce a été jouée au théâtre de l’Estive à Foix en avril 2007 (entre les deux tours de l’élection présidentielle).

jeudi 17 avril 2008

c'est pas sûr

toute ma vie j'ai été une femme
une femme
toute ma vie
est-ce que cette phrase me semble bizarre ?
non
parfois
parfois elle me semble bizarre
toute ma vie
j'ai été
une femme

comment tu peux dire une phrase pareille
toute ta vie tu as été une femme
comment tu peux dire ça

je la dis, c'est tout

mais tu ne te rends pas compte
comment tu peux dire ça
tranquillement

c'est pas sûr que je le dise tranquillement

Leslie Kaplan, Toute ma vie j'ai été une femme (POL, 2008, p. 25-26)

::: un premier état de « Toute ma vie » est également disponible chez Inventaire/Invention, ainsi que d'autres textes comme L'enfer est vert
::: Leslie Kaplan chez POL, wikipedia et remue.net

mercredi 16 avril 2008

bienvenue parmi les blogueurs !

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Très beau, bien qu’elle le dise encore « en chantier », le site de Martine Sonnet, qui passe de temps à autre par ma zone de commentaire et que j’ai eu le plaisir de rencontrer récemment.
Elle ouvre aussi un blog : L'employée aux écritures, déjà riche de deux billets.

Martine Sonnet, née en 1955, est ingénieure de recherche en histoire au CNRS.
Après plusieurs essais, elle vient de publier un premier récit littéraire : Atelier 62 (Le temps qu’il fait, 2008).

mardi 15 avril 2008

observer les bestioles dans le tgv

Le garçon s'était planté face à la vitre de la portière, les mains accrochées aux poches par les pouces. Plus jeune, on avait dû lui faire pratiquer le rugby, le water-polo, ou le hockey sur glace. Un sport pour apprendre le sens de l'affrontement, la retenue en cas d'échec, l'esprit d'équipe, toutes notions restées floues, sans application directe, sauf la posture des pouces accrochés aux poches, genoux souples, épaules basses en réserve. Elle, son amie, avait appris de sa mère comment montrer qu'on a tout en gardant l'air de rien, comment se tenir sous l'ombre dune varangue en observant ceux qui brûlent vifs sous le soleil, et rester sur cette fine lisière, le bout des doigts de pieds exposé à la chaleur, mais la nuque baignée de fraîcheur. (p. 38)

Autour de nous, les hommes habillés en hommes qui travaillent se tiennent comme des hommes qui sont en ce moment même, là, en plein travail ; ils consultent leur ordinateur portable ou discutent avec un autre gars en plein travail. Le fait que certains n'aient pas de cravate n'y change rien. On voit bien que de toute façon ils maîtrisent le port de la cravate, à tel point qu'ils s'autorisent parfois à l'enlever et à la mettre dans la poche, le temps du trajet en train par exemple. Ils sont prêts à la remettre, ils sauront quand ce sera le moment, ils font ça sans y penser. (p. 51)

Cécile Reyboz, Chanson pour bestioles (Actes sud, 2008)

Ces citations pour saluer un autre prix, dont je n'ai pas parlé encore car son côté prix de femmes ne me plaît pas tellement ; mais le Prix Lilas a été décerné le 26 mars dernier à Cécile Reyboz pour son beau roman Chanson pour Bestioles.

lundi 14 avril 2008

le danger est d'hyperventiler

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Lancelot avale sa salive, serre contre son estomac son bouclier de fausse peau de zèbre, il sent la panique qui commence à le prendre, elle arrive par le bout de ses doigts, il la sent très précisément s'emparer de la pulpe de ses doigts et remonter le long de ses nerfs, il aimerait enrayer le processus, mais la panique est là, elle investit son corps entier et son cerveau, elle se loge brutalement dans son sternum comme un uppercut, il n'arrive plus à respirer, son champ de vision se rétrécit (Je vais tomber dans les pommes? se demande-t-il), puis s'élargit de nouveau, il dit, J'arrive. Mais aucun son ne sort de sa bouche. Alors il s'éclaircit la gorge et prononce, J'arrive. (p. 12)

Lancelot ne cultivait aucune vie sociale parce que celle-ci lui aurait donné l'impression de disperser son attention, il lui aurait semblé semer de petits cailloux de sollicitude, d'amitié et de temps disponible, ce qui ne lui paraissait ni honnête ni souhaitable. Lancelot entretenait une agréable solitude - comme d'autres s'adonnent à un sport ou prennent soin de leur bonsaï (p. 20)

Lancelot eut une hésitation, oscilla un instant, le nez en l'air à regarder cette fenêtre, puis se dirigea résolument vers la porte cochère entrouverte de l'immeuble. Ce n'était pas une mince affaire pour un homme comme Lancelot qui avait, depuis si longtemps, fait vœu de passivité. Son culte de l'inertie l'avait souvent mis à la merci de la tyrannie et de la dépendance mais lui avait permis, ce qui pour Lancelot n'avait pas de prix, un lent et plaisant étiolement. C'était une agréable façon de vivre très légèrement à côté des choses. Une absence paisible aux autres. (p. 22)

Lancelot frissonna, murmura, Où en étais-je? tentant de retrouver par là même l'agréable disposition dans laquelle il se trouvait avant ce fâcheux incident, humant l'air alentour, fermant les veux une seconde pour se concentrer et refouler quelque bouffée d'angoisse qui parfois le surprenait en pleine rue (et qui avait à voir avec une vexation quelconque le projetant instantanément au temps de son enfance, je suis un petit garçon calme et sérieux et incompris et déjà nostalgique), il maintenait serré contre lui son paquet d'épreuves, essayant de rattraper son humeur tranquille comme si elle était faite de molécules qui se dispersaient dans la brise et qui le désagrégeaient totalement, respirant posément (Le danger, monsieur Rubinstein, est d'hyperventiler, vous vous mettez à respirer trop fort et trop vite et hop, voilà, vous sombrez dans l'angoisse) et se rassérénant peu à peu. (p. 24-25)

ovalde_animal.jpg

Il se dit qu'il lui faut être très prudent dans chacun de ses gestes comme s'il était surveillé par un sniper nerveux embusqué en face. C'est important, pense-t-il alors, de toujours faire comme si l'on était sous la surveillance d'un cinglé armé jusqu'aux dents, ça permet d'éviter toute gesticulation superflue. (p. 67)

Lancelot se dit que ce qui est troublant avec les pilules bleues du docteur Epstein, c'est qu'elles sont supposées l'éloigner de pulsions suicidaires inconsidérées (Des idées noires, comme dit pudiquement le docteur Epstein) mais qu'en fait elles le laissent dans un état de désespoir léger qui pourrait le conduire à peser raisonnablement le pour et le contre entre un flingue avec des balles rouillées pour que ça s'infecte et une bonne vieille corde d'alpiniste nouée à la tringle à rideaux. Lancelot se dit qu'il complique tout. Les pilules bleues, censées l'épargner, lui procurent un grand calme qui lui donne envie de mourir. Elles produisent un désir formidable de non-existence. Lancelot réfléchit et se rend compte qu'elles sont aussi relaxantes et dangereuses qu'un bain brûlant pris dans l'obscurité. (p. 120)

Véronique Ovaldé, Et mon cœur transparent (L’Olivier, 2008)

Outre le ton ironique, décallé et étrangement familier que l’on retrouve dans tous les romans de Véronique Ovaldé, j’ai beaucoup aimé le personnage lunaire, passif et hyperventilateur de Lancelot, le « héros » de celui-ci (identification quand tu nous tiens !)

Véronique Ovaldé est née en 1972.
Elle travaille dans l'édition et a publié auparavant :
- Le Sommeil des poissons (Seuil, 2000)
- Toutes choses scintillant (L'Ampoule, 2002)
- Les hommes en général me plaisent beaucoup (Actes Sud, 2003)
- Déloger l'animal (Actes Sud, 2005)

Et mon cœur transparent a obtenu en mars dernier le Prix du livre France Culture – Télérama.
On trouve sur le site de Télérama une lecture des premières chapitres par l’auteur.

dimanche 13 avril 2008

nuit grave

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::: définitivement non, ce ne serait pas merveilleux si l’on interdisait aux blogueurs d’écrire de 20h à l'aube ... mais comme il est déjà 2h31, je fais court, car « Bloguer nuit gravement à la santé » d'après vnunet, relayé avec humour par Miss Tics

::: il y en a aussi qui commentent et débatent, la nuit : « La théorie des forums »

::: et parce que mieux vaut en rire, l'OU LI PO PU (OUtil de LIsibilité des POlitiques PUbliques) explique la RGPP

double post-scriptum :

::: lire aussi : Guillemette Faure, « Le stress mortel des blogueurs de fond » (Rue89)

::: « La théorie des forums » est un dessin de Laurent Percelay

samedi 12 avril 2008

sortir en éventail

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Je voudrais. Je voudrais quoi que ce soit, mais vite. Je voudrais m’en aller. Je voudrais être débarrassé de tout cela. Je voudrais repartir à zéro. Je voudrais en sortir. Pas sortir par une sortie. Je voudrais un sortir multiple, en éventail. Un sortir qui ne cesse pas, un sortir idéal qui soit tel que, sorti, je recommence aussitôt à sortir.

Henri Michaux, « Misérable miracle », Œuvres complètes, tome 2 (Gallimard, Pléiade, p. 630)

Cette citation (qui s'ajoute à quelques autres) pour applaudir la création d'un site sur Henri Michaux (source : tiers livre)

vendredi 11 avril 2008

ça sera moi


Un jour, tu te pointeras dans cette chambre et tu verras cette chose étrange, un morceau de chair se cramponnant à une console nue. À ce moment, tu t'arrêteras et tu regarderas, parce que tu ne pourras plus dire où se termine la peau et où commencent les circuits et les puces. Ils seront comme fondus l'un à l'autre, et une partie de la console sera aussi vivante que de la chair et une partie de la chair sera aussi morte que la console, et ça, ça sera moi. Tout ça, ça sera moi.

Pat Cadigan, Les synthérétiques (Synners, 1991, Fleuve noir, 1993)

jeudi 10 avril 2008

vallée de l'étrange

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Pour prolonger le propos du livre d’Ollivier Dyens, deux articles, « Comment les humains voient les robots » et « Quand la réalité virtuelle mesure la paranoïa urbaine », très stimulants, comme tous les articles de Rémi Sussan, lui-même auteur de Les utopies posthumaines (Omnisciences, 2005).

On y découvre notamment le blog de Stephanie Lay à propos de l'« Uncanny valley », ou vallée de l'étrange.

mercredi 9 avril 2008

défi lancé à l'édition

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« la littérature contemporaine s'installe dans le numérique ! »

Né en janvier 2008 comme un défi lancé à l'édition traditionnelle (avec des livres uniquement numériques, au prix de 5,5 euros seulement, et même 1,3 euros pour les « formes brèves », et dont la moitié du prix d'achat revient à l'auteur), publie.net propose aujourd’hui 120 titres de 75 auteurs : il va bientôt falloir songer à ajouter un index alphabétique global, car on commence à s’y perdre !

François Bon ouvre aujourd’hui de nouvelles perspectives.

mardi 8 avril 2008

processus de dissémination


Par l’informatique, toute activité langagière humaine est maintenant interprétée puis transformée pour être « comprise » par les machines. (p. 58)

Par les réseaux de télécommunications, et par Internet en particulier, transitent non seulement presque toute l'information produite par les humains (et par l'environnement) mais aussi presque toute celle au sujet des humains. Bibliothèques, banques, données gouvernementales, textes académiques, archives historiques, informations médicales, images satellites, contrats, énoncés juridiques, littérature, informations militaires, plans architecturaux, salaires, rien aujourd'hui n'échappe à ce réseau. La presque totalité de nos représentations et de nos conceptualisations y niche. Dans les réseaux de télécommunications se cachent la preuve, la conviction de notre existence. Détruire ces réseaux est détruire l'humanité telle que nous la vivons aujourd'hui. Sans réseaux, les traces de notre présence sur cette planète disparaîtraient, les témoignages de notre prolongement dans le temps s'envoleraient. Sans réseaux, l'histoire humaine ne deviendrait plus que souvenirs, légendes, mythes. Sans réseaux, nous serions emprisonnés dans le présent, incapables d'accéder aux informations amassées dans le passé, incapables de les prolonger dans le futur. (p. 127-128)

Des humains existent toujours en amont ou en aval de ces réseaux, pourrait-on argumenter. Certes, mais la complexification et la multiplication quasi exponentielles de ceux-ci rend presque impossible l'identification de la source ou de la destination. Les réseaux, en ce sens, participent à l'apparition de la condition inhumaine ; en multipliant les parcours, ils effacent, en quelque sorte, toute trace d'origine, tout indice de destination, et proposent une disparition subséquente de l'élément humain. Qui plus est, bien souvent, l'information qui circule sur ces réseaux ne s'adresse plus directement à l'humain. Par les réseaux informatiques par exemple, l'information, sans origine ni but véritables, peut circuler de base de données en base de données sans avoir recours à la présence humaine ; en fait, si une grande quantité d'informations permute encore d'humain à humain, celui-ci est de moins en moins nécessaire au processus de dissémination. L'humain voit, consomme et utilise l’information, mais celle-ci ne quitte presque plus l'espace informatique et ne pénètre presque plus l'espace génétique (nous n'utilisons guère notre mémoire car nous utilisons celle des outils informatiques et numériques. Peu d'informations résident aujourd'hui dans l'espace mémoriel de l'humain). De plus, ainsi que l'exemple des virus informatiques le prouve, l'information possède aujourd'hui une importante capacité d'autoreproduction. Un virus informatique n'a besoin d'aucun véhicule de survie génétique pour se disséminer (certes, les virus informatiques ont été, à l'origine, créés par des humains, mais leur existence dans le cyberespace est maintenant indépendante de ces derniers. Une fois créé, le virus informatique s'enchevêtre dans l'écosystème cyberspatial et assure sa survie de façon quasi autonome). (p. 139-140)

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Dans la condition inhumaine, la communication change. Si la communication dans un groupe restreint peut se gérer au moyen d'un simple échange d'informations sonores, visuelles et chimiques (je vois, entends, touche mes interlocuteurs et cette série d'informations, la posture, le timbre de la voix, la sueur, le regard, me permet de dialoguer avec précision), cela n'est pas le cas dans un groupe de plus grande envergure. Dès qu'un groupe dépasse la taille de l'accès direct à son information par les sens, une structure de cohérence doit se développer afin de contrer la poussée de l'entropie.
Et puisque nous appartenons à la collectivité qu'est la civilisation, puisque nos réseaux d'informations sont de plus en plus importants, globaux et instantanés, puisque nous recevons sans arrêt des informations des ensembles et groupes qui nous entourent, puisque nous en renvoyons aussi sans fin à ceux-ci, puisque nous nous révélons dans le chevauchement entre individus et essaims, puisque les uns et les autres n'ont toujours qu'un seul but, survivre pour se disséminer, alors il n'est pas étonnant que nous voyions l'apparition d'une intelligence et d'une cohérence à l'échelle de l'humanité. Par les technologies de l'information et les réseaux, nous avons une voix, une pensée, un comportement collectifs.
Comment puis-je affirmer une telle chose ? En examinant la qualité et la résonance de la communication actuelle, en observant le besoin de similitude que l'on y retrouve. Blogs, chats, courriels, hyperliens, hypertextes téléphones cellulaires, réseaux d'échanges et de contrôle (de style eBay), une immense partie de la communication humaine contemporaine est maintenant définie par deux phénomènes fondamentaux, la dissémination et la légitimation, et par une caractéristique, la cohérence.
Qu'est-ce à dire ? Que la communication actuelle semble posséder un objectif principal : nourrir (ou du moins créer) une cohérence globale. Pourquoi ? Parce que toutes les formes de communication autres qu'intimes deviennent globales. Nous communiquons des informations non pas pour notre voisin ou nos amis, mais bien pour les réseaux et ceux qui les peuplent. À quoi servent un chat, un blog si ce n'est à disséminer une information au niveau global ? À quoi servent les SMS si ce n’est à une diffusion rapide, propagée au plus grand nombre ? Même la communication dialogique, entre un utilisateur et l'autre. par le courriel par exemple, puisqu'elle utilise le réseau (et y réside), nourrit ce dernier. Parfois de façon immédiate (le courriel est partagé, suivi ou même intercepté), parfois de façon latente (le courriel est conservé pour utilisation ultérieure), parfois même de façon inactive (le courriel est éliminé mais des traces en persistent toujours dans le réseau).
Pour preuve ? L'hyperlien, caractéristique la plus fondamentale de la communication en ce début de XXIe siècle. L'hyperlien n'est pas cette révolution de la lecture ou de l'écriture que plusieurs nous avaient annoncée. Ce n'est pas dans l'acte de lire ou d'écrire que l'hyperlien est le plus étonnant. C'est dans son désir de communication et dans sa recherche de légitimation. Blogs, chats, courriels et sites web fonctionnent sur ces deux principes. Un blog acquiert sa légitimité s'il est recensé dans d'autres blogs (dont la légitimité est elle aussi dépendante de recensements) et si, en retour, il en recense lui-même. N'est-ce pas d'ailleurs la caractéristique de Google, une des raisons de son immense popularité ? Le premier site qui apparaît dans Google est certes celui qui possède les mots-clés recherchés mais il est aussi, et surtout, celui qui est recensé (hyperlié) par le plus grand nombre de sites. Bref, c'est l'hyperlien qui assure la force, la légitimité, la qualité d'un site, d'un blog, d'un chat.
Dissémination de l'information, légitimation par la collectivité (qui accepte ou rejette l'information proposée), décentralisation, boucles de rétroaction, voilà autant de caractéristiques qui marquent à la fois non seulement les nouvelles structures de communication de l'humanité mais aussi les réseaux d'intelligence collective des insectes et bactéries. (p. 146-148)

Ollivier Dyens, La condition inhumaine. Essai sur l’effroi technologique (Flammarion, 2008)

« La révolution « inhumaine » »: Entretien avec Ollivier Dyens paru dans Le Monde, 26 janvier 2008

lundi 7 avril 2008

repenser la condition humaine

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Ce n'est pas l'omniprésence des technologies qui nous angoisse, mais bien les lectures du monde qu'elles nous forcent à accepter (là où le cosmos n'est peut-être qu'une série de cordelettes qui vibrent, là où temps et espace se déforment par le poids des étoiles, là où disparaît toute notion de début, de fin, de limite, là où existent des horizons par-delà lesquels les lois physiques s'effondrent). Ce n'est pas l'omniprésence des technologies qui nous alarme, mais ces lectures du monde qui remettent aussi, et surtout, en question la forme, la structure, l'essence même du vivant et de l'humain (comment peut-on parler d'hommes et de femmes alors que la technologie nous dépeint l'individu comme une forme éphémère de strates instables, mouvantes et contaminées ?). La réalité technologique nous fait découvrir un univers non pas insensé, mais dont le sens ne correspond pas à notre perception biologique. La réalité technologique nous montre que l'univers est parfaitement étranger à la perception que nous en avons, que l'information que nous saisissons du monde qui nous entoure par l'entremise de notre biologie est au mieux partielle, au pire un simulacre. De cette incompatibilité naissent un malaise, une angoisse profonde : ce que nous ressentons, voyons, touchons, aimons n'est, semble-t-il, qu'une construction. C'est ce malaise que je nomme la condition inhumaine.
Ce livre n'est ni un réquisitoire, ni un manifeste, ni un pamphlet. Il se veut une lecture et une analyse de la condition inhumaine. Il ne cherchera pas à condamner ou à encenser la technologie, mais bien à utiliser la multiplication des niveaux de réalité qu'elle nous offre pour examiner le vertige contemporain. Parfois le regard posé sera heureux, parfois inquiet. Pourquoi ? Parce que ce livre se laissera guider par l'analyse de ce phénomène qu'est la condition inhumaine. Et si, parfois. cette condition inhumaine suggère d'effrayantes conclusions (l'humain est un mécanisme, l'art est un algorithme, la croissance exponentielle des technologies nous pousse vers une singularité), elle propose aussi une façon nouvelle de comprendre le monde, libérée des tensions et polarisations biologiques, culturelles et politiques bien souvent abêtissantes. La condition inhumaine nous oblige à repenser la condition humaine. Si la conception de l'homme et de la femme qui est la nôtre depuis des millénaires risque de s'y perdre, peut-être seront aussi perdues les luttes animales et violentes que l'humanité se livre à elle-même depuis toujours. Dans la condition inhumaine s'enchevêtrent espoir et désespoir, humain et machine, intention et mécanisme. La condition inhumaine est un cocon. De cette gestation nouvelle entre le biologique et le technologique émergera probablement un sens. C'est à la recherche de ce sens que se lance ce livre. (p. 15-17)

Chaque jour en Occident, et bientôt dans le monde entier, des êtres humains naissent, survivent, grandissent et meurent grâce à des machines, aux côtés de machines, dans et par des machines. Ce sont les machines qui, aujourd'hui, donnent vie et souffle à notre monde ; ce sont les machines qui, les premières, voient les enfants (par l'échographie), les soignent (de façon intra-utérine), les veillent ; ce sont elles qui, les premières, couvent nos enfants, les touchent, les regardent. Ce sont elles qui les protègent, les secourent et les rassurent. Ce sont elles qui nourrissent leur imaginaire, qui développent leur cortex visuel ; c'est avec elles que se développent de véritables relations amoureuses. Ce sont les machines qui, littéralement, enfantent notre monde. Et qui, de cet enfantement, permettent l'émergence d'un nouvel écosystème, d'une nouvelle espèce : depuis un peu moins d'un siècle, vous, moi, tous ceux qui lisent ce livre, doivent leur vie, leurs guérisons, leur agonie, leur bonheur et désespoir de moins en moins aux êtres qui peuplent leurs désirs et de plus en plus aux machines qui les veillent calmement. Depuis un peu plus d'un siècle, les machines nous donnent vie, nous peignent l'existence, nous plongent dans la mort et font de nous des êtres non pas robotiques, non pas cyberorganiques, mais différents ; des êtres qui dépendent de réseaux, de techniques et d'outils. Des êtres qui dépendent de souffles, de perceptions, de rythmes accélérés, insatiables, machiniques.
L'homme, la femme, l'enfant de cette ère ne sont humains que par leur relation aux machines. (p. 20)

Soyons clairs : nous n'avons jamais habité dans un monde fait à la mesure de l'humain. Certes, la nature est belle et douce, magnifique de couleurs, d'espaces et de grâces, mais elle est aussi cette dynamique qui génère des parasites et qui pousse les êtres à se blesser et à se tuer. La nature n'a qu'un but, se reproduire, et ne permet qu'une façon d'y arriver : en s'emparant de l'ordre contenu dans les corps. La nature n'est pas faite à la mesure de l'homme (ni à la mesure des animaux). La nature est faite à sa mesure et sa mesure est celle de sa reproduction et de sa multiplication, envers et contre tout ; envers les douleurs, les agonies, les renoncements ; contre l'amour, la tendresse, la bonté. Que des êtres aient développé la capacité de souffrir, d'avoir peur, de sentir la peine, la solitude et l'abandon, cela ne fait aucune différence. Nous vivons dans un monde qui n'a jamais été à la mesure de notre conscience, de notre capacité d'imaginer la mort, l'exil, le renoncement, la joie. Dès le premier regard vers le ciel, vers la nuit, vers le corps de l'aimé qui souffre et qui meurt, dès la première question, le premier pourquoi, l'humain a vécu dans un monde qui ignore sa nature, sa mesure. Dès que l'humain a compris qu'inexorablement tout autour de lui, un jour, s'éteindrait, il s'est exilé du monde qui l'entourait. Le dialogue que nous entretenons aujourd'hui avec les machines, la coévolution que nous partageons avec elles, le monde étrange que nous bâtissons à leurs côtés, souvent pour leurs besoins, n’est certainement pas plus démesuré que celui, indifférent et muet, dans lequel nous avons vécu jusqu'à maintenant. (p. 22)

Ollivier Dyens, La condition inhumaine. Essai sur l’effroi technologique (Flammarion, 2008)

Ollivier Dyens est né le 18 juillet 1963 à Rome.
Il est professeur au département d'études françaises de l'université Concordia à Montréal, et a publié :

- Prières : poèmes (Éditions du Vermillon, 1993)
- Chair et Métal : Évolution de l'homme, la technologie prend le relais (VLB Éditeur, 2000)
- Les Murs des planètes ; suivi de La Cathédrale aveugle (textes et cédérom) : poésie multimédia (VLB Éditeur, 2002)
- Les Bêtes : poésie (Triptyque, 2003)
- Continent X, vertige du nouvel Occident (VLB Éditeur, 2003)
- Navigations technologiques (VLB Éditeur, 2004)

voir en ligne : « De lettres et d’acier » (bleuOrange. Revue de littérature hypermédiatique, 1)

dimanche 6 avril 2008

l'absente de la botte

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Il y a bien des livres que j'ai lus, moins pour leur contenu, que pour les réflexions, sujet et style, que je savais qu'ils me feraient faire.

Paul Léautaud, Journal littéraire, 11 août 1913 (Gallimard, Pléiade, tome 1, p. 879)

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