lignes de fuite

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mercredi 22 août 2007

les nés-fatigués me comprendront

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::: fatigue et aquoibonisme ce soir : à la suite des commentaires (justifiés) de GH sur les coquilles que comportait le texte de Perec que je proposais ici il y a quelques jours (et que je viens de corriger après une relecture livre papier en main), je décide de ne plus (systématiquement) sacrifier désormais à la discipline (dérisoire) du billet quotidien

::: me réconforte tout de même de faire partie de l'été « virtuel » poétiquement narré par Jean-Claude Bourdais et du « bon plaisir » de François Bon (son billet étant probablement la cause de l'extrême vigilance de GH, la boucle est bouclée)

::: et, pour me faire pardonner concernant Georges Perec, ces deux billets de l'indispensable Boîte à images sur les couvertures de La vie mode d'emploi 1 et 2 : quelques pièces de plus dans la « Tentative de recensement d'une iconographie perecquienne »

mardi 21 août 2007

le miroir ment

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Réfléchir, se réfléchir tel qu'on se voit dans son miroir intérieur, être au plus près possible d'une réalité ressentie, voilà ce qui me semble être la quête de tous ceux qui ne se ressemblent pas, de tous ceux qui pensent qu'il est une évidence : le miroir ment. (p. 19)

Elle vivait de ses habitudes, pas exactement avec des rites, non. Elle s'arrangeait. À cette époque, elle fumait à la fenêtre, à cause de l'odeur. Tout était organisé en fonction de la fenêtre, un bras dehors s'il faisait froid. Le matin, le café se trouvait sur le réfrigérateur à main gauche, une cigarette, le bras coincé au-dehors par la fenêtre, à main droite. Le shampoing, puis la fenêtre avec la serviette sur la tête. Se coiffer, mettre la crème, puis la fenêtre. La douche et vite un bras dehors. À cette époque, elle vivait un bras dedans, un bras dehors. (p. 33)

Elisa ne savait plus comment faire avec cette histoire de dégât des eaux. Si seulement il était possible de déménager encore. De foutre le camp. La présence du second feuillet agissait comme une menace. Elle avait eu tort pour Madame Yo, surtout pour la lettre, de l'écrire. La logique était respectée. Comme dans les films de Rohmer, A entraîne B qui entraîne C. Pas de retour en arrière possible. La machine était lancée. Oublions C. Oublions B. Elle ne portait pas sur elle une odeur de tabac. Elle ne fumait pas. Elle fumait ? C'était faux. (p. 38)

Elisa Pratte était très occupée avec cette nouvelle donnée qui consistait à faire coïncider l'apparence et la réalité. Sa perception du réel différait de celle des autres, elle était seule dans ce cas. Il fallait corriger ce sens défaillant. (p. 103)

Elisa n'aimait pas qu'on la dérange. Le temps consacré aux autres était dans le tronçon du travail, elle était disponible et compétente dans ce cadre. Dans ce qui lui restait d'espace, elle n'aimait pas qu'on la dérange. Elle préférait décider du moment et de la fréquence de ses repas avec ses amis, tous les appels étaient synonymes de contraintes. Elle ne savait pas dire non. (p. 107)

Emmanuelle Peslerbe, Un bras dedans, un bras dehors (Éditions du Rouergue, 2007)

Un bras dedans, un bras dehors est le premier roman, énigmatique et ambigu, écrit dans une langue sobre et elliptique, d’Emmanuelle Peslerbe, née le 23 mai 1962 à Nantes et qui exerce par ailleurs la profession de kinésithérapeute.

Deux articles à lire en ligne :
- Le Littéraire
- Chez Clarabel

lundi 20 août 2007

mes espaces sont fragiles

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l'espace (suite et fin)

J'aimerais qu'il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources

Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l'arbre que j'aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts...

De tels lieux n'existent pas, et c'est parce qu'ils n'existent pas que l'espace devient question, cesse d'être évidence, cesse d'être incorporé, cesse d'être approprié. L'espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n'est jamais à moi, il ne m'est jamais donné, il faut que j'en fasse la conquête.

Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire : rien ne ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs me trahiront, l'oubli s'infiltrera dans ma mémoire, je regarderai sans les reconnaître quelques photos jaunies aux bords tout cassés. Il n'y aura plus écrit en lettres de porcelaine blanche collées en arc de cercle sur la glace du petit café de la rue Coquillière : « Ici, on consulte le Bottin » et « Casse-croûte à toute heure ».

L'espace fond comme le sable coule entre les doigts. Le temps l'emporte et ne m'en laisse que des lambeaux informes :

Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes.

Paris, 1973-1974

Georges Perec, Espèces d’espaces (Galilée, 1974, p. 122-123)

dimanche 19 août 2007

l'écriture me protège

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De l'autre côté de la rue, trois pigeons sont longtemps restés, immobiles, sur le rebord du toit. Au-dessus d'eux, vers la droite, une cheminée fume ; des moineaux frileux se perchent sur le sommet des conduits. Il y a du bruit en bas, dans la rue.

Lundi. Neuf heures du matin. Il y a déjà deux heures que j'écris ce texte promis depuis trop longtemps.

La première question est sans doute celle-ci : pourquoi avoir attendu le dernier moment ? La seconde : pourquoi ce titre, pourquoi ce début ? La troisième : pourquoi commencer par poser ces questions ?

Qu'y a-t-il de si difficile ? Pourquoi commencer par un jeu de mots juste assez hermétique pour ne faire sourire qu'un petit nombre de mes amis ? Pourquoi continuer par une description juste assez faussement neutre pour que l'on comprenne bien que si je me suis levé tôt, c'est parce que j'étais très en retard, et que je suis gêné d'être en retard, alors qu'il est évident que je ne suis en retard que parce que précisément le propos même de ces quelques pages qui vont suivre me gêne. Je suis gêné. La bonne question est-elle : pourquoi suis-je gêné ? Pourquoi suis-je gêné d'être gêné ? Vais-je devoir me justifier d'être gêné ? Ou est-ce d'avoir à me justifier qui me gêne ?

Ça peut durer longtemps. C'est le propre de l'homme de lettres de disserter sur son être, de s'engluer dans sa bouillie de contradictions : lucide et désespéré, solitaire et solidaire, beau phraseur de sa mauvaise conscience, etc. Cela fait pas mal d'années que ça dure et ça commence à bien faire. En fin de compte, je n'ai jamais trouvé cela très intéressant. Ce n'est pas à moi d'instruire le procès des intellectuels, je ne vais pas retomber dans le méli-mélo de l'art pour l'art ou de l'engagement...

Mon problème serait plutôt d'arriver, je ne dis pas à la vérité (pourquoi la connaîtrais-je mieux que quiconque et, par conséquent, de quel droit prendrais-je la parole ?), je ne dis pas non plus à la validité (cela, c'est un problème entre les mots et moi), mais plutôt à la sincérité. Ce n'est pas une question de morale, mais une question de pratique. Ce n'est sans doute pas la seule question que je me pose, mais c'est, me semble-t-il, la seule qui, d'une façon quasi permanente, s'avère pour moi cruciale. Mais comment répondre (sincèrement) alors que c'est justement la sincérité que je mets en question ? Comment faire, une fois de plus, pour échapper à ces jeux de miroir à l'intérieur desquels un « autoportrait » ne sera plus que le nième reflet d'une conscience bien élaguée, d'un savoir bien poli, d'une écriture soigneusement docile ? Portrait de l'artiste en singe savant : puis-je dire « sincèrement » que je suis un clown ? Puis-je arriver à la sincérité en dépit d'un attirail rhétorique au sein duquel la succession de points d'interrogation qui jalonne les paragraphes qui précèdent est une figure (dubitation) depuis longtemps répertoriée ? Puis-je vraiment espérer m'en sortir avec quelques phrases plus ou moins subtilement balancées ?

« Le moyen fait partie de la vérité aussi bien que le... résultat... » Il y a longtemps que je traîne cette phrase derrière moi. Mais il m'est devenu de plus en plus difficile de croire que je m'en sortirai à coups de devises, de citations, de slogans ou d'aphorismes : j'en ai consommé tout un stock : « Larvatus prodeo », « J'écris pour me parcourir » , « Open the door and see all the people », etc., etc. Certaines arrivent encore parfois à m'enchanter, à m'émouvoir, elles ont toujours l'air d'être riches d'enseignements, mais on en fait ce que l'on veut, on les abandonne, on les reprend, elles ont toute la docilité que l'on exige d'elles.

Il n'empêche... Quelle est la bonne question, celle qui me permettra de vraiment répondre, de vraiment me répondre ? Qui suis-je ? Que suis-je ? Où en suis-je ?

Puis-je mesurer quelque chemin parcouru ? Ai-je rempli quelques-uns des buts que je m'étais fixés, si vraiment je me suis un jour fixé des buts ? Puis-je dire aujourd'hui que je suis ce que jadis j'ai voulu être ? Je ne me demande pas si le monde dans lequel je vis répond à mes aspirations, car une fois que j'aurai répondu non, je n'aurai pas l'impression d'avoir davantage avancé. Mais la vie que j'y mène correspond-elle à ce que je voulais, à ce que j'attendais ?

Au départ, tout semble simple : je voulais écrire, et j'ai écrit. À force d'écrire, je suis devenu écrivain, pour moi seul, d'abord, longtemps, pour les autres, aujourd'hui. En principe, je n'ai plus besoin de me justifier (ni à mes yeux, ni aux yeux des autres) : je suis écrivain, c'est un fait acquis, une donnée, une évidence, une définition ; je peux écrire ou ne pas écrire, je peux rester plusieurs semaines ou plusieurs mois sans écrire, ou écrire « bien » ou écrire « mal », cela ne change rien, cela ne fait pas de mon activité d'écrivain une activité parallèle ou complémentaire ; je ne fais rien d'autre qu'écrire (sinon gagner le temps d'écrire), je ne sais rien faire d'autre, je n'ai pas voulu apprendre autre chose... J'écris pour vivre et je vis pour écrire, et je n'ai pas été loin d'imaginer que l'écriture et la vie pourraient entièrement se confondre : j'aurais vécu dans la compagnie de dictionnaires, au fin fond d'une retraite provinciale, le matin je me serais promené dans les bois, l'après-midi j'aurais noirci quelques feuillets, le soir je me serais peut-être parfois délassé en écoutant un peu de musique...

Il va de soi que lorsque l'on commence à avoir des idées pareilles (même si ce ne sont que des caricatures), il devient urgent de se poser quelques questions...

Je sais, en gros, comment je suis devenu écrivain. Je ne sais pas précisément pourquoi. Avais-je vraiment besoin, pour exister, d'aligner des mots et des phrases ? Me suffisait-il, pour être, d'être l'auteur de quelques livres ?

J'attendais, pour être, que les autres me désignent, m'identifient, me reconnaissent. Mais pourquoi par l'écriture ? J'ai longtemps voulu être peintre, pour les mêmes raisons je suppose, mais je suis devenu écrivain. Pourquoi précisément l'écriture ?

Avais-je donc quelque chose de tellement particulier à dire ? Mais qu'ai-je dit ? Que s'agit-il de dire ? Dire que l'on est ? Dire que l'on écrit ? Dire que l'on est écrivain ? Besoin de communiquer quoi ? Besoin de communiquer que l'on a besoin de communiquer ? Que l'on est en train de communiquer ? L'écriture dit qu'elle est là, et rien d'autre, et nous revoilà dans ce palais de glaces où les mots se renvoient les uns les autres, se répercutent à l'infini sans jamais rencontrer autre chose que leur ombre.

Je ne sais pas ce que, il y a quinze ans, en commençant à écrire, j'attendais de l'écriture. Mais il me semble que je commence à comprendre, en même temps, la fascination que l'écriture exerçait - et continue d'exercer - sur moi, et la faille que cette fascination dévoile et recèle.

L'écriture me protège. J'avance sous le rempart de mes mots, de mes phrases, de mes paragraphes habilement enchaînés, de mes chapitres astucieusement programmés. Je ne manque pas d'ingéniosité.

Ai-je encore besoin d'être protégé ? Et si le bouclier devient un carcan ?

Il faudra bien, un jour, que je commence à me servir des mots pour démasquer le réel, pour démasquer ma réalité.

C'est sans doute, aujourd'hui, ainsi que je peux dire ce qu'est mon projet. Mais je sais qu'il ne pourra aboutir tout à fait que le jour où, une fois pour toutes, nous aurons chassé le Poète de la cité : le jour où nous pourrons, sans rire, sans avoir, une fois de plus, l'impression d'une dérision, d'un simulacre ou d'une action d'éclat, prendre une pioche ou une pelle, un marteau-piqueur ou une truelle, ce n'est pas tellement que nous aurons fait quelques progrès (car ce n'est certainement plus à ce niveau que les choses se mesureront), c'est que notre monde aura enfin commencé à se libérer.

Georges Perec, « Les gnocchis de l'automne ou Réponse à quelques questions me concernant » publié dans Cause commune, 1, 1972, p. 19-20
Repris dans Je suis né (Seuil, Librairie du XXe siècle, 1990, p. 67-74)

samedi 18 août 2007

si mon ventre était plat

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Récemment, au cours d'une étude menée auprès d'un groupe de femmes issues de milieux défavorisés et de groupes ethniques variés, les enquêteurs ont demandé aux participantes ce qu'elles changeraient prioritairement dans leurs existences si elles en avaient la possibilité ; elles ont en majorité répondu qu'elles souhaiteraient perdre du poids. Je crois que je peux m'identifier à ces femmes parce que j'ai moi-même intégré l'idée que si mon ventre était plat, alors je deviendrais quelqu'un de bien, et je serais en sécurité. Protégée. Je serais acceptée, admirée, importante, aimée. C'est peut-être parce que pendant presque toute ma vie je me suis sentie imparfaite, sale, coupable, méchante, et que mon ventre a été en quelque sorte le sac, la petite valise où toute cette haine de soi s'est réfugiée que j'en suis arrivée à penser ça. À moins que ce ne soit parce que mon ventre est devenu le sanctuaire de mon chagrin, de mes blessures d'enfance, de mes ambitions déçues, de ma rage contenue. Comme un petit tas de dynamite, mon ventre est le centre vers lequel convergent toutes les mèches explosives - l'impératif judéo-chrétien d'être bon ; le postulat patriarcal sur la discrétion des femmes et leur infériorité ; le diktat consumériste qui veut qu'on soit toujours meilleur, ce qui sous-entend que nous sommes nés imparfaits et méchants, et que devenir meilleur implique toujours de dépenser de l'argent, beaucoup d'argent. Peut-être aussi qu'un voyage au cœur de mon ventre et de la vie qui l'anime peut me permettre d'échapper à ces dangereuses contraintes : celles d'un monde qui se fragmente à toute allure en clans fondamentalistes, un monde où les petites phrases toutes faites et les platitudes manichéennes font loi.

Eve Ensler, Un corps parfait : théâtre (The Good Body, 2004). Traduit de l’américain par Béatrice Gartenberg. Adapté par Michèle Fitoussi. Denoël, 2007, p. 8-9

Eve Ensler est née en 1953
Comme sa première pièce, Les Monologues du vagin, créée en 1996, et devenue un véritable phénomène de société, celle-ci manque un peu de nuance dans la dénonciation féministe des travers de nos sociétés, mais cela fait du bien parfois de lire ou d'entendre sur scène certaines choses ...

vendredi 17 août 2007

pêcheuse de ligne

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J'ai l'impression de commencer ce que je n'finirai pas. Entreprendrai-je ? Il faut choisir. Je fais un pas. Personne ne finit la nature, elle se prolonge elle-même. Puisque rien ne se fait. Tout me trouble. Comment font ces adultes pour savoir ce qu'ils font ? Je poursuis ma perte. Sans autant de doutes, et seule, je m'oblige à composer avec ce que je suis devenue et avec ce que les autres arriveront à recevoir sans peine. Certains me diraient qu'ils m'aiment bien. On m'a trouvée bien préparée. Quelqu'un s'avança : « Si je devais être une fille, je voudrais être comme toi, habillée, sourire, avoir peur et regarder pareil. » je n'comprends pas c'qui n'est pas clair. Que veulent me faire entendre mes dires ? Ce que les autres voient.
J'ai le sentiment d'être un peu mieux qu'avant. J'ai des nouveaux défauts depuis ceux de mon adolescence. J'ai été vilaine si longtemps. En pleine déformation, mon trop gros nez avait une bosse qui le penchait à droite. C'était seulement du profil gauche qu'il tenait. Mes sourcils encore trop épais se coiffaient et se recoiff'ront. J'évite la chute qui renforcerait la nullité de mon regard. Mes yeux s'apitoieront sur des paupières aplaties par des cernes géants. Des impuretés hyper présentes me donneront l'air fatigante. Ma tête depuis, je l'ai reconnue. Mon corps change tout l'temps. Mes jambes sont toujours trop courtes pour leurs épaisseurs. Elles impliquent que quand je porte des pantalons, je nettoie tous les sols, en marchant. C'est du ventre que je n'sais pas. Le plus souvent, assez large et plutôt plat, une sorte de protubérance s'y pointe et au centre un nombril. Je suis tout sauf maigrichonne. Ma couleur au naturel change aussi, entre l'olive et le blanc dirty. En général, j'n'les aime pas trop. Sous tous ces défauts, je cache les pires de mes horreurs, qui, si je me plaisais à les recenser, m'auraient éloignée du sujet que j'offre au tout, mon désir.
Peut-être que depuis mon portrait, le monde se racont'ra. Alors, je projette l'avenir, en décollant du moi. Sans faute d'orthographe, je, partira. Avec l'outil du clair esprit, la force activa autrement le fou en moi. J'ai menti, triché, j'ai utilisé des lois. Je me suis améliorée. En me croyant sauvée, j'ai rebu la tasse des fois. Je préviens qui m'intéresse. Dans le futur, ce qui vient de s'commencer, s'organise. Plus loin, quelqu'un est mort. C'est mon égocentrisme. Désormais, la voie est ouverte à des articulations diverses. Ma destinée laissera le tout-faire s'exprimer, et avec attention, des surprises vont en surgir.
Produit d'une génération et produit du temps, sans regret, assumer l'ensemble, le détail est charmant. Tous les espaces corrigent le départ pour une origine anatomique. J'aimerais m'évader... jusqu'ici, après le computer, s'ouvrent les frontières. je déménage sans cesse. (p. 10-11)

Je n'ai pas fait d'introduction. Ce récit n'a pas d'portée. Il me manque des transitions. Je n'ai aucun langage. Je n'sais toujours pas comment me présenter. Il y a bien quelque chose. Je m'explique sur le tard. Les raisons de l'histoire sont la colère face à moi. Paresseuse utile. Face aux intellectualisations contemporaines, je n'suis ni costaude ni très forte pour donner des conseils. Je crois en haut et en bas. Le discours m'assassine. En pêcheuse de ligne, je guette l'inspiration. Le poisson croque mon fil. D'autres fois, il va donner sa peau. La rage me pousse à l'élan. Je sursaute pour le public. Crédulité captive. Tous les jours, je veille, et une fois pour de belle. Je maintiens, je n'ai pas de vérité à dire.
Prête pour les journalistes, mes lacunes et mes prouesses, sans problème, je signerais ce qu'il en reste. J'accepterais critiques et publicités. Je n'ai que le but de devenir moi-même.
Je vais me bio-dégrader. Sans aucune actualité, je continue mes suites comme une élève modèle et rebellée. Pas besoin d'choisir une voix pour du style ou du nougat, je suis tout à la fois : menteuse et naturelle. Littéraire imbibée. C'est ma naissance qui a trahi ma vérité. Comme les autres grands esprits, je ne peux pas oublier. Après ce premier cri, sur mes eaux claires et propres, le mensonge m'a portée. Les anges connaissent mes secrets. À figure morbide, je fus façonnée en morte. Je serai bien normale. Sans être hypocrite, je n'veux pas être un modèle. Mon masque est pt'être poétique, j'incarne la violence même. (p. 44-45)

Eva Steinitz, Le livre de l’immaturité (Allia, 2007)

Ces « Carnets » spamés à Lisbonne - en osant (hardiment) revendiquer l’héritage de Pessoa - sont une bonne surprise de lecture, comme beaucoup des jolis livres des éditions Allia.

Le Livre de l’immaturité est le premier livre d’Eva Steinitz, née en 1982 à Paris.

Une critique à lire en ligne : Alain Nicolas, « Oser la littérature », L’Humanité, 3 mai 2007

jeudi 16 août 2007

premier prix

La « rentrée littéraire » approche, et dans une semaine tout juste, le 23 août, les premiers livres afflueront sur les tables des libraires.
Du point du vue de la communication, ce n’est donc pas une mauvaise idée d’attribuer un prix dès maintenant : sur la très germanopratine île de Ré, lors du salon de l'Ile aux Livres, Madeleine Chapsal, Patrick Poivre d'Arvor et Emmanuelle de Boysson ont fondé un nouveau prix littéraire pour distinguer en avant-première un roman de la rentrée : le Premier Prix.
Le 10 août, le jury a décerné le prix à Olivier Adam pour son livre À l’abri de rien (à paraître le 23 août aux éditions de l’Olivier).

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Adam, Olivier est né en 1974 en banlieue parisienne).
Il a déjà publié :
Je vais bien, ne t'en fais pas... (Le Dilettante, 2000)
À l'ouest (L'Olivier, 2001)
Poids léger (L'Olivier, 2002)
Passer l'hiver, nouvelles (L'Olivier, 2004)
Falaises (L'Olivier, 2005)

mercredi 15 août 2007

transvertébration

En contrepoint à la lanterne magique de Bergman (qui avait aussi des problèmes avec sa maman), celle de Marcel Proust :

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À Combray, tous les jours dès la fin de l'après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand-mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations. On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l'air trop malheureux, de me donner une lanterne magique dont, en attendant l'heure du dîner, on coiffait ma lampe ; et, à l'instar des premiers architectes et maîtres verriers de l'âge gothique, elle substituait à l'opacité des murs d'impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant et momentané. Mais ma tristesse n'en était qu'accrue, parce que rien que le changement d'éclairage détruisait l'habitude que j'avais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du coucher, elle m'était devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus et j'y étais inquiet, comme dans une chambre d'hôtel ou de « chalet », où je fusse arrivé pour la première fois en descendant de chemin de fer.
Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d'un affreux dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait d'un vert sombre la pente d'une colline, et s'avançait en tressautant vers le château de la pauvre Geneviève de Brabant. Ce château était coupé selon une ligne courbe qui n'était autre que la limite d'un des ovales de verre ménagés dans le châssis qu'on glissait entre les coulisses de la lanterne. Ce n'était qu'un pan de château et il avait devant lui une lande où rêvait Geneviève qui portait une ceinture bleue. Le château et la lande étaient jaunes et je n'avais pas attendu de les voir pour connaître leur couleur car, avant les verres du châssis, la sonorité mordorée du nom de Brabant me l'avait montrée avec évidence. Golo s'arrêtait un instant pour écouter avec tristesse le boniment lu à haute voix par ma grand-tante et qu'il avait l'air de comprendre parfaitement, conformant son attitude avec une docilité qui n'excluait pas une certaine majesté, aux indications du texte ; puis il s'éloignait du même pas saccadé. Et rien ne pouvait arrêter sa lente chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui continuait à s'avancer sur les rideaux de la fenêtre, se bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo lui-même, d'une essence aussi surnaturelle que celui de sa monture, s'arrangeait de tout obstacle matériel, de tout objet gênant qu'il rencontrait en le prenant comme ossature et en se le rendant intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel s'adaptait aussitôt et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle toujours aussi noble et aussi mélancolique, mais qui ne laissait paraître aucun trouble de cette transvertébration.
Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections qui semblaient émaner d'un passé mérovingien et promenaient autour de moi des reflets d'histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette intrusion du mystère et de la beauté dans une chambre que j'avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention à elle qu'à lui-même. L'influence anesthésiante de l'habitude ayant cessé, je me mettais à penser, à sentir, choses si tristes. Ce bouton de la porte de ma chambre, qui différait pour moi de tous les autres boutons de porte du monde en ceci qu'il semblait ouvrir tout seul, sans que j'eusse besoin de le tourner, tant le maniement m'en était devenu inconscient, le voilà qui servait maintenant de corps astral à Golo. Et dès qu'on sonnait le dîner, j'avais hâte de courir à la salle à manger où la grosse lampe de la suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait mes parents et le boeuf à la casserole, donnait sa lumière de tous les soirs ; et de tomber dans les bras de maman que les malheurs de Geneviève de Brabant me rendaient plus chère, tandis que les crimes de Golo me faisaient examiner ma propre conscience avec plus de scrupules.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu, tome 1 (Gallimard, Pléiade, 1987, p. 9-10)

J’en profite pour dire que m’énervent tout particulièrement les sites commerciaux, comme celui titré « À la recherche de Marcel Proust ... et du temps perdu » (!) dont les liens fleurissent dans les annonces google ou autres (par exemple dans la marge du blog de Pierre Assouline où j'ai trouvé celui-ci) et qui réduisent les écrivains à l'état de produits ou de logos !

mardi 14 août 2007

il est triste de ne pouvoir avoir à la fois affection et santé

La correspondance de Marcel Proust montre également à quel point les rapports entre Proust et sa mère sont passionnels et conflictuels, notamment durant les années 1902-1903. Dans cette lettre par exemple :

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Le samedi soir 6 décembre 1902

Ma petite Maman,
Puisque je ne peux pas te parler je t'écris pour te dire que je te trouve bien incompréhensible. Tu sais ou devines que je passe toutes mes nuits dès que je suis rentré à pleurer, et non sans cause ; et tu me dis toute la journée des choses comme : « je n'ai pas pu dormir la nuit dernière parce que les domestiques se sont couchés à onze heures. » Je voudrais bien que cela soit ça qui m'empêche de dormir ! Aujourd'hui j'ai eu le tort, étouffant de sonner (pour avoir à fumer) Marie qui venait me dire qu'elle avait fini de déjeuner et tu m'en as instantanément puni en faisant, dès que j'ai eu pris mon trional, clouer et crier toute la journée.. J'étais par ta faute dans un tel étal d'énervement que quand le pauvre Fénelon est venir avec Lauris, à un mot, fort désagréable je dois le dire qu'il m'a dit, je suis tombé sur lui à coups de poing (sur Fénelon, pas sur Lauris) et ne sachant plus ce que je faisais j'ai pris le chapeau neuf qu'il venait d'acheter, je l'ai piétiné, mis en pièces et j'ai ensuite arraché l'intérieur. Comme tu pourrais croire que j'exagère je joins à cette lettre un morceau de la coiffe pour que tu vois (sic) que c'est vrai. Mais tu ne le jetteras pas parce que je te demanderai de me le rendre pour si cela peut encore lui servir. Bien entendu si tu le voyais pas un mot de ceci. Je suis du reste bien content que cela soit tombé sur un ami. Car si sans doute à ce moment là Papa ou toi m'aviez dit quelque chose de désagréable, certainement je n'aurais rien fait, mais je ne sais pas ce que j'aurais dit. C'est à la suite de ça que j'ai eu si chaud que je n'ai plus pu m'habiller et que je t'ai fait demander si je devais dîner ou non ici. À ce propos tu crois faire plaisir aux domestiques et me punir à la fois en me faisant mettre en interdit et en disant qu'on ne vienne pas quand je sonne, qu'on ne me serve pas à table etc. Tu te trompes beaucoup. Tu ne sais pas comme ton valet de chambre était gêné ce soir de ne pouvoir me servir. Il a tout mis près de moi et s'est excusé en me disant : « Madame me commande de faire ainsi. Je ne peux pas faire autrement. ». - Quant au « meuble » que tu m'as retiré comme du dessert, je ne peux m'en passer. Si tu en as besoin, donne m'en un autre ou alors j'en achèterai un. J'aimerais mieux me passer de chaises. - Pour ce qui est des domestiques, tu sais que je suis psychologue et que j'ai du flair et je t'assure que tu te trompes du tout au tout. Mais cela ne me regarde pas et je serai toujours content de seconder tes vues à cet égard quand tu m'en auras prévenu car je ne peux deviner que quand Marie a fini de déjeuner je m’expose à la faire renvoyer en lui demandant du feu dans une chambre où Fénelon et Lauris n'ont pu rester malgré leur paletot, et à fumer. Mais je suis affligé - si dans la détresse où je suis, toutes ces petites querelles me laissent bien indifférent - de ne pas trouver dans ces heures vraiment désespérées le réconfort moral sur lequel j'aurais cru pouvoir compter de ta part. La vérité c'est que dès que je vais bien, la vie qui me fait aller bien t'exaspérant, tu démolis tout jusqu'à ce que j'aille de nouveau mal. Ce n'est pas la première fois. J'ai pris froid ce soir ; si cela se tourne en asthme qui ne saurait tarder à revenir, dans l'état actuel des choses, je ne doute pas que tu ne seras de nouveau gentille pour moi, quand je serai dans l'état où j'étais l'année dernière à pareille époque. Mais il est triste de ne pouvoir avoir à la fois affection et santé. Si j'avais les deux en ce moment ce ne serait pas de trop pour m'aider à lutter contre un chagrin qui surtout depuis hier soir (mais je ne t'ai pas vue depuis) devient trop fort pour que je puisse continuer à lutter contre lui. Ainsi j'ai voulu mais trop lard ravoir ma lettre pour M. Valette. D'ailleurs je pourrai lui écrire en sens contraire. Nous en reparlerons.
Mille tendres baisers.
Marcel.

Marcel Proust, 102. Lettre à Jeanne Proust, Correspondance. Édition Kolb (Plon). Tome III, p. 190-191

à voir en ligne : le site du Centre de Recherche Kolb-Proust

lundi 13 août 2007

nous tuons tout ce qui nous aime

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Le titre de Thomas A. Ravier, ainsi que la large place faite au meurtre de la mère dans son essai, m’incite à relire « Sentiments filiaux d'un parricide », l’étrange article que Marcel Proust rédige pour Le Figaro (1er fév. 1907) sur Henri Van Blarenberghe, une assez vague connaissance qu’il avait rencontré une fois, avec qui il avait échangé quelques lettres et qui, dans un accès de démence, avait le 24 janvier 1907, tué sa mère avant de se suicider. En voici la fin :

(...) Si j'ai répété avec insistance ces grands noms tragiques, surtout ceux d'Ajax et d'Œdipe, le lecteur doit comprendre pourquoi, pourquoi aussi l'ai publié ces lettres et écrit cette page. J'ai voulu montrer dans quelle pure, dans quelle religieuse atmosphère de beauté morale eut lieu cette explosion de folie et de sang qui l'éclabousse sans parvenir à la souiller. J'ai voulu aérer la chambre du crime d'un souffle qui vînt du ciel, montrer que ce fait divers était exactement un de ces drames grecs dont la représentation était presque une cérémonie religieuse et que le pauvre parricide n'était pas une brute criminelle, un être en dehors de l'humanité, mais un noble exemplaire d'humanité, un homme d'esprit éclairé, un fils tendre et pieux, que la plus inéluctable fatalité - disons pathologique pour parler comme tout le monde - a jeté - le plus malheureux des mortels - dans un crime et une expiation dignes de demeurer illustres.
« Je crois difficilement à la mort », dit Michelet dans une page admirable. Il est vrai qu'il le dit à propos d'une méduse, de qui la mort, si peu différente de sa vie, n'a rien d'incroyable, en sorte qu'on peut se demander si Michelet n'a pas fait qu'utiliser dans cette phrase un de ces « fonds de cuisine » que possèdent assez vite les grands écrivains et grâce à quoi ils sont assurés de pouvoir servir à l'improviste à leur clientèle le régal particulier qu'elle réclame d'eux. Mais si je crois sans difficulté à la mort d'une méduse, je ne puis croire facilement à la mort d'une personne, même à la simple éclipse, à la simple déchéance de sa raison. Notre sentiment de la continuité de l'âme est le plus fort. Quoi ! cet esprit qui, tout à !'heure, de ses vues dominait la vie, dominait la mort, nous inspirait tant de respect, le voilà dominé par la vie, par la mort, plus faible que notre esprit qui, quoiqu'il en ait, ne se peut plus incliner devant ce qui est si vite devenu un presque néant ! Il en est pour cela de la folie comme de l'affaiblissement des facultés chez le vieillard, comme de la mort. Quoi ? L'homme qui a écrit hier la lettre que je citais tout à l'heure, si élevée, si sage, cet homme aujourd’hui… ? Et même, pour descendre à des infiniments petits fort importants ici, l'homme qui très raisonnablement était attaché aux petites choses de l'existence, répondait si élégamment à une lettre, s'acquittait si exactement d'une démarche, tenait à l'opinion des autres, désirait leur paraître sinon influent, du moins aimable, qui conduisait avec tant de finesse et de loyauté son jeu sur l'échiquier social l... Je dis que cela est fort important ici, et si j'avais cité toute la première partie de la seconde lettre qui, à vrai dire, n'intéressait en apparence que moi, c'est que cette raison pratique semble plus exclusive encore de ce qui est arrivé que la belle et profonde tristesse des dernières lignes. Souvent, dans un esprit déjà dévasté., ce sont les maîtresses branches, la cime, qui survivent les dernières, quand toutes les ramifications plus basses sont déjà élaguées par le mal. Ici, la plante spirituelle est intacte. Et tout à l'heure en copiant ces lettres, j'aurais voulu pouvoir faire sentir l'extrême délicatesse, plus l'incroyable fermeté de la main qui avait tracé ces caractères, si nets et si fins...
- Qu'as-tu fait de moi ! qu'as-tu fait de moi ! Si nous voulions y penser, il n'y a peut-être pas une mère vraiment aimante qui ne pourrait, à son dernier jour, souvent bien avant, adresser ce reproche à son fils. Au fond, nous vieillissons, nous tuons tout ce qui nous aime par les soucis que nous lui donnons, par l'inquiète tendresse elle-même que nous inspirons et mettons sans cesse en alarme. Si nous savions voir dans un corps chéri le lent travail de destruction poursuivi par la douloureuse tendresse qui l'anime, voir les yeux flétris, les cheveux longtemps restés indomptablement noirs, ensuite vaincus comme le reste et blanchissants, les artères durcies, les reins bouchés, le cœur forcé, vaincu le courage devant la vie, la marche alentie, alourdie, l'esprit qui sait qu'il n'a plus à espérer, alors qu'il rebondissait si inlassablement en invincibles espérances, la gaîté même, la gaîté innée et semblait-il immortelle, qui faisait si aimable compagnie avec la tristesse, à jamais tarie, peut-être celui qui saurait voir cela, dans ce moment tardif de lucidité que les vies les plus ensorcelées de chimère peuvent bien avoir, puisque celle même de don Quichotte eut le sien, peut-être celui-là, comme Henri van Blarenberghe quand il eut achevé sa mère à coups de poignard, reculerait devant l'horreur de sa vie et se jetterait sur un fusil, pour mourir tout de suite. Chez la plupart des hommes, une vision si douloureuse (à supposer qu'ils puissent se hausser jusqu'à elle) s'efface bien vite aux premiers rayons de la joie de vivre. Mais quelle joie, quelle raison de vivre, quelle vie peuvent résister à cette vision ? D'elle ou de la joie, quelle est vraie, quel est « le Vrai » ?

Marcel Proust, fin de l’article « Sentiments filiaux d’un parricide ». Repris dans Contre Sainte-Beuve (Gallimard, Pléiade, p. 157-159)

dimanche 12 août 2007

se dispenser d'apparaître

Le plus émouvant, ou pathétique, je ne sais pas, ce sont, en y réfléchissant, ces faux lecteurs de Proust depuis longtemps vrais personnages de son œuvre. Ils n'en ont aucune idée, bien entendu. Je déjeunais hier encore avec l'un d'eux (qui m'a longuement parlé de sa passion pour la Recherche). Legrandin, portable en plus. Très drôle, très instructif. (p. 35)

J'imagine d'ici le scandale si Proust, un beau jour, par je ne sais quel accident miraculeux, était lu : rien qu'une fois. Quelle catastrophe (financière), quel écroulement (des valeurs), quelle chute (de la bourse des croyances), quel bide (pour le film patrimonial). Mais ne rêvons pas. Il faut, cela se comprend, un corps très original pour lire Proust jusqu'au bout, plutôt, par exemple, qu'une grande culture comme Charlus. (p. 74)

Thomas A. Ravier, Éloge du matricide. Essai sur Proust (Gallimard, L’Infini, 2007)

L’essai de Thomas A. Ravier sur Marcel Proust est parfois un peu agaçant - lorsqu’il se proclame ainsi novateur et en rupture complète avec le reste de l’abondante critique proustienne tout en enfonçant des portes depuis longtemps ouvertes - mais il est aussi passionnant et très attachant - par son enthousiasme, une écriture pleine de surprises, et des découvertes inattendues au tournant d’un raisonnement, par exemple :

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Marcel peut aussi se dispenser d'apparaître. Au jeu du vingtième siècle on ne le prendra pas. La société se révèle progressivement être l'affirmation de toute vie humaine, dans le détail, comme simple apparence ? Il fallait s'attendre à cette accusation rancunière tourmentée - ces aigres épigrammes - des participants qui ne peuvent admettre l'apparition soudaine dune distance rendue visible. Or, l'amitié est peut-être une manifestation lyrique de la surveillance sociale se nourrissant justement, chez les plus crédules, donc les plus dangereux, de cette distance. Il faut disparaître mais dans son style. L'invisible ami récuse cette politique non énigmatique de la transparence (qui sera celle, effroyable, des Verdurin). Proust, c'est embarrassant, réfute la figure du misanthrope officiel (lequel obéit sans s'en rendre compte au fantasme social de la confession identitaire) pour ne conserver du théâtre de la surface que le plaisir évanescent de la comédie pulsative. Il est beaucoup plus drôle que ça, beaucoup moins enfantin et, finalement, beaucoup moins sentimental. Plus vindicatif, plus venimeux : le reptile vous salue bien. L'ethnologue impitoyable du Ritz est aussi un joueur subtil qui annule rendez-vous après rendez-vous, se fait exempter d'un dîner, dispenser d'une fête, repousse pour la énième fois une visite, n'ouvre à personne, exige de ne pas être dérangé, déconseille à ses proches la fréquentation de son appartement et de son atmosphère malsaine ; ce qui n'empêche pas, sur un autre front, dix pages d'admonestations à un ami qui n'en « est pas un », ou de reprocher à Gide son absence d'affectivité, à Cocteau de le négliger, à Daudet de ne jamais venir le voir, à un duc quelconque sa froideur comme un obstacle au progrès de leur relation. Sa position d'agent du sens en cours d'invisibilisation est tout entière dans cette merveilleuse anecdote de Philippe Soupault : Marcel organise un dîner au Grand Hôtel de Cabourg, la soirée va durer, il offre des cigares à ses invités : « Messieurs, comme je ne peux supporter la fumée à cause de mon asthme, je suis obligé de vous demander de m'excuser. » Voilà en effet un rideau de fumée des plus fameux dans un décor curieusement coulissant. Et, en réaction, une poussée prévisible de crispations subjectives. (p. 20-21)

Dans la comédie universelle passive, nous savons que la plupart demeurent sur la scène à s'exhiber. Acteur social, certes, mais le script est de plus en plus monotone, pauvre, répétitif, impersonnel, bâclé. Il y a l'observé et l'observateur, c'est la loi, elle est dure, elle dure. Or l'observé l'est toujours sexuellement : Charlus, Jupien ou même Swann sont sexuellement observés, surveillés justement par où ils s'imaginent dans l'illicite, la question de leurs naïves activités érotiques. Et voilà que Proust, lui, s'appuie férocement sur son corps pour démontrer que la liberté dans la volupté, comme la clandestinité sexuelle, n'existent que si elles sont un moyen de connaissance, et peu, sinon jamais, par leur représentation audacieuse. Chaque fois, curieusement, que son narrateur approche d'une source d'activité sexuelle, c'est pour être le témoin paisible de ce qui se dit, ou plutôt ne se dit pas. Or, c'est cette faculté de se trouver systématiquement au point d'émission de la mystification sexuelle qui est, je crois, une des grandes révolutions de Proust baudelairien (et non balzacien). Et elle est peut-être le résultat concret de cette détermination effervescente et musicale dans la variation ironique. Juif ou catholique ? Romancier ou essayiste ? Homo ou hétéro ? Proust n'aura jamais choisi (c'est embêtant). C'est, au sens propre, son style. Passons les frontières ! Tout le problème est là. Nous sentons dans un monde, nous pensons, et surtout nous nommons dans un autre. Quelquefois, là où les muscles plongent et tordent leurs ramifications, aspirant cette vie nouvelle, un corps surgit pour faire sauter ces barrières sociales et culturelles. Ce sera, contrairement à l'opinion familiale, Guermantes et Méséglise, autant dire Jérusalem et Athènes. Proust sait donc parfaitement ce qu'il dit, il n'est pas fou ou exagérément dans la sorcellerie littéraire lorsqu'il écrit à Jacques Boulanger : « Les romanciers devinent à travers les murs. » Le romancier dévie, devine à travers les murs, les murmures, l'amour de la mère, la mire de la mort. (p. 61-62)

Thomas A. Ravier est né en 1969. Il a publié aussi de très intéressants romans :
Au bord de l'amer (Le Talus d'approche, 1994)
Original remix (Le Lys dans la vallée) (Julliard, 1999)
Emma Jordan (Moeurs du Béton) (Julliard, 2002)
Les aubes sont navrantes (Gallimard, L'Infini, 2005)
Le scandale McEnroe (Gallimard, L'Infini, 2006)

à lire aussi, sur Éloge du matricide, un bel article de Marc Pautrel

samedi 11 août 2007

la bêtise règne

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Les temps sont durs. La vie n’est pas drôle. La bêtise règne. Le bon Dieu redevient à la mode.
Paul Léautaud (Chroniques, 1925)

Sans doute n'est-ce qu'une goutte d'eau parmi bien d'autres sujets d'énervement et d'effroi dans le monde, mais le saccage des livres du Banquet du Livre de Lagrasse, au prétexte probable que le thème en était cette année « La Nuit sexuelle » a valeur de symptôme.

À lire par exemple :
« La nuit sexuelle tombe sur l’abbaye de Lagrasse », de Pierre Assouline, qui a ensuite été le premier à s'en faire l'écho,
« Penser : le péché irrémissible » de Ronald Klapka, dans remue.net,
et « Autodafé à l'huile de vidange à l'Abbaye de Lagrasse » de David Servenay dans Rue89.

vendredi 10 août 2007

de nuit sur ma ligne de jour

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Mardi – On peut se laisser entraîner par la ligne de fuite, le bord extérieur du rail converti par les pointillés, la chaussée, longer le trottoir, bifurquer, sauter à pieds joints dans les stries, disparaître. Mais l’œil se lasse et retourne aux fenêtres, ne sait pas se contenter du ballast, des grilles et des voies à vélo. Il exige le clocher de l’hôpital, quelques ardoises fluides, le ciel large qu’il ne reverra pas de la journée.
(...)
Samedi soir - Métro La Chapelle, sur le quai. Expérience inédite, je sors du cinéma et me retrouve de nuit sur ma ligne de jour. À travers la verrière, en attendant la rame qui ne vient pas, je surprends les pièces éclairées dont je ne distingue rien le matin. Salon chatoyant, jouets, rideau jaune. Teintures au mur, ficus, tableaux. À ma gauche, la pointe illuminée du Sacré-Cœur. Devant moi, les arbres aux dents jaunes flashés par les spots. Nous attendons toujours. Et que suis-je allée voir pour la quatrième fois, délaissant les films de la rentrée qui pourtant me tentaient ? Fenêtre sur cour, sans blague, c'est maintenant que le lien se fait.
Dans le métro. Durant quelques secondes je n'y pense pas, je sors Penser/classer de Perec et je commence à lire, plaquée contre la porte vitrée. Puis je lève les yeux et les fenêtres du matin s'imposent, m'envoient par saccades, par bouffées, un halo orange, les ombres d'une persienne, la vision fugitive d'une bibliothèque - comme si les gens qui vivent le nez sur le métro ne lisaient pas ! Pourquoi derrière mes cent fenêtres personne ne lit-il jamais ?

Anne Savelli, Fenêtres : open space (Le Mot et le reste, 2007, p. 30 et p. 31)

Les premières pages avait été publiées en ligne dans remue.net, puis un livre a été publié ; cette belle tentative d’épuisement de ce qu’on voit depuis la ligne 2 du métro parisien se poursuit maintenant sur un blog qui propose par exemple des photos, et souhaite « créer des sortes de satellites autour du livre ».

On peut lire d’autres textes d'Anne Savelli (née en 1967 à Paris), dans la revue Ambition chocolatée et déconfiture et dans remue.net (« Centre du monde »), où l’on peut lire aussi un bel article de Sereine Berlottier.

jeudi 9 août 2007

élargir le champ de la conscience

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Mon hérisson naïf et globuleux devient fauve dans leur reflet. Écris autre chose, me l'a-t-on assez dit, ce conseil d'ami, quelque chose de simple qui se lise bien, avec un début

et une fin. Écris un roman policier, me l'a-t-on assez demandé. Je ne suis pas contrariant. Ce n'est pas parce que je possède un hérisson naïf et globuleux qu'il faut prendre des gants avec moi. Je m'adresse là au boxeur poids lourd qui m'assomme de questions parce qu'il ne comprend pas une ligne, pas un mot à ce que j'écris, jamais, qui n'a jamais rien compris à rien de ce que j'ai écrit jusqu'à aujourd'hui. J'écris le paon se marie à l'église et il n'y comprend rien. Absolument rien. Alors j'écris : le figuier s'est organisé

la feuille cueille le fruit et il n'y comprend rien non plus. Alors j'écris : le scarabée fréquente un petit cireur de souliers et coup sur coup j'écris : le canari n'a pas touché au blanc de son oeuf mais il me fait signe que non, rien. Alors j'écris ceci encore : Je racle bien soigneusement mes bottes sur son paillasson, puis j'entre chez le hérisson naïf et globuleux - grand Dieu ! il est mort ! Rien, il ne comprend rien. C'est à peine si je déplace une chose de quelques millimètres pour en éprouver le poids et voir quelle trace elle laisse dans la poussière, déjà il a cet air stupide. Écrire, je croyais que c'était cela

pourtant, précipiter le monde dans une formule, tenir le monde dans une formule, court-circuiter les hiérarchies, les généalogies, ce faisant produire des éclairs, recenser les analogies en refusant la comparaison trop facile du hérisson naïf et globuleux et de la châtaigne dans sa bogue malgré la tentation permanente et sa démangeaison insupportable, créer du réel ainsi en modifiant le rapport convenu entre les choses ou les êtres, élargir le champ de la conscience, en somme, au lieu de le restreindre à nos préoccupations d'amour et de mort ou comment se porte mon corps

ce matin ? Mais non, décidément, je suis seul sans doute à penser cela. Me serais-je trompé sur la nature et l'enjeu de la littérature ?

Éric Chevillard, Du hérisson (Minuit, 2002, p. 78-80)

::: je ne m'en lasse pas ::: et j'en profite pour rappeler l'existence d'un site très complet sur Éric Chevillard.

mercredi 8 août 2007

se défendre sans combattre

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Le Renard sait beaucoup de choses, le Hérisson n’en sait qu’une grande, disoient proverbialement les Anciens. Il sait se défendre sans combattre, et blesser sans attaquer : n’ayant que peu de force et nulle agilité pour fuir, il a reçû de la Nature une armure épineuse, avec la facilité de se resserrer en boule et de présenter de tous côtés des armes défensives, poignantes, et qui rebutent ses ennemis ; plus ils le tourmentent, plus il se hérisse et se resserre.

écrit Buffon dans son Histoire naturelle (tome 8, p. 28).
En recherchant le contexte de cette citation, trouvée dans l'article de Libé cité hier, j'ai découvert que l'on trouve les textes de Buffon en ligne.

Cela est très utile notamment pour lire Éric Chevillard, qui le cite beaucoup, et que je n'ai pu me retenir de re-parcourir après avoir lu vos commentaires :

autant dire que nous avons évité le pire, Proust et moi, malgré notre constante mélancolie et cette sensibilité à fleur de peau qui nous oppose si désavantageusement au hérisson naïf et globuleux que l'on se prend parfois à lui envier sa carapace d'indifférence, en naissant d'une mère assez douce et bonne pour s'asseoir une minute sur le bord de notre lit sans songer une seule seconde qu'à cet âge notre moelle est tendre et nos os se laissent encore rompre.
(...)
Je souffre de tout ce que je suis comme si j'étais toi, doué de la lucidité qui te manque, hérisson naïf et globuleux, mais ce défaut t'épargne le désespoir. Ta conscience se déchirerait à tes épines. Regarde-moi, de quels lambeaux je m'enveloppe.

Éric Chevillard, Du hérisson (Minuit, 2002, p. 179 et p. 201)

mardi 7 août 2007

les piquants du hérisson

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J'ai lu tant de livres...
Pourtant, comme tous les autodidactes, je ne suis jamais sûre de ce que j'en ai compris. Il me semble un jour embrasser d'un seul regard la totalité du savoir, comme si d'invisibles ramifications naissaient soudain et tissaient entre elles toutes mes lectures éparses - puis, brutalement, le sens se dérobe, l'essentiel me fuit et j'ai beau relire les mêmes lignes, elles m'échappent chaque fois un peu plus tandis que je me fais l'effet d'une vieille folle qui croit son estomac plein d'avoir lu attentivement le menu. Il paraît que la conjonction de cette aptitude et de cette cécité est la marque réservée de l'autodidactie. Privant le sujet des guides sûrs auxquels toute bonne formation pourvoit, elle lui fait néanmoins l'offrande d'une liberté et d'une synthèse dans la pensée là où les discours officiels posent des cloisons et interdisent l'aventure.

Muriel Barbery, L'élégance du hérisson (Gallimard, 2006, p. 51)

Depuis qu’il trône en tête des ventes, ayant même réussi un temps à devancer Marc Lévy, Guillaume Musso, Paolo Coelho ET Harry Potter (!), et qu'il a dépassé les 350 000 exemplaires vendus, il devient (forcément) tendance de dénigrer le livre de Muriel Barbery, L'élégance du hérisson. Les critiques s’étonnent d'un succès qu'ils n'ont pas annoncé, et, même si quelques-uns le jugent mérité (par exemple dans « Le Masque et la plume » d’hier soir), beaucoup, comme Philippe Lançon dans Libération, se demandent s’il faut « écraser le hérisson ? ».

C'est injuste, car, qu’on l’aime ou pas, le livre de Muriel Barbery a l'immense mérite d'être un vrai livre, pas un produit calibré pour la vente, qui s’est vendu sans véritable publicité de la part de son éditeur (trop occupé à la rentrée dernière à promouvoir les Bienveillantes), sans promotion télé, avec très peu de critiques, mais avec le soutien des libraires (qui lui ont décerné le Prix des Libraires) et grâce au bouche à oreille.

Je suis heureuse de l’avoir lu, avec beaucoup de plaisir et sans a priori, avant qu’il ait du succès, attirée par son joli titre (j’adore les hérissons !) - et de l’avoir aimé, malgré quelques réserves (son écriture un peu classique et son côté roman à thèse) ; si je l'avais lu aujourd'hui, j’aurais peut-être (mais peut-être pas) réagi comme Judith Bernard (dont je suis fan, précisé-je), qui l’assassine dans « l’arrogance du paillasson » avec des arguments qui sont parfois l'ombre portée de mes réserves.

Bon séjour sabbatique à Kyoto, Muriel !

lundi 6 août 2007

chaque centimètre carré

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Une image n'est essentielle que si chaque centimètre carré de l'image est essentiel.

Michelangelo Antonioni, « Il est plus facile d'inventer », entretien avec André S. Labarthe, Cahiers du cinéma, 112, octobre 1960. Repris dans Écrits (1991) (Images modernes, 2003, p. 27)

Antonioni encore, pour signaler cette belle analyse de L'Eclipse par Philippe Lubac et les pages très complètes que lui consacre le Ciné-club de Caen (à voir aussi sur ce site la page sur quelques « Equivalences visuelles » entre peinture et cinéma). Quant à l'œuf, c'est un détail la Sainte conversation de Piero Della Francesca (1472, Milan, Pinacothèque de Brera)

dimanche 5 août 2007

c'est le cerveau qui est mis en scène

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Je ne résiste pas à citer également la suite du propos de Deleuze, qui concerne le cinéma de Stanley Kubrick :

La formule d'Antonioni ne vaut que pour lui, c'est lui qui l'invente. Les corps ne sont pas destinés à l'usure, pas plus que le cerveau à la nouveauté. Mais, ce qui compte, c'est la possibilité d'un cinéma du cerveau qui regroupe toutes les puissances, autant que le cinéma du corps les groupait aussi : c'est alors deux styles différents, et dont la différence elle-même ne cesse de varier, cinéma du corps chez Godard et cinéma du cerveau chez Resnais, cinéma du corps chez Cassavetes et cinéma du cerveau chez Kubrick. Il n'y a pas moins de pensée dans le corps que de choc et de violence dans le cerveau. Il n'y a pas moins de sentiment dans l'un et dans l'autre. Le cerveau commande au corps qui n'en est qu'une excroissance, mais aussi le corps commande au cerveau qui n'en est qu'une partie : dans les deux cas, ce ne seront pas les mêmes attitudes corporelles ni le même gestus cérébral. D'où la spécificité d'un cinéma du cerveau, par rapport à celle du cinéma des corps. Si l'on considère l'œuvre de Kubrick, on voit à quel point c'est le cerveau qui est mis en scène. Les attitudes de corps atteignent à un maximum de violence, mais elles dépendent du cerveau. C'est que, chez Kubrick, le monde lui-même est un cerveau, il y a identité du cerveau et du monde, tels la grande table circulaire et lumineuse de « Docteur Folamour », l'ordinateur géant de « 2001 l'odyssée de l'espace », l'hôtel Overlook de « Shining ». La pierre noire de « 2001 » préside aussi bien aux états cosmiques qu'aux stades cérébraux : elle est l'âme des trois corps, terre, soleil et lune, mais aussi le germe des trois cerveaux, animal, humain, machinique. Si Kubrick renouvelle le thème du voyage initiatique, c'est parce que tout voyage dans le monde est une exploration du cerveau. Le monde-cerveau, c'est « L'orange mécanique », ou encore un jeu d'échecs sphérique où le général peut calculer ses chances de promotion d'après le rapport des soldats tués et des positions conquises (« Les sentiers de la gloire »). Mais si le calcul rate, si l'ordinateur se détraque, c'est parce que le cerveau n'est pas plus un système raisonnable que le monde un système rationnel. L'identité du monde et du cerveau, l'automate, ne forme pas un tout, mais plutôt une limite, une membrane qui met en contact un dehors et un dedans, les rend présents l'un à l'autre, les confronte ou les affronte. Le dedans, c'est la psychologie, le passé, l'involution, toute une psychologie des profondeurs qui mine le cerveau. Le dehors, c'est la cosmologie des galaxies, le futur, l'évolution, tout un surnaturel qui fait exploser le monde. Les deux forces sont des forces de mort qui s'étreignent, s'échangent, et deviennent indiscernables à la limite. La folle violence d'Alex, dans « Orange mécanique », est la force du dehors avant de passer au service d'un ordre intérieur dément. Dans « L'odyssée de l'espace », l'automate se détraque du dedans, avant d'être lobotomisé par l'astronaute qui pénètre du dehors. Et, dans « Shining », comment décider de ce qui vient du dedans et de ce qui vient du dehors, perceptions extrasensorielles ou projections hallucinatoires ? Le monde-cerveau est strictement inséparable des forces de mort qui percent la membrane dans les deux sens. À moins qu'une réconciliation ne s'opère dans une autre dimension, une régénérescence de la membrane qui pacifierait le dehors et le dedans, et recréerait un monde-cerveau comme un tout dans l'harmonie des sphères. À la fin de « L'odyssée de l'espace », c'est suivant une quatrième dimension que la sphère du fœtus et la sphère de la terre ont une chance d'entrer dans un nouveau rapport incommensurable, inconnu, qui convertirait la mort en une nouvelle vie.

Gilles Deleuze, L’Image-temps. Cinéma 2 (Minuit, 1985, p. 267-268)

samedi 4 août 2007

les potentialités futures du cerveau couleur

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Très intéressant aussi ce que Gilles Deleuze écrit au sujet de Michelangelo Antonioni :

« Donnez-moi donc un corps » : c'est la formule du renversement philosophique. Le corps n'est plus l'obstacle qui sépare la pensée d'elle-même, ce qu'elle doit surmonter pour arriver à penser. C'est au contraire ce dans quoi elle plonge ou doit plonger, pour atteindre à l'impensé, c'est-à-dire à la vie. Non pas que le corps pense, mais, obstiné, têtu, il force à penser, et force à penser ce qui se dérobe à la pensée, la vie. On ne fera plus comparaître la vie devant les catégories de la pensée, on jettera la pensée dans les catégories de la vie. Les catégories de la vie, ce sont précisément les attitudes du corps, ses postures. « Nous ne savons même pas ce que peut un corps » : dans son sommeil, dans son ivresse, dans ses efforts et ses résistances. Penser, c'est apprendre ce que peut un corps non-pensant, sa capacité, ses attitudes ou postures. C'est par le corps (et non plus par l'intermédiaire du corps) que le cinéma noue ses noces avec l'esprit, avec la pensée. « Donnez-nous donc un corps », c'est d'abord monter la caméra sur un corps quotidien. Le corps n'est jamais au présent, il contient l'avant et l'après, la fatigue, l'attente. La fatigue, l'attente, même le désespoir sont les attitudes du corps. Nul n'est allé plus loin qu'Antonioni dans ce sens. Sa méthode : l'intérieur par le comportement, non plus l'expérience, mais « ce qui reste des expériences passées », « ce qui vient après, quand tout a été dit », une telle méthode passe nécessairement par les attitudes ou postures du corps. C'est une image-temps, la série du temps. L'attitude quotidienne, c'est ce qui met l'avant et l'après dans le corps, le temps dans le corps, le corps comme révélateur du terme. L'attitude du corps met la pensée en rapport avec le temps comme avec ce dehors infiniment plus lointain que le monde extérieur. Peut-être la fatigue est-elle la première et la dernière attitude, parce qu'elle contient à la fois l'avant et l'après : ce que Blanchot dit, c'est aussi ce qu'Antonioni montre, non pas du tout le drame de la communication, mais l'immense fatigue du corps, la fatigue qu'il y a sous « Le cri », et qui propose à la pensée « quelque chose à incommuniquer », l'« impensé », la vie. (p. 246-247)

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Antonioni serait l'exemple parfait d'une double composition. On a souvent voulu trouver l'unité de son œuvre dans les thèmes tout faits de la solitude et de l'incommunicabilité, comme caractéristiques de la misère du monde moderne. Pourtant, selon lui, nous marchons de deux pas très différents, un pour le corps, un pour le cerveau. Dans un beau texte il explique que notre connaissance n'hésite pas à se renouveler, à affronter de grandes mutations, tandis que notre morale et nos sentiments restent prisonniers de valeurs inadaptées, de mythes auxquelles plus personne ne croit, et ne trouvent pour se libérer que de pauvres expédients, cyniques, érotiques ou névrotiques. Antonioni ne critique pas le monde moderne, aux possibilités duquel il « croit » profondément : il critique dans le monde la coexistence d'un cerveau moderne et d'un corps fatigué, usé, névrosé. Si bien que son œuvre passe fondamentalement par un dualisme qui correspond aux deux aspects de l'image-temps : un cinéma du corps, qui met tout le poids du passé dans le corps, toutes les fatigues du monde et la névrose moderne ; mais aussi un cinéma du cerveau, qui découvre la créativité du monde, ses couleurs suscitées par un nouvel espace-temps, ses puissances multipliées par les cerveaux artificiels. Si Antonioni est un grand coloriste, c'est parce qu'il a toujours cru aux couleurs du monde, à la possibilité de les créer, et de renouveler toute notre connaissance cérébrale. Ce n'est pas un auteur qui gémit sur l'impossibilité de communiquer dans le monde. Simplement, le monde est peint de splendides couleurs, tandis que les corps qui le peuplent sont encore insipides et incolores. Le monde attend ses habitants, qui sont encore perdus dans la névrose. Mais c'est une raison de plus pour faire attention au corps, pour en scruter les fatigues et les névroses, pour en tirer des teintes. L'unité de l'œuvre d'Antonioni, c'est la confrontation du corps-personnage avec sa lassitude et son passé, et du cerveau-couleur avec toutes ses potentialités futures, mais les deux composant un seul et même monde, le nôtre, ses espoirs et son désespoir. (p. 266- 267)

Gilles Deleuze, L’Image-temps. Cinéma 2 (Minuit, 1985)

C'est l'occasion de signaler que l'on peut écouter en ligne la voix au débit inimitable de Gilles Deleuze : dans ce cours il parle d'Antonioni.

vendredi 3 août 2007

l'objet représenté vibre

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En contrechamp à mon billet d’avant-hier, quelques extraits de « Cher Antonioni… » de Roland Barthes : il s’agit de l’un des derniers textes de Barthes, écrit pour la remise à Michelangelo Antonioni du prix « Archiginnedio d’Oro », le 28 janvier 1980 à Bologne.

Dans sa typologie, Nietzsche distingue deux figures : le prêtre et l'artiste. Des prêtres, nous en avons aujourd'hui à revendre : de toutes religions et même hors religion ; mais des artistes ? Je voudrais, cher Antonioni, que vous me prêtiez un instant quelques traits de votre œuvre pour me permettre de fixer les trois forces, ou, si vous préférez, les trois vertus, qui constituent à mes yeux l'artiste. Je les nomme tout de suite : la vigilance, la sagesse et la plus paradoxale de toutes, la fragilité.
(…) J'appelle sagesse de l'artiste, non une vertu antique. encore moins un discours médiocre, mais au contraire ce savoir moral, celle acuité de discernement qui lui permet de ne jamais confondre le sens et la vérité. Que de crimes l'humanité n'a-t-elle pas commis au nom de la Vérité ! Et pourtant cette vérité n'était jamais qu'un sens. Que de guerres, de répressions, de terreurs, de génocides, pour le Triomphe d'un sens ! L’artiste, lui. sait que le sens d'une chose n'est pas sa vérité ; ce savoir est une sagesse, une folle sagesse, pourrait-on dire, puisqu'elle le retire de la communauté, du troupeau des fanatiques et des arrogants.
(…) Vous travaillez à rendre subtil le sens de ce que l’homme dit, raconte, voit ou sent, et cette subtilité du sens, cette conviction que le sens ne s'arrête pas grossièrement à la chose dite, mais s'en va toujours plus loin, fasciné par le hors-sens, c'est celle, je crois, de tous les artistes, dont l'objet n'est pas telle ou telle technique, mais ce phénomène étrange : la vibration. L'objet représenté vibre, au détriment du dogme.
(…) L’artiste est sans pouvoir, mais il a quelque rapport avec la vérité ; son œuvre, toujours allégorique si c’est une grande œuvre, la prend en écharpe ; son monde est l’Indirect de la vérité

(…) Un autre motif de fragilité, c'est paradoxalement, pour l’artiste, la fermeté et l'insistance de son regard. Le pouvoir, quel qu'il soit, parce qu'il est violence, ne regarde jamais ; s'il regardait une minute de plus (une minute de trop), il perdrait son essence de pouvoir. L'artiste, lui, s'arrête et regarde longuement, et je puis imaginer que vous vous êtes fait cinéaste parce que la caméra est un œil, contraint, par disposition technique, de regarder. Ce que vous ajoutez à cette disposition, commune à tous les cinéastes, c'est de regarder les choses radicalement, jusqu'à leur épuisement. D'une part, vous regardez longuement ce qu'il ne vous était pas demandé de regarder par la convention politique (les paysans chinois) ou par la convention narrative (les temps morts d'une aventure). D'autre part, votre héros privilégié est celui qui regarde (photographe ou reporter). Ceci est dangereux, car regarder plus longtemps qu'il n'est demandé (j'insiste sur ce supplément d'intensité) dérange tous les ordres établis, quels qu'ils soient, dans la mesure où, normalement, le temps même du regard est contrôlé par la société : d'où, lorsque l'œuvre échappe à ce contrôle, la nature scandaleuse de certaines photographies et de certains films : non pas les plus indécents ou les plus combatifs, mais simplement les plus « posés ».
L'artiste est donc menacé, non seulement par le pouvoir constitué - le martyrologe des artistes censurés par l'État, tout au long de l'Histoire, serait d'une longueur désespérante -, mais aussi par le sentiment collectif, toujours possible, qu'une société peut très bien se passer d'art : l’activité de l'artiste est suspecte parce qu'elle dérange le confort, la sécurité des sens établis, parce qu'elle est à la fois dispendieuse et gratuite (…).

Roland Barthes, « Cher Michelangelo », Cahiers du cinéma, 311, mai 1980.
Repris dans ses Œuvres complètes, V (Seuil, p. 901-904)

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