lignes de fuite

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jeudi 2 août 2007

tuiles intactes et jades brisés

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L'actualité persiste dans l'accumulation des mauvaises nouvelles.

::: Lisa Bresner, dont j'aimais les romans, drôles, imprévisibles et pleins de détours chinois - par exemple La vie chinoise de Marianne Pêche (Gallimard, 1996) - s'est donné la mort le 28 juillet dernier.
Née le 29 octobre 1971, elle était aussi sinologue, écrivain pour enfants et réalisatrice.
Quelques hommages :
- Eva Almassy
- Hubert Nyssen et Actes sud
- Marc Pautrel
- Rue 89
- et la page ouverte sur son site

::: Isidore Isou est mort lui aussi le 28 juillet dernier.
De son vrai nom Isidore Goldstein, il était né en Roumanie le 21 janvier 1925 et avait fondé en 1945 le Lettrisme.
On peut voir quelques unes de ses œuvres sur le site du Lettrisme,
l'écouter dans « La Guerre » (1947) et « Rituel somptueux pour la sélection des Espèces » (1965) (Revue des ressources)
et lire La Créatique ou la Novatique (Léo Scheer, 2004).
post-scriptum : voir aussi ce billet plein de liens de Laure Limongi.

::: Une bonne nouvelle pourtant aujourd'hui : on nous dit que président et gouvernement partent en vacances, et cela va peut-être nous en faire, même si l'on peut s'attendre à quelques jogging spectacles. Saluons l'occasion en lisant le jubilatoire article du très chinois Philippe Sollers, « Sarko fa tutto » (et en plus il est bien habillé, nous dit-on!).

mercredi 1 août 2007

que l'imagination devienne intelligible

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Paris, le 18 octobre 1977, 9h
(...) Je me suis soudain rendu compte, à la façon inconsciente dont ce film est en train de naître, qu'il n'aboutira jamais à rien si je ne le guide pas. En d'autres mots, le moment est venu d'organiser les idées et seulement elles. De transformer tout ce qui est instinctif en réflexion. De penser à l'histoire en termes d'articulation de scènes, de début, de fin, bref de structures. Il faut que l'imagination devienne intelligible (j'allais dire comestible), il faut l'aider à se trouver un sens. Barthes dit que le sens d'une œuvre ne peut pas lui venir d'elle-même, que l'auteur ne peut produire que des présomptions de sens, des formes si l'on veut, et que c'est le monde qui les remplit.
Mais comment Barthes fait-il pour compter sur une entité aussi instable que le monde ?
Michelangelo Antonioni, « Le périlleux enchaînement des événements », Ce bowling sur le Tibre (1976) (Images modernes, 2004, p. 87-88)

à propos de Barthes, Antonioni écrit aussi :

On était très amis. Il a écrit un bref texte, Cher Antonioni, qui est peut-être la chose la plus belle qui ait été écrite sur moi. C'était un être tellement sensible et doux. Barthes n'était pas seulement un homme de culture, c'était vraiment un artiste ; ses essais sont pleins d'intuitions poétiques. Et c'était là son problème, dans le fait qu'il ne pouvait pas être seulement un essayiste.
Michelangelo Antonioni, Écrits (1991) (Images modernes, 2003, p. 173)

mardi 31 juillet 2007

éclipse

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Michelangelo Antonioni est mort lui aussi hier ... triste semaine !

post-scriptum : Jeanne Moreau ressemble tellement dans ce plan de La Notte à une vierge boudeuse de Piero Della Francesca, qui était le peintre préféré d'Antonioni, peintre lui-aussi.

je ritualise l'indicible

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Sur la table blanche avec ses rallonges, il y avait, au milieu des autres cadeaux de Noël de mon frère, le cinématographe avec sa cheminée recourbée, son élégante lentille de cuivre et le dispositif pour les rouleaux de films.
Ma décision fut immédiate, j'ai réveillé mon frère et je lui ai proposé une affaire. Je lui offrais mes cent soldats de plomb contre son cinématographe. Comme Dag avait une grande armée et qu'il était toujours impliqué dans des activités guerrières avec ses amis, l'accord fut conclu à la satisfaction des deux parties. Le cinématographe était à moi.
Ce n'était pas une machine compliquée. Comme source de lumière il y avait une lampe à pétrole et la manivelle était reliée à une roue dentée et une croix de Malte. Au fond de la boîte en tôle : un simple miroir. Derrière la lentille : un dispositif pour des projections en couleurs. Une boîte violette rectangulaire accompagnait l'appareil. Elle contenait, d'une part, quelques images sur verre et, d'autre part, un bout de film sépia (35 mm). Il mesurait à peu près trois mètres et il avait été collé pour former une boucle qui tournait sans fin. Il était indiqué sur le couvercle que le film s'appelait « Frau Holle ». Qui était cette « Frau Holle », personne ne le savait, mais il s'avéra plus tard qu'elle était un équivalent populaire de la déesse de l'amour dans les pays méditerranéens.
Le lendemain matin, je me retirai dans l'immense penderie attenante à la chambre des enfants, je posai l'appareil sur une caisse, j'allumai la lampe à pétrole et je dirigeai le faisceau de lumière sur le mur peint en blanc. Puis, je chargeai le film.
L'image d'un pré apparut sur le mur. Sur ce pré, une jeune femme dormait dans une robe apparemment folklorique. Quand je tournai la manivelle (il m'est impossible d'expliquer ça, je ne trouve pas de mots pour décrire mon excitation, mais je peux, à n'importe quel moment, me rappeler l'odeur du métal chaud, de l'antimite et de la poussière dans la penderie, la manivelle dans ma main et ce rectangle qui tremblotait sur le mur).
Je tournais la manivelle, la fille se réveillait, elle s'asseyait, elle se levait lentement, elle étendait les bras, elle se retournait et disparaissait à droite. Si je continuais à tourner la manivelle, la fille était de nouveau couchée, elle se réveillait et elle refaisait exactement les mêmes gestes.
Elle bougeait. (p. 29-30)

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Comme je porte en moi un continuel tumulte qu'il me faut surveiller, l'imprévu, l'imprévisible m'angoissent. Exercer mon métier devient ainsi une pédante organisation de l'indicible. Je transmets, j'organise, je ritualise l'indicible. Certains metteurs en scène matérialisent leur propre chaos et de ce chaos ils créent, dans le meilleur des cas, une représentation. J'ai horreur de cette sorte d'amateurisme. Je ne participe pas au drame, je le traduis, je le matérialise. Ce qui compte le plus pour moi, c'est de ne laisser aucune place à mes propres complications, elles ne peuvent être qu'une clef qui ouvrira les secrets du texte ou l'impulsion qui mettra en branle la créativité des comédiens. La répétition, c'est selon moi une opération chirurgicale dans un lieu aménagé à cet effet où règnent discipline, propreté, lumière et calme. Une répétition, c'est du travail bien fait, pas une thérapie privée pour metteur en scène et comédiens. (p. 50-51)

Le rythme de mes films, je le conçois en écrivant le scénario, à ma table de travail, et il naît devant la caméra. Toute forme d'improvisation m'est étrangère. S'il m'arrive parfois d'être obligé de prendre des décisions sans avoir le temps de réfléchir, je transpire et je me fige de peur. Faire un film, c'est pour moi planifier une illusion dans le moindre détail, c'est le reflet d'une réalité qui, au fur et à mesure que s'écoule ma vie, me paraît elle-même de plus en plus illusoire.
Le film, quand ce n'est pas un documentaire, est un rêve. C'est pourquoi Tarkovski est le plus grand de tous. Il se déplace dans l'espace des rêves avec évidence, il n'explique rien, d'ailleurs, que pourrait-il expliquer ? C'est un visionnaire qui a réussi à mettre en scène ses visions grâce au média qui est le plus lourd, mais aussi le plus souple de tous. J'ai frappé toute ma vie à la porte de ces lieux où lui se déplace avec tant d'évidence. Quelques rares fois seulement, je suis arrivé à m'y glisser. La plupart de mes efforts conscients ont abouti à des échecs gênants : L'Œuf du serpent, Le Lien, Face à face et ainsi de suite.
Fellini, Kurosawa et Bunuel circulent dans les mêmes quartiers que Tarkovski. Antonioni était sur le bon chemin, mais il s'est perdu, étouffé par son propre ennui. Méliès s'est toujours trouvé là, sans jamais y penser. Seulement, lui, c'était un magicien de métier.
Le cinéma en tant que rêve, le cinéma en tant que musique. Aucun art ne traverse, comme le cinéma, directement notre conscience diurne pour toucher à nos sentiments, au fond de la chambre crépusculaire de notre âme. Une petite misère de notre nerf optique, un choc, vingt-quatre images lumineuses par seconde, entre ces images, le noir, mais notre nerf optique n'enregistre pas le noir. Lorsque je suis à la table de montage et que je passe le film, image après image, je ressens encore la vertigineuse magie de mon enfance : je suis dans la penderie, je tourne lentement la manivelle, l'une après l'autre, je fais passer les images, j'enregistre en moi-même les imperceptibles changements, je tourne plus vite la manivelle et voilà un geste.
Qu'elles se taisent ou qu'elles parlent, ces ombres s'adressent directement à la chambre qui est en moi la plus secrète. L'odeur du métal chaud, l'image qui vacille, qui scintille, le cliquetis de la croix de Malte, la manivelle dans ma main. (p. 102-103)

Ingmar Bergman, Laterna magica, 1987, traduit du suédois par C.G. Bjurström et Lucie Albertini (Gallimard, Folio, 1991)

Ingmar Bergman est mort hier. C'est l'occasion de lire sa belle autobiographie (même si, concernant Antonioni, je ne suis pas d'accord avec lui).

lundi 30 juillet 2007

et nous déguisons à nous-mêmes

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Au risque de déprimer certains et d'en énerver d'autres, encore quelques citations reprises du Laudator Temporis Acti de Lucien Jerphagnon, qui m'a donné envie de lire les Pensées du début à la fin, et pas en grappillant, avec par exemple :

Ainsi la vie humaine n'est qu'une illusion perpétuelle : on ne fait que s'entre-tromper et s'entre-flatter. personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L'union entre les hommes n'est fondée que sur cette mutuelle tromperie...
L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres.
Blaise Pascal, Pensées, 100

Je mets en fait que, si tous les hommes savaient ce qu'ils disent les uns des autres, il n'y aurait pas quatre amis dans le monde.
Blaise Pascal, Pensées, 101

Il n'aime plus cette personne qu'il aimait il y a dix ans.
Je crois bien : elle n'est plus la même, ni lui non plus. Il était jeune et elle aussi ; elle est tout autre.
Il l'aimerait peut-être encore, telle qu'elle était alors.
Blaise Pascal, Pensées, 123

Nous ne sommes que mensonge, duplicité, contrariété, et nous cachons et nous déguisons à nous-mêmes.
Blaise Pascal, Pensées, 377

dimanche 29 juillet 2007

si on ne s'évite pas

À plusieurs, on souffre autant, mais on le supporte moins mal, et c’est toujours autant de pris. Ainsi, l’intérêt du présent recueil de désespérances pourrait être – je dis bien pourrait être – que mon lecteur tombât, comme cela, sur celle dont il souffre à cette heure-là. Et se retrouvant avec Sophocle, Abélard, Charles Maurice de Talleyrand, Louis XVIII, de Gaulle, Malraux … ou Synésios de Cyrène pour déplorer que ceci ou cela aille si mal, peut-être se sentirait-il moins seul ?

Lucien Jerphagnon, « Avant-propos », Laudator Temporis Acti (C’était mieux avant) (Tallandier, 2007, p. 20)

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Cette petite anthologie en effet réconfortante du philosophe Lucien Jerphagnon permet accessoirement de découvrir ou donne envie de relire, quelques grands pessimistes de tous les temps.

Quelques exemples :

Perfide, toujours et de toute façon
Est la nature de l'homme.
Aristophane, Les Oiseaux, v. 451-452

Je l'avais bien senti, bien des fois, l'amour en réserve. Y en a énormément. On ne peut pas dire le contraire. Seulement, c'est malheureux qu'ils demeurent si vaches avec tant d'amour en réserve, les gens. Ça ne sort pas, voilà tout. C'est pris en dedans, ça reste en dedans, ça leur sert a rien. Ils en crèvent en dedans, d'amour.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit

Pour la conduite du peuple, tu as de surcroît toutes les autres qualités adéquates : une voix vulgaire, une basse extraction... et tu es un voyou. Tu as tout ce qu'il faut pour faire de la politique !
Aristophane, Les Cavaliers, v. 216-219

Tout mensonge répété devient une vérité : on ne saurait avoir trop de mépris pour les opinions humaines.
François René de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe

Rien n'est plus misérable que l'homme, entre tous les êtres qui marchent sur la terre.
Homère, Iliade, XVII, v. 448

Chacun se fuit toujours, mais à quoi bon, si on ne s’évite pas ?
Sénèque, De la tranquillité de l’âme, II, 4

samedi 28 juillet 2007

salauds d'improductifs

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Avant d’être salarié, le travailleur était un esclave. Son maître se devait alors de le nourrir et de le loger, voire de le vêtir. Depuis qu'il n'est plus cet esclave, le travailleur se doit à son tour de se vêtir, de se nourrir et de se loger lui-même, ainsi que du faire le plein de sa bagnole écrasante ou de recharger son portable communicatif. Pour cela, à la place du fouet, le maître lui donne de l'argent. Si le maître ne lui donnait pas de l'argent, le travailleur ne travaillerait pas. On peut donc en conclure que le travailleur n'a pas besoin de travail, mais d'argent.

S'il n'y a pas d'alternative à l’argent, il en existe plusieurs au travail, du moins pour se procurer ce pourquoi on travaille. En vrac, on citera le vol, l'escroquerie, la spoliation, la prostitution, l'art, le mariage, l'héritage, Ia mendicité, le loto, la spéculation boursière, le denier des cultes, les dons caritatifs, les cotisations participatives, les détournements de fonds, les impôts (républicains ou révolutionnaires), le racket, la corruption, bref, tout ce que les hommes lucides ou non-croyants tentent de pratiquer dans le cadre de Ia loi, bien sûr. (…)

Quand on ne sait pas quoi faire de son « temps libre », il y a les loisirs, dont l'organisation est calquée sur celle du travail. À ce point que pour mettre en place ces loisirs, de plus en plus de chômeurs, licenciés pour cause de délocalisation inflexible, sont employés à cette tâche, Vous pensez d'une aubaine.

Le jour où tous les travailleurs s'amuseront en travaillant, c'est-à-dire quand tout le monde du travail sera embauché pour travailler aux loisirs, la boucle n'en sera pas bouclée pour autant, vous pouvez pour cela faire confiance à l'inépuisable imagination de l'homme. Peut-être même est-il déjà né le petit malin qui se demande ce que l'on pourrait bien faire pendant les temps morts.

Les morts : en voilà des salauds d'improductifs !

Toulouse-la-rose, Du singe au songe (Sens & Tonka, Calepin 15, 2007, p. 40-41 et p. 44)

Une réjouissante biographie mise en ligne par son éditeur précédent, Le Talus d’approche, nous apprend que « de son vrai nom Isidore Cocasse, Toulouse-la-Rose est né en 1955, quelque part dans les Basses-Pyrénées, de père et de mère inconnus des services de police » : faut-il la croire ?

Il a publié auparavant : La Véritable Biographie maspérisatrice de Guy-Ernest Debord considérée sous ses aspects orduriers, cancaniers, folkloriques, malveillants, nauséabonds, fielleux, et notamment vulgaires et du manque de moyens pour y remédier (Talus d'approche, 2000)
Ignobilis Splendor (Talus d'approche, 2001)
Quel futur pour notre avenir ? Petit essai sur nos grandes tentatives (Talus d'approche, 2002)
Pour en finir, avec Guy Debord (Talus d'approche, 2004)

vendredi 27 juillet 2007

demande au lecteur

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- Pourquoi vous êtes en pente ?
- Et pourquoi vous ne tombez pas ?

Ils étaient tous couchés dans leurs lits, les lits étaient tournés vers le sol, mais ils n’étaient pas attachés aux cadres des sommiers métalliques.

- Mais c’est toi qui es en pente, pas nous, dit C-C-C, lentement, distinctement, en détachant tous les mots.
- Tu comprends ?
- Qu’est-ce qu’il faut que je comprenne ?
- Demande au lecteur. Il a compris depuis un moment, lui.
- Pas sorcier. On lui dit tout. Mais à moi, on n’explique rien.
C-C-C haussa les épaules. Alice ne le vit pas hausser les épaules parce qu’elles étaient enfermées dans le scaphandre mais ce fut comme si elle les voyait. D’ailleurs il avait levé les yeux au ciel qui n’était pas là. Alice leva ses yeux à elle vers le plafond. Dans le plafond elle vit un œil. Un œil bleu la regardait fixement.
« J’avais raison. Il y a bien soixante-treize yeux. »
Lui rendant la pareille, sans se laisser intimider, elle le regarda avec une fixité au moins égale à la sienne. Alors l’œil s’élargit jusqu’à occuper le plafond (?) du vaisseau spatial ; entièrement. Le ciel étoilé apparut dans toute sa prétention universelle.
L’œil était dans le ciel et regardait Alice.

Roubaud / Lévêque, Alice et les 36 garçons (Mac/Val, fiction, 2006, p. 26-27)

Ainsi se termine l’avant-dernier chapitre de cette courte fiction (truffée de citations et où Alice, le temps d'une chute dans un puits, rencontre les mystérieux occupants de ces lits étranges) imaginée par Jacques Roubaud à l’occasion de l’exposition « Le Grand Sommeil » de Claude Lévêque (lui-même grand inventeur d’espaces-temps étranges où l’enfance tient souvent une grande place) au MAC/VAL.

Sur Claude Lévêque, voir fluctuat.net ou Artnews, et, sur « Le Grand Sommeil », le Petit journal du Mac/Val, Lunettes rouges ou fluctuat.net.

jeudi 26 juillet 2007

ne pas s'agglomérer

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Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront.

La sagesse est de ne pas s’agglomérer, mais, dans la création et dans la nature communes, de trouver notre nombre, notre réciprocité, nos différences, notre passage, notre vérité, et ce peu de désespoir qui en est l’aiguillon et le mouvant brouillard.

On ne se bâtit multiformément que sur l’erreur. C’est ce qui nous permet de nous supposer, à chaque renouveau, heureux.

René Char, « Rougeur des matinaux », Les matinaux (Œuvres complètes, Gallimard, Pléiade, 1983, p. 329, 330 et 334)

Un billet, aujourd'hui même, de Ronald Klapka me permet de suivre le fil « René Char » sur remue.net, et de m'apercevoir que Françoise Dastur y avait, il y a presque un an, posté un beau texte intitulé « René Char & Georges de La Tour : ‘l’intelligence avec l’ange’ », et aussi qu’on peut y lire un autre très beau texte de Char, « Page d'ascendants pour l'an 1964 » (« Grands astreignants », Recherche de la base et du sommet, Œuvres complètes, Gallimard, Pléiade, 1983, p. 711-712).

Par rebond, sur remue.net encore, Sereine Berlottier et Sébastien Rongier racontent en contrepoint Avignon, en lignes obliques et visions brèves. Une autre vision, et de belles photos aussi, sur le blog de brigetoun, pas si « paumée » qu'elle veut bien le dire (en créant ce lien vers chez elle, je vois qu'elle vient d'en créer un vers chez moi, mais je persiste!)

mercredi 25 juillet 2007

les minutes de suif de la clarté

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La reproduction en couleur du Prisonnier de Georges de La Tour que j’ai piquée sur le mur de chaux de la pièce où je travaille, semble, avec le temps, réfléchir son sens dans notre condition. Elle serre le cœur mais combien désaltère ! Depuis deux ans, pas un réfractaire qui n’ait, passant la porte, brûlé ses yeux aux preuves de cette chandelle. La femme explique, l’emmuré écoute. Les mots qui tombent de cette terrestre silhouette d’ange rouge sont des mots essentiels, des mots qui portent immédiatement secours. Au fond du cachot, les minutes de suif de la clarté tirent et diluent les traits de l’homme assis. Sa maigreur d’ortie sèche, je ne vois pas un souvenir pour la faire frissonner. L’écuelle est une ruine. Mais la robe gonflée emplit soudain tout le cachot. Le Verbe de la femme donne naissance à l’inespéré mieux que n’importe quelle aurore.
Reconnaissance à Georges de La Tour qui maîtrisa les ténèbres hitlériennes avec un dialogue d’êtres humains.

René Char, Feuillets d’Hypnos, 178 (Œuvres complètes, Gallimard, Pléiade, 1983, p. 218)

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Comme souvent, dans l’exposition consacrée à René Char à la BnF, me parlent notamment les correspondances entre les textes et les tableaux présentés : ici, parmi de nombreux tableaux de contemporains dont René Char a souvent été l’ami, est exposé un beau tableau peu connu de Georges de La Tour, « La découverte du corps de saint Alexis » (1648, Nancy, Musée Lorrain) qui m'a donné envie d'aller lire ce que le poète écrit à propos de ce peintre.

Le « Prisonnier » (vers 1640-1645, Épinal, Musée départemental d'art ancien et contemporain) dont il est question dans le beau texte ci-dessus, a depuis été rebaptisé « Job et sa femme » puis « Les railleries de la femme de Job », ce qui infléchit considérablement sa signification.
On peut lire d’autres extraits de René Char sur Georges de La Tour sur le site Educnet : « La Madeleine à la veilleuse - René Char et Georges de La Tour ».

à voir et lire aussi en ligne :
- un site René Char
- une page et des documents Arte
- une page Télérama
- « Parole d’orage : à propos de René Char » par Laurent Margantin (Revue des ressources)

mardi 24 juillet 2007

la réalité n'était qu'une vieille chaussette

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Ingrid réfléchissait. Parce que la réalité nous appâtait avec quelques péripéties, nous laissait espérer une montée en puissance et une impressionnante explosion finale, on l'envisageait vigoureuse et exubérante. On prévoyait des séparations passionnées, ouvertes sur des revirements surprenants, alors qu'on n'avait droit qu'à un théâtre d'ombres, celui des silhouettes fantomatiques des amis morts et des amours fracassées qui se dissolvaient dans le brouillard. La réalité n'était qu'une vieille chaussette qui finissait un jour ou l'autre par perdre son élasticité.

Dominique Sylvain, L’absence de l’ogre (Viviane Hamy, 2007, p. 263)

Le titre très « conte de fée » de ce roman policier est emprunté à Alphonse Allais dont la maxime : « Il y a des moments où l'absence d'ogres se fait cruellement sentir » est reprise page 89. L'absence de l'ogre est la quatrième enquête de Lola Jost, commissaire de police à la retraite qui aime le porto, les puzzles et citer les classiques et d'Ingrid Diesel, masseuse, strip-teaseuse et assez américaine pour écorcher avec beaucoup d'à-propos la langue française. Les enquêtes de ce duo improbable sont plus mélancoliques que trépidantes, assez réalistes pour que le suspense agisse, mais aussi assez fantaisistes pour confiner parfois à l’absurde.

Dominique Sylvain est née en 1957 à Thionville.
Elle vit à Tokyo et a publié sept autres romans, que je conseille.
Le site qui lui était consacré ne fonctionne plus, mais peut-être n'est-ce pas définitif.

À lire en ligne :
- un entretien de Dominique Sylvain avec Claire Simon et Thomas Flamerion pour Evene, en mai 2007
et des articles :
- Alexandra Morardet pour Arte
- Julien Védrenne pour Le littéraire
- Myosotis (qui n’aime pas) pour Fluctuat.net

lundi 23 juillet 2007

une brèche dans le vide

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Tout se patine. À condition de savoir éviter la rancœur et de se garder du cynisme, on petit faire bonne mesure de sa tristesse. Et même l'aimer, ou du moins en sourire. Elle n'est pas le contraire de la joie, c'est un peu la même lueur sous un autre angle. Plutôt qu'un psy ou un philosophe, un chef opérateur de cinéma saurait bien l’expliquer, peut-être. (p. 43-44)

Sans alibi amoureux, sans alibi professionnel, à quoi pourrai-je vouer cette espèce de magma qui me sert d'existence ? Un hypothétique emploi de grand-mère ne me sourit pas suffisamment pour que je m'excite à l'attendre. J'ai renoncé à publier mes propres textes puisque personne n'en veut. Pas plus d'espoir d'un avenir meilleur côté JP.
Parfois, je songe à partir. Un long voyage, une brèche dans ma vie. Mais peut-on faire une brèche dans le vide ? (p. 58-59)

Je l’ai toujours su, plus encore qu’une philosophie, la paresse est un don. Celui de vivre sans éprouver le besoin de justifier son existence, la preuve qu’on peut être sans faire. (p. 85-86)

Luce Delobre, Journal d’une étourdie (Gallimard, 2007)

Ce premier roman énigmatique et émouvant, décrit, en phrases courtes et directes, les pensées de plus en plus confuses d’une femme qui a par hasard découvert un pistolet, et se demande ce qu’elle pourrait en faire : continuer à le planquer dans son tiroir à lingerie, ou bien en faire usage ? contre elle-même peut-être ? ou alors contre l’un de ces hommes dont les mots l'humilient et la maltraitent : son éditeur, son amant, son psychiatre, ou son mari, JP :

JP me démontrerait que ça n'a aucun rapport et que je raisonne faux, comme d'habitude. Entre nous de toute façon, aucun dialogue n'est possible. Je sens et il argumente. Lui, c'est l'intello, moi la petite romancière pour dames un peu sottes. Mais je suis persuadée qu'il a tort aussi souvent que moi, ou même plus. (p. 17)

JP me répète d'écrire plus vite. Est-ce que je me mêle de son travail ? Il parle peu en général mais sur ma paresse, il radote. Il croit me vexer en m'accusant d'avoir une vie végétative. Je lui réponds que c'est justement mon rêve. Je ne vois rien de plus beau qu'un arbre épanoui. S'il était plus malin, il se réjouirait. C'est comme une plante que je tiens encore à lui, par mes racines. (p. 28)

J'ai revu Troche. Il commence à m'exaspérer avec ses petites lunettes épaisses comme des ventouses. On dirait de faux yeux qui se collent aux miens. Il me regarde longtemps, fixement, et tout d'un coup il se met à écrire. J'aimerais savoir ce que je deviens dans sa langue de psy. (p. 75)

Lucie Delobre est aussi traductrice et vit à Paris.

::: deux articles à lire en ligne sur Biblioblog et Voyage au bout de la lettre.

dimanche 22 juillet 2007

de continuelles interventions s'abstenir

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La vie, aussi vite que tu l'utilises, s'écoule, s'en va, longue seulement à qui sait errer, paresser. À la veille de sa mort, l'homme d'action et de travail s'aperçoit - trop tard - de la naturelle longueur de la vie, de celle qu'il lui eût été possible de connaître lui aussi, si seulement il avait su de continuelles interventions s'abstenir.

Henri Michaux, Poteaux d’angle (1981, Gallimard, Poésie, p.18)

samedi 21 juillet 2007

en bord de mer et en vidéo

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Pour leur 11ème édition, les Rencontres littéraires de La Baule, « Écrivains en bord de mer » se sont dotées d'un site qui propose des vidéos des lectures et débats : parmi les participants, Chloé Delaume, Arno Bertina, Christian Prigent, Marc Pautrel, Brigitte Giraud, Enrique Vila-Matas, Dominique Noguez, Emmanuelle Pagano, Cathie Barreau, Patrick Chatelier, Bernard Wallet et François Bon, qui propose lui aussi photos et vidéos, ici, , , etc.

vendredi 20 juillet 2007

la perfection de la paresse

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À la demande générale, encore un peu de littérature subversive : dans un court texte écrit d’un seul jet le 15 février 1921, le peintre et théoricien Kazimir Malevitch se livre à une réhabilitation de la paresse « mère de la perfection », non sans prendre malicieusement l’exemple du modèle de perfection que les hommes se sont donné, Dieu lui-même :

Le travail doit être maudit, comme l’enseignent les légendes sur le paradis, tandis que la paresse doit être le but essentiel de l’homme. Mais c’est l’inverse qui s’est produit. C’est cette inversion que je voudrais tirer au clair. (p. 12)

L’argent n’est rien d’autre qu’un petit morceau de paresse. Plus on en aura et plus on connaîtra la félicité de la paresse. (p. 16)

L'homme, le peuple, l'humanité entière se fixent toujours un but et ce but est toujours dans le futur : un de ces objectifs est la perfection, c'est-à-dire Dieu. L'imagination humaine l'a décrit et a même donné le détail des jours de la création, d'où il ressort que Dieu construisit le monde en six jours et que le septième il se reposa. Combien de temps ce jour se prolonge-t-il, on ne le sait pas, mais en tout cas, le septième jour est celui du repos. On peut admettre que le premier moment de repos soit un repos physique, mais en réalité, il n'en a pas été ainsi : s'il avait dû construire l'univers en effectuant un travail physique, Dieu aurait dû travailler autant qu'un homme ; il est clair qu'il ne s'agissait pas d'un travail physique, et qu'en conséquence il n'avait pas besoin de se reposer. Pour effectuer sa création, il n'avait qu'à prononcer les mots « Que cela soit » : l'univers dans toute sa diversité a été créé en répétant six fois « Que cela soit ». Depuis ce temps, Dieu ne crée plus, il se repose sur le trône de la paresse et contemple sa propre sagesse. (p. 29-30)

Ainsi se justifie la légende de Dieu comme perfection de la « Paresse ». (p. 32)

Kazimir Malevitch, La Paresse comme vérité effective de l’homme (1921) (Allia, 1995)

jeudi 19 juillet 2007

du début à la fin ou de la fin au début

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Longtemps, nous avons résisté à diverses pressions et refusé de céder trop facilement à d'extravagantes demandes. Par exemple, on nous avait demandé un mode d'emploi pour lire décapage. Ça nous semblait tellement incongru qu'on avait d'abord cru qu'une poignée de godelureaux morbihannais nous voulait du mal. Comme nous ne pouvions tolérer de nous faire mener en bateau par de tels individus, nous avons feint l'indifférence. On pensait qu'ils ne donneraient pas suite. Erreur ! C'était sans compter sur leur acharnement. Un jour, c'est tout le Sud-Ouest qui a fait pression pour connaître la bonne attitude à adopter face à décapage. Et ensuite l'Est, pour qu'on explique le sens de lecture qui convient le mieux à la revue. Et même la Belgique s’y est mise pour qu'on explicite deux trois traits d'esprit. Il fallait donc prendre la chose en considération. Nous nous sommes installés autour d'une table, mais comme nous n’avions pas de table, nous nous sommes avachis dans de profonds fauteuils. L’ordre du jour était sérieux et jamais un comité de rédaction n'a été aussi grave. Quelqu'un a dit : « Faudrait attendre Jean pour commencer», mais comme il n'y avait pas de Jean, personne ne l’a attendu. Et heureusement, parce qu’on peut dire aujourd'hui qu'aucun Jean n’est jamais venu au comité de rédaction. Pour La moitié de l'assistance, il convenait de préciser aux lecteurs qu'il fallait lire décapage en commençant par le début, ce qui a vivement contrarié les adeptes de la lecture inversée. Comme c'était Le premier point de discorde, on a tout de suite organisé un vote, précisant que la majorité l’emporterait. Malheureusement, personne ne s'y attendait, on obtint une égalité parfaite. Devant un tel équilibre, il convenait de ne pas perdre la face. On organisa un second tour, imaginant sans doute que des adeptes de la lecture inversée recouvreraient la raison et rallieraient l'autre camp. Ou l'inverse, puisque la balance pouvait pencher d'un côté ou de l'autre, du moment qu'elle penchait. Résultat égalité parfaite, encore une fois. Ce qui surprit plus d'un votant puisque, de leurs propres aveux, certains avaient changé leur fusil d'épaule. Ne voulant pas perdre de temps avec ce premier point, un compromis qui sembla contenter tout le monde fut trouvé. On nota donc : 1) décapage se lit indifféremment du début à la fin ou de la fin au début. Tout Le monde paraissait satisfait. On proposa même d'en rester là pour cette séance, prétextant une partie de badminton à terminer. Mais l'excuse fut décrétée irrecevable par les joueurs d'échecs qui, eux, n'avaient aucune partie en cours. On passa donc au second point : comment être publié dans décapage. Cette question passionne les jeunes filles âgées de vingt-quatre ans, du signe du verseau, qui plus est, du premier décan. Une étude scientifique qui a coûté une fortune nous a appris cela. On lança à la volée qu'il fallait payer pour publier dans décapage, ou coucher, ou payer et coucher, ce qui n'amusa personne puisqu'avec de tels propos on avait bien conscience de ne pas faire avancer le débat. Certains voulaient fermer la rédaction sur elle-même, d'autres, au contraire, souhaitaient qu'elle reste ouverte à tous. En six ans, rappela quelqu'un, décapage a tout fait pour ne pas s'asphyxier, multipliant les participations étonnantes, déjouant tout esprit de copinage. Pareils propos gonflèrent les poitrines, et on insista pour noter ce deuxième point ainsi : 2) Nous lisons avec la même attention tous les textes qui font moins de 12000 signes, qu'ils soient écrits par un académicien ou un plumitif de Perros-Guirec. À ce stade de la réflexion, un sentiment de grande satisfaction planait au-dessus de nos têtes. Un peu comme si on venait de réussir en un temps record la montée du mont Ventoux à bicyclette, avec un vent défavorable. Avant de réfléchir au troisième point, on proposa un jeu stupide pour se détendre puisqu'une tension palpable s'était petit à petit installée. Il fallait imiter des tableaux. Rien de plus divertissant que ce jeu ! Le premier imité fut « Le Cri » de Munch. Aucun mérite : c'est une œuvre facile à reproduire, il suffit d'appliquer ses mains sur ses joues et d'ouvrir grand la bouche, La réponse fut unanimement donnée dans un même élan. Ensuite, on vit : « La Jeune fille à la perle » de Johannes Vermeer, « Autoportrait à l'oreille coupée » de Van Gogh et un Picasso que personne n’a vraiment reconnu. L’un de nous s'est vexé : on ne reconnaissait pas non plus son Dali. Il était temps d'arrêter le jeu. Il nous restait encore beaucoup de choses à voir. On s'attaqua au prix de la revue. Deux théories s’opposaient. La première : maintenir un prix modique de 3 euros, pas plus, pour faciliter l’achat d'impulsion dans les librairies qui nous diffusent. Quelqu'un de plus fourbe que les autres rappela que seules deux librairies nous diffusaient et que franchement on pouvait passer à 7 ou 10 euros. C'est aussi l'avis de tous ceux qui reçoivent pour une raison ou une autre gracieusement la revue. Ils ne trouvent pas son prix assez élevé. On voit bien que ce n'est pas eux qui font le chèque pour l'abonnement. Cela dit, on argumenta en ce sens : deuxième théorie. On rappela que les libraires rechignaient à prendre la revue en dépôt puisque sur 3 euros ils ne gagnaient pratiquement rien. On contre-argumenta : des revues à 15 euros il y en a plein les étalages, c'est bien la preuve que personne ne les achète. La revue n’est pas là pour satisfaire les libraires ou le rédacteur en chef. Il était temps de conclure sur ce point. On nota : 3) décapage s'adresse aux lecteurs, c'est pour ça que son prix est modique. Même si ce numéro passe à 5 euros, modéra quelqu'un.
À suivre.

Décapage, 31, juin 2007, p. 4

Quant aux splendides couvertures de la revue Décapage, elles sont dues au photographe Baudoin : pour voir d’autres photos de « Parisiennes » (et autres), son site est là.

mercredi 18 juillet 2007

participer au grand handicap

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Aujourd'hui, chacun est contraint, sous peine d'être condamné par contumace pour lèse-respectabilité, d'exercer une profession lucrative, et d'y faire preuve d'un zèle proche de l'enthousiasme. La partie adverse se contente de vivre modestement, et préfère profiter du temps ainsi gagné pour observer les autres et prendre du bon temps, mais leurs protestations ont des accents de bravade et de gasconnade. Il ne devrait pourtant pas en être ainsi. Cette prétendue oisiveté, qui ne consiste pas à ne rien faire, mais à faire beaucoup de choses qui échappent aux dogmes de la classe dominante, a tout autant voix au chapitre que le travail. De l’avis général, la présence d’individus qui refusent de participer au grand handicap pour gagner quelques pièces est à la fois une insulte et un désenchantement pour ceux qui y participent.

Robert Louis Stevenson, Une apologie des oisifs (1877, Allia, 1999, p. 7-8)

mardi 17 juillet 2007

dans le temps

::: je n'ai pas assez de mains numériques pour applaudir l'idée géniale de François Bon pour faire de l'audience : révéler la fin de Harry Potter, il fallait y penser ! Tiers livre propose ainsi, en exclusivité, les 10 dernières pages de ce chef d'œuvre absolu, sans, bien entendu, révéler ses sources ( ... celles de la Vivonne peut-être ?)

::: cette autre idée est un peu étrange, par son côté « tranche de littérature » mais permet de découvrir des écrivains et des textes : le site Les70.com se propose de « réunir un ensemble de textes, d'extraits de textes, d'auteurs de poésie contemporaine nés dans les années soixante-dix »

::: « Regards sur l'internet, dans ses dimensions langagières. Penser les continuités et discontinuités » est le thème du n° 10 (juillet 2007) de la revue Glottopol : tous les articles sont disponibles en ligne et l'un d'eux, intitulé « (Dis)continuités d'un lieu d'écriture virtuelle » est signé de Patrick Rebollar, qui décrit notamment son Journal LittéRéticulaire comme « dernier lieu machine à lancer des bouteilles par dessus bord ».

::: et pour finir, « Possible… ou probable » une publicité bien nunuche réalisée par Editis pour vanter les possibilités qu'offrira bientôt le livre électronique !

lundi 16 juillet 2007

les arcs-en-ciel ont une fin

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Robert franchit la porte entrouverte et jeta un coup d'œil autour de lui. Ce n'était pas le cinquième étage de la Bibliothèque Geisel sur la planète Terre. Il y avait bien des livres, mais c'étaient des objets démesurés, posés sur des étagères en bois qui semblaient s'élever à l'infini. Robert pencha la tête en arrière pour regarder. Les lumières violettes montaient le long des étagères et nimbaient leurs montants tordus. Cela ressemblait un peu à ces forêts fractales qu'on voit dans les vieux dessins. À la limite de sa vision, il y avait encore d'autres livres que la distance faisait apparaître minuscules. (...)
Robert posa une main sur une étagère pour se soutenir. Le bois semblait réel, épais, solide. Il baissa les yeux et examina l'allée devant lui. Le passage entre les étagères serpentait - et il ne se terminait pas au mur extérieur qui devait se trouver là-bas, à une dizaine de mètres seulement. Au lieu des baies vitrées normales, il y avait des marches en bois usées. C'était le genre de menuiserie bricolée qu'il avait tant aimée dans les vieilles librairies de bouquins d'occasion. Au-delà des marches, les étagères elles-mêmes semblaient inclinées, comme si la pesanteur pointait dans une autre direction. (...)
Ils parcoururent lentement l'allée étroite. Il y avait des petites allées latérales qui menaient non seulement de chaque côté, mais également vers le haut et le bas. On y entendait parfois comme des sifflements de serpents. Dans d'autres allées, Robert vit des « Chevaliers Gardiens » penchés sur des tables couvertes de livres et de parchemins ; leurs visages étaient éclairés par une lumière provenant des pages des livres ouverts. Des manuscrits réellement enluminés... Robert s'arrêta pour en examiner un de plus près. Les mots étaient en anglais, imprimés en caractères gothiques biscornus. C'était apparemment un ouvrage sur l'économie. Un des lecteurs, une jeune femme avec des sourcils broussailleux, jeta un bref coup d'œil aux visiteurs et agita la main en l'air. En haut des étagères, on entendit un bruit sourd, et une dalle de cuir et de parchemin de un mètre de large tomba sur eux en tournoyant. Robert sauta en arrière et faillit marcher sur le pied de Tommie. Mais le livre s'arrêta et se mit à flotter juste à portée de main de l'étudiante. Les pages s'ouvrirent d'elles-mêmes.
Ah. Robert se retira prudemment de l'alcôve.
- J'ai compris. Ce sont les numérisations de ce qui a été détruit jusqu'à présent.
- La première passe de numérisation, confirma Blount. Avec ça, ces salopards d'administrateurs modernes ont eu plus d'articles élogieux dans la presse qu'avec tout le reste de leur propagande. Tout le monde trouve que c'est tellement astucieux et mignon. Et la semaine prochaine, ils vont déchiqueter le sixième étage.
(…) Il y avait des livres devant et derrière eux, et aussi sur les côtés, cachés dans des allées. Des livres au-dessus d'eux, comme des cheminées disparaissant dans la lumière violette. Robert en voyait même au-dessous, là où des échelles branlantes semblaient s'enfoncer dans les profondeurs. En regardant les livres tout en détournant légèrement les yeux, les caractères sur les dos et les couvertures semblaient dégager de la lumière noire, un violet presque trop foncé pour qu'on puisse le voir, mais très net, avec les codes de la Bibliothèque du Congrès qui ressortaient comme des runes mystérieuses. Les livres étaient les fantômes - ou peut-être les avatars - de tout ce qui avait été détruit.
Ils émettaient des bruits, des grognements, des sifflements et des chuchotements. Des conspirateurs. Au fond des allées, certains livres étaient enchaînés.
- Il faut faire attention à Das Kapital, dit Rivera.
Robert vit un des tomes - pour une fois, le terme est parfaitement approprié ! - qui tirait sur ses chaînes, et les maillons cliquetaient bruyamment contre les anneaux massifs scellés dans le mur.
- Ouais, le Savoir Dangereux brûle du désir d'être libre.
Certains livres devaient être de véritables accessoires en tâtouche. Dans une allée, des étudiants finissaient d'empiler des volumes. Ils reculèrent et les textes commencèrent à se frotter les uns contre les autres dans une orgie de pages ouvertes.
- C'est ainsi qu'on procède à une synthèse bibliographique ?
Rivera suivit la direction de son regard.
- Heu, oui. Comme l'a dit le doyen Blount, ça a commencé par cette mascarade, qui visait à gagner la faveur du public pour le projet de déchiquetage. Nous présentons les livres sous forme de créatures presque vivantes, qui sont au service de leurs lecteurs tout en les ensorcelant. Terry Pratchett, et Jerzy Hacek après lui, ont joué de ce thème pendant des années. Mais nous n'avions pas bien mesuré son pouvoir. Quelques-uns des meilleurs cercles de croyance en Hacek nous aident dans l'opération. Chaque action sur la base de données a une représentation physique ici, exactement comme dans les histoires des Bibliothécaires Militants de Hacek. La plupart de nos utilisateurs considèrent que c'est beaucoup mieux que les logiciels d'accès standard.
Winnie se retourna vers eux. Il était suffisamment loin devant pour paraître rapetissé, comme s'ils l'observaient de très loin à travers un télescope. Il fit un geste de dégoût.
- C'est cela la trahison, Carlos. Vous autres bibliothécaires n'approuvez pas le déchiquetage, mais regardez ce que vous avez fait. Ces gamins vont perdre tout respect pour l'enregistrement permanent de l'héritage humain.
Tommie Parker était derrière Robert. Il marmonna d'un air réjoui :
- Winnie, les gamins ont déjà perdu tout respect. Rivera baissa les yeux.
- Je suis désolé, doyen Blount. C'est le déchiquetage qui est criminel, pas la numérisation. Pour la première fois de leur vie, nos étudiants ont un accès moderne aux connaissances du pré-millénaire. (Il montra les étudiants au fond de l'allée.) Et pas seulement ici. On peut accéder à la bibliothèque à partir du réseau, sauf qu'on n'a pas les gadgets en tâtouche. Huertas a accordé un accès limité gratuit, même pendant sa période de monopole. Ce n'est que la première passe de numérisation, et il n'y a que HB à HX, mais nous avons eu plus d'accès à nos archives pré-millénaires en une semaine qu'au cours des quatre dernières années. Et une grande partie de cette nouvelle activité provient de la faculté !
- Bande de salopards hypocrites, dit Winnie.
Robert observa les étudiants dans leur alcôve. Les ébats amoureux des livres étaient terminés, mais ils flottaient maintenant au-dessus des étudiants et les pages s'adressaient aux volumes non encore exploités en chantant d'une toute petite voix. Une métaphore incarnée.

Vernor Vinge, Rainbows End (2006, traduction française Robert Laffont, 2007, p. 211-215)

Rainbows End (publié dans l'une des collections de « vraie » science-fiction les plus réputées, « Ailleurs & Demain », dirigée depuis 1969 par Gérard Klein) se déroule en 2025 sur le campus de l’université de San Diego. L’informatique, omniprésente, a envahi la vie quotidienne : des vêtinfs en textiles nanotechnologiques remplacent les ordinateurs personnels, des lentilles de contact digitales reçoivent et projettent des mms ; chacun a accès à toutes les informations du monde, peut visualiser les endroits les plus éloignés, s’y transporter sous forme d’avatars plus ou moins élaborés, entrer en contact à tout moment avec qui il le souhaite, etc. ; le projet « bibliotome » prévoit la numérisation globale des connaissances humaines, qui passe par la destruction complète et définitive de tous les documents physiques et la constitution d'une base de données orientée objet ; après le déchiquetage de tous les livres qu’elles contiennent, les Bibliothèques sont relookées virtuellement de fort séduisante façon et peuplées d’avatars ludiques des livres détruits.

Moins réussi à mon sens que La Captive du temps perdu (1986) ou Un feu sur l’abîme (1992, Prix Hugo), car son côté thriller est assez raté (comme l’écrit fort bien cette critique du Cafard cosmique), ce roman présente néanmoins de manière très stimulante (car incarnée) les questions que posera une société du tout numérique (avec ses virus, ses armes de destructions massives, ses loisirs et ses intelligences artificielles - le Lapin façon Alice!), une société qui inquiète mais qui fait aussi très envie (et tel est bien le problème) : Rainbows End est d’ailleurs malicieusement dédicacé à Wikipedia et Google !

Vernor Vinge est né le 10 février 1944 aux Etats-Unis.
Professeur d’informatique et de mathématique à l'Université de San Diego, il est aussi célèbre pour son essai de 1993 sur la singularité technologique.

dimanche 15 juillet 2007

face au trou noir

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1 équipage. Ce sont des résistants. Ils forment 1 ensemble. Cohérent ou incohérent n'est pas le questionnement. Leur futur sera une situation bouleversée. Vous suivez ? Ils laissent 1 univers derrière eux. Cet univers était celui d'une planète dévastée où les derniers hommes s'étaient réfugiés dans 1 dôme isolé. Vous suivez ? OK. Bienvenue à bord. On va vers le hors-carte. On sent les vibrations du vaisseau. On est à cran à bord d'1 vaisseau dans l'espace. On traversera tout ça comme des pros. 1 vaisseau avec l’espace pour écrin. D’abord il n’y avait rien. Ensuite il y a un rien profond. Puis une profondeur bleue. (p. 9)

Certaines scènes relèvent tout simplement du grand n'importe quoi qui viole toutes les lois de la physique et de la logique. La chute sera également 1 grand moment. Il y aura des mutants. L'effet d'annonce est déceptif. On est réceptif. Le capitaine prend ses choses en main ; c'est du propre. 1 futur pas très fin se profile. On attend 1 face à face. On voit venir le synthétique, le capitaine en sous-pull moulant. Le capitaine Robinson devant ses écrans est saisissant. (p. 11)

Dans l'espace : il glisse (le vaisseau), ils glissent (les membres d'équipage). À bord : 1 ordinateur. L'équipage le nomme, lui parle comme à 1 homme. 1 ordinateur de bord. L'équipage le nomme : Debord. Il leur parle. (p. 15)

Fondations. Destructions. ici l'imaginaire de la mutation est très important. Frissons font sauts vers le futur du futur. On avance avec prudence même si on peut techniquement le faire. Dans les coulisses d'1 futur, pas à pas, une histoire c'est ça ; parfois. Disparition entre figuration et abstraction avec des positions dans agenda. Le capitaine au cœur de la manipulaction, à présent, remplit son journal de bord. (p. 17)

On file. On file parfois la métaphore. (p. 19)

On décode des signes. Sommes des singes à peine évolués. Le capitaine, en tenue synthétique, avec 1 clavier bien tempéré, tente de synthétiser. (p. 24)

Le capitaine : il est l'image du penseur. Il est : image, forme émouvante. Au cœur de l'action, parfois mots-bile : la conversation. Gènes nous gênent ? Le mur du son n'est plus 1 mur, est 1 murmure. De rien à moins que rien, il n'y a qu'1 petit pet pour l'Homme. Sons ne se propagent pas dans le vide spatial, mais dans le cockpit le son est spatialisé autour des plus pitres et le laid avenir de l'Homme peut être manipulé. (p. 37)

Heureux qui dans ces cool trous lisses a bien voyagé (dans trous de ver). Par le hublot on voit une étoile qui - dense - finit par exploser. Toujours aucune planète habitable en vue. Le rebondissement final vaudra à lui seul une vision, coûtera quelques vies (2 hommes et une femme). La vérité va éclater, mettre fin à la cécité. Cela demande bien sûr à être confirmé. (p. 43)

Face au trou noir désir de fuir. Grâce à la fonction recherche automatique de remplacement, on traque les doubles-espaces et les remplace par des espaces-simples. On ouvre des lignes de fuite car il faut 1 espace entre les maux pour tenir le coup. (p. 44)

Nicolas Tardy, S.F. comme Syndrome Fusionnel (éditions de l’Attente, 2007)

Nicolas Tardy aime construire des montages textuels reposant sur le détournement et la parodie : ce sont ici les aventures de l'équipage d'un vaisseau à la Star Trek qui font l'objet d'un remake plein de jeux de mots (j'aime particulièrement l'ordinateur de bord surnommé Debord), de citations et de glissements progressifs du sens.

Nicolas Tardy est né en 1970 et vit à Marseille. Il anime des ateliers d'écriture, a créé plusieurs sites internet, co-pilote depuis 2003 avec Véronique Vassiliou la revue x et tient dans le CCP (Cahier Critique de Poésie) du cipM la chronique « Réseau lu », consacrée aux sites internet de ou sur la poésie.

Son site est là et on peut lire ici (Tapin) sa « Marseillaise » très personnelle.

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