lignes de fuite

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dimanche 16 décembre 2007

une région de nostalgie inhabitable

Un journal intime gai est inimaginable. Quand l'homme se penche sur lui-même, sur son passé immédiat, il n'attrape que des poissons de désastres. (p. 88)

Tous les jours je me dis que ça va changer. Et tous les jours je me demande pourquoi ça changerait. Matins difficiles. Soirs possibles. (p. 28)

On n'écrit toujours qu'à deux doigts de se taire. (p. 28)

(...) Bref écrire est chose grave. Pathétique. Et du même coup, lire. Écrire, c'est enregistrer les signaux d'un morse qui paraît nous concerner, mais dont le principe nous échappe. Aller parler de communication après cela, c'est entrer dans une région de nostalgie inhabitable. C'est parce que l'homme n'est pas fait pour écrire que la littérature est passionnante. (p. 84)

Georges Perros (Papiers collés, II, Gallimard, L'Imaginaire, 1973)

samedi 15 décembre 2007

je jubile

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Quand je lis Barthes, entre autres, j'éprouve du plaisir. Je ne me dis pas qu'il est en train de faire révolution, de changer le monde, et comment le saurais-je, non, je jubile. Il vous déshabille Racine, et toute chemise enlevée, qui voit-on, Barthes en personne. Voilà ce que j'appelle de la critique. Il est tellement proche d'une œuvre - la sienne - que celle qu'il travaille le change en lui-même.
Après quoi on vient me dire que Barthes est structuraliste. C'est très secondaire.

Georges Perros (Papiers collés, II, Gallimard, L'Imaginaire, 1973, p. 425)

vendredi 14 décembre 2007

jusqu’à l’exténuation de toute parole

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jusqu’à l’exténuation de toute parole parler
jusqu’à l’épuisement lire dans la lumière
:
hommes, nous aurions dû être vivants
sous les espèces de l’arbre & de la pierre
:
& vois donc ces visages ces traits – tout ici s’efface
tout se met à flotter
dans l’indécis
:
seule certitude – le loquet de la glotte
se prolonge & se perd
sans fin

& dans le bol de lumière noire où les constellations font signe
vivre tête renversée lire lire lire & parler
jusqu’à ce que la lumière vire
& que les pierres crient
& les arbres

Auxeméry, Les Animaux Industrieux, Flammarion, 2007, p. 92

Parfois la mise en page blog limite beaucoup : ici impossible de restituer les blancs, les décrochements, les espaces de la page sans recourir à son image :

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Poète et traducteur, Auxeméry (c’est un pseudonyme) est né en 1947

En ligne :
- un autre extrait, choisi par Dominique Fromentin : « Auxeméry : sortir des cercles »
- « La nature des choses », des extraits de Codex (Flammarion, 2001) (Géopoétique)
- la notice bio-bibliographique très complète de Poezibao
- une page remue.net
- « La bibliothèque idéale d’Auxeméry » (Revue des ressources)

jeudi 13 décembre 2007

de clic en clic

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::: une belle analyse de Tumulte de François Bon par Benjamin Renaud, qui propose en ligne l'ensemble du colloque « Genres en mouvement » dans le cadre duquel il a prononcé cette communication.

::: cherchant la page sur Tumulte chez François Bon, je tombe sur de magnifiques photographies de la BnF, hier soir !

::: envie de citer aussi les images collectées par David Calvo : ici ... ... ou

::: parcourir les critiques fascinantes de minimalisme sur le blog mis par la Bpi à la disposition du Festival du premier roman

::: si vous aimez les winners, le web qui rapporte, l'anglais et Loïc Le Meur, le Web 3 est fait pour vous !

::: et si vous en avez marre de vous faire des amis sur FesseBouc, essayez Hatebook ...

mercredi 12 décembre 2007

comme si j'avais le temps


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Travailler ! Travailler ! Comme si j'avais le temps.

Georges Perros (Papiers collés, II, Gallimard, L'Imaginaire, 1973, p. 109)

29 septembre 1955

Pourquoi je suis paresseux. Voilà le programme d’une de mes journées :
Je me lève. Projet : travailler.
Je mange. Projet : travailler.
Il est deux heures. Projet : travailler.
Je dîne. Projet : travailler.
Qu’une chose à faire : travailler.
C’est pas une vie.

Georges Perros (Papiers collés, III, Gallimard, L'Imaginaire, 1978, p. 276)

en ligne :
- La vie ordinaire de Georges Perros
- Georges Perros

mardi 11 décembre 2007

la paresse des voies ferrées

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« Faut-il réagir contre la paresse des voies ferrées entre deux passages de trains. »

Marcel Duchamp, « Poils et coups de pieds en tous genres », Rrose Sélavy (1939)

ci-dessus : 3 stoppages-étalon (1913) qui offrent de belles lignes de fuite ...

lundi 10 décembre 2007

l'âme adore nager


L'âme adore nager.
Pour nager on s'étend sur le ventre. L'âme se déboîte et s'en va. Elle s'en va en nageant. (Si votre âme s'en va quand vous êtes debout, ou assis, ou les genoux ployés, ou les coudes, pour chaque position corporelle différente l'âme partira avec une démarche et une forme différentes c'est ce que j'établirai plus tard.)
On parle souvent de voler. Ce n'est pas ça. C'est nager qu'elle fait. Et elle nage comme les serpents et les anguilles, jamais autrement.
Quantité de personnes ont ainsi une âme qui adore nager. On les appelle vulgairement des paresseux. Quand l'âme quitte le corps par le ventre pour nager, il se produit une telle libération de je ne sais quoi, c'est un abandon, une jouissance, un relâchement si intime.
L'âme s'en va nager dans la cage de l'escalier ou dans la rue suivant la timidité ou l'audace de l'homme, car toujours elle garde un fil d'elle à lui, et si ce fil se rompait (il est parfois très ténu, mais c'est une force effroyable qu'il faudrait pour rompre le fil), ce serait terrible pour eux (pour elle et pour lui).
Quand donc elle se trouve occupée à nager au loin, par ce simple fil qui lie l'homme à l'âme s'écoulent des volumes et des volumes d'une sorte de matière spirituelle, comme de la boue, comme du mercure, ou comme un gaz - jouissance sans fin.
C'est pourquoi le paresseux est indécrottable. Il ne changera jamais. C'est pourquoi aussi la paresse est la mère de tous les vices. Car qu'est-ce qui est plus égoïste que la paresse ?
Elle a des fondements que l'orgueil n'a pas.
Mais les gens s'acharnent sur les paresseux.
Tandis qu'ils sont couchés, on les frappe, on leur jette de l'eau fraîche sur la tête, ils doivent vivement ramener leur âme. Ils vous regardent alors avec ce regard de haine, que l'on connaît bien, et qui se voit surtout chez les enfants.

Henri Michaux, « La paresse » , Mes propriétés (1930), dans La Nuit remue (Poésie Gallimard, p. 110-111)

dimanche 9 décembre 2007

la vie n'est pas le travail (bis)

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post-scriptum au billet du 1er décembre :
merci à cairo qui a retrouvé le contexte de la citation du grand Charles, rapportée par André Malraux et qu’agrémente un chat des chartreux :

Un chat des chartreux saute sur le bureau. D’où vient-il ? La porte est fermée.
- Mon général, est-ce que vous savez ne rien faire ?
- Demandez au chat ! Nous faisons des réussites et des promenades ensemble. Il n'est facile à personne de s'imposer une discipline d'oisiveté, mais c'est indispensable. La vie n'est pas le travail : travailler sans cesse rend fou. Et vouloir le faire est mauvais signe : ceux de vos collaborateurs qui ne pouvaient se séparer de leur travail n'étaient nullement les meilleurs.

André Malraux, Les Chênes qu'on abat (Gallimard, 1971, p. 66)

... et, puisque nous sommes dimanche, allez écouter la chanson du dimanche

samedi 8 décembre 2007

des visages là où il n’y en a pas

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Me fascinent certaines séries photographiques découvertes sur la toile, en particulier celles qui mettent en scène des visages, accompagnés d'objets standardisés divers : petit déjeuner, vètements, chaussures ... par exemple :

::: Breakfast, du photographe californien Jon Huck

::: Exactitudes , du photographe Ari Versluis et de la styliste Ellie Uyttenbroek, à Rotterdam

::: The Shoe Project, de la photographe norvégienne Ellen Ugelstad

::: jusqu'à ce détournement troublant consistant à chercher des visages là où il n’y en a pas
( même Berlol s'y met, avec une épluchure de clémentine très dubuffetienne ... )

post-scriptum : Berlol récidive avec un très hiératique et énigmatique lampadaire tokyoïte

vendredi 7 décembre 2007

il y a la peur

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Derrière chaque photo, par-delà le plaisir et la joie, il y a la peur, peur du temps qui passe, de sa fugacité, peur de voir puis ne plus voir, vivre puis ne plus vivre, avoir vécu et n'en avoir nulle trace démonstrative, nul souvenir tangible ; derrière chaque photo, il y a la peur de mourir, et la preuve de notre mort. (p. 29)

Ce cliché ultime restant à prendre était tout autre, avait une valeur très différente. L'enjeu était à la fois personnel, intime, et universel, incluant l'histoire particulière du photographe et le monde dans sa globalité; d'un intérêt intemporel, présent, passé, futur, comme une image unique destinée à nous représenter aux yeux d'une civilisation extraterrestre. La photo, avec toute sa charge de solennité imposée, sera hautement symbolique, humainement déterminante. Elle devra être douée d'originalité, marier l'évidence et la surprise. Elle pourra être anecdotique avec la force édifiante d'une fable; panoramique avec l'intensité sourcilleuse d'une nature morte. Elle sera une tentative de synthèse, une démonstration, une célébration, un hymne. Depuis toujours, l'homme a ambitionné d'écrire Le Livre, de peindre Le Tableau, de composer La Musique, de réaliser Le Film; ce sera La Photo. Moi, Alain Neigel, simple photographe amateur, j'en donnerai ma vision, apporterai mon humble contribution à son édification.
J'allais devoir faire un choix, éliminer ce qui ne me paraîtrait pas essentiel, ou pas assez, avec l'envie, l'espoir, l'exigence, de trouver mieux, jusqu'à ce que je décide que ceci, qui était devant moi, que je voyais, serait ma photo. Dans ma chambre d'hôtel, je commençais à y réfléchir. Défilait devant mes yeux, comme un kaléidoscope, toute une théorie d'images convoquées par la pensée. Je ne sortais que pour aller manger à L'Archetto. (p. 62-63)

Eros se leva et sortit la tête par le toit ouvrant. Au moyen de son téléphone portable, il visionna sur écran le paysage qui défilait, comme s'il ne pouvait pas voir de ses yeux sans passer par un filtre. Je me rappelai le temps où, moi aussi, je m'abritais derrière un appareil photo, préférant à la réalité immédiate, la mise en image de cette réalité, comme une mise à distance, une prise de recul. Combien de fois j'ai porté à mes yeux mon appareil pour me cacher d'un spectacle que je ne savais voir ? Derrière chaque photographe, il y a, en fin de compte, un grand timide qui a peur d'être au monde nu et désarmé. Les appareils ressemblent à des masques, des loups de bal costumé, derrière lesquels on se dissimule. Les photos sont des actes manqués, des paroles sous silence, des baisers refoulés, des sourires figés, des yeux qui se ferment. (p. 100-101)

Laurent Graff, Il ne vous reste qu’une photo à prendre (Le Dilettante, 2007)

La métaphore de la photographie comme image de la mort prend vie et consistance dans ce récit fantastique, ironique et très attachant. Qui plus est il me donne envie de relire La Chambre claire !

Laurent Graff est né en 1968 ; il est archiviste et a publié :
Caravane (Le Rocher, 1998)
Il est des nôtres (Le Dilettante, 2000)
Les Jours heureux (Le Dilettante, 2001)
La vie sur Mars (Le Rocher, 2003)
Voyage, voyages (Le Dilettante, 2005)
Le Cri (Le Dilettante, 2006)

jeudi 6 décembre 2007

une sorte d'éponge informe

Encore quelques douceurs ?

Barthes (Roland)
On l’oublie facilement, mais Roland Barthes a choisi d’ouvrir ses Fragments d’un discours amoureux par une méditation sur la douceur. À deux reprises, l’idée de suicide se présente à lui « pure de tout ressentiment (aucun chantage à personne) ». « Cette pensée frôlée, tentée, tâtée (comme on tâte l’eau du pied) peut revenir. Elle n’a rien de solennel. Ceci est très exactement la douceur. »
Ces mouvements indistincts de l’âme qui détermine un flottement de soi, tandis que se disperse la petite collection d’opinions et de traits supposément distinctifs que chacun considère comme son moi, Roland Barthes excellait à les décrire ; non sans mélancolie. (p. 22-23)

Éponge
Redisons-le, après d'autres, puisque la banalité mérite une place dans un éloge de la douceur : un écrivain, en tant que tel, est une sorte d'éponge informe, molle et fade. Qu'il ait, par ailleurs, des opinions, une personnalité, une culture, de l'intelligence, après tout, pourquoi pas ? Mais ce n'est pas ce qui détermine son travail. (p. 52)

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Lecture
Il faut, nous dit Barthes, lire Sade selon un principe de délicatesse. À vrai dire, c'est toujours ainsi qu'il faut lire. La lecture est la plus subtile, la plus tendre, la plus raffinée, la plus raffinante de toutes les activités. C'est aussi celle qui exclut l'ensemble du champ social immédiat, ou m'exclut de lui. Je ne dis pas : qui exclut l'autre, puisque la lecture est la rencontre différée d'une altérité irréductible, qu'il s'agisse de l'univers d'un romancier chinois ou d'un poète portugais, si lointain et pourtant contemporain ; celui d'une épopée mésopotamienne ou d'une tragédie élisabéthaine. Toute œuvre est un autre monde possible ; elle supporte mal le bruit du monde, mais nous conduit à le mieux entendre. (...) (p. 74)

Mineur
Je me souviens vaguement de Gilles Deleuze disant un jour quelque part que la majorité, c’est ce qui exclut tout le monde. Je pourrais vérifier, c’est dans son Abécédaire peut-être ; mais j’ai la flemme ; s’il ne l’a pas dit, il aurait pu ; et cela me suffit. (p. 79)

Stoïcisme
On retient généralement de la morale stoïcienne les traits les plus grandioses. Ainsi de l'indifférence à sa propre douleur, qui est l'un des idéaux les plus spectaculaires du sage. Mais les stoïciens n'ignorent pas que rares sont ceux qui peuvent pratiquer une morale aussi exigeante. Aussi ont-ils imaginé la doctrine des préférables : nous devons nous efforcer, autant qu'il est possible, de choisir la conduite préférable, à défaut de l'idéale ; ce n'est pas là une démission, mais un courage. Il ne dépend pas de nous que nous atteignions chaque fois la cible ; mais il dépend de nous d'essayer.

Tapas
C'est le signe d'une civilisation raffinée, prévenante, que de proposer, sur de grands plateaux, de petites portions variées ; les tapas offrent toutes sortes de sensations, et le plaisir puéril et charmant de la dînette.

Ulysse
Si de tous les héros antiques Ulysse est celui qui nous touche encore le plus profondément, c'est qu'il est le héros de la ruse, c'est-à-dire du détour, de l'oblique, de l'intelligence technique, de l'esquive. Il doit sa survie à ces douceurs Achille, lui, est mort depuis longtemps, là-bas, à Troie.

Stéphane Audeguy, Petit éloge de la douceur (Folio, 2007)

Pour être tout-à-fait franche, d'autres lettres de cet abécédaire m'ont un peu déplu par leur côté « c'était mieux avant » ... mais un homme qui utilise si bien le point-virgule et les deux-points, ces ponctuations douces et indécises que j'affectionne tout particulièrement, ne peut être mauvais.

mercredi 5 décembre 2007

la douceur n'est pas un pouvoir

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Introduction à la vie douce
Si la douceur était une faiblesse, si elle n'était que le contraire de la violence, et le signe infamant d'une impuissance, on ne voit pas bien comment elle aurait pu survivre, depuis le temps, à tous ses ennemis.
Pour autant, la douceur n'est pas un pouvoir. Par exemple, elle peut difficilement donner lieu à l'élaboration d'un concept, ou de slogans. Sont-ce là les symptômes d'une coupable faiblesse ? Je ne crois pas. Simplement, la virulence, l'intensité, la puissance de la douceur ne se situent pas dans ce plan-là. Et si jamais la douceur parvenait un jour à occuper une situation dominante dans notre société, il faudrait aussi l'abandonner, comme on quitte une position, comme on déserte. Mais ce n'est pas, comme on dit, demain la veille.
La douceur est vouée à une irrémédiable minorité : ce charme est son secret. C'est précisément pourquoi, il me semble, toutes sortes de forces politiques, sociales, morales s'acharnent à la falsifier. Toute force réactive hait la douceur et cherche à la remplacer par d'odieux simulacres : la mièvrerie, la niaiserie, l'infantilisme, le consensus.
Je propose d'appeler ici douceur l'ensemble des puissances d'une existence libre ; définition générale, mais non vague, si l'on veut bien y réfléchir.
J'entends déjà ricaner les cyniques, les habiles, les réalistes, tous les petits malins à qui on ne la fait pas, et qui vont dire : la douceur, combien de divisions ? S'il faut défendre la douceur, c'est contre ces faibles-là, parce qu'ils sont les plus nombreux, et partant les plus forts. Mais comment la défendrons-nous ? On n'imagine pas un Manifeste, ni même un Traité de la douceur : trop de bruit, trop de gestes. L'éloge ici convient, qui fera un livre aux contours incertains, mais que la gaieté continûment inspire ; je ne sache pas qu'elle exclue la fermeté ou la force.
Cependant, dans ce combat très particulier que nous livrons pour la douceur, tous les moyens ne sont pas bons. En effet, la douceur suppose toujours une affirmation, une joie même si, par ruse et dans l'adversité, elle peut se présenter sous les espèces de la négativité. La douceur commande une sorte de guérilla, avec ses caches d'armes, ses décrochages, ses pièges et ses alliances. Dans ton combat contre le monde, seconde le monde : nous devons cette exhortation à l'un des génies les plus doux de la littérature mondiale. Tâchons de n'être pas indigne tout à fait de cette exhortation.

Stéphane Audeguy, Petit éloge de la douceur (Folio, 2007, p. 9-10)

Parce qu'on n'imagine pas un « manifeste » de la douceur, son éloge prend la forme légère d'un abécédaire drôle, émouvant et souvent surprenant :

Forme du présent livre
L’avantage de l’abécédaire est d’être entièrement arbitraire. En cela il soustrait son contenu au sérieux d’une logique univoque. Il fallait bien qu’un livre consacré à la douceur présentât quelques courbes ; et, comme disent les mécaniciens, du jeu. (p. 61)

Stéphane Audeguy est né à Tours en 1964, il a publié :
La théorie des nuages (Gallimard, 2005)
Fils unique (Gallimard, 2006)

D'autres extraits dans le tiers livre de François Bon

mardi 4 décembre 2007

quelque part en sibérie

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Sur un chemin de terre, un homme roulait une cigarette, debout, près d'un side-car vert, scarabée géant, compagnon de solitude. L'homme et sa machine, ensemble. De loin je reconnaissais tous les gestes, Gyl aussi roulait ses cigarettes. Il retenait la pincée de tabac au creux de la main, l'effritait du bout des doigts, la répartissait dans la pliure de la feuille, enfermait le tout après un léger coup de langue sur le bord du papier gomme. L'odeur de miel et de foin flottait, même si j'étais derrière la vitre du compartiment et l'homme à une dizaine de mètres. J'entendais presque le bruissement du tabac, j'imaginais les doigts agiles, le geste machinal, la tête ailleurs. Moment suspendu, rituel, intime. Il n'avait pas un regard pour le train qui reprenait de la vitesse et je pensais que c'était ça aussi le voyage, me réveiller quelque part en Sibérie, mais où ? Voir un homme se rouler une cigarette, le perdre de vue très vite, me souvenir de lui toujours.
Aujourd’hui encore, il m’arrive de penser à la brève apparition de cet inconnu surpris dans son intimité, à d’autres aussi qui de façon mystérieuse se sont installés dans ma mémoire, comme des témoins silencieux de mes errances.

C'était un moment de ma vie où la présence obsédante du monde, l'impuissance de tous les discours et celle de théories usées tourmentaient mes jours et mes nuits. Il me semblait n'avoir prise sur rien, le temps voulait m'engloutir, il m'engloutissait, du moins avais-je cette impression d'une lente et inexorable fin de tous nos espoirs. Je n'étais pas seule à percevoir cette insidieuse érosion des certitudes qui avaient emballé notre jeunesse, mais ce qui m'effrayait c'était le sentiment, que partageaient quelques-uns de mes amis, de ne rien pouvoir d'autre que de m'abîmer dans ce constat. J'avais lu dans un roman à propos de la mort des théories, On se demande jusqu'à quel point on les avait prises aux sérieux. J'en voulais à l'auteur pour sa cruelle hypothèse. Ce monde rêvé, cette belle utopie : être soi, pleinement soi, mais aussi transformer la société tout entière, pouvaient-ils n'être qu'enfantillages ? Nous consolaient-ils seulement d'être les héritiers orphelins des dérives commises à l'Est et ailleurs, que certains de nos aînés avaient fait semblant d'ignorer ? (p. 11-12)

Deux fois par semaine je descendais l'étage qui nous séparait pour lui faire un peu de lecture, ou lui raconter la vie de femmes qui m'étaient chères par leur insolence, leur courage, leur espièglerie parfois, leur destin tragique souvent. La lecture l'endormait, mais ces parcours peu ordinaires retenaient son attention au point qu'il arrivait qu'elle se prît pour Marion du Faouët, Olympe de Gouges, Milena Jesenskà, ou encore cette femme photographe de haute mer, Anita Conti, qui avait poursuivi sa passion jusqu'à un âge avancé. Toutes lui donnaient un regain de vitalité, elle se levait enfin et réclamait l'agitation extérieure, le monde vrai, l'aventure. Nous descendions les escaliers bras dessus bras dessous pour aller boire un verre au comptoir du café d'en face, avant de remonter les escaliers, cahin-caha, jusqu'au canapé rouge où je l'abandonnais à une douce euphorie. (p. 14)

Michèle Lesbre, Le canapé rouge (Sabine Wespieser, 2007)

Un voyage jusqu'au lac Baïkal qui est comme la vie, solitaire et très peuplé, immobile et lointain, d'une lumineuse mélancolie, celle qu'évoque l’une des nombreuses citations du livre, empruntée à Mme Roland (1771) :

La douce mélancolie que je défends n’est jamais triste, elle n’est qu’une modification du plaisir dont elle emprunte tous les charmes… Elle donne je ne sais quelle teinte de grand et de frappant à une perspective sauvage, à une forêt solitaire. (citée p. 143)

Michèle Lesbre est née le 25 novembre 1939. Elle a publié :
La belle inutile (Le Rocher, 1991)
Un homme assis (Manya, 1993 ; Librio, 2000)
Une simple chute (Actes sud, Babel noir, 1997)
Que la nuit demeure (Actes sud, Babel noir, 1999)
Victor Dojlida, une vie dans l’ombre : biographie (Noesis, 2001)
Nina par hasard (Le Seuil, 2001)
Boléro (Sabine Wespieser, 2003)
Un certain Felloni (Sabine Wespieser, 2004)
La petite trotteuse (Sabine Wespieser, 2005)

en ligne : Page France Culture

lundi 3 décembre 2007

de simples faisans

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Il fit retour en lui-même et se demanda : « Pour échapper à l'idiotie, faut-il être en mouvement, faut-il arrêter tout ? Faut-il bouger ou se fixer ? Pour penser, faut-il décamper ou s'incruster ? Faut-il s'exiler ou se rapatrier, être l'oiseau sur la branche ou l'arbre enraciné ? Parfois nous croyons être actifs, nous ne sommes qu'agités. Mais souvent nous croyons être implantés et nous ne sommes qu'empêtrés. »
Il avait trente-trois ans : dans deux ans, il sera dépressif et dans cinq ans, suicidaire. Il se sentait devenir crétin.
Au troisième coup de cinq heures, il se souvint qu'il en avait été autrement. Il repensa aux années glorieuses où il était permis d'espérer. Dans les facultés, les lycées, dans la rue, les cafés, en ville, à la campagne, les Français étaient saisis du démon de la conversation et de la philosophie. Ils se sentaient autorisés à penser sur tout et par eux-mêmes. En vérité, il faut plaindre ceux qui ont raté une telle époque.
Mais subitement la fête s'était interrompue, le ciel s'était obscurci, les amis avaient vieilli brusquement, certains d'entre eux s'étaient mariés, avaient fait des enfants, étaient partis s'empavillonner en banlieue. C'était une panique froide. Sur les écrans de télévision, vêtus de vestes multicolores, des clowns baptisés « philosophes » faisaient semblant de se couper la parole. (p. 9-10)

Max prit son calepin de moleskine noire et l'ouvrit à la première page, où il écrivit ceci : « Le temps n'est pas au concept. Dans les librairies, les rayons de philosophie perdent des centimètres chaque année. Des astrologues obtiennent le titre de docteur avec félicitations du jury. Les universitaires posent en photo sur la couverture de leurs livres. Pour l'instant ils sont habillés mais un jour les profs de la Sorbonne poseront nus sur les calendriers comme des rugbymen. Le narcissisme ronge les meilleurs cerveaux, un intellectuel qui n'est pas photogénique n'intéresse personne. On écrit pour payer ses impôts, s'offrir une piscine ou un motoculteur. Les critiques littéraires s'abstiennent de lire les livres pour ne pas être influencés. Il faut penser en phrases courtes, résumer Platon en une minute, expliquer Nietzsche en deux « pitchs », réduire la Critique de la raison pure à trois propositions. L'aboutissement d'une carrière austère consacrée à l'étude des textes les plus rudes est de passer à la télévision. Ainsi Oscar von Balthazar lui-même, l'esprit le plus puissant du siècle, fait le saltimbanque à Télé-Luxembourg plutôt que de terminer une œuvre attendue depuis dix ans. D'autre part, la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a. C'est pareil avec les philosophes : ils ne peuvent penser que le pensable. D'ailleurs tout a déjà été pensé. »
Et Max, au fond d'un canapé éventré, conclut pour lui-même :
- On prend pour des penseurs de simples faisans, on prend pour des pensants de simples faiseurs. (p. 66-67)

Frédéric Pagès, L’Idiot de la Sorbonne (Maren Sell, Libella, 2007)

Davantage qu'un roman, une épopée burlesque, prétexte à développements métaphysiques aussi profonds que loufoques, par l’inventeur de Jean-Baptiste Botul, philosophe néokantien dont les opus enchantent les amateurs de philosophie et d'humour.

Agrégé de philosophie, Frédéric Pagès est né en 1950 à Suresnes.
Il est journaliste au Canard Enchaîné et l’un des « Papous dans la tête ».

Il a notamment publié :
- Le philosophe sort à cinq heures (F. Bourin, 1993)
- Descartes et le cannabis : pourquoi partir en Hollande (Mille et une Nuits, 1996)
- La Philosophie ou l’art de clouer le bec aux femmes (Mille et une Nuits, 2006)
Quant à Jean-Baptiste Botul, il est l'auteur de :
- La vie sexuelle d’Emmanuel Kant (Mille et une Nuits, 1999)
- Landru, précurseur du féminisme : la correspondance inédite, 1919-1922 (Mille et une nuits, 2001)
- Nietzsche ou le démon de midi (Mille et une Nuits, 2004)
- La métaphysique du mou (Mille et une Nuits, 2007)

samedi 1 décembre 2007

la vie n’est pas le travail

Non-non ... wi-wi ne fait pas la grève du blog, cairo : il suit juste le sage conseil de Charles De Gaulle : « La vie n’est pas le travail : travailler sans cesse rend fou. »

(si si, sans rire ! ... ceci dit je me méfie un peu de cette citation que l'on trouve beaucoup en ligne mais toujours sans source : quelqu’un saurait-il d'où elle vient ? )

Alors pour faire bonne mesure et conforter oui-oui dans sa ligne de fuite, j'ajoute une citation certifiée conforme :

L’Homme est un être de désir. Le travail ne peut qu’assouvir des besoins. Rares sont les privilégiés qui réussissent à satisfaire les seconds en répondant au premier. Ceux-là ne travaillent jamais.

Henri Laborit, Éloge de la fuite (Robert Laffont, 1976, Gallimard, Folio Essais, p. 109)

vendredi 30 novembre 2007

non-non


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... car il a lu Nietzsche ... et plein d'autres textes subversifs !

post-scriptum :


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jeudi 29 novembre 2007

c'est comme ça

c’est comme ça, oui, comme ça, et pas autrement
non, pas autrement
pas autrement
vous n’y pouvez, vous n’y pouvez
rien, rien changer, non, rien changer, c’est comme ça
comme ça, comme ça et pas
et pas
et pas autrement, non, c’est comme ça
comme ça, et pas autrement
non, pas autrement
c’est comme ça, comme ça, pas autrement, non, pas autrement
c’est comme ça, oui, comme ça
comme ça
c’est comme ça, comme
ça, c’est ça
comme ça, c’est
comme ça, c’est ça, ça
et pas autrement, autrement, non
c’est comme ça

Frédéric Dumont, téléologies (Éditions de l’Attente, 2007, p. 40)

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Frédéric Dumont est né le 30 août 1967.
Il est aussi vidéaste et plasticien, et a déjà publié :
fsyeofgaar ng (Amsterdam, 2003)
disposer/to arrange (Adéléo, 2005)
mond e (Les Cahiers de la Seine, 2005)

c’est comme une chose impossible

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la mort ... c’est comme une chose impossible … mais ... c’est comme ça … la la la la ...
un salut à Fred Chichin !

mercredi 28 novembre 2007

notre fautive et entêtée petite personne

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Arrive un jour où nos vieux amis prétendent savoir mieux que nous-mêmes ce que nous devrions faire de notre vie. C’est alors qu’un parfait inconnu nous réconcilie avec notre fautive et entêtée petite personne en posant sur elle un regard clair qui l’embrasse et la comprend.

Éric Chevillard , L'autofictif, 61

quelques sites addictifs


::: the Global network of dreams (GNOD) propose une carte de la littérature :
on entre un nom d’auteur et (on ne sait trop comment) se déploie un nuage d’auteurs (plus ou moins) proches
on reclique sur un nom et on redéploie, on entre un autre nom, etc. etc.

::: pour remplacer Martine, faites des couvertures de Pieds Nickelés !

::: et un blog pour trouver plein d’autres générateurs de trucs inutiles, par exemple un superbe logo très web 2.0 comme ça :

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