lignes de fuite

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mercredi 2 janvier 2008

le livre est contagieux

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Un calcul, même très approximatif, du nombre d'heures dont nous avons disposé au cours de notre vie pour la lecture, nous prouve que nous avons en réalité lu sensiblement moins de livres que nous ne le croyons. Nous n'avons pas eu le temps matériel de lire tous les livres que nous pensons avoir lus.
Mais les livres que nous avons lus sont bien loin d'être les seuls éléments de notre culture livresque. Comptent aussi, parfois presque autant, ceux dont nous avons entendu parler, d'une manière qui nous a fait dresser l'oreille (l'oreille interne), ceux dont un passage cité ailleurs isolément a éveillé en nous des échos précis, ou dont la mitoyenneté avec des ouvrages déjà connus de nous a permis au moins l'étiquetage. Ceux dont nous ne connaissons guère que le titre et le sens général, mais qui, dessinés en creux par les frontières des livres connexes, figurent pourtant, dans notre répertoire livresque, comme références utilisables.
Cette culture accrue par enjambements, par recoupements et par contamination, est peut-être la vraie culture livresque. Le livre est contagieux. La masse des livres déjà connus confère une demi-réalité maniable aux livres non lus encore qu'elle cerne et fait pressentir. Ainsi, à partir d'un certain acquis, la culture livresque, alors que la lecture ne suit qu'une progression arithmétique, peut se développer de manière presque exponentielle par une méthode qui n'est pas sans analogie avec la solution d'un puzzle, et que les polyglottes expérimentent tous pratiquement pour l'acquisition de nouvelles langues. Pour s'enrichir pleinement par la lecture, il ne suffit pas de lire, il faut savoir s'introduire dans la société des livres, qui nous font alors profiter de toutes leurs relations, et nous présentent à elles de proche en proche à l'infini. Une preuve a contrario en est fournie par l'autodidacte de La Nausée.

Julien Gracq, Carnets du grand chemin (Corti, 1992, p. 262-264, Gallimard, Pléiade, 2, 1995, p. 1086)

lundi 31 décembre 2007

tricotage intime

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Un ouvrage littéraire est bien souvent la mise bout à bout et le tricotage intime dans un tissu continu et bien lié - telles ces couvertures faites de bouts de laine multicolores - de passages appuyés à l'expérience réelle, et de passages appuyés seulement à la conformité au caprice de la langue, sans que le lecteur y trouve rien à redire, sans qu'il trouve même à s'apercevoir de ces changements continuels de références dans l'ordre de la « vérité ».

Julien Gracq, En lisant en écrivant (Corti, 1980, Gallimard, Pléiade, 2, 1995, p. 666)

dimanche 30 décembre 2007

du moi confus et aphasique au moi informé

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Écrivain : quelqu'un qui croit sentir que quelque chose, par moments, demande à acquérir par son entremise le genre d'existence que donne le langage. Genre d'existence dont le public est le vérificateur capricieux, intermittent, et peu sûr, et l'auteur le seul garant fiable. Le public est un réseau qu'on peut toujours court-circuiter sans que rien d'essentiel au phénomène littéraire s'annule : le voyant-témoin qui s'allume dans la cervelle de l'auteur est nécessaire et suffisant. Le courant qui passe au fil de la plume ne va vers personne ; il faudrait en finir une bonne fois avec l'image égarante des « chers lecteurs » levés à l'horizon de l'écritoire et de l'écrivain, ainsi qu'à celui d'un orateur public la foule dans laquelle il transvase la liqueur enivrante. La littérature va du moi confus et aphasique au moi informé par l'intermédiaire des mots, rien de plus : le public n'est admis à cet acte d'autosatisfaction qu'au titre de voyeur, et généralement contre espèces - et c'est, je le concède, dans cette affaire, le côté peu ragoûtant.

Julien Gracq, En lisant en écrivant (Corti, 1980, Gallimard, Pléiade, 2, 1995, p. 667)

samedi 29 décembre 2007

le tuf dont s'est nourrie une adolescence littéraire affamée

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Combien il est difficile – et combien il serait intéressant – quand on étudie un écrivain, de déceler non pas les influences avouées, les grands intercesseurs dont il se réclame, ou qu’on réclamera plus tard pour lui, mais le tout-venant habituel de ses lectures de jeunesse, le tuf dont s’est nourrie au jour le jour, pêle-mêle et au petit bonheur, une adolescence littéraire affamée : premiers Paris des quotidiens, revues désuètes, auteurs ensevelis que faisait alors verdir un instant, comme une ondée, le goût-du-jour, pièces de boulevard, brûlots parisiens, livraisons du Magasin des familles, pamphlets depuis longtemps montés en graine. Le seul écrivain du passé qui nous dise là-dessus par grande exception quelque chose, c’est Stendhal (surtout, il est vrai, pour ses nourritures musicales). La boulimie de lecture caractéristique de l’adolescent, ou de l’étudiant qui va écrire, pareille à celle du ver à soie avant la chrysalide, est telle que la quantité obligatoirement l’emporte sur la qualité : plus impérieux son appétit, plus faible l’écart, pour son goût, entre les nourritures vraiment choisies et celles qui bientôt seront dédaignées lucidement. Qui est destiné à écrire, il y a un moment – moment décisif pour sa formation – où il lit tout, ou presque, et « tout » c’est d’abord ce qu’il a sous la main, ce dont « on parle », ce qui sent encore l’encre fraîche, qui lui fait le même effet qu’au guerrier la poudre. L’œil vorace qui se colle à la page fraîchement imprimée ne dégage nullement, à dix-huit ans, à vingt ans, un paysage littéraire perspectif avec ses premiers et seconds plans, et ses lointains fondus, mais un bariolage, un à-plat juxtaposé de couleurs heurtées et violentes, qui toutes accrochent une rétine encore toute neuve.
Ce tout-venant où il a barboté s’évaporera-t-il pour l’écrivain sans laisser de traces ? Ce n’est pas sûr, car c’est à ce moment de la crue des eaux printanières, des eaux mêlées, qu’il a aussi essayé, commencé peu ou prou d’écrire : les tics d’époque, dont il a subi la contagion naïvement et sans défense, laisseront une marque sur sa manière d’écrire, remodelés toujours, souvent ennoblis, et parfois, s’il a du génie, sauvés : Proust, dont on soupçonne qu’entre tous les écrivains peut-être il a lu très jeune considérablement plus de médiocre que de bon, est plein de ces rédemptions-là. De telles lectures, profondément incorporées dans les automatismes commençants de la plume, sont peut-être un peu pour la manière d’écrire ce que sont les impressions d’enfance pour la couleur, pour l’orient de la sensibilité : non choisies, souvent banales, toujours reprises et magnifiées par la maîtrise acquise des ressources de la langue, comme les lointains incohérents de l’enfance par la chimie savante du souvenir. Et il y a une énigme de la continuité, du fondu étrange de la littérature d’une période à l’autre, par-delà toutes les révolutions et toutes les ruptures, qui peut-être s'éclaire là partiellement : par le fait que l'écrivain en formation se nourrit toujours inséparablement, inextricablement, à la fois de la nouveauté pure, qui l'atteint par son extrême pointe, et de ce qui s'écrit et se publie autour de lui au goût du moment : c'est-à-dire de la continuité maintenue avec avant-hier.
Cette réflexion me vint, je me le rappelle, lorsqu'André Breton, dont on sait assez le peu de goût qu'il avait en principe pour les romans, me prêta un jour, en me les recommandant, des romans de Jean Lombard dont le nom m'était, je l'avoue, inconnu : sortes de Quo vadis, mais byzantins de goût comme d'époque, qui me firent tout à coup mesurer quelle place avait pu tenir dans ses premières lectures toute une queue exsangue du symbolisme, dépassée par lui depuis longtemps, mais non tout à fait éliminée. Tout de même, ces romans, il les avait gardés.

Julien Gracq, En lisant en écrivant (Corti, 1980, Gallimard, Pléiade, 2, 1995, p. 667-669)

vendredi 28 décembre 2007

on dirait que se touchent deux fils électrisés

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À partir du moment où il existe un public littéraire (c'est-à-dire depuis qu'il y a une littérature) le lecteur, placé en face d'une variété d'écrivains et d'œuvres, y réagit de deux manières: par un goût et par une opinion. Placé en tête-à-tête avec un texte, le même déclic intérieur qui joue en nous, sans règle et sans raisons, à la rencontre d'un être va se produire en lui: il « aime » ou il « n'aime pas », il est, ou il n'est pas, à son affaire, il éprouve, ou n'éprouve pas, au fil des pages ce sentiment de légèreté, de liberté délestée et pourtant happée à mesure, qu'on pourrait comparer à la sensation du stayer aspiré dans le remous de son entraîneur ; et en effet dans le cas d'une conjonction heureuse on peut dire que le lecteur colle à l'œuvre, vient combler de seconde en seconde la capacité exacte du moule d'air creusé par sa rapidité vorace, forme avec elle au vent égal des pages tournées ce bloc de vitesse huilée et sans défaillance dont le souvenir, lorsque la dernière page est venue brutalement « couper les gaz », nous laisse étourdis, un peu vacillants sur notre lancée, comme en proie à un début de nausée et à cette sensation si particulière des « jambes de coton ». Quiconque a lu un livre de cette manière y tient par un lien fort, une sorte d’adhérence, et quelque chose comme le vague sentiment d’avoir été miraculé : au cours d’une conversation chacun saura reconnaître chez l’autre, ne fût-ce qu’à une inflexion de voix particulière, ce sentiment lorsqu’il s’exprime, avec parfois les mêmes détours et la même pudeur que l’amour : si une certaine résonance se rencontre, on dirait que se touchent deux fils électrisés. C’est ce sentiment, et lui seul, qui transforme le lecteur en prosélyte fanatique, n’ayant de cesse (et c’est peut-être le sentiment le plus désintéressé qui soit) qu’il n’ait fait partager à la ronde son émoi singulier ; nous connaissons tous ces livres qui nous brûlent les mains et qu’on sème comme par enchantement – nous les avons rachetés une demi-douzaine de fois, toujours contents de ne point les voir revenir. Cinquante lecteurs de ce genre, sans cesse vibrionnant à la ronde, sont autant de porteurs de virus filtrants qui suffisent à contaminer un vaste public : il n’y faut que quelques dizaines d’années, parfois un peu plus, souvent beaucoup moins : la gloire de Mallarmé, comme on sait, n’a pas eu d’autre véhicule – cinquante lecteurs qui se seraient fait tuer pour lui.

Julien Gracq, La Littérature à l’estomac (Corti, 1950, p. 19-21, Gallimard, Pléiade, 1, 1989, p. 525-526

jeudi 27 décembre 2007

dressés de naissance sur leur train de derrière

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Nous en sommes à peu près là. La demande harcelante de grands écrivains fait que presque chaque nouveau venu a l'air de sortir d'une forcerie : il se dope, il se travaille, il se fouaille les côtes : il veut être à la hauteur de ce qu'on attend de lui, à la hauteur de son époque. Le critique, lui, n'en veut pas démordre : coûte que coûte il découvrira, c'est sa mission - ce n'est pas une époque comme les autres - chaque semaine il lui faut quelque chose à jeter dans l'arène à son de trompe : un philosophe tahitien, un graffiti de bagnard - Rimbaud redivivus ; on dirait parfois, au milieu de la fiesta rituelle et colorée qu'est devenue notre « vie littéraire», un trompette affolé qui sonnerait tout par peur d'en passer : la sortie du taureau de course et celle du cheval de picador. Aussi voit-on trop souvent en effet la « sortie » d'un écrivain nouveau nous donner le spectacle pénible d'une rosse efflanquée essayant de soulever lugubrement sa croupe au milieu d'une pétarade théâtrale de fouets de cirque - rien à faire ; un tour de piste suffit, il sent l'écurie comme pas un, il court maintenant à sa mangeoire ; il n'est plus bon qu'à radioter, à fourrer dans un jury littéraire où à son tour il couvera l'an prochain quelque nouveau « poulain » aux jambes molles et aux dents longues. (Puisque j'en suis aux prix littéraires, et avec l'extrême méfiance que l'on doit mettre à solliciter son intervention dans les lieux publics, je me permets de signaler à la police, qui réprime en principe les attentats à la pudeur, qu'il est temps de mettre un terme au spectacle glaçant d' « écrivains » dressés de naissance sur leur train de derrière, et que des sadiques appâtent aujourd'hui au coin des rues avec n'importe quoi : une bouteille de vin, un camembert - comme ces bambins piaillants qu'on faisait jadis plonger dans le bassin de Saint-Nazaire en y jetant une pièce de vingt sous enveloppée dans un bout de papier journal).

Julien Gracq, La Littérature à l’estomac (Corti, 1950, p. 17-19, Gallimard, Pléiade, 1, 1989, p. 524-525)

lundi 24 décembre 2007

Ia toute-puissante réserve des choses

J'évoque, dans ces journées glissantes, fuyantes, de l'arrière-automne, avec une prédilection particulière les avenues de cette petite plage, dans le déclin de la saison soudain singulièrement envahies par le silence. Elle vit à peine, cette auberge du désœuvrement migrateur, où le flux des femmes en robe claire et d'enfants soudain conquérants avec les marées d'équinoxe va fuir et soudain découvrir comme les brisants marins de septembre ces grottes de brique et de béton, ces stalactites de rocaille, ces puériles et attirantes architectures, ces parterres trop secourus que le vent de mer va ravager comme des anémones à sec, et tout ce qui, d'être soudain laissé à son vacant tête-à-tête avec la mer, faute de frivolités trop rassurantes, va reprendre invinciblement son rang plus relevé de fantôme en plein jour. Sur le front de mer les terrasses vitrées, mortes, leurs ferronneries mangées de lèpres salines, angoissent comme des bijouteries mises au pillage, - le bleu usé, lessivé, des volets clos sur des fenêtres aveugles recule soudain incroyablement dans le temps le reflux de vie responsable de cette décrépitude. Pourtant, sous le soleil aigrelet d'une matinée d'octobre, des bruits naissent, se décrochent bizarrement du silence comme du rêve le geste solennel d'un dormeur - la barrière blanche d'une clôture de bois craque, une sonnette se répercute longuement d'un bout à l'autre de la rue avide. Je rêve. Qui s'annonce ici avec une telle solennité ? Il n'y a personne ici. Il n'y a plus personne.

Je m'enfonce maintenant derrière les villas rangées sur l'amphithéâtre de la plage, je parcours les avenues enfouies sous les arbres, au doux sol brun assourdi par le sable et les aiguilles des pins. Un silence équivoque s'établit sitôt tourné l'angle de la plage. Au cœur de ces cavées vertes des avenues, la rumeur de la mer ne parvient qu'incertaine, émouvante comme une rumeur d'émeute au fond d'un jardin endormi de banlieue. Sur les fonds de verdure sombre, minérale, des pins et des cèdres, soudain les bouleaux, les peupliers, flamboient, se résorbent en une légère fumée dorée, font courir leurs flammes rouges comme les chenilles de feu sur un papier consumé. Les jours approchent où la grande grisaille marine va rendre à tout le décor ses harmoniques fondamentales - une pigmentation subtile gagne çà et là, par flaques - le sel pâlit l'enduit des murailles, avive d'un rouge grinçant le fer des grilles, le vent de mer sable les planchers par les fentes des portes – une transgression soudaine, insolite, imprègne la petite ville, dure et grise comme le sel et le corail, de je ne sais quelles traces obscures d'un incendie froid, d'un raz-de-marée à sec.

Il arrive que par certaines après-midi, grises, closes et sombrées sous un ciel désespérément immobile, - comme sous la maigre féerie des verrières d'un jardin d'hiver - dépouillées de l'épiderme changeant que leur fait le soleil et qui tant bien que mal les appareille à la vie, le sentiment de la toute-puissante réserve des choses monte en moi jusqu'à l'horreur. De même m'est-il arrivé de m'imaginer, la représentation finie, me glisser à minuit dans un théâtre vide, et surprendre de la salle obscure un décor pour la première fois refusant de se prêter au jeu. Des rues une nuit vides, un théâtre qu'on rouvre, une plage pour une saison abandonnée à la mer tissent d'aussi efficaces complots de silence, de bois et de pierre que cinq mille ans, et les secrets de l'Égypte, pour déchaîner les sortilèges autour d'une tombe ouverte. Mains distraites, porteuses de clés, manieuses de bagues, mains expertes aux bonnes pesées qui font jouer les pierres tombales, déplacent le chaton qui rend invisible, - je devins ce fantomatique voleur de momies lorsque, une brise légère soufflant de la mer et le bruit de la marée montante devenu soudain plus perceptible, le soleil enfin disparut derrière les brumes en cette après-midi du 8 octobre 19...

Julien Gracq, « Prologue », Un Beau ténébreux (Corti, 1945, p. 11-13)

Si en hommage à Julien Gracq j'ai envie de citer le prologue de Un beau ténébreux, c’est que ce texte demeure attaché pour moi à un souvenir précis : c’est en écoutant un commentaire virtuose qu’en faisait l’un de mes professeurs, Henri Bonnet, que j’ai compris - et ressenti, comme une émotion - l’intérêt de l’exercice de l’explication stylistique d’un texte

… et puis, comme Gracq, je goûte la mélancolie des plages désertées hors saison, et j'aime la plage de Morgat, qu’il évoque ailleurs à propos de ce texte :

Je rouvre quelquefois encore le prologue de Un beau Ténébreux, roman que je n'aime plus guère. Parce qu'il me semble y retrouver, assez fidèlement rendue, l'atmosphère à la fois limpide et triste, presque recueillie, qui est celle des plages de septembre (et que j'ai peut-être ressentie pour la première fois en visitant avec Queffélec et son frère, en 1931, la plage de Morgat et son grand hôtel vide où nous déjeunions tous les trois).

Carnets du grand chemin (Corti, 1992, p. 177)

lundi 17 décembre 2007

esprit de fuite


J'ai l'esprit de fuite.

Georges Perros (Papiers collés, I, Gallimard, L'Imaginaire, 1960, p. 66)

dimanche 16 décembre 2007

une région de nostalgie inhabitable

Un journal intime gai est inimaginable. Quand l'homme se penche sur lui-même, sur son passé immédiat, il n'attrape que des poissons de désastres. (p. 88)

Tous les jours je me dis que ça va changer. Et tous les jours je me demande pourquoi ça changerait. Matins difficiles. Soirs possibles. (p. 28)

On n'écrit toujours qu'à deux doigts de se taire. (p. 28)

(...) Bref écrire est chose grave. Pathétique. Et du même coup, lire. Écrire, c'est enregistrer les signaux d'un morse qui paraît nous concerner, mais dont le principe nous échappe. Aller parler de communication après cela, c'est entrer dans une région de nostalgie inhabitable. C'est parce que l'homme n'est pas fait pour écrire que la littérature est passionnante. (p. 84)

Georges Perros (Papiers collés, II, Gallimard, L'Imaginaire, 1973)

samedi 15 décembre 2007

je jubile

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Quand je lis Barthes, entre autres, j'éprouve du plaisir. Je ne me dis pas qu'il est en train de faire révolution, de changer le monde, et comment le saurais-je, non, je jubile. Il vous déshabille Racine, et toute chemise enlevée, qui voit-on, Barthes en personne. Voilà ce que j'appelle de la critique. Il est tellement proche d'une œuvre - la sienne - que celle qu'il travaille le change en lui-même.
Après quoi on vient me dire que Barthes est structuraliste. C'est très secondaire.

Georges Perros (Papiers collés, II, Gallimard, L'Imaginaire, 1973, p. 425)

mercredi 12 décembre 2007

comme si j'avais le temps


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Travailler ! Travailler ! Comme si j'avais le temps.

Georges Perros (Papiers collés, II, Gallimard, L'Imaginaire, 1973, p. 109)

29 septembre 1955

Pourquoi je suis paresseux. Voilà le programme d’une de mes journées :
Je me lève. Projet : travailler.
Je mange. Projet : travailler.
Il est deux heures. Projet : travailler.
Je dîne. Projet : travailler.
Qu’une chose à faire : travailler.
C’est pas une vie.

Georges Perros (Papiers collés, III, Gallimard, L'Imaginaire, 1978, p. 276)

en ligne :
- La vie ordinaire de Georges Perros
- Georges Perros

mardi 11 décembre 2007

la paresse des voies ferrées

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« Faut-il réagir contre la paresse des voies ferrées entre deux passages de trains. »

Marcel Duchamp, « Poils et coups de pieds en tous genres », Rrose Sélavy (1939)

ci-dessus : 3 stoppages-étalon (1913) qui offrent de belles lignes de fuite ...

lundi 10 décembre 2007

l'âme adore nager


L'âme adore nager.
Pour nager on s'étend sur le ventre. L'âme se déboîte et s'en va. Elle s'en va en nageant. (Si votre âme s'en va quand vous êtes debout, ou assis, ou les genoux ployés, ou les coudes, pour chaque position corporelle différente l'âme partira avec une démarche et une forme différentes c'est ce que j'établirai plus tard.)
On parle souvent de voler. Ce n'est pas ça. C'est nager qu'elle fait. Et elle nage comme les serpents et les anguilles, jamais autrement.
Quantité de personnes ont ainsi une âme qui adore nager. On les appelle vulgairement des paresseux. Quand l'âme quitte le corps par le ventre pour nager, il se produit une telle libération de je ne sais quoi, c'est un abandon, une jouissance, un relâchement si intime.
L'âme s'en va nager dans la cage de l'escalier ou dans la rue suivant la timidité ou l'audace de l'homme, car toujours elle garde un fil d'elle à lui, et si ce fil se rompait (il est parfois très ténu, mais c'est une force effroyable qu'il faudrait pour rompre le fil), ce serait terrible pour eux (pour elle et pour lui).
Quand donc elle se trouve occupée à nager au loin, par ce simple fil qui lie l'homme à l'âme s'écoulent des volumes et des volumes d'une sorte de matière spirituelle, comme de la boue, comme du mercure, ou comme un gaz - jouissance sans fin.
C'est pourquoi le paresseux est indécrottable. Il ne changera jamais. C'est pourquoi aussi la paresse est la mère de tous les vices. Car qu'est-ce qui est plus égoïste que la paresse ?
Elle a des fondements que l'orgueil n'a pas.
Mais les gens s'acharnent sur les paresseux.
Tandis qu'ils sont couchés, on les frappe, on leur jette de l'eau fraîche sur la tête, ils doivent vivement ramener leur âme. Ils vous regardent alors avec ce regard de haine, que l'on connaît bien, et qui se voit surtout chez les enfants.

Henri Michaux, « La paresse » , Mes propriétés (1930), dans La Nuit remue (Poésie Gallimard, p. 110-111)

dimanche 9 décembre 2007

la vie n'est pas le travail (bis)

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post-scriptum au billet du 1er décembre :
merci à cairo qui a retrouvé le contexte de la citation du grand Charles, rapportée par André Malraux et qu’agrémente un chat des chartreux :

Un chat des chartreux saute sur le bureau. D’où vient-il ? La porte est fermée.
- Mon général, est-ce que vous savez ne rien faire ?
- Demandez au chat ! Nous faisons des réussites et des promenades ensemble. Il n'est facile à personne de s'imposer une discipline d'oisiveté, mais c'est indispensable. La vie n'est pas le travail : travailler sans cesse rend fou. Et vouloir le faire est mauvais signe : ceux de vos collaborateurs qui ne pouvaient se séparer de leur travail n'étaient nullement les meilleurs.

André Malraux, Les Chênes qu'on abat (Gallimard, 1971, p. 66)

... et, puisque nous sommes dimanche, allez écouter la chanson du dimanche

samedi 1 décembre 2007

la vie n’est pas le travail

Non-non ... wi-wi ne fait pas la grève du blog, cairo : il suit juste le sage conseil de Charles De Gaulle : « La vie n’est pas le travail : travailler sans cesse rend fou. »

(si si, sans rire ! ... ceci dit je me méfie un peu de cette citation que l'on trouve beaucoup en ligne mais toujours sans source : quelqu’un saurait-il d'où elle vient ? )

Alors pour faire bonne mesure et conforter oui-oui dans sa ligne de fuite, j'ajoute une citation certifiée conforme :

L’Homme est un être de désir. Le travail ne peut qu’assouvir des besoins. Rares sont les privilégiés qui réussissent à satisfaire les seconds en répondant au premier. Ceux-là ne travaillent jamais.

Henri Laborit, Éloge de la fuite (Robert Laffont, 1976, Gallimard, Folio Essais, p. 109)

mercredi 28 novembre 2007

notre fautive et entêtée petite personne

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Arrive un jour où nos vieux amis prétendent savoir mieux que nous-mêmes ce que nous devrions faire de notre vie. C’est alors qu’un parfait inconnu nous réconcilie avec notre fautive et entêtée petite personne en posant sur elle un regard clair qui l’embrasse et la comprend.

Éric Chevillard , L'autofictif, 61

mardi 27 novembre 2007

un singe devenu fou

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(...) peut-être s’apercevra-t-on que le premier homme fut un singe devenu fou.
Ainsi en comprenant la folie, nous approfondirons notre connaissance de l’humanité et nous en réaliserons des aspects cachés et mystérieux. Ils nous faut donc accomplir l’homme, puisqu’il n’est rien d’autre à faire pour ce mammifère égaré dans la prairie des syllogismes et le pâturage des contradictions. L’accomplir dans tous ses sens, dans toutes ses possibilités. Et si le principal de ces accomplissements à l’heure où l’impérialisme opprime les cinq continents est de dégager l’homme des liens sociaux illusoires dans lesquels ce capital a réussi à l’enchaîner, il n’est pas non plus inutile de penser à cet accomplissement qui consiste à dévoiler pourquoi des hommes se sont séparés de nous derrière la vitre opaque du délire. L’homme, perdu au milieu des constellations et des champs de betteraves, y trouvera peut-être, peut-être ! les origines de son enthousiasme pour la théorie des fonctions automorphes, de son inquiétude lorsqu’un miroir se brise, de son rire devant un pot de moutarde ou un chapeau-claque, l’origine de son rire, de son rire un peu fou.

Raymond Queneau, « Comprendre la folie »
(texte inédit, repris p. 151-164 dans Jacques Jouet, Raymond Queneau, La Manufacture, 1988, p. 163-164)

samedi 24 novembre 2007

il s’en faut de peu

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Il s’en faut de peu que la vie ne soit très marrante.

Raymond Queneau, novembre-décembre 1949, note 104, Journaux. 1914-1965 (Gallimard, 1996, p. 678)

vendredi 23 novembre 2007

thomisme légèrement kantien

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« Tonton, qu'elle crie, on prend le métro ?
- Non.
- Comment ça, non ? »
Elle s’est arrêtée. Gabriel stoppe également, se retourne, pose la valoche et se met à espliquer :
« Bin oui : non. Aujourd’hui, pas moyen. Y a grève.
- Y a grève ?
- Bin oui : y a grève. Le métro, ce moyen de transport éminemment parisien, s’est endormi sous terre, car les employés aux pinces performantes ont cessé tout travail.
- Ah les salauds, s’écrie Zazie, ah les vaches. Me faire ça à moi.
- Y a pas qu’à toi qu’ils font ça, dit Gabriel parfaitement objectif.
- Jm’en fous. N’empêche que c’est à moi que ça arrive, moi qu’étais si heureuse, si contente et tout de m’aller voiturer dans lmétro. Sacrebleu, merde alors.
- Faut te faire une raison », dit Gabriel dont les propos se nuançaient parfois d’un thomisme légèrement kantien.

Raymond Queneau, Zazie dans le métro (Œuvres complètes, 3, Gallimard, Pléiade, p. 563-564)

Chaque fois que, tout en comprenant les ératépistes en grève, j'en ai marre, pourtant, sportive et en bonne santé comme je ne suis absolument pas, de devoir utiliser mes pieds pour aller bosser plutôt que de « m’aller voiturer dans le métro », je pense au « me faire ça à moi » de Zazie et au « thomisme légèrement kantien » de ce cher Raymond : ça aide !

... et ça me console des propos imbéciles tenus par les « usagers pris en otage » soigneusement sélectionnés par les médias à la botte : « prise en otage mon cul ! » comme dirait la p’tite, ou bien prise en otage par le gouvernement refusant de négocier et les médias me répétant jusqu’à plus soif ce qu’en tant qu’usager je me dois de penser.

dimanche 18 novembre 2007

pour n'avoir plus de visage

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Plus d'un, comme moi sans doute, écrivent pour n'avoir plus de visage. Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même : c'est une morale d'état-civil ; elle régit nos papiers. Qu'on nous laisse libres quand il s'agit d'écrire.

Michel Foucault, Archéologie du savoir (Gallimard, 1969, p. 28)

voir aussi : le Centre Michel Foucault et le dossier de France Culture.

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