lignes de fuite

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lundi 2 juin 2008

(entre parenthèses)

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Mai - Je sais avec certitude que je vais mourir.
Juin - Je sais avec certitude (alors que je suis né il y a déjà quarante ans) que je vais mourir.
Juillet - Je sais avec certitude (alors que je suis né il y a déjà quarante ans (d'un père orphelin et d'une mère immigrée)) que je vais mourir.
Août - Je sais avec certitude (alors que je suis né il y a déjà quarante ans (d'un père orphelin et d'une mère immigrée) dans une banlieue sans nom) que je vais mourir.
Septembre - Je sais, oui je sais avec certitude (alors que je suis né il y a déjà quarante ans (d'un père orphelin et d'une mère immigrée) dans une banlieue identique à toutes les banlieues sans nom, moi-même avec un nom sans importance) que je vais mourir. (…)

Philippe Boisnard, « espace / temps », (entre parenthèses). Action restreinte, 9, premier semestre 2008, p. 46-47

Dans le précédent numéro de la revue Action restreinte, consacrée aux parenthèses (ponctuation que j’affectionne tout particulièrement) on trouvait un magnifique autoportrait en expansion (par ajouts successifs de parenthèses (sur 20 mois (il faut lire la suite!) ) ), de Philippe Boisnard.

::: voir également ses deux sites : x-tr-m-art et libr-critique

dimanche 1 juin 2008

ce que le récit explore

ce que le récit explore

(ce qu'il explore depuis son origine : L'épopée de Gilgamesh, premier roman avéré, rédigé en babylonien au début du 2e millénaire) : PASSER LA FRONTIÈRE INFRANCHISSABLE (s'affranchir de la « condition biologique » - qui n'est pas le « lieu où les âmes des justes jouissent de la béatitude éternelle », mais la possibilité de se soustraire à : ce qui définit la vie : sa fin), a trouvé, dans l'accélération des performances techniques et la confusion générique qu'elle a engendré : une validation. La biologie de synthèse (la biotechnologie) - et la possibilité de fabriquer des artefacts vivants, entérine cet objet consubstantiel au récit : nous voulons nous échapper AN EXPERIMENTAL SUBJECT ESCAPES CONTROL ; dont la recherche de l'immortalité (Gilgamesh), la punition divine conséquente au défi des humains (Athéna et Arachné), la fabrication des êtres artificiels (le robot, le monstre de Frankenstein, le clonage, les IA), le développement prothétique du corps, etc.

Emmanuel Rabu, « Aliquid memoriae mandare », Faire le vide. Action restreinte, 10, second semestre 2008, p. 87

Emmanuel Rabu est né le 22 mars 1971 à Nantes. Il a publié :
- Èv-zone (Derrière la salle de bains, 2002)
- Tryphon Tournesol et isidore Isou (Seuil, Fiction & Cie, 2007)
- Cargo culte (Dernier Télégramme, 2007)

::: interview-Z par Philippe Boisnard (2003)

::: « lecture avec ordinateur » (tiers livre)

samedi 31 mai 2008

le poète-de-merde

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1. Il faudrait d'abord imaginer le poète-de-merde, à sa table de bureau, tapant sur son ordinateur portable ses poèmes-de-merde.

2. Il faudrait aussi imaginer que le poète-de-merde habite seul, dans une petite ville universitaire de province de moins de 300 000 habitants, qu'il n'a pas de copine, qu'il vit chichement, mais en dépensant beaucoup trop, de son rmi et de ses 200 euros mensuels que lui file son père veuf, qui est à la retraite depuis peu.

3. Le poète-de-merde a le plus souvent moins de trente ans. Après trente ans, en général, il n'est plus poète-de-merde, c'est-à-dire qu'il est, en général, soit déjà mort (par suicide), soit déjà poète.

4. Il faudrait tout aussi imaginer, pour commencer, que le poète-de-merde ne vit, ne pense, et ne dort, et ne chie que pour son art (avec un grand A) : la poésie. Sans elle, point de salut dirait-il. Il est, dans ces instants-là, toujours légèrement agaçant (et prétentieux).

5. Le poète-de-merde est un loser fini. Hyper prétentieux et vachement arrogant. Il ne finit jamais ce qu'il entreprend. Mais il aime se lover dans la posture de l'artiste maudit. Loser pour lui c'est pour la vie. Son caractère : sentimental.

6. Le poète-de-merde ne sait pas que ses poèmes sont des poèmes-de-merde. C’est même pour cela qu'il est poète-de-merde. Tout ce qu'il veut c'est qu'un éditeur prestigieux, ou tout du moins assez prestigieux à-ses-yeux, s'intéresse à ses poèmes-de-merde. Il sait quand même que ce n'est pas gagné.

7. Le poète-de-merde fait de la poésie contemporaine car il sait que les poètes modernes sont moins nombreux que les romanciers (modernes) et qu'il pourra, s'il le peut, s'extraire plus facilement du lot. C'est ce qu'il croit. (...)

Sylvain Courtoux, « Introduction à une théorie du poète-de-merde », Faire le vide. Action restreinte, 10, second semestre 2008, p. 53-54

Sylvain Courtoux est né en juin 1976 à Bordeaux.
(il a donc plus de trente ans, c'est rassurant!)
Il a publié :
- (i.e.) (Aencrages & Co, 1999)
- Action Writing (manuel) (Dernier Télégramme, 2006)
- Nihil, inc. (Al Dante, 2008)
- Vie et mort d'un poète (de merde) (Al Dante, 2008)

::: superfutur et confusion is text, les blogs de Sylvain Courtoux et Emmanuel Rabu

::: des extraits de Nihil, inc., dans remue.net (2004) et la revue TINA

::: et surtout, le clip, « La poésie c'est ma ptite amie », tiré de l'album : Vie et mort d'un poète (de merde) (New Al Dante, 2008)

vendredi 30 mai 2008

le plein du vide

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La jonction de ces deux postures du vide, mouvement de destruction dans le but de tout refaire à neuf pour l’un, arrêt figé dans l’instant pour l’autre, peut s’avérer une perspective salutaire, pour nous qui croulons sous le poids d’un héritage à la fois riche et hanté par les attraits du néant.

Mathias Lanvin, Aurélie Soulatges et Isabelle Zribi, « Ouverture », Faire le vide. Action restreinte, 10, second semestre 2008, p. 7

Avec en exergue une citation de Wang Wei : « Apprendre la non-naissance, c’est réaliser l’éternité de notre nature profonde » (Le plein du vide), le 10e numéro de la revue Action restreinte se propose de « Faire le vide ».

Le site de la revue a également été tout récemment refondu pour désormais faire le plein de chroniques régulières, de textes personnels sur la lecture, de créations visuelles et sonores, de débats sur les rapports du livre et d’Internet, etc.

::: à voir en ligne : un entretien-vidéo avec les trois créateurs de la revue (libr-critique, décembre 2007)

jeudi 29 mai 2008

la plus grande liberté


Parmi tant de disgrâces dont nous héritons, il faut bien reconnaître que la plus grande liberté d’esprit nous est laissée. À nous de ne pas en mésuser gravement. Réduire l’imagination à l’esclavage, quand bien même il y irait de ce qu’on appelle grossièrement le bonheur, c’est se dérober à tout ce qu’on trouve, au fond de soi, de justice suprême.

André Breton, Manifeste du surréalisme (1924)

J'ai rebondi vers ce passage du Manifeste en passant par chez Sollers, en très grande forme cette semaine (!)

mercredi 28 mai 2008

les bifurcations du récit

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Évidemment, un jour, il faudra bien que la mort survienne, et ce sera certainement tout aussi con, inopportun, inopiné. Aucune circonstance ne saurait rendre cette réalité acceptable. Mais ce n'est pas le moment, c'est tout, pas le moment. Est-ce qu'on peut être prêt un jour pour ça, d'ailleurs ? Est-ce qu'on peut vivre en se disant qu'on est prêt à ce qu'elle survienne à tout moment, qu'on a tout préparé ? Des sous-vêtements qui ne feraient pas honte. Des papiers rangés, des objets assignés à leur future destination, des secrets prêts a être divulgués selon le plan choisi, ou bien purement et simplement passés à la déchiqueteuse. Rien qui traîne. Pas de hasard. Ce serait la mort avant même qu'elle vienne. Non, mieux vaut toujours la considérer comme une invitée qu'on ne peut pas attendre.
# Un peu comme si l'autre débarquait, pour nous surprendre tous les deux. Venant nous chercher dans la chambre 505 de cet hôtel pour adultères, après avoir avalé en voiture, d'un coup, les quelques dizaines de kilomètres depuis l'appartement au bord de mer. Pour faire esclandre et réclamer son dû.
# Un peu comme si l'autre débarquait, au milieu de la vie de tous les jours enfin recommencée, pour tout foutre en l'air. Venant directement à la résidence des Cyprès, au moment du dîner de famille, après avoir avalé en voiture, d'un coup, les quelques dizaines de kilomètres qui nous séparent de l'hôtel où son attente aura été vaine. Pour faire esclandre et réclamer son dû.
C'est que le réel est redoutable. (p. 102-103)

Une route. On l'emprunte pour se déplacer, on n'y pense pas. Dans l'utilisation, elle est comme transparente. Le paysage, pourtant, elle ne fait pas que le traverser. On ne peut pas dire qu'elle l'abîme : nous y sommes tellement habitués. On la voit filer, droite au travers des plaines céréalières, serpenter entre des collines molles et boisées, se hachurer de traversières. On la pense comme un ruban apposé et neutre, qui rajoute quelque chose au paysage, mais qui rajoute seulement Une décoration, au mieux, une cicatrice souvent. Quelque chose de surajouté. C'est naïveté d'y croire. Sans la route, le paysage est indéchiffrable, n'existe pas. Cette suture rapproche les lieux si bien qu'avant ça on se demande même s'ils existaient. Car désormais les lieux sont orientés. Point A départ, point B arrivée. Et entre les cieux la route, offrant un certain nombre de vues sur ce qu'elle traverse, mais à titre accessoire, et comme en surplomb. (…)
La route fait l'espace, dicte le paysage.
De notre vie, le récit fait pareil. Il est anodin, on le prend sans s'en rendre compte. On pourrait même penser qu'il est impossible de faire sans. Mais ce qu'il impose a un coût. Le récit exige beaucoup de celui qui l'emprunte. Le récit veut de la continuité, de la vitesse, de l'efficacité. Le récit veut du monumental, sur quoi s'accrocher quand il s'agit de faire une pause, retrouver du souffle. Surtout, le récit veut arriver quelque part.
Priorités établies, sens définitif.
Il n'y a qu'à essayer pour voir. Prendre l'exemple minimal : récit d'un trajet, d'un point A à un point B. II n'y a qu'à essayer et on en a tout de suite la preuve. Trajet simple, par la route, rejoindre la mer le temps d'une journée. L'itinéraire est connu. Mais voilà, le point B échappe un peu, on ne sait plus qui y retrouver. Les priorités s'évanouissent, le sens n'arrive pas à naître d'un choix toujours encore à faire. La destination reste indécise. Que se passe-t-il dans cet exemple minimal ? Qu'à la fin du récit on se sent floué. On se sent floué bien qu'arrivé, car le récit arrive toujours. Bien sûr qu'on peut moduler, prévoir des méandres, entrecroiser plusieurs fils qui se tissent ensemble, ou bien s'emmêlent. On peut même faire semblant de ralentir, se perdre. Bien sûr. Mais quoi qu'on fasse, quand on emprunte au récit, on se soumet à la religion de la destination. L'espace n'est là que pour être traversé. Le temps, que pour mesurer la vitesse à laquelle le point d'arrivée est atteint.
Atteindre, voilà ce que veut le récit. Mais atteindre quoi, ou qui ?
Et n'y a-t-il pas des manières d'atteindre qui puissent échapper au mouvement ?
(Postface, p. 141-143)

Cécile Portier, Contact (Seuil, Déplacements, 2008)

Contact est le premier livre de Cécile Portier, qui travaille à la Bibliothèque nationale de France.

Le temps d’un trajet en voiture entre Paris et la Méditerranée, une femme qui « ne sait pas ce qu’elle veut » (là je m’identifie !) s'impose de choisir entre aller retrouver # son amant ou # son mari : le récit épouse les mouvements, virages, dépassements, pauses, carrefours et bifurcations d'un monologue intérieur bien moins rectiligne que l'autoroute.

mardi 27 mai 2008

les balayeurs sont plein d’balais

Il est cinq heures
Paris s'éveille
Paris s'éveille
Les journaux sont imprimés
Les ouvriers sont déprimés
Les gens se lèvent ils sont brimés
C’est l’heure où je vais me coucher
Il est cinq heures
Paris se lève
Il est cinq heures
Je n’ai pas sommeil

me tourne dans la tête depuis que je me suis rendu compte que je n’était pas encore couchée ce matin à l’heure du show à destination de « la France qui se lève tôt et qui travaille » …

l’art de la chute

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« Au départ, mon travail c’est la peur de la chute. Par la suite c’est devenu l’art de la chute. Comment tomber sans se faire mal. »

Louise Bourgeois, née à Paris en 1911, est une très vieille dame jeune et facétieuse, d’une intense fragilité et d’une force immense, animée par une angoisse insurmontable et un humour dévastateur : ses créations, hybrides et diverses, témoignent de ces tensions entre des pôles opposés.

« Dans mon art, je suis l'assassin. Je ressens le supplice de l'assassin, celui qui doit vivre avec sa conscience. Comme artiste, je suis un être puissant. Au quotidien, je suis comme une souris derrière le calorifère. »

Comme je ne suis décidément pas une blogueuse sérieuse ni organisée, je visite les expositions à la dernière minute quand tout le monde les a déjà vues et commentées ! Je vous invite donc à lire les billets très complets de Lunettes rouges, Valclair, Fuligineuse, etc. Si vous êtes encore plus lent que moi, il vous reste tout de même encore une semaine (jusqu’au 2 juin) pour voir la très belle exposition Louise Bourgeois à Beaubourg.

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Inévitable, la photo avec « Fillette » de Robert Mapplethorpe (1982)

À voir aussi en ligne la bande-annonce de l'expo, les vidéos du dossier Arte et un article de Catherine-Alice Palagret sur « Maman ».

lundi 26 mai 2008

paratexte hypertextuel

En écoutant les Mardis littéraires consacrés aux « Vrais-faux romanciers », dont Berlol transcrit ici des extraits, j’ai envie de jouer moi aussi avec l’utilisation paratextuelle de l’hypertexte que fait Lutz Bassmann en remarquant que dans la constellation des liens consacrés à Lutz Bassmann, l’intitulé « http://blog.lignesdefuite.fr/post/2008/04/22/ce-sera-inhabituel-et-magnifique » renvoie non pas vers mon billet du 22 avril mais vers un autre billet chronologiquement antérieur.

Simple coquille où volonté délibérée d’égarer (c'est ainsi que, de lien en lien, on peut se retrouver à la fin de l'internet !), de la part de l’hétéronyme anonyme qu’est le webmestre du site ... me demandé-je depuis que je m'en suis aperçue ?

dimanche 25 mai 2008

entre les murs

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Quant à celle du Festival de Cannes, de palme d'or, elle revient à Entre les murs, un film de Laurent Cantet adapté du beau livre de François Bégaudeau, qui y joue son propre rôle : les profs sont les super-héros d'aujourd'hui, on ne le dira jamais assez !

::: la bande annonce

post-scriptum : à lire aussi dans remue.net : « Le terrain de la langue » de Fabienne Swiatly

en avant-première

... découvrez à qui est attribuée la « palme d’or du meilleur court métrage de fiction » (on l'espère très très court celui-là) au Festival de bobards.

un parachute pour l’humanité

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Le premier jour, l’éternel chaos suivait son cours, tout était normal.
J’étais posté là, à l’entrée de la ville et à la sortie du métro. Une zone frontière où une foule de ce qu’on appelait des gens se faufilait sur les trottoirs, moitié pauvres, moitié moyens. Ils allaient au travail, se glissaient dans les transports, rentraient du travail. Se croisaient rapidement. Évitaient de croiser les regards. La terre grondait sous leurs pieds et le ciel menaçait leur tête. Alors ils la rentraient, leur tête, entre les épaules ; et ils paraissaient plus petits. Comme toutes les zones frontières, ça avait des allures de centre du monde, ici, un florilège d’humanité. Un peu de résignation et beaucoup de quotidien.
Je faisais partie des gens, aucun doute là-dessus. J’avais pas trop envie de faire la révolution alors j’ai commencé le boulot, comme tous les matins. Je vendais mes journaux au milieu du bordel urbain. C’était ça mon job, annoncer les titres un peu fort, interpeler le chaland, vendre les mauvaises nouvelles. L’endroit était stratégique, j’avais de la concurrence. Parce qu’on trouvait d’autres business à la sortie de ma station. On y vendait de la drogue de mauvaise qualité, du maïs transgénique grillé, des gadgets made in China et des provisions de spiritualité. Pas simple de se faire entendre, l’humanité est bruyante. (p. 9-10)

La chambre de Tim : un amas de câbles et à peu près tout ce que la marque Apple avait sorti ces deux dernières années. Il se nourrissait essentiellement de soupes et de fruits secs, passant le plus clair de son temps scotché à son ordinateur avec un drôle d'éclat dans le regard. Il arpentait le web sans relâche, assoiffé de neuf, pèlerin sans véritable quête. Tim pouvait bloquer des heures sur des thèmes comme la thermodynamique ou l'eczéma. La nuit, il se dispersait dans les mondes virtuels, dont il réfutait l'appellation.
- Ils ne sont pas virtuels, ces mondes. Ce qui s'y passe s'y passe vraiment. Ce sont des consciences qui agissent. Sans corps, mais elles agissent.
Tim avait commencé par élever des porcs en ligne. Il a nourri ses bêtes quotidiennement et a fait fructifier son exploitation pendant des années. Lui qui n'a jamais vu un animal en vrai. Une sorte de retour à la terre numérique. Il avait fait partie des pionniers des Sims et de Second Life. Il était désormais membre d'une douzaine de sociétés en ligne. Dans This land, World behind ou dans Here, ses avatars répondaient tous au nom d'Aloysius Polo.
Il ne jouait pas. Défoncer du monstre en réseau, ça ne l'excitait pas trop. Il se contentait de mener des vies parallèles.
Aloysius Polo est un homme d'affaires asiatique. Aloysius Polo est une bimbo black. Aloysius Polo est un militant écologiste blanc. Un trafiquant, un touriste, un pilote de chasse. Tout le monde. Personne. Tim.
Pour moi, la vie c'était dehors, et je l'incitais à sortir de sa chambre un peu plus souvent. Il prenait alors un ton professoral (Tim a tendance à pontifier) pour me détailler son credo.
- Écoute, Will, le monde est cartographié, les grands fonds océaniques semblent avoir révélé leurs derniers secrets, les pôles et les déserts sont devenus aussi mystérieux qu'un Disneyland. On a marché sur la Lune. Mars on ira bientôt, mais on sait déjà ce qu'on va y trouver. Les derniers territoires à explorer sont ceux qu'il nous reste à créer. (p. 44-45)

Constatons l'humanité du troisième millénaire. Elle est traversée par deux courants majeurs : uniformisation et individualisation. Les migrations de population et l'accès généralisé à l'information produisent ce double mouvement: métissage (génétique et culturel) et repli sur soi (communautaire et psychologique). On se ressemble de plus en plus et on est de plus en plus seuls.
Je l'avais bien vu en parcourant le globe : non seulement on se comporte tous de la même façon, mais on aura bientôt tous la même tête. Dans quelques générations, les blonds auront disparu, tous les nazis du monde n'y changeront rien.
L'autre grand mouvement, c'est l'autonomisation du sujet, et l'isolement qui va avec. Chacun dans sa bulle, abreuvé aux mêmes sources.
Condamnés à devenir des clones tristes par la dilution des identités et l'éloignement du réel organique. L'Autre sera de plus en plus flou. Il sera impossible de le définir, de peur de l'offenser. Or, quand on ne peut pas définir l'altérité, on ne peut pas se définir Soi. Je ne pense plus, je ne suis plus.
Nous nous estompons. (p. 219-220)

Julien Blanc-Gras, Comment devenir un dieu vivant (Au Diable Vauvert, 2008)

Comment devenir un dieu vivant est une « comédie apocalyptique » loufoque et pleine de trouvailles, qui se décrit comme « auto-science-fiction » (p. 211) : un « loser » y devient le prophète médiatique d'une « religion open source » (p. 140) en invitant ses contemporains à proposer en ligne des solutions pour « trouver un parachute pour l’humanité. Pour qu’elle se crashe en douceur » (p. 152).

Julien Blanc-Gras est né en 1976 à Gap.
Il a publié auparavant Gringoland (Au Diable Vauvert, 2005), lauréat du Festival du premier roman de Chambéry.

samedi 24 mai 2008

dissidence envers la vie

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Je cultive la haine de l’action comme une fleur de serre. Je me flatte moi-même de ma dissidence envers la vie.

Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité (trad. Françoise Laye, Christian Bourgois, 1999, 103, p. 133)

vendredi 23 mai 2008

une métaphore subtile

Et si, la prochaine révolution, nous la faisions plutôt en substituant d’un coup à la réalité une métaphore subtile, afin de laisser loin derrière nous, loin sous nous, les brutes et les barbares de la nouvelle économie ? Ce serait créer un monde si subtil en effet qu’ils n’y comprendraient rien et resteraient à sa porte, complètement gourdes et impuissants. Tandis que les révolutions accomplies par les slogans et par les armes ordonnent un monde où ils ne savent que trop bien se mouvoir et nuire. Mais j’entends que l’on raille mon improbable métaphore tout en prétendant noyer les requins dans un bain de sang.

Éric Chevillard, L'autofictif, 232, jeudi 22 avril

jeudi 22 mai 2008

affaiblissement illimité


J'entends souvent dire que l'ennui est la maladie des indolents, ou bien des gens qui n'ont rien à faire. Cette affection de l'âme, cependant, est plus subtile : elle atteint les êtres qui y sont prédisposés, et elle épargne moins, en fait, ceux qui travaillent, ou feignent de travailler (ce qui, dans le cas présent, revient au même) que les indolents véritables.
Rien de pire que le contraste entre la splendeur authentique de la vie intérieure, avec ses Indes naturelles et ses terres inconnues, et le côté sordide – même si elle n’a, en fait, rien de sordide – de la vie quotidienne. L’ennui est encore plus pesant quand il n’a pas l'excuse de l'indolence. L’ennui des grands actifs est le pire de tous.
L’ennui n’est pas une maladie due au déplaisir de n’avoir rien à faire, mais c'est la maladie, combien plus grave, de l'homme convaincu que ce n’est pas la peine de faire quoi que ce soit. Et dans ces conditions, plus on a de choses à faire, plus on a d'ennui à subir.
Combien de fois ai-je relevé, du livre où j'écris avec tant de peine, ma tête vidée du monde entier ! Je préfèrerais de beaucoup être indolent, sans rien faire, sans avoir rien à faire non plus, parce que cet ennui, quoique bien réel, je pourrais alors le savourer. Dans mon ennui présent il n’y a ni repos, ni noblesse, ni bien-être mêlé du dégoût d'être : seulement un affaiblissement illimité de tous les actes que j'ai pu accomplir, au lieu de la lassitude virtuelle de ceux que je n’ai même pas à accomplir.

Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité (trad. Françoise Laye, Christian Bourgois, 1999, 445, 18 septembre 1933, p. 421-422)

mercredi 21 mai 2008

choisir la fuite


Guillaume Paoli forme l'hypothèse que le processus de démotivation est en cours, et que déjà dans chaque domaine les meilleurs choisissent la fuite. Son premier exemple concerne la dégénerescence de la politique dont un récent débat électoral opposant « la Mère-de-quatre-enfants au Vrai-mec-qui-en-a-et-qui-s'en-sert » (!) (p. 84) lui semble un bon symptôme ; mais il en a d'autres :

On pourrait sans peine multiplier les exemples où l'exercice d'une profession est contrarié par une vocation véritable. Il est de grands disparus tel Alexandre Grothendieck, le Rimbaud des mathématiques, qui avait radicalement rompu avec le milieu scientifique parce qu'il ne supportait pas la collusion de celui-ci avec l'État et l'industrie, et médite depuis trente ans à l'écart du siècle. Mais il en est une foule d'autres, anonymes et inaperçus. Tel brillant chercheur en génétique, dont l'éthique personnelle s'accommodait mal avec les pratiques mercantiles de sa branche, écrit maintenant des romans. Tel rejeton des grandes écoles devant lequel toutes les portes étaient ouvertes a effectué un retrait tactique dans le « revenu minimum d'activité ». Tel élément d'élite d'un grand institut boursier s'est mis sur la touche, se contentant de publier ses analyses et commentaires pour les autres. Comme je l'interroge sur ses motifs, il me répond : « La bourse étant un domaine semi-criminel, c'était une mesure de sauvegarde personnelle de m'en tenir à distance, mais il s'agit aussi d'une sortie volontaire, j'ai quitté une forme d'existence dictée par l'entreprise. »

Ma thèse est qu'il existe un auto-écrémage spontané des intelligences laissant au petit-lait le soin d'accéder au sommet des organisations. Comme l'avait entrevu Yeats dès 1921 (le poète est voyant) : « les meilleurs manquent de toute conviction tandis que les pires sont pleins d'intensité passionnée ». Ayant constaté que les sous-systèmes dans lesquels ils opéraient n'étaient plus réformables, ceux qui étaient destinés à en occuper les postes de responsabilité agissent selon le principe : ce que tu ne peux pas renverser, tu peux toujours le laisser tomber. Certes, ces objecteurs de conscience d'un genre nouveau n'en sont pas devenus pour autant des drop out mendiant leur vie sur les routes. Ils se sont simplement trouvés une niche socioprofessionnelle, qui peut d'ailleurs être confortable, leur évitant de trop exposer leur talent. J'avais un moment caressé l’idée de rendre manifeste cette conspiration invisible en recensant, avec l'accord des individus concernés, les ressources ainsi soustraites à World Trade Inc. et en en exposant les raisons. Le respect du silence pour lequel la plupart ont opté m'en a dissuadé. On l'aura compris, il ne s'agit pas ici d'un mouvement articulé mais d'une multitude de décisions prises le plus souvent pour des raisons purement individuelles. Je prétends cependant que celles-ci ont une incidence notable sur le devenir autodestructif du système, les décisions des arrivistes médiocres restés aux commandes étant en conséquence de plus en plus erratiques.

Guillaume Paoli, Éloge de la démotivation (lignes, 2008, p. 85-87)

mardi 20 mai 2008

progrès de la condition asine

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Pour faire avancer un âne, il n'est pas de moyen plus éprouvé que l'usage proverbial de la carotte et du bâton. C'est du moins ce que conte la légende. Avant moi-même connu un certain nombre de meneurs d'ânes, je n'en ai jamais vu aucun avoir recours à ce procédé. Mais qu'importe le caractère avéré de la chose, il s'agit là d'une métaphore qui, comme beaucoup d'expressions imagées forgées par le génie populaire, recèle et condense des phénomènes bien plus complexes qu'il n'y paraît au prime abord. Notons tout d'abord qu'il est bien question de la carotte et du bâton, et non pas de l'une ou de l'autre. Il ne s'agit pas d'une alternative, mais d'un rapport dialectique entre les deux termes. Pas de carotte sans bâton et vice versa. Le bâton seul, la contrainte physique, ne suffit pas à provoquer une avancée continue et décidée de l'animal. L'âne battu s'ébroue, il fait bien quelques mètres à contrecœur, mais cesse de marcher à la première occasion. Pour parler la langue des managers : l'effet des coups de bâton n'est pas performant. En fait, leur véritable effectivité est indirecte, comme menace permanente susceptible d'être mise à exécution au moindre relâchement de l'effort. Il suffit que l'âne sache qu'il peut éventuellement être bastonné, soit qu'il en ait lui-même le souvenir cuisant, soit qu'il en ait l'exemple autour de lui. Il se mettra alors en mouvement, non pas pour parvenir à un but, mais dans un souci tactique d'évitement de la douleur. Les spécialistes parlent à ce propos d'une « motivation secondaire négative ». Dans l'hypothèse optimale, il ne sera jamais même nécessaire de battre l'animal, celui-ci avant parfaitement intériorisé la menace. Son « bâton intérieur », il l'éprouvera même comme un progrès de la condition asine, il se dira : « Nous n'avons pas à nous plaindre, autrefois nos semblables étaient cruellement battus, aujourd'hui, la vie est plus douce pour nous ». Le philosophe Norbert Elias nommait cette disposition mentale le processus de civilisation des mœurs. Et cependant, tout pédagogue le sait bien, la crainte du châtiment doit être couplée à l'espoir d'une récompense. La contrainte sans la séduction, ça ne fonctionne pas longtemps. On n'agit jamais vraiment dans le seul but d'éviter quelque chose, mais pour obtenir une gratification.
C'est ici qu'intervient la carotte, que l'on agite, accrochée à une perche, devant les naseaux de l'animal. Si les phénomènes psychologiques entrant en jeu sur le versant « bâton » du dispositif sont relativement grossiers, ceux qui interviennent du côté « carotte » sont beaucoup plus complexes. Pour commencer, non seulement l'âne doit voir la carotte, mais il ne doit voir qu'elle ; il faut donc faire en sorte que tout autre objet de convoitise disparaisse de sa vue. C'est à cet effet que sont utilisés, depuis des temps immémoriaux, ces judicieux accessoires que l'on nomme les œillères. Il existe, selon le degré de développement de la bourrique, différentes sortes d'œillères. Ce peut être par exemple un éclairage spécial, laissant dans l'ombre tout ce qui pourrait la distraire du but assigné. Ou bien une idéologie assimilant au mal absolu, ou encore à une utopie irréaliste, tout ce qui n'est pas la carotte. Cependant pour efficace qu'elle soit, cette méthode est encore coercitive. Il peut advenir que l'âne se rebiffe contre la restriction autoritaire de son champ visuel. Et rappelons-nous que l'usage de la carotte a précisément pour but de promouvoir une démarche libre et volontaire. Il est aisé de comprendre que le meilleur moyen de focaliser la volonté sur un objet singulier est encore de faire le vide alentour, que rien ne subsiste dans l'environnement de l'animal qui puisse distraire sa convoitise. Dans le désert, nul besoin d'œillères. Il faut donc faire le désert.
Une fois l'attention du baudet captée, tout reste à faire. Car nous sommes encore en présence de deux volontés distinctes. L'âne veut manger la carotte, l'ânier veut faire avancer l'âne. Comment faire coïncider les deux ? L'animal doit substituer à son motif intrinsèque (la faim, la convoitise) le motif extrinsèque qui lui est représenté (la carotte et le mouvement pour l'atteindre). Cette phase se nomme l'identification. Ensuite, une fois accroché de la sorte, il doit modifier son comportement et faire l'effort approprié à la satisfaction de son attente. La chose aura d'autant plus de chances de réussir que le sujet sera convaincu d'agir volontairement et libre de toute influence extérieure. C'est la phase dite de l'adaptation. Celle-ci est facilitée chez des mammifères d'un naturel plus grégaire que les ânes, mettons des collègues. Car ici entre en jeu un phénomène décisif. Chaque collègue particulier pense qu'il doit faire un pas. Pourquoi ? Parce qu'il est persuadé que tous les autres collègues feront ce pas. C'est ce que l'on nomme l'émulation, ou la libre concurrence. Chacun croit qu'il ne peut faire autrement que de croire, pour la seule raison que tous les autres croient, « tous les autres » étant la somme de ces chacuns qui croient, etc. C'est ainsi qu'une croyance s'objective en une « réalité incontournable. »

La phase suivante du processus pourrait se nommer : l'échec bien sublimé. Car bien évidemment, il n'est pas question que le but puisse être atteint, sinon l'âne s'arrêterait sur-le-champ pour jouir du fruit de son effort et toute l'entreprise aurait été vaine. Mais il faut aussi empêcher que l'animal abandonne tout espoir de parvenir à ses fins, ce qui compromettrait tout autant sa marche en avant. La satisfaction doit apparaître comme toujours différée, mais jamais compromise. L'effort infructueux doit être compensé, c'est-à-dire remis en jeu dans un effort accru. Ce moment est le plus délicat. C'est ici qu'interviennent des consultants en pensée positive qui abreuvent les ânes de maximes comme celle-ci, attribuée à Churchill : « La réussite, c'est la capacité de voler d'un échec à l'autre sans perdre son enthousiasme. »

Une fois ce stade atteint, le plus dur est passé. Car on va pouvoir désormais compter sur un autre facteur éprouvé qui se nomme la routine. L'animal va continuer sur sa lancée, par vitesse acquise, pour ainsi dire, sans plus se poser la question du pourquoi. Plus exactement, cette question va s'inverser pour lui. Il se demandera : quelle raison aurais-je donc de m'arrêter ? Ce qui importe maintenant, ce n'est plus la pertinence du motif qui l'avait mis en branle, mais l'absence de motifs alternatifs suffisamment puissants pour lui faire remettre en cause la démarche adoptée. Aussi, tant que ne se présentera pas une raison impérieuse de modifier son comportement, il poursuivra son effort.
Avouons-le, le fait que les ânes se fassent systématiquement berner par des procédés aussi élémentaires ne plaide pas vraiment en faveur de leur discernement. Il faut tout de même rappeler, à leur décharge, que jamais l'on ne vit de syndicat de bourriques manifester en revendiquant « plus de carottes et moins de bâton ! » Et, c'est un fait avéré, il est advenu qu'au bout du chemin, les baudets les plus méritants aient réellement pu mordre la carotte juteuse. C'était naguère. Car le contexte global ne permet plus ce genre de largesse. Soumis à une âpre concurrence, les propriétaires des ânes ne sont plus disposés a gaspiller de coûteuses carottes à l'exercice. Afin de baisser les coûts du travail, ils substituent à celles-ci des images coloriées, ou alors ils engagent des communicateurs chargés de persuader leurs employés que la perche à laquelle rien n'est accroché est en elle-même un mets succulent. Ou bien que le bâton se transformera en carotte le jour où il aura été suffisamment asséné sur leurs dos. On admire leurs efforts.

Ce que je viens d'esquisser à grands traits n'est autre que la théorie de la motivation telle qu'elle est distillée dans d'austères traités de psychologie et mise en pratique dans de coûteux séminaires. Qu'est-ce qu'un motif ? C'est, au sens premier, ce qui nous pousse au mouvement ; par extension : une raison d'agir. La motivation est donc la fabrication et la propagation de motifs destinés à faire bouger les gens dans la direction jugée utile, ou pour parler la langue de ce temps : à les rendre toujours plus flexibles et mobiles.

Dans tous les secteurs de la société actuelle, la bataille pour la motivation fait rage. Les chômeurs n'obtiennent un droit à l'existence qu'en fournissant les preuves d'un engagement sans relâche dans la recherche d'emplois inexistants. Lors de l'entretien d'embauche, ce ne sont pas tant les compétences qui comptent que l'exhibition enthousiaste d'une soumission sans faille. Ceux qui ont encore une place ne peuvent espérer la conserver qu'en s'identifiant corps et âme à l'entreprise, en se laissant mener où celle-ci l'exige, en épousant sa « cause » pour le meilleur - et, le plus souvent, pour le pire. Et le devoir de motivation ne s'arrête pas à la sortie des bureaux. Il s'impose tout autant au consommateur, sommé d'être attentif aux nouvelles gammes de produits et de confirmer sa fidélité aux marques qui ont su l'accrocher. À l'adolescent qui doit se former - peut-être devrait-on dire se formater - selon les exigences du marché, aussi bien qu'au vieux qui doit s'acquitter de sa dette envers un monde qui a eu la bonté de le maintenir en vie. Et quel que soit son âge, au téléspectateur, qui doit faire don de quantités toujours plus importantes de cerveau disponible pour recevoir le flux ininterrompu des informations censées constituer son rapport à la réalité. Une fois la télé éteinte, restent encore tous ces artistes qui veulent le faire bouger, ces militants qui veulent le mobiliser, le temps et les relations qu'il lui faut gérer, sa propre image qu'il est sommé de dynamiser, bref pas un moment qui ne soit placé sous le signe de l'utile, sous l'impératif catégorique du mouvement. Que de carottes, pour de si malheureux ânes !

La motivation est une question centrale de l'époque et elle est appelée à le devenir toujours plus. C'est d'abord que la marchandisation intégrale l'exige. Aujourd'hui il n'est pas un désir, pas une aspiration, pas une pulsion même qui ne soit un objet de commerce. Les produits phares qui dominent le marché, ce ne sont pas de quelconques objets censés répondre à tel ou tel usage, mais des tranches de mode de vie préfabriquées. Encore faut-il que le client s'identifie à elles, qu'il fasse siens les motifs dont on lui fait la retape. Chacun porte en lui une part de ce que l'on nommait jadis les « passions de l'âme », et aussi l'héritage des traditions antérieures (du moins ce qu'il en reste). Tout ce stock doit être mobilisé. remodelé, empaqueté, étiqueté, rendu échangeable contre un produit de valeur équivalente. Tant en amont, dans ce qu'on nomme encore le travail, qu'en aval, dans ce qu'il est convenu d'appeler la consommation (mais les deux moments peuvent de moins en moins être distingués), il s'agit de faire en sorte que l'esprit des gens soit entièrement occupé par cette tâche infinie.
La deuxième raison pour laquelle la motivation est plus que jamais cruciale, c'est que les motifs intrinsèques aux individus, auxquels les institutions sociales prétendaient répondre naguère (citons entre autres le besoin de stabilité, la soif de reconnaissance, le plaisir de la réciprocité, l'espoir de vivre mieux) ont été systématiquement anéantis par la colonisation marchande. Les idéaux et les promesses qui, bon an, mal an, avaient fait passer bien des compromis et des renoncements, sont désormais combattus comme autant d'archaïsmes dont il convient de se défaire au plus vite. S'il faut sans cesse motiver les gens, c'est qu'ils sont toujours plus démotivés. Dans la sphère de l'emploi, tous les indicateurs (au sens statistique, comme au sens policier) témoignent d'une baisse de « l'investissement » des salariés dans leur emploi. Ceci non seulement chez les travailleurs précaires et mal payés, mais aussi bien chez les cadres et les hauts fonctionnaires. Dans la sphère de la consommation, la grande distribution s'inquiète maintenant de la désaffection croissante des clients, laquelle serait due d'avantage à un effet de saturation, à une baisse du désir d'achat plutôt qu'à la fameuse « baisse du pouvoir d'achat. » Dans la sphère médiatique, l'uniformisation des informations (tant dans la forme que dans le message) semble provoquer une perte de crédibilité tout aussi globale. (…)
En somme, plus la motivation des gens est nécessaire aux marchés, plus elle fait défaut.

Guillaume Paoli, Éloge de la démotivation (lignes, 2008, p. 9-18)

Né en 1959, Guillaume Paoli est philosophe au théâtre de Leipzig, inspirateur et membre actif du mouvement berlinois des « chômeurs heureux » ; il a publié le Manifeste des chômeurs heureux (Éditions du Chien rouge, 2007)

lundi 19 mai 2008

la vie n'est pas plus grande que la vie

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Et le fait même d'agir, d'avoir une vie normale était devenu difficile pour lui. De sorte qu'il était parti pour disparaître à sa vie antérieure et renaître ailleurs. À ce stade de mon portrait, alors que je n'en étais encore qu'à tracer le cadre et à pénétrer mon sujet, j'en ignorais les prolongements mais il me semblait distinguer une certaine logique et aussi de l'audace dans cette décision. Ce qui m'avait permis jusqu'ici de si bien comprendre Paul, c'est que j'avais moi aussi connu la disparition, que je m'étais enfoui en moi-même et dans mon appartement à la façon d'un escargot dans sa coquille, et que j'avais écrit comme Paul avait filmé : pour m'agripper. Mais je n'avais jamais eu le courage de briser ma coquille et de m'offrir démuni au plus grand danger. Paul Dantès était allé plus loin dans la disparition physique mais il avait été aussi plus courageux ou plus fou. Il était parti s'annuler ou s'accomplir ailleurs. Son existence en France n'offrait plus d'issue. La traversée de l'océan, c'était pour la fin ou le renouveau. Mais au moins, il avait pris une décision, ce que j'avais toujours été incapable de faire. (p. 38)

Où était l'objet de ma traque ? Je l'ignorais. Ce que je savais en revanche, c'était que j'étais en train de me trouver - si l'on peut jamais le faire. De toute façon, je tomberais bien un jour sur Paul. Lorsqu'on cherche un homme, on finit toujours par le découvrir, ce n'est qu'une question de temps. J'interrogeais mes rencontres de passage. Je n'étais pas pressé, un jour ou l'autre quelqu'un me parlerait du Français. Il n'était pas homme à rester inaperçu, même sur cet immense territoire. Un jour, du reste, un Indien me dit l'avoir rencontré dans un ranch, en grande conversation avec un Mexicain. Je n'eus pas d'autres détails, je ne sais même pas s'il s'agissait vraiment de Paul mais cela me conforta dans mon idée. Dans la vie, il n'est pas besoin de trop vouloir, il suffit de marcher dans la bonne direction, le plus loin possible de sa chambre. Je marchais vers le soleil, lui aussi sans doute. Nous finirions par nous rencontrer au pied de l'arc-en-ciel, juste à côté du trésor. (p. 140-141)

On m'objectera peut-être qu'il s'agit d'un roman. Peu importe, les grands romans sont comme une vie réussie : tout y résonne avec cohérence. Seul compte le son juste. Le réalisme est pour les ratés - ratés du roman, ratés de la vie. Le monde est tissé de hasards - il faut juste s'ouvrir à lui, l'accueillir et laisser se dérouler les innombrables liens - tout cela avec style. Le tout est improbable et poétique - en cela réside la justesse d'une œuvre et d'une vie. (Et voilà que Thomas d'Entragues, le plus grand raté du monde, se lance dans les définitions catégoriques.) (p. 142)

- J'aurais deux réponses : d'abord, la vie n'est pas plus grande que la vie.
- Remarquable. Continuez comme cela, monsieur le sphinx, et j'aurai tout compris.
- Je veux dire qu'il est inutile de vouloir une vie supérieure, hors normes. La vie est ce qu'elle est, voilà tout, avec ses beautés et ses laideurs, son quotidien. Et en cela, elle est déjà une puissance d'avenir suffisante. (p. 170-171)

Fabrice Humbert, Biographie d’un inconnu (Le Passage, 2008)

Un écrivain qui a renoncé à le devenir se voit commander la biographie d’un homme qui aurait pu devenir romancier, mais qui est en fuite, peut-être en cours de disparition.

Professeur de lettres, Fabrice Humbert est aussi l’auteur de Autoportraits en noir et blanc (Plon, 2001)

dimanche 18 mai 2008

(l'avis dans les six plis)

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Répondre ou ne pas répondre à l’injonction de l’appeau vert : « Énoncer six choses, dire 6 trucs sur soi, un peu spontanés, avec légèreté si possible... et passer le relais à six autres victimes » ?... répondre et ne pas répondre me semble une ligne de fuite possible, et pour la peine je lui pique son titre, que j’aime beaucoup.

1. je n’ai jamais aimé les « chaînes » à faire suivre :
quand j’étais petite, par peur que ça lui porte malheur sinon, ma grand-mère avait recopié une lettre 100 fois à la main et réexpédié tout cela (les techniques d'aujourd'hui nous évitent au moins les timbres et l’huile de coude) et je me souviens avoir essayé en vain mais avec ardeur de la convaincre que c’était idiot.

2. en revanche j’aime les plis, replis, depliements de l'internet après ceux de Michaux, et Deleuze, et celui de Mallarmé :

Ce pli de sombre dentelle, qui retient l’infini, tissé par mille, chacun selon le fil ou prolongement ignoré son secret, assemble des entrelacs distants où dort un luxe à inventorier, stryge, nœud, feuillages et présenter.
Avec le rien de mystère, indispensable, qui demeure, exprimé, quelque peu.
Stéphane Mallarmé, Variations sur un sujet

3. écarter les plis rouges des rideaux du couloir dans « Beyond Life and Death », le dernier épisode de Twin Peaks, que j’ai vu la nuit dernière, s'avère fatal au charmant Kyle MacLachlan alias Dale Cooper.

4. en profiter pour préciser que je ne suis pas la mère Denis ! (l'humour comme position de repli)

5. en souvenir de ma grand-mère, qui m’a élevée et que j’aimais beaucoup, je ne ferai pas suivre à six autres « victimes » … mais j’invite tout blogueur qui lit ces lignes à faire des plis en éventail s'il en a envie.

6. j’espère par ailleurs que je ne suis pas l’une des deux Christine dont parle brigetoun à propos d’un autre questionnaire, dont j’avoue qu’il m’inspire peu ...

samedi 17 mai 2008

portez ce vieux whisky au juge blond qui fume

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« L'Oulipo dans les rues », série de petits films oulipiens sur Paris qu'a réalisée Odile Fillon, et que j’ai découverte au fil des jeudis de l’Oulipo, est disponible en ligne :

- Roubaud et son vieil ami le mètre
- Jouet et la porte de Duchamp
- la psychanalyse de Michelle Grangaud
- « portez ce vieux whisky au juge blond qui fume » (je ne connaissais pas ... et vous ?)
- la Butte aux cailles de Caradec (où l’on retrouve la Commune, eboracynthe !), etc.

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