lignes de fuite

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vendredi 27 avril 2007

sous le front plissé des androïdes

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Quant à ces passants qui continuent de mouvoir dans leur monde parallèle leurs hologrammes, ne relèvent-ils pas aussi, à leur manière, du simulacre ? Dans la lumière bleuie du dehors qui les baigne comme une onde, ils vous ont une allure qui flirte avec l'étrange, sans que l'on puisse dire sur quoi exactement se fonde cette intuition. Ils défilent en format cinéma, son coupé, mais comme si chacun de leurs gestes chorégraphiait une musique secrète, dont le chant commence de s'insinuer en Tom. Un air crypte, envoûtant, qui l'ôte insensiblement au monde réel où il est assis. Qui met au cœur, sournoisement, par brèves instillations, l'idée d'un danger.
Dans cet univers filmique en quoi ils avancent, perce une discordance qui n'était pas aussitôt perceptible, quelque chose d'éminemment suspect, je ne sais quoi en eux qui, alors que vous auriez pu les penser vos frères, résiste. Comme si l'apparence humaine avait été soignée, dehors comme dedans, mais qu'un infime décalage eût laissé transpirer leur nature véritable, qu'il serait difficile de nommer exactement.
Et puis le nom vient. Car, derrière la baie, foulant le pavé de leur démarche électronique, pratiquement dénués de la moindre pensée personnelle et déroulant seulement celles qu'on avait prévues à leur intention, ce sont bien des androïdes qu'il faut dire, et qui lisent le disque de leurs devisements. Des données parmi lesquelles on avait bien dû insérer des souvenirs, afin qu'ils se sentent aussi riches qu'un autre, aussi profonds, aussi complexes, afin, oui, qu'ils aient quelque chose à malaxer, tandis qu'ils avancent dans les rues (le la ville, une petite pâte de passé à travailler, sous le doigt du monologue.
Ils cheminent sans la moindre gêne, éprouvant le sentiment visible de leur adéquation à l'entour. On comprend que, parmi ces programmes composés pour eux, on avait dû leur introduire aussi cette idée d'une douce conformité au monde, de celles que l'on ressent parfois en promenade (souvenez-vous), et qu'eux-mêmes expérimentent, dans cette soirée fraîche qui commence d'envahir l'air de son encre. Qui innerve gentiment leurs circuits, voyez, leur procurant un plaisir simple, qui les détourne de l'inquiétude qui ne doit pas manquer de les pénétrer, parfois, au sujet de leur propre identité.
Il est temps, sans doute, que nous tournions les yeux vers cette femme qui laisse Tom s'abîmer dans la contemplation de ce monde parallèle et que nous nous demandions quels motifs elle peut avoir de le laisser s'absenter de la sorte. Il aurait suffi, après tout, qu'elle prenne les choses en main, qu'elle brise elle-même le silence qui s'est établi entre eux, employant le moyen d'une phrase anodine, quelque chose, c'est un exemple, sur le progrès de l'hiver (l'hiver, un sujet moins anecdotique qu'il n'en a l'air). Pourquoi accepte-t-elle que la pensée de Tom continue de flotter en ces mondes aquatiques ? Est-elle vraiment cette interlocutrice négligée, cette victime, en somme ? Elle pourrait être, aussi bien, l'émissaire, le soupçon nous gagne, de ce monde bleui, un agent, dont la fonction serait de le faire entrer, progressivement, dans cet univers parallèle, d'abord par la pensée, puis, qui sait ce dont elle est capable, selon le mouvement d'un transfuge irrémédiable.
Imaginons, cette femme est peut-être de nature androïde ; et, submergée par son propre sentiment amoureux, autant qu'elle est apte à éprouver une telle émotion, elle chercherait (donnons-lui le maximum de crédit) à défaire Tom de sa nature humaine afin qu'une histoire entre eux devienne possible. Elle serait sur le point de lui faire traverser malgré lui, et selon quelque procédé fantastique, la cloison étanche de la vitre, qui désormais le retiendrait pour toujours derrière sa paroi hermétique. Basculant dans les flots secs des photons bleus, qui sont le monde auquel elle appartiendrait, mal armé pour évoluer en un tel univers, il commencerait bientôt d'y éprouver de petits décalages. Ses monologues distilleraient des pensées qu'il ne reconnaîtrait pas. Un premier souvenir lui viendrait d'un moment qu'il ne croirait pas avoir vécu. Quelque chose de basique, un pré, excessivement vert, chapeauté par un ciel mobile, associé artificiellement à une enfance dont il ne se souviendrait pas qu'elle ait pu être la sienne. De fil en aiguille, d'autres scènes continueraient de s'imposer qui lui susurreraient des passés méconnaissables. Jusqu'à ce qu'il comprenne que ces souvenirs ne sont pas autre chose que des données numériques, des images pré-enregistrées, un lot de remémorations factices, une mémoire de substitution, extérieure et autoritaire, qu'on lui aurait greffée et dont, dans les premiers temps au moins, il continuerait de ressentir l'étrangeté.
Car c'est bien cela qu'on devine sous le front plissé des androïdes qui se croisent dans la lumière gros bleu du monde, ce conflit intérieur qui ne les a pas encore quittés, cet étonnement répété devant les passés feints dont on les a dotés, la conscience persistante que ces souvenirs ne leur appartiennent pas.

Christine Montalbetti, « Les androïdes », Nouvelles sur le sentiment amoureux (POL, 2007, p. 44-47)

jeudi 26 avril 2007

hypnotique et poétique

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ce soir, intermède en forme de promenade dans le web littéraire et ses alentours :

::: pour prolonger mes récents billets sur Madame Bovary, allez lire Jean-Claude Bourdais (profitez-en, il n'y a plus que 3 chocolats !) qui évoque les comparaisons de Flaubert ... « comme si la plénitude de l'âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides » (j'aime personnellement beaucoup les « comme » et les « comme si », chez Flaubert, chez Proust, chez Simon, chez Montalbetti, et caetera et caetera)

::: en écho à l'échelle de Montaigne, une intéressante échelle participative découverte grâce à Olivier Ertzscheid

::: pour ceux qui auraient raté le poisson d'avril de remue.net, Julien Kirch (à la demande générale !) en a mis des traces en ligne

::: Julien Kirch qui a également participé à une entreprise de salut public : la mise en ligne des archives théoriques de la revue TxT sur le site du Terrier

::: et, hypnotique et poétique, contempler la lune grâce à David Calvo

mercredi 25 avril 2007

mon œil fugue

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Je ne sais pas ce qu'il en est de vous, mais, pour ma part, dans un tableau, le plus souvent, ce n'est pas le sujet principal que je considère ; ce sont plutôt ces petites scènes qui se logent dans les arrière-plans, ces sujets secondaires, qui s'esquissent à coups de pinceau plus rapides, qui ont lieu fragilement au-delà de la figure centrale.
Les échappées qu'elles autorisent, ces détails vers quoi mon œil fuit, me donnent des bonheurs que je m'explique mal. La figure principale, sans doute, me paraît trop massive, d'une présence trop autoritaire. Son corps trop évident obstrue, dans une certaine mesure, ce qui m'intéresse.
Parfois, mon œil prodigue a cette excuse qu'il est guidé par un jeu de perspective, par la découpe d'une fenêtre ou d'une porte (il emprunte alors ce parcours heureux, profite, bénévole, de ces vues vers quoi, explicitement, on l'entraîne). Plus fréquemment, non, il s'engage de lui-même dans la scène minuscule et floutée, nimbée dans des bleus et des verts pâlissants, toute fuligineuse dans sa discrétion. C'est dans ce frimas que mon œil fugue. Dans cette brume douce que je me prélasse un peu.

Ces plongées souples et distraites dans les arrière-plans, que je pratique en face des toiles, il m'arrive hélas de m'y adonner dans des situations bien réelles, où pourtant je suis impliquée. Comme se dresse devant moi la silhouette principale de mon interlocuteur, mon regard, d'abord bien planté, je m'applique, sur sa face, dans ses yeux, d'abord suivant les expressions de son visage et les façons dont tour à tour il le compose, hop, bifurque, fugitivement, s'en va attraper un objet dans l'arrière-plan, l'imprime illico sur la rétine avant de revenir dare-dare (et, il l'espère, ni vu ni connu) au corps de mon vis-à-vis, qui requiert qu'on ne s'absente pas trop longtemps.

De telles excursions sont évidemment facilitées lorsque nous sommes plus de deux locuteurs en présence et que mon attention peut dévier plus longuement sans porter atteinte au rythme de la conversation principale qui, je ne m'inquiète pas pour cela, peut fort bien se poursuivre sans moi; et je ne me retiens pas, alors, de laisser ma pensée errer, vous pouvez me faire confiance, sur toutes sortes d'objets adventices. Mais dans les configurations en duo je cède aussi couramment à ces tentations optiques. Et je vois bien comment l'autre, s'inquiétant de ce que mon regard ici ou là excède les contours de sa personne pour s'en aller traînasser vers d'autres rivages, commence de se retourner pour chercher à saisir ce que je considère. Il s'étonne, à chacune de ces torsions de son buste, de ne remarquer aucun rival manifeste qui pourrait être la cause des escapades répétées que mes veux s'autorisent : les siens balayent des fonds à son avis indistincts.
Ces excursions, d'abord véloces et clandestines, peuvent, je le crains pour lui, se multiplier. Il arrive même, si mon interlocuteur m'est assez familier pour que je lui fasse cette confiance qu'il ne me retirera pas son amitié pour de telles passades optiques, que mon œil s'attarde franchement, et beaucoup plus que ne le voudraient les convenances, sur un objet particulier qu'il se met à choyer, à bichonner, à retourner en tous sens pour éprouver toutes les potentialités de rêverie qu'il contient.

Christine Montalbetti, « Les androïdes », Nouvelles sur le sentiment amoureux (POL, 2007, p. 25-27)

mardi 24 avril 2007

pauvre cosmonaute sans exercice

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Quel était ce souvenir qui venait sourdre ainsi ? Quel était l’impossible passé commun auquel il paraissait se référer ? C’était quelque chose qui semblait venir du fond des âges, quelque chose de puissant et de gourd, et qui l’envahissait. Qui l’aspirait, comme si soudain on l’invitait à remonter la chaîne du temps, comme si on l’obligeait à s’engouffrer des milliards d’années en arrière. (p. 38)

De façon générale, sans que je puisse entièrement m'expliquer le sentiment difficile qui m'enveloppe alors, ce qui, brutalement, par une association d'idées dont je ne saisis pas même toutes les implications, me renvoie à l'enfance (ou, plus largement, à des temps qui me paraissent très anciens) me procure aussitôt une sensation malaisée dont je peine à comprendre exactement la cause. Il y a, je crois, à cette expérience par où certains lieux ou certains objets ont la capacité soudain de vous projeter en des temps anachroniques, quelque chose de proprement fantastique ; une impossible propulsion en arrière dans la chaîne du temps, dont tout à coup on fait l'épreuve, projeté malgré soi à des années de distance, arraché à sa propre contemporanéité, dont le savoir pourtant persiste conjointement au trajet temporel auquel on est sujet et dont le mouvement a bien, si l'on y songe, de quoi désarçonner.

Ces trajets temporels, j'y suis toujours mal préparée, pauvre cosmonaute sans exercice et bien encombrée en ce qui concerne la pratique du temps, matière en quoi, je ne sais pas pour vous, mais en tout cas pour ma part, je ne suis pas fortiche (par exemple, j'aime toujours qui j'ai quitté d'un amour identique et constant ; je ne comprends pas bien l'idée de deuil en ce qui concerne les vivants - et bien que je ne sois guère plus douée pour les autres ; et à la fois, oui, je vais de l'avant comme je peux, je sais que les temps changent - ce qui m'est aussi parfois et assez normalement une source de regret). Ces trajets me donnent en somme le mal de mer et je suis toute retournée devant les flamants roses, qui me renvoient à cette enfance indistincte où avec mon petit appareil automatique j'avais cru bon de les photographier comme des choses jolies à montrer au retour de mon voyage.

Peut-être s'ajoute-t-il a cette expérience presque paranormale, et dont le caractère pour ainsi dire magique me fait chavirer, le fait que je ne sais pas très bien ce qui demeure de celle qui posait pour la première fois ses yeux sur ces silhouettes graciles. J'éprouve, au moment même où la réalité que je considère semble se confondre avec un spectacle ancien et sans doute analogue, la certitude confuse qu'il n'y a, entre ce moi contemporain et ce dont je me souviens de cette petite fille, plus rien de commun. Plus rien, ou alors si, ce goût des fables que l'on se raconte, le désir d'écrire, précis et enfoui à la fois, ancré dans l'enfance (je me souviens que c'est un désir que je me formulais souvent en marchant), et qui est peut-être le seul lien continu que j'entretiens avec moi-même. (p. 77-78)

Christine Montalbetti, Nouvelles sur le sentiment amoureux (POL, 2007)

Dans ces nouvelles atypiques, Christine Montalbetti ne renonce pas aux incises, digressions, parenthèses, adresses au lecteur qui font le charme très proustien de ses récits plus longs.

Christine Montalbetti est née le 13 juillet 1965 au Havre ; elle est maître de conférence en littérature française à Paris VIII, et l'auteur auteur d'essais littéraires :
- Images du lecteur dans les textes (Bertrand-Lacoste, « Parcours de lecture », 1992)
- La digression dans le récit (Bertrand-Lacoste, « Parcours de lecture », 1994)
- Le voyage, le Monde et la bibliothèque (Presses Universitaires de France, « Écritures », 1997)
- Gérard Genette, une poétique ouverte (Bertrand-Lacoste, « Références », 1998)

Elle a publié auparavant quatre romans ou récits :
- Sa fable achevée, Simon sort dans la bruine (POL, 2001)
- L'origine de l'homme (POL, 2002)
- Expérience de la campagne (POL, 2005)
- Western (POL, 2005)

On peut en ligne l’écouter se lire ou lire un de ses articles critiques : « Narrataire et lecteur : deux instances autonomes », Cahiers de narratologie, 11, 2004.

lundi 23 avril 2007

la maladie naturelle de notre esprit

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Les hommes méconnaissent la maladie naturelle de leur esprit : il ne fait que fureter et quêter ; et va sans cesse, tournoyant, bâtissant, et s'empêtrant en sa besogne, comme nos vers à soie, et s'y étouffe. Mus in pice. Il pense remarquer de loin, je ne sait quelle apparence de clarté et vérité imaginaire : mais pendant qu'il y court, tant de difficultés lui traversent la voie, d'empêchements et de nouvelles quêtes, qu'elles l'égarent et l'enivrent. (…)

Ce n'est rien que faiblesse particulière, qui nous fait contenter de ce que d'autres, ou que nous-mêmes avons trouvé en cette chasse de connaissance : un plus habile ne s'en contentera pas. Il y a toujours place pour un suivant, oui et pour nous-mêmes, et route par ailleurs. Il n'y a point de fin en nos inquisitions ; notre fin est en l'autre monde. C'est signe de raccourcissement d'esprit, quand il se contente, ou signe de lassitude. Nul esprit généreux, ne s'arrête en soi : il prétend toujours, et va outre ses forces ; il a des élans au-delà de ses effets ; s'il ne s'avance, et ne se presse, et ne s'accule, et ne se choque et tournevire, il n'est vif qu'à demi. Ses poursuites sont sans terme, et sans forme. Son aliment, c'est admiration, chasse, ambiguïté.

Michel de Montaigne, Essais, III, 13

dimanche 22 avril 2007

presque toujours

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Presque toujours en politique, le résultat est contraire à la prévision.

François René de Chateaubriand (Mémoires d'outre-tombe, Livre IX, chapitre 3)

samedi 21 avril 2007

nous ne faisons que nous entregloser

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Il y a plus affaire à interpréter les interprétations qu'à interpréter les choses, et plus de livres sur les livres que sur autre sujet : nous ne faisons que nous entregloser.
Tout fourmille de commentaires : d'auteurs, il en est grand cherté.
Le principal et plus fameux savoir de nos siècles, est-ce pas savoir entendre les savants ? Est-ce pas la fin commune et dernière de toutes études ?
Nos opinions s'entent les unes sur les autres. La première sert de tige à la seconde : la seconde à la tierce. Nous eschellons ainsi de degré en degré. Et advient de là, que le plus haut monté, a souvent plus d'honneur, que de mérite. Car il n'est monté que d'un grain, sur les épaules du pénultième.

Michel de Montaigne, Essais, III, 13

vendredi 20 avril 2007

lost in translation

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Le paradoxe spatio-temporel selon Calvino : au-delà d'une certaine distance, il n'y a plus de temps de réponse possible, surtout quand les corps célestes s'éloignent les uns des autres à la vitesse de la lumière. Dès lors, le message devient absolu, définitif - il devient une vérité, irrémédiable, perdue dans l'infini, hors d'atteinte.
Ce serait une autre version du fatal : chaque acte est irréversible, sans appel, ne pouvant être corrigé et s'éloignant de nous lumineusement dans le vide. Lost in translation.
Le problème est le même à l'échelle terrestre. Dans un univers où les individus s'éloignent irrésistiblement les uns des autres et où les choses dépassent en quelque sorte leur vitesse de libération, les messages ont de moins en moins le temps de faire retour. Ou bien nous sommes broyés comme des atomes dans un mouvement de contraction irrésistible, et dans ce cas, c'est l'hyperdensité qui fait qu'il n'y a plus de sens ni de message - ils ne peuvent plus s'échapper. Peut-être les deux mouvements, gravitationnel et antigravitationnel, se font-ils en même temps, et nous sommes à la fois de plus en plus loin les uns des autres, dispersés, désintégrés, et de plus en plus compactés, confondus, intégrés de force.

Jean Baudrillard, Cool mémories V : 2000-2004 (Galilée, 2005, p 137)

jeudi 19 avril 2007

chrysalides du concept

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La science n'est sans doute au fond qu'une merveilleuse source de métaphores. La double flèche du temps, la mémoire de l'eau, l'apoptose, les trous noirs, l'antimatière - où trouver de plus belles métaphores (...) ? Et pourquoi ne pas en abuser ? Ce sont les chrysalides du concept.

Jean Baudrillard, Cool Memories V : 2000-2004 (Galilée, 2005, p. 15)

mercredi 18 avril 2007

un art de la disparition

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Quand je parle du temps, c'est qu'il n'est pas encore
Quand je parle d'un lieu, c'est qu'il a disparu
Quand je parle d'un homme, c'est qu'il est déjà mort
Quand je parle du temps, c'est qu'il n'est déjà plus

Parlons donc du monde d'où l'homme a disparu.
Il s'agit de disparition, et non pas d'épuisement, d'extinction ou d'extermination. L'épuisement des ressources, l'extinction des espèces, ce sont là des processus physiques ou des phénomènes naturels.
Et là est toute la différence, c'est que l'espèce humaine est sans doute la seule à avoir inventé un mode spécifique de disparition, qui n’a rien à voir avec la loi de la nature. Peut-être même un art de la disparition. (p. 9-10)

C’est là où on voit que le mode de disparition de l’humain (…) résulte précisément d'une logique interne, d'une obsolescence intégrée, de l'effectuation par l'espèce de son projet le plus grandiose, le projet prométhéen de maîtrise de l'univers, d'une connaissance exhaustive - et que c’est cela même qui le précipite vers sa disparition - bien plus vite que les espèces animales, par l'accélération qu'elle imprime à une évoIution qui n'a plus rien de naturel.
Et ceci non pas selon une quelconque pulsion de mort, une disposition involutive, régressive, vers des formes indifférenciées, mais au contraire par une impulsion d'aller le plus loin possible, dans I’expression de toute sa puissance, de toutes ses facultés, jusqu'à rêver précisément d'abolir la mort. (p. 13-14)

Auquel cas, nous et notre corps, nous ne serions plus que le membre fantôme, le maillon faible, la maladie infantile d’un appareil technologique qui nous domine de loin (comme la pensée ne serait que la maladie infantile de l’Intelligence Artificielle ou l’être humain, la maladie infantile de la machine, ou le réel la maladie infantile du virtuel).
L’ensemble reste encore enfermé dans une perspective évolutionniste qui conçoit tout selon une trajectoire linéaire, de l’origine à la fin, de la cause à l’effet, de la naissance à la mort, de l’apparition à la disparition.
Mais la disparition peut être conçue autrement, comme un événement singulier et l’objet d’un désir spécifique, le désir de n’être plus là, qui n’est pas du tout négatif, bien au contraire : ce peut être le désir de voir à quoi ressemble le monde en notre absence (…), ou de voir au-delà de la fin, au-delà du sujet, au-delà de toute signification, au-delà de l’horizon de la disparition, s’il y a encore un événement du monde, une apparition non-programmée des choses. (p. 15-16)

Jean Baudrillard, Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu ? (Texte inédit daté de janvier 2007) (L’Herne, 2007)

mardi 17 avril 2007

un soulier de confort dans l'élan

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27. Technique

La force de l’homme est le point.
Celui-là sur le banc
fut un homme.
Celui-ci sur le banc continue.
Il devient ce qu’il est.
Qui est un homme ?
Bête se demande.
Elle dit parfois : « Voilà un homme ».
Ou « Voici ».
Elle va sur lui. Droit devant.
Il prend un bâton et souffle dans le dur.
Il souffle autour.
Les braises vont
au visage de la bête.
Des pierres qui brillent.
Des pierres combatives.
Comme foudre mariée à grêle.
Bête sent qu’il y a une idée
dans le souffle. I. cause
étonnement.
Et l’arrêt en plein vol.
En plein air.
Bête allée à Technicité.
En passant.
Elle visite bouche ouverte et tombée
(coquillage)
pays de violence et d’invention.
Silence et inauguration
dans la bête.
Avant les jeux.
Elle commence la vertu commune.
Et les tissus de vertu.

D’après « le Loup et l’Homme »

(…)

Finale

Des cœurs en nombre
sont montés, et roulent
dans les Contes.
Pourquoi ?
Pour emprunter l’enfer ?
Pour aller des basses régions
à la fin heureuse ?
Mais tout ne finit pas bien.
Conte est en zibeline parfois.
Et fait un vair de poésie
Un soulier de confort dans l’élan.
Souvent, Conte est en verre.
Solide et renversable. Car minuit sonne.
Des gens alors ont des sourires
d’indéfinition ?
83% de bonheur, 9% de dédain,
6% de peur + 2% de colère ?
Vaste Public est une Impression Générale,
plus qu’une Opinion ?
C’est un ensemble de cœurs sur des pentes.
Avec agitation pré-morale.
L’organe dépendant comprend
des choses.
V.P. a humour et confiance,
ou inquiétude.
Il est inquiet de la conformité.
Enfant Vrai aussi.
Il y a deux publics,
Enfant et peuple ?
Non.
Peuple comprend enfant vrai.
Qui est une suite d’idées.
Peau de ciel ici.
Plafond en dessous. (...)

Philippe Beck, Chants populaires (Poésie Flammarion, 2007, p. 85-86 et p. 213-214)

Philippe Beck est né en 1963, il enseigne la philosophie à Nantes.

On trouve en ligne une page remue.net très complète (extraits, bibliographie, nombreux liens), et également des informations mises en ligne par Sitaudis, le CiPM, et le Printemps des poètes.

lundi 16 avril 2007

politique quotidienne du désordre

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Le conseil avisé de François Bégaudeau au « désordrophile » - quelque peu frustré, par les temps qui courent - qui sommeille - selon lui - en tout électeur de gauche :

(...) instaurer, dans son espace vital, une Politique Quotidienne du Désordre, ou PQD.
Cette dernière est menée en circuit interne. Par l'individu, pour l'individu. Juge et partie. Administrant et administré. Démocratie directe. Autugestion pour ma gueule. Kibboutz pour mézigue. Qui consiste à instaurer un comité de surveillance propre à neutraliser Ies pulsions d'ordre par quoi l'on se sent traversé. Une sorte de plan Vigipirate permanent, destiné à mettre hors d'état de nuire le petit terroriste qui sommeille en chacun.
À ne considérer que ces prises de position dans le champ politique et sociétal, Christian se croyait totalement désordrophile. Mais quand il baissa les veux sur le plancher où reposait en vérité ses très véritables pieds, il constata quel petit fasciste il était par moments : ne supportant pas qu'un ami dorme chez lui et risque de perturber la disposition en apparence aléatoire des objets et des meubles ; s'irritant qu'on ait la moindre minute de retard à un rendez-vous; giflant Béatrice lorsqu'elle lui avoua avoir embrassé un garçon dans un action-vérité organisé à l'étage le soir de la fête chez Sophie ; se traitant intérieurement de pauvre larve pour n'avoir travaillé que deux heures sur son manuscrit, un dimanche qu'il faisait beau ; aimant un film à proportion de la compréhension qu'il en a, et non pour le débord qu'il pourrait provoquer ; aimant avoir Iu plus que lire ; constatant avec joie qu'il possède tous les Tintin ; ressentant une étrange satisfaction intérieure après avoir posté ses factures ; vérifiant sans arrêt la présence de son porte-monnaie dans sa poche. Liste non exhaustive, car il arrive ce paradoxe que le royaume de I’ordre est extensible à l'infini.

François Bégaudeau, « Pour une PQD », dans « Les forces de l’ordre », Inculte. Revue littéraire et philosophique, # 12, février 2007, p. 16-17

François Bégaudeau vient également de publier, avec Arno Bertina et OIivier Rohe, Une année en France (Gallimard, 2007), dont il est intéressant de l'écouter parler avec Alain Finkielkraut (Répliques, 24 mars 2007).

dimanche 15 avril 2007

détournement de mots d'ordre

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Quelques uns des Grands mots d’ordre et petites phrases pour gagner la présidentielle (POL, 2007) d'Hubert Lucot :

Nul n’est censé ignorer la loi de la jungle. (p. 15)

Tous les humains ont devoir de se ressourcer, sauf s’ils n’ont pas de ressources. (p. 61)

L’intelligence artificielle n’est pas au point. Heureusement, l’informatique assiste intelligemment la bêtise. (p. 69)

On sait enfin pourquoi les humains ont pu vivre sans portable pendant des millénaires : ils ne se rendaient pas compte. (p. 72)

Un nombre encore trop important de piétons seraient épargnés par les automobilistes. (p. 106)

Arriérés, les Français ne comprennent pas qu’ils doivent travailler plus et pour un salaire moindre. (p. 129)

Pour vaincre le chômage, il faut allonger la journée de travail. Les actifs se tueront à la tâche, ce qui libèrera des emplois. (p. 131)

Une foule de gens s’acharnent à vivre alors qu’ils n’en ont plus les moyens. (p. 174)

« Chez les peuples intelligents, les sondages donnent les résultats suivants : NON, 2% ; OUI, 3% ; 95% d’indécis, quelle que soit la question. » (p. 197)

On peut en lire d'autres (les premières pages) sur le site des éditions POL, écouter Hubert Lucot les lire sur le site de Libération, où découvrir comment François Bon en fait atelier.

samedi 14 avril 2007

êtres de fuite

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Comment rebondissent-ils ? On l'ignore. Ils ne touchent ni le sol ni les choses ni les hommes, pourtant ils tiennent. Par commodité, on les imagine gluants, extrêmement malléables et d'une légèreté qui confine à la susceptibilité : ils fuient à l'approche de la moindre surface, ricochent sans fin entre les choses, entre les gens, horizontalement mais aussi verticalement, sans jamais toucher quoi que ce soit. Intouchables, intouchés, délicats. Que dire d'autre ? Ils évitent les définitions. Ils ne sont pas concernés. (…)
La surface n'y est pour rien. Ils sont en eux-mêmes tiraillés par des forces toujours antagonistes, des envies d'aller là tout en désirant fuir ailleurs qui les condamnent à un ballottement perpétuel. Ils y vont mais fuient. Ainsi, à peine ont-ils choisi et suivi une direction qu'ils en prennent une autre (pas une direction inverse, une autre), puis sur le chemin de cette nouvelle direction, ou à peine sur le chemin de cette nouvelle direction, à peine amorcé le mouvement vers cette nouvelle direction, saisis de regret, ou conscients de toutes les possibilités dont ils se couperaient en optant pour celle-ci plutôt qu'une autre, ou rebutés déjà (peut-être ont-ils déjà assouvi dans le chemin parcouru vers la surface - si court soit-il pour nous comme pour eux - toutes les envies, peut-être sont-ils déjà repus, gavés, pourquoi continueraient-ils de se diriger par là, bon sang ? ils en ont déjà fait le tour, les bras leur en tombent, ils sont mous, rebroussons, fuyons les surfaces, ce qui leur passe par la tête), ils bifurquent, refluent, se retirent, se replient, et ainsi de suite, dans tous les sens, rattrapent, ravalent sans cesse un désir initial défaillant, ou un désir antérieur plus attrayant, et avant lui encore un autre, se retranchent, abolissent, révoquent. Ils ont loupé le coche mais ont le désir, un désir inflexible qui se maintient (ils ne s'arrêtent jamais) avec toutes ses contradictions, envers et contre eux-mêmes, afin que toutes les possibilités leur soient permises. Ils n'ont pas en eux-mêmes suffisamment de décision pour affermir le choix dans l'une ou l'autre direction. Jamais personne (un chef, un père, du nerf ?) n'a su leur dire non, pas par là. De l'amour qui dirait viens. Ils ont déjà la prescience du ratage à suivre une trajectoire, cette trajectoire, plutôt qu'une autre. Ils anticipent, tergiversent, se repentent, sursoient, optent, s'endettent. Les directions, c'est coton. Constitués d'inutile et d'invivable lucidité, de revirements, ils sont ici et là, porteurs d'ambition ravalée, d'à quoi bon ?, de vœu acharné cependant, qu'aucune pulsion ne stabilise, qu'aucune idée de fin ne subordonne à une station ou au désœuvrement, voués à l'irrémissible arrachement de la décision précédente, sans autre ligne de conduite que la remise en question de la ligne de conduite, partisans fanatiques de la frustration, vides de souvenirs. Ils ne se sont jamais donnés. Ils n'ont rien vécu. Ils n'ont le goût de rien. Petits tas de tentations. Aucun paysage, aucune surface, aucune explosion de couleurs, aucun projet ne saurait apaiser leurs virevoltes. Rien ne leur dit. Tout leur dit. Comme s'ils voulaient avoir le choix (vouloir est un grand mot), ne surtout pas se couper de possibilités, mais l'avoir tout le temps, à tout bout de champ, frénétiquement. Les êtres hybrides devraient s'y mettre, ils vont s'y mettre, ils s'y mettent, et puis non! ils ne s'y mettent pas, ils vont s'y mettre. Toute une conception de l'action qui, nous aussi, nous atteint, il ne faut pas croire, à essayer de saisir ce qu'ils veulent.

Alain Sevestre, « Les êtres hybrides », Chez moi : nouvelles (Gallimard, 2007, p. 69 et p. 71-73)

Dans le recueil de nouvelles d’Alain Sevestre, la belle description de ces « êtres hybrides » tout en lignes de fuite « m’atteint, moi aussi », davantage que d’autres nouvelles plus spectaculaires comme « Chez moi », qui donne son titre au volume, et dont on peut lire un extrait chez Berlol. Dominique Quélen propose également sur le site d’Action restreinte une intéressante analyse de ce livre.

Alain Sevestre a publié auparavant :
Double suicide villa Godin (Minuit, 1987)
L'Art Modeste : essai (Gallimard, 1995)
L'Affectation (Gallimard, 1997)
Entrées en matière (Gallimard, 1999)
Le slip (Gallimard, 2001)
Mes Gaillards : théâtre (Comp'Act, 2002)
Revolver (Gallimard, 2003)
Les tristes (Gallimard, 2005)

vendredi 13 avril 2007

tous contre tous

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Même si ceux qui ne les lisent pas continuent d'accuser les écrivains français contemporains de ne s'intéresser qu'à leur nombril, ils me semblent nombreux, en ces temps pré-électoraux, à parler de ce qui les entoure et ne leur plaît pas. Ariel Kenig publie ainsi Quitter la France (Denoël, 2007), court pamphlet en forme de lettre de rupture amoureuse à notre pays. Son précédent roman, La Pause, mettait en scène un jeune homme qui dans une cité refusait de sortir de chez lui pour ne pas accepter la vie qu'on lui promettait.

Plus loin n’existe pas. La vie c’est le blockhaus : l’habitation à loyer modéré, le hameau de campagne, le quartier pavillonnaire, le gratte-ciel résidentiel, l’impasse à loft ou l’hôtel particulier. Les types de logis s’affrontent pendant que les petits ego concourent.
À qui revient la plus grande valeur démographique, la plus grande souffrance, le plus grand déni ? À qui échoit le plus indécent privilège, le plus vulgaire avantage ?
Tous contre tous, nous avons amoindri nos forces, perdu notre lucidité, et cela m'est égal, au fond, de brûler mes liens. (p. 27-28)

Les gens ne se regardent pas assez. Ils s'effraient. Ongles rongés, peau trouée, doigts jaunis par le tabac, cheveux gras, il y a matière. Les gens sont trop malheureux. Ils réclament infiniment, sans complexe. Puisque tes normes et tes institutions les détruisent, ils demandent réparation. Ça ne les contentera pas plus, mais « c'est toujours ça de pris ». Ce serait de l'individualisme, du vrai, les demandeurs en tireraient un profit intime et transcendant. Du bonheur brut. Mais puisqu'ils se nient d'avance, les plaignants construisent leur identité dans le sauvetage de leur statut, du symbole qu'ils incarnent. C'est aride. (p. 42)

Plutôt que de regrouper tes forces afin de rayonner toujours, de pérenniser ton implantation culturelle dans le monde, crache ton vin d'abord et trouve un endroit où loger tes pauvres. Intrinsèquement, je n'ai pas spécialement honte de ta culture ; seulement de l'effroi quand elle voyage. En employant tes mots à l'autre bout du monde, je tremble de peur. Comment s'exprimer en ta langue officielle sans être suspecté de collaborer à tes actes dédaigneux ? (p. 61-62)

Ariel Kenig est né le 24 juin 1983. Il a déjà publié des pièces de théâtre et deux romans : Camping Atlantic (Denoël, 2005) et La pause (Denoël, 2006).

jeudi 12 avril 2007

frères d'ombre

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Du plus loin que je me souvienne, je me suis toujours sentie en situation irrégulière. Il me semblait qu’à tout moment quelqu’un pouvait surgir chez moi en hurlant : Police ! Contrôle d’identité ! Et me contraindre à le suivre. C’était absurde, personne n’avait songé à me mettre à la porte, mon casier judiciaire était vierge et je n’envisageais aucune action terroriste (…) Mes parents, des juifs d'Afrique du Nord qui avaient émigré en France a l'âge de dix-sept ans, m'avaient élevée dans la crainte. Juifs, ils voulaient se faire discrets ; immigrés naturalisés au début des années 60, ils se sentaient inférieurs aux « vrais » Français comme s'il en existait des faux, détenteurs de papiers falsifiés, arborant des sourires factices, des citoyens de seconde zone, en somme, catégorie dans laquelle ils se rangeaient instinctivement sans que personne les eût identifiés comme tels, Sur l'échelle de l'étrangeté, mes parents comptaient double. Aussi, quand, le mois dernier, j'ai été arrêtée par erreur avec des immigrés clandestins lors d'un contrôle d'identité sauvage opéré par des policiers en civil, je me suis laissé prendre, je ne me suis presque pas rebellée, j'avais anticipé ce moment, mon éducation m'y avait, d'une certaine façon, préparée. (p. 11-12)

Moi, je le savais, je l'ai compris très tôt, je le sentais instinctivement sans avoir été évincée d'aucun groupe, sans avoir été méprisée : jamais personne ne nous aimerait autant que nous le souhaitions. Nous voulions tout : être acceptés des autres sans pour autant nous mêler à eux, être intégrés sans renoncer à nos coutumes, sans oublier nos racines cosmopolites, devenir de parfaits Français, des fruits de l'école républicaine, des citoyens responsables, tout en sachant que nous n'en serions jamais, et quel dilemme ! Nous nous sentions différents, nous nous déplacions en meutes, bêtes sauvages et blessées, nous avions été mordus, nous nous méfiions, nous avions peur mais les caresses nous manquaient et nous nous approchions, farouches, sans nous livrer complètement, nous nous faufilions dans l'espoir qu'on nous acceptât enfin, qu’on nous aimât, et nous étions ces chiens geignards, collants, susceptibles - voilà ce que nos peurs avaient fait de nous, et je les comprenais, ces exilés soumis, honteux, je les aimais, je me reconnaissais en eux, ils étaient mes frères d'ombre, mes pères de misère, je les admirais, timorés et loqueteux, j'aimais leur fierté excessive, leur réserve, les larmes qu'ils ravalaient et l'amour qu'ils portaient à la liberté, cet amour qui les poussait à la fuite, à l'abandon, qui les menait à la mort, à la maladie, à la solitude, et ils étaient nos derniers héros ces hommes qui quittaient tout pour être libres, leur pays, leur famille et les femmes qu'ils aimaient, car qui étions-nous pour les juger, nous qui avions été bercés par ces mots Liberté, Égalité, Fraternité, qui étions-nous pour leur refuser l'accès à cette terre, la nôtre ? Quelle sorte de monstres à visage humain étions-nous devenus pour les chasser par la force, par le jeu inique des lois, par la tentation corruptrice de nos peurs, eux que nous abandonnions à la déshérence comme des terres infécondes, et qu'avaient-ils à nous prendre que nous ne pouvions leur offrir ? La liberté, nous l'avions dévoyée. (p. 78-79)

Karine Tuil, Douce France (Grasset, 2007)

Karine Tuil a été autorisée à visiter l'un des plus modernes des « centres de rétention administrative », celui du Mesnil-Amelot près de Roissy, expérience qu’elle a « romancée » dans Douce France.

Elle est née le 3 mai 1972 à Paris et est l'auteur de :
- Pour le pire (Plon, 2000)
- Interdit (Plon, 2001)
- Du sexe féminin (Plon, 2002)
- Tout sur mon frère (Grasset, 2003)
- Quand j'étais drôle (Grasset, 2005)

on peut lire en ligne :
- le commentaire éclairé de Réseau Éducation Sans Frontières
- un entretien dans Zone littéraire
- un autre entretien dans Le Mague

... et, pour mettre en perspective, suivre le conseil de Daniel Schneidermann.

mercredi 11 avril 2007

dans la blogopole

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::: à explorer, cette splendide blogopole, cartographie interactive de la blogosphère politique

::: Jean Veronis met en ligne (et analyse) les discours des candidats

::: Michel Onfray dissèque « le cerveau d'un homme de droite » et son « hémisphère gauche »

::: Daniel Schneidermann quant à lui n'arrive pas à cristalliser !

::: une affiche de 1965 exhumée par Olivier Bonnet qui vaut mieux qu'un long discours

::: la « Camille » plus vraie que nature de Samuel Tasinaje

::: des répliques célèbres avec Télérama

::: on peut aussi se défouler en bouffant des pommes et des sarkozys déchaînés dans ce packman relooké (j'ai réussi à faire gagner ma présilol !)

mardi 10 avril 2007

numérisation de l'univers

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Dans la nouvelle d'A. Clarke, les étoiles s'éteignent une à une dès que sont comptabilisés tous les noms de Dieu. N'est-ce pas la même opération de numérisation de l'univers qu'ont entreprise les computers du monde entier, cette fois pour leur propre compte, sans tenir compte de Dieu, et ne faut-il pas prévoir la même extinction du monde au terme de ce calcul intégral de la réalité ?

(...)

Tout comme les étoiles du ciel, dans le récit d'Arthur Clarke, ainsi les étoiles du cerveau s'éteignent une à une, une fois mis en place le stockage de toutes les données. Mais peut-être cette plongée dans la zone de silence et de catalepsie est-elle une réaction de défense contre l'excès d'une mémoire artificielle ?

Jean Baudrillard, Cool Memories V : 2000-2004 (Galilée, 2005, p. 101 et p. 107)

lundi 9 avril 2007

pensée siliconée

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« L'humanité ne pourra se penser comme telle que lorsqu'elle rencontrera une autre espèce consciente... » Il y a une grande présomption à ne vouloir se mesurer à quelque autre espèce que sur la base de la conscience. Celle-ci est un miroir déformant qui empêche de voir que la confrontation existe déjà hors-conscience, dans l'infra-humain, dans l'animal, dans le déroulement du monde sans nous, hors de nous. Pas besoin d'une espèce extra-terrestre pour cela : l'altérité est là, et elle est partout un défi à la conscience telle qu'elle se pense comme hégémonique, seule juge de l'existence du monde.
Il est possible que l'espèce humaine espère, par l'intelligence artificielle, inventer une autre race où elle puisse se réfléchir, comme dans un immense miroir. Mais elle ne ferait encore, en se réfléchissant, que vérifier son existence. Or la conscience suffit pour se connaître, mais elle ne suffit pas pour se penser. Pour cela, il faut que nous soyons défiés dans notre conscience même par tout ce qui ne jouit pas de cette conscience « supérieure », mais qui n'en fait pas moins, dans l'ordre du monde, jeu égal avec la conscience. La conscience n'est souveraine que dans les termes de la représentation du monde qu'elle impose, et qu'elle s'impose à elle-même. Dans l'ordre symbolique, elle ne peut que se mesurer à quelque chose de plus vaste.

(...)

Les seins siliconés, qui ne s’affaissent jamais, même à l’horizontale.
La pensée siliconée, celle qui ne s’avachit jamais, et qui tient debout toute seule, dans n’importe quel contexte.

Jean Baudrillard, Cool Memories V : 2000-2004 (Galilée, 2005, p. 49 et p. 90)

dimanche 8 avril 2007

grenouille artificielle

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Harry, le narrateur de Neurotwistin’, de Laurent Queyssi est une grenouille neurasthénique, fruit d’une expérience qui lui a donné un esprit humain : non seulement il parle mais il écrit des romans d’espionnage à succès.

Ce premier roman, paru en 2006, est désormais téléchargeable gratuitement sur le site de son éditeur , Les Moutons électriques, qui propose aussi un entretien de l'auteur avec André-François Ruaud.

Laurent Queyssi est né en 1975. Il est aussi journaliste et traducteur.
On peut également consulter en ligne son site et son blog.

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