lignes de fuite

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mercredi 27 février 2008

pour nos tablettes

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::: une vidéo champêtre et un peu « dans le désordre » mais très rafraîchissante sur le Cybook

::: pour nos tablettes, un nouveau gisement, si on aime la sf, de livres numériques qui ne sont pas des pdf et qui ne sont pas trop chers (découvert grâce à Irène Delse)

::: l'urgence est-elle vraiment de nommer cet objet, comme le pense Virginie Clayssen ?

::: en tout cas le Salon du livre annonce un espace « Lectures de dem@in » qu'on espère plus convainquant que ceux des années précédentes.

parle à ma main

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à porter quand vous irez au Salon du livre, en cas de mauvaise rencontre
( trouvé dans l'egoblog - quant à Olivier Ertzscheid il en rajoute une couche )

« Le Président de la République me fait penser aux jeunes des cités. Il fonctionne de la même façon. »
disait très judicieusement la semaine dernière Fadela Amara à Serge Moati (dans Ripostes, France 5)
... il fait en tout cas le désespoir des traducteurs

post-scriptum :
un mail me fait me rendre compte que mon titre ne parle sans doute pas à ceux de mes lecteurs (sans doute très nombreux car, ça n'est pas pour me vanter, mais j'ai des lecteurs intellos!) qui ne partagent pas mon goût décadent pour la variété française : « parle à ma main » c'est ça !

mardi 26 février 2008

clown

Robbe-Grillet, « le pape du Nouveau Roman », comme disent les journalistes de façon bébête, est mort à 85 ans. Je l’ai bien connu autrefois, quand il passait pour un révolutionnaire dérangeant, ce que prouvent certains de ses livres, notamment Dans le labyrinthe. Dieu sait pourquoi, il s’est mis à faire du cinéma tocard et à écrire, par la suite, des livres pseudo-érotiques de plus en plus plats. En réalité, quoique drôle et plein d’humour, il aura été très « fin de siècle », c’est-à-dire un décadent. Sa façon d’entrer à l’Académie française sans y rentrer fera date. Qu’a-t-il découvert à cette occasion ? Qu’il ne voulait pas être académicien, mais que son œuvre, au fond, était académique. Il paraît que, dans une de ses dernières interventions publiques, il m’a traité de « clown ». Grossière erreur, mais sans importance.

Tel est l’ « hommage » de Philippe Sollers, pas content semble-t-il d’avoir été traité de « clown » chez Taddéï.

bouffon

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Notre souverain n’aime pas déléguer. Il abat lui-même la besogne de ses ministres et de son bouffon.

Éric Chevillard, L’autofictif, 131

lundi 25 février 2008

jouissance du point-virgule

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Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maître d'études
C'est plus fort que moi, je répète : de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maître d'études
Et voilà que la simple conscience de ce point-virgule arrivant après ce « rasseoir » auquel j'aspirais de toutes mes faiblesses, voilà que ce point-virgule, ce point-là sur cette virgule-là, cette tête-ci sur ce corps-ci qui se courbe pour mieux tomber, voilà que ma dernière volonté m'hameçonne et me tire hors de l'eau d'oubli.
Je connais la suite. Comme si je l'avais déglutie et digérée, recrachée, cachée, puis oubliée. Le Proviseur va s'adresser à Monsieur Roger, à demi-voix - pas en murmurant, ou en baissant le ton, ou en détachant les syllabes, non : à demi-voix - et lui présenter l'élève qu'il vient d'introduire dans la salle de classe, mais aussi dans le Livre, mais aussi : dans ma tête. (p. 20)

(...) une torpeur la prenait, elle s'arrêta, c'est magnifique, l'imparfait la fait chavirer et le passé simple la fige, un vertige vous secoue, ça peut durer, ça pourrait durer, ça ne dure pas, le clou l'emporte sur le bois, la pointe sur la fibre. Ils repartirent ; et ce point-virgule est un coup de faux dans le fil du temps ; et, non mais admirez un peu la souplesse de la virgule, d'un mouvement plus rapide, re-virgule, le vicomte, tiens, prends cette virgule et enivre-toi avec, l'entraînant, encore une virgule pour retarder la jouissance on ne sait jamais, disparut avec elle jusqu'au bout de la galerie, la virgule alors comme un doigt sur l'ombre du clitoris, où, si ce n'est un cri qu'est-ce, haletante, encore un peu juste un peu, elle faillit tomber, virgule-hameçon où la bouche extasiée se laisse accrocher et suspendre, et, tout ne tient plus qu'à un fil, un instant, vaste comme un lit, s'appuya la tête sur sa poitrine et là j'aide tout ce beau monde à mettre un point qui ne saurait être final, parce que la jouissance, même reconduite à son huis lointain, derrière les yeux, sous la peau, ne pense plus qu'à ça, n'a plus qu'un seul impératif en tête et au con, et c'est, comme disait Estée : le refaire. (p. 75)

Claro, Madman Bovary (Verticales, 2007)

dimanche 24 février 2008

gustave goûté

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Je prends un livre au hasard sur la pile à côté de mon corps et l'ouvre non sans peine. Les pages en sont si lisses que mes doigts croient caresser, une dernière fois, sa peau.
Au début, les lignes restent empilées les unes au-dessus des autres, puis des rigoles apparaissent, des fêlures blanches qui redonnent peu à peu un semblant de vie au rectangle noir. Enfin secs, mes yeux reconnaissent l'aberrante géographie de l'alphabet et il m'est donné de lire une phrase, une seule : « Nous étions à l'étude, quand le Proviseur entra, suivi d'un nouveau habillé en bourgeois et d'un garçon de classe qui portait un grand pupitre. »
C'est l'entrée en matière de Madame Bovary, le seul roman de Flaubert que j'ai lu et relu plus de dix fois, pour diverses raisons, à diverses époques. Toutes oubliées. Estée, me dis-je, Estée n'y sera pas. Je vais lire le livre d'une traite, train épris de rails, et quand le dernier tunnel me recrachera à l'air libre je serai guéri.

Madame Bovary : je te connais par cœur. Tu seras ma salvatrice musique d'ascenseur, mon passeport « easy listening » pour le monde des vivants, ou des zombis, peu importe, je corserai l'eau bénite s'il le faut, mais je survivrai au passage. Lire est évident, comme le mouvement de bascule du tabouret quand la corde se tend. (p. 14-15)

Le château, de construction moderne, à l'italienne, of course et cetera ! Coup d'éclat ! et tant pis pour ses deux ailes et trois perrons, ce soir je casse la baraque. (Quand j'étais petit, l'expression « sauter les descriptions » m'insupportait déjà, me croyait-on voué à un parcours hippique, attentions aux haies, plus haut, plus haut, ici une barre, blanche et rouge comme un dégueulis dentifrice figé horizontalement à un mètre vingt du sol, allez, élan, élan, on saute ! Alors que justement les descriptions, qu'elles fussent de corridors ne menant qu'à la désorientation de soi ou d'étangs grouillant d'une faune abjecte, permettaient cette dissolution qu'interdisait la bruyante partie de flipper des dialogues. J'aimais la façon sournoise qu'avait la description de s'exfolier sur la page, cette gangrène qu'elle promenait comme si de rien n'était, comme si le corps soi-disant sain du récit pouvait se passer de digressions infectieuses. Le décor n'était pas planté comme un radis, mais pierre après pierre, et dans chaque pierre il était possible d'entendre roucouler des siècles et des siècles d'érosion, de stupeur. L'œil pouvait se perdre dans les plis d'une robe et n'en jamais resurgir ( ( la nuit ( ( ( souvent) ) ) venait tout enterrer ) ) ; les paysages se taillaient la part du lion, et le lecteur-lion que j'étais les bouffait tranquillement, os par os, détachant les nerfs et les tendons avec la même application d'un amant dénombrant les taches de rousseur sur le dos ou les cuisses d'Estée qui ne reviendra pas, maintenant les descriptions je les fais sauter – et cetera !) Ce soir c’est la masse critique. (p. 65-66)

comme les taupes que je voyais aux branches qui avaient des vers leur grouillant dans le ventre, crevé, enfin.
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que je voyais aux branches qui avaient des vers leur grouillant dans le ventre, crevé, enfin.
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qui avaient des vers leur grouillant dans le ventre, crevé, enfin.
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grouillant dans le ventre, crevé, enfin.
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crevé, enfin.
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Enfin je sens, dans les plis de cette brève convulsion, battre le pouls de Celui qui l'a dégorgée à coups de giclée d'encre après avoir trempé sa plume dans son encrier en forme de crapaud.
Flaubert est là tout près, comme s'il se savait lu.
Profitant d'une soudaine capillarité, ou plutôt conductivité du papier, je me laisse aspirer, sliourp ! hors du tracé des mots pas encore secs et remonte tel un homme-obus le fût tendu de la plume. Parvenu à la jonction des doigts - ses doigts, bon sang ! les doigts de Flaubert ! -, je m'immisce sous les ongles ras, m'enivre de leur brutalité chantante, puis m'enfuis dans les veines minuscules que recèlent les boisseaux des nerfs - névrose, vous dis-je ! névrose… -, et en quelques instants j'ai atteint le coude qu'en pliant il - lui ! le grand homme ! - m'aide à contourner afin de mieux me propulser jusque dans le gras de l'avant-bras où après une ou deux hésitations musculaires je suis irrémédiablement hissé par la tension de l'épaule dont le brutal haussement me descelle et m'envoie forer, bien en deçà, sous l'éponge pulmonaire, jusqu'au cœur, gros comme celui d'un bœuf, tout persillé d'humeurs tonitruantes.
Les contractions de cette pompe affolée me cognent, c'est la raclée, j'essaie de me protéger mais en vain, je l'ai bien cherché, je l'ai mérité, et Faubert de moi ne fera, je le suppose, l'espère, qu'une - beurk - bouchée.
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Au fin fond de Flaubert - ridiculus sum ! - il fait nuit. (p. 130-132)

Claro, Madman Bovary (Verticales, 2007)

Décidé à soigner une rupture par l’immersion dans la relecture de Flaubert, le narrateur plonge dans Madame Bovary comme Alice dans le miroir, ou « Madman Bovary » dans une mission de super-héros. L’hommage est parfait car ludique et irrespectueux, oscillant entre déclaration d’amour et saccage : le texte de Claro s’élabore à même les plis de quelques citations préférées, dans un rapport très physique à la langue de Flaubert ( « gustave goûté » est le titre d’un chapitre ) et rend compte de manière jubilatoire des variations dans le rythme de la lecture, de fulgurances en lassitudes, d'hystérie en admiration stylistique.

(Christophe) Claro est né en 1962.
Il a publié :
- Ezzelina (Arléa, 1986)
- Insula Batavorum (Arléa, 1989)
- Le Massacre de Pantin (Fleuve noir, 1994)
- Éloge de la vache folle (Fleure noir, 1996)
- Livre XIX (Verticales, 1997)
- Enfilades (Verticales, 1998)
- Tout son sang brûlant (La Pionnière, 2000)
- Chair électrique (Verticales, 2003)
- Bunker anatomie (Verticales, Minimales, 2004)
- Black Box Beatles (Naïve, Sessions, 2007)
Claro a aussi traduit et fait découvrir en France de grands écrivains de langue anglaise (Pynchon, Rushdie, Danielewski, Kathy Acker, Dennis Cooper, James Flint, etc. etc.), et il est co-directeur avec Arnaud Hofmarcher de la collection Lot 49 aux éditions du Cherche midi.

en ligne :
Le clavier cannibale, son blog
Fric Frac Club
un entretien avec Delphine Heitz (Tick’art, 18 janvier 2008)
et des billets chez Babel XXV, Tabula rasa, Dernière marge et rougelarsenrose.

samedi 23 février 2008

vider les lieux

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La passivité me prend dès que je suis seule. Une inertie mauvaise qui engourdit le corps. Jean s'inquiète que je reste assise trop longtemps sur le rebord du lit, sur le rebord de la baignoire. Jean s'inquiéterait de me voir assise là, les pensées par associations tournant et tournant. Tu ne vas pas mettre deux heures pour te sécher, quand même. C’est que parfois l'idée d'action perd de son sens. Il me semble qu'il serait tout aussi bien de rester sans bouger, ne plus rien faire, ne plus m’inscrire dans des gestes, rester assise sur le rebord de la baignoire et m'arrêter là. Sors de la salle de bains le café refroidit. Quelle image de moi livrer aux yeux du dehors, dans quel corps me montrer, cheveux tirés le visage en avant avec sur la bouche un peu de rouge à lèvres. Je passe du temps à compter les petits carreaux de faïence qui décorent le pourtour de la baignoire. Du bleu du blanc du bleu. (p. 27-28)

Je rentre après des détours dans les ruelles voisines. J'évite le boulevard. D'en bas, j'y pense. N'y a-t-il pas trop d'indéfini là-haut ? Cet appartement avec toutes mes choses, les choses de ma vie, ma vie dedans. Est-il bien conseillé de monter les escaliers ? Je pourrais jeter les clés et n'y jamais retourner. Laisser en plan toutes mes affaires et ne plus donner de nouvelles. Décamper. Faire place nette. Débarrasser le plancher. Au bout de quelques mois de loyer impayé, les propriétaires commenceraient à s’inquiéter. Puis ils feraient venir un huissier pour constater mon départ. Ils débarrasseraient mes meubles et mes vêtements, les objets, ils en garderaient peut-être un au passage, tout simplement. Vider les lieux. Ils savent à peine qui je suis. Jean n'est pas inscrit sur le bail. J'existe à peine. (p. 46)

Lise Benincà, Balayer fermer partir (Seuil, Déplacements, 2008)

Lise Benincà, dont c'est le premier livre, vit à Paris et rédige des chroniques pour Le Matricule des Anges. Son écriture retenue et inventive, explore, en revendiquant l’héritage de Georges Perec (dont on retrouve même, décrit p. 38-39, l’« immeuble parisien dont la façade a été enlevée… »), le vide au cœur de chaque espace, public ou privé, extérieur ou corporel.

en ligne :
une lecture à la librairie Litote en tête et une autre lecture à la galerie Mycroft.
Lise Benincà sera l'invitée d’Alain Veinstein mardi prochain, le 26 février (Du jour au lendemain).

vendredi 22 février 2008

contrechamp

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À l’interieur de ce groupe qu'on appelle le « Nouveau Roman », il y avait un théoricien extrêmement rigoureux et un peu stalinien, Jean Ricardou, qui récusait toute idée de référent. Il le faisait avec une grande violence et une très grande conviction. C'était fort séduisant. Les écrivains plus âgés, Claude Simon, Nathalie Sarraute et moi-même, avions des notions beaucoup plus flottantes sur le référent. Nous pouvions aller assez loin dans la direction indiquée par Ricardou, mais nous le faisions toujours avec un certain humour, avec une espèce de sourire en coin. Donc, dans les années 60, la grande évacuation des notions d'auteur et d'expérience vécue a été la source d'amicales disputes, en particulier dans les colloques de Cerisy, celui sur le Nouveau Roman en général, celui sur Simon, celui sur moi-même. Ricardou, simplifiant à l'extrême dans son propre sens, disait : « Tout vient du travail, un travail à partir de rien. » C'était une idée plaisante : le texte est le résultat d'un travail, mais ce n'est pas un travail sur quelque chose, c'est un travail sur rien. Ricardou lui-même avait prétendu, dès ce moment-là, faire toute son œuvre à partir des douze lettres de son propre nom, auquel il joignait quelquefois le nom de la maison d'édition, et tout le reste était le résultat d'une série d'opérations formelles définies par lui-même. Il avait pris comme sujet privilégié de ses études un très grand écrivain : Claude Simon. Celui-ci s'alignait volontiers, en paroles, sur les théories ricardoliennes les plus démentes, dans une sorte de terreur muette, comme s'il avait peur lui-même de signaler des référents possibles. C'était très drôle pour certains de ses livres dont il nous avait montré auparavant les origines référentielles, qui étaient des photographies, des lettres, des histoires de famille ou des objets qu'il avait conservés et qu'il pouvait produire. Évidemment, quand Simon s'alignait ensuite complètement sur l'idée que tout cela résultait de son propre travail scriptural sur du rien, il y avait là comme un hiatus, une contradiction essentielle et, à mon avis, extrêmement intéressante. Je ne pense pas qu'on puisse être d'un côté ou de l'autre, on peut simplement être dans le cœur de ce problème : il y a tout un ensemble d'idées contradictoires, toute une problématique concernant le référent et l'expérience vécue. Bien entendu, la solution qui avait été adoptée dans ces colloques était celle du dialogue : Ricardou affirmait quelque chose et moi je disais volontiers le contraire, ce qui en somme rétablissait l'espèce de dialectique nécessaire entre les deux pôles.

Alain Robbe-Grillet, « Je n’ai jamais parlé d'autre chose que moi ». Transcription d'une conférence donnée au séminaire de l'ITEM sur « L’Auteur et le manuscrit », en juin 1986.
Reprise dans Le Voyageur. Textes, causeries et entretiens (1947-2001) (Textes réunis par Olivier Corpet, Christian Bourgois, 2001, p. 247-248)

jeudi 21 février 2008

le diable gît dans les référents

Par ailleurs, quelques années plus tôt, au cours d'un colloque sur le roman, la divulgation de cette lettre par S. avait suscité un autre genre d’émotion (d’alarme ?) : S. n'avait-il pas enfreint les principes de base d'un certain mouvement littéraire ? En rendant public un tel document, S. ne contrevenait- il pas aux théories dont se réclamaient les adeptes de ce mouvement ? Ne s'excluait-il pas ainsi lui-même de la communauté de pensée qui présidait aux recherches du groupe ? En montrant comment un texte doit être construit à partir des seules combinaisons qu'offre la langue ne se référant qu'à elle-même, Raymond Roussel n'avait-il pas ouvert (prescrit) au roman une voie dont on ne pouvait s’écarter sans retomber dans les erreurs (l’ornière) d'un naturalisme vulgaire ? Était-ce bien ici la place de S., attendu le lendemain, et l'invitation qui lui avait été faite n’avait-elle pas été lancée à la légère ? Convenait-il de l'accueillir en tant que membre de la communauté ou plutôt de le considérer comme un occasionnel et douteux « compagnon de route » ? Ne fallait-il pas en finir avec cette équivoque ?
Comme en témoigne la bande enregistrée des débats dont la transcription fut publiée par la suite, ces questions donnèrent lieu à une intéressante discussion :
Une participante : ...si on lit « La bataille de Pharsale » ou « La route des Flandres », il y a des séquences qui suggèrent quelque chose de réel, même si ensuite, évidemment, elles ne prennent leur signification profonde et ne fonctionnent que par rapport à d'autres à l'intérieur du livre. Or, C.S. lui-même, qui sera bientôt parmi nous, m’a montré un jour une lettre qu’il a reçue d'un vieil officier de cavalerie ayant subi la défaite de 40 et disant à propos de « La route des Flandres » : « Comment est-ce possible ? Comment avez-vous pu voir ça ? C'est exactement ce que j’ai vécu ! » Ainsi, non seulement il y a illusion représentative mais même, dans certains cas, elle peut être carrément confirmée par une référence.
J.R. : Il me semblait que le diable, dont vous vous faites l'avocat, était tout de même plus malin... (Rires). S’agissant de théorie, les lettres d'un officier de cavalerie, je dois avouer qu’elles m'importent assez peu. (...)
A. R.-G. : Mais, R... et les billets de banque, dont C.S. lui-même a donné ici les photographies...
J.R. : Nous savons tous que l'une des illusions majeures dont la lecture doit se défaire est l'illusion de la projection (...) Il n'est donc nullement curieux qu'un ancien officier de cavalerie se projette dans « La route des Flandres ». (...) Il y a deux manières : éliminer la dimension littérale (ici par une projection qui remplace le texte par des souvenirs fantasmés) et se laisser fasciner par une prétendue « vie même » ; éliminer la dimension référentielle (illusion pratiquement plus rare car elle est à contre-courant de l’idéologie régnante) et se laisser fasciner par la pure matérialité d'un ensemble ordonné de lettres. La première serait l’illusion référentielle ; la seconde l’illusion littérale.
La participante : Mais alors, je suis tout à fait d’accord avec vous...
J.R. : Permettez-moi de ne pas l'être tout à fait, moi, en revanche : il y a entre nous, à moins d'une bien rapide volte-face de votre part, un certain officier de cavalerie au témoignage duquel nous n'attachons pas la même importance. Je n’ignore pas que ce problème est délicat et R.-G. a eu raison de le faire rebondir avec les photographies. Ce qui est donné par S., ce sont les référents de la fiction : cela ne veut nullement dire que la fiction obtenue par le texte est l’équivalent du référent donné à titre documentaire.
A. R.-G. : Nous sommes d’accord avec vous, en réalité, R. À chaque fois qu’on vous tend des « pièges » comme celui-là, c’est pour vous faire préciser le problème : personnellement, je trouve en effet que, comme vous l'avez fait remarquer un peu plus tôt, chacun d'entre nous est soumis à des tentations vers un certain passé référentialiste et que C.S., parmi nous, est le seul qui a éprouvé le besoin de laisser afficher au mur le billet de banque référent. (...)
Un intervenant : Je voudrais préciser que le référent du texte de C.S. est en partie le billet de banque, mais en partie seulement. Il est en partie, également, le référent du signe qu’est le billet de banque. Il y a dans le texte une sorte de confusion qui s'établit entre le référent du billet de banque et le billet de banque en tant que référent. Le résultat, je crois, ce n'est pas de valoriser le référent mais au contraire de le dévaloriser.
A. R.-G. : Il n'en reste pas moins que C.S. nous donne constamment ses référents. (...) Donc, il faut bien croire que S. accorde aux référents une importance supérieure à celle que font les autres romanciers de cette réunion.

Claude Simon, Le Jardin des plantes (Minuit, 1997, p. 355-358, les (…) sont dans le texte)

post-scriptum : on me suggère de préciser plus clairement qu'en lien que J.R. ne sort pas de l' « univers impitoyaaable » de Dallas, mais qu'il s'agit de Jean Ricardou, que l'on peut, grâce à l'INA, revoir sur le plateau enfumé d'Apostrophes en avril 1978.

mercredi 20 février 2008

puisque pape il y a

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En fait, si chaque écrivain du nouveau roman était essentiellement différent, ils se rendaient tous compte que ce « mouvement » leur rendait service… Nathalie Sarraute disait : « En somme, c’est une association de malfaiteurs ».
(…) Aujourd’hui, de toute façon, on constate la même chose dans le monde entier, pas seulement en France : la conviction fait défaut.
(…) Il n’y a plus de grands espoirs idéologiques. L’époque du nouveau roman était celle où l’on croyait à la révolution. Enfin, peut-être pas moi... mais tout de même. Cela avait un effet sur la vie littéraire bien sûr, où les débats étaient d’une autre ampleur qu’aujourd’hui, mais aussi sur la littérature elle-même.
L’époque est prise d’une espèce de lassitude, désenchantement, lendemain de fête... Mais on ne sait jamais : peut-être que cela s’appelle l’aurore... »
Entretien avec Christine Ferrand (Livres Hebdo, 12 janvier 2001)

Une petite brassée de liens supplémentaires :
- rediffusion dans Ce soir ou jamais hier d’un entretien avec Frédéric Taddéï le 24 octobre 2007
- d'intéressantes archives de l’INA
- interrogé par Guillaume Durand, sur Marguerite Duras
- un dossier BibliObs avec des points de vue ... amusants

Quant à la photo ci-dessus, dénichée et commentée ici par François Bon, à qui je la vole (en espérant qu’il ne m’en voudra pas), elle est beaucoup moins connue, mais elle montre le « pape du nouveau roman » (comme vont répétant les journalistes) en prière sur la tombe du roman.

mardi 19 février 2008

pas tout à fait immortel

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Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi. Comme c’était de l’intérieur, on ne s’en est guère aperçu. Heureusement. Car je viens là, en deux lignes, de prononcer trois termes suspects, honteux, déplorables, sur lesquels j’ai largement concouru à jeter le discrédit et qui suffiront, demain encore, à me faire condamner par plusieurs de mes pairs et la plupart de mes descendants : « moi », « intérieur », « parler de ».

Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient (Minuit, 1984, p. 10)

Alain Robbe-Grillet est mort la nuit dernière. Même si ce n'est pas mon romancier préféré sur la photo de groupe, je lui sais gré d'avoir su rester impertinent et turbulent jusqu'au bout : se faire élire à l'Académie française était une belle revanche pour un nouveau romancier ; refuser ensuite de sacrifier aux rites de la vieille maison, et en conséquence n'y pas siéger, était mieux encore !

en ligne, pas grand chose :
un article de Michel Contat (Le Monde)
« Alain Robbe-Grillet : Bibliographie » par Christian Milat
et les pages des éditions de Minuit

lundi 18 février 2008

où sont les livres ?

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Au-delà même de l’ergonomie du Cybook, une question reste posée : que lire ?
S'il est assez facile aujourd’hui, en effet, de trouver ou de formater soi-même l’essentiel des classiques tombés dans le domaine public, il est encore très difficile de trouver sous forme numérique ce qui fait l’essentiel de mes lectures papier, c’est-à-dire des ouvrages récents en langue française.

Les deux principaux fournisseurs de livres numériques compatibles que j'ai identifiés sont Numilog et Mobipocket.
Il proposent par exemple des livres des éditions POL, Gallimard, ou Le Dilletante ; mais il ne s'agit que d'une infime partie de leur catalogue, des livres pas très récents, et qui souvent restent au prix de l’édition originale même lorsqu’ils sont sortis en poche (!).

Plus intéressant à mon sens (même s’il privilégie un peu trop le pdf à mon goût !) est le catalogue en cours d'élaboration de publie.net, où François Bon propose dans divers formats adaptés aux liseuses (prc, pdf adaptés) des textes inédits, de bons auteurs, et pas trop chers.

Un autre fournisseur de textes inédits : FeedBooks, où l'on peut télécharger gratuitement, par exemple, les nouvelles d’Irène Delse. Il y a aussi un blog.

Pour se procurer des classiques gratuits, pas mal d'adresses :
- celles ci-dessus, mais aussi
- le Projet Gutenberg, qui propose maintenant des livres au format prc
- Ebooks Libres & Gratuits
- Littérature à emporter
- Manybooks
et encore, pour des fichiers txt ou html convertibles avec Mobipocket creator (lui-même gratuit) :
- le catalogue en mode texte de Gallica
- l'historique ABU

Si vous connaissez d’autres gisements je suis preneuse …

dimanche 17 février 2008

écran désuet

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Le joujou (assez coûteux) sur lequel depuis quelques semaines je tente de lire ressemble un peu au Télécran et ne me convainc pas tout à fait, même s’il est tout à fait possible d’y lire (encore faut-il trouver des livres pour le nourrir, mais j’y reviendrai).

Jusqu'à maintenant j'avais essayé sans y parvenir vraiment de lire des textes sur un Palm, puis un Clié, puis depuis quelques années sur un Qtek (qui a la taille et des fonctionnalités comparables à celle de l’i-phone à la mode) … mais leurs écrans étaient trop petits : je me contentais d'y promener ma bibliothèque classique, de consulter quelques pages, lire quelques poèmes ou un texte court.

Le Cybook est très léger et maniable, facile à sortir partout et assez rapide à allumer, avec enfin un écran de taille suffisante pour que la lecture y soit confortable.

Mais son écran est un peu gris, et je ne suis pas certaine qu’il soit plus agréable qu’un écran lcd. Il présente certes l’avantage d’être lisible à l’extérieur, même au soleil, mais, tout de même, certains éclairages ne lui réussissent pas trop : dans le bus le soir le reflet du néon oblige à négocier un angle adapté.

Et puis ses boutons ne sont pas très agréables, trop rigides, la recherche dans la bibliothèque laborieuse, et la navigation dans le menu pas pratique du tout (il faut le rouvrir chaque fois que l’on veut modifier un paramètre, même successivement) ; même dans la lecture d’un texte, je suis un peu perturbée par le retour à la page et au feuilletage, même s’il procède d’un clic du pouce : mon réflexe est de cliquer sur l’écran ou d’essayer de faire défiler le texte, et je dois sans cesse me souvenir que ce n’est pas possible.

Ce type de liseuse, quand on a utilisé auparavant un pda ou un smartphone, donne l’étrange impression d'être un outil un peu désuet et presque vieillot, presque d’une régression au temps des premiers PC, et (un peu comme l'attachement à l'insupportable pdf ou l'engouement pour issuu), me semble presque une façon de refuser la lecture à l’écran (ou à tout le moins d’y aller à reculons) en tentant de réintroduire à tout prix des pages de livre dans l’écran.

Mais je vais continuer d’essayer, comme avec le Télécran !

D'autres avis, plus enthousiastes, chez Irène Delse, Lorenzo Soccavo ou Aldus
et un dossier dans Le Monde 2 ce week-end :
Frédéric Potet, « Le livre au pays des écrans », Le Monde, 14 février 2008

samedi 16 février 2008

écran souvenir

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Un simulateur pour se souvenir des heures passées à tourner les boutons pour tenter la courbe parfaite, définitivement impossible, sur l’écran tout gris ... avant de tout effacer comme sur la plage en remuant l’objet dans un bruit de sable :
ici cela s’appelait Télécran.

vendredi 15 février 2008

beaucoup de prose

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Chacun est extraordinaire. Il est seul à s'en apercevoir. Découragement ! Enfin, il finit par s'y faire... puisque personne d'autre que lui ne le remarque.
Mais voilà que dix, quinze ans passent et quelqu'un d'autre, également, le trouve extraordinaire. Merveille. Être aimé. Et l'autre aussi, comme c'est étrange, justement l'autre aussi est extraordinaire, unique, vraiment unique. On n'eût pu l'imaginer... et elle est, naturellement, belle, mais surtout unique, unique.
Amour ! Il est soulagé du poids de sa personne, du poids de sa vie, de ses journées, de ses occupations et soulagé de la propriété à la fin lassante de sa personne.
Quelle merveille ! Qu'est-ce qui ne va pas arriver ? Plus rien n'est impossible. Il atteint sans effort le haut du monde.
………………………………
Dans la suite, tout d'un coup, ce poète souvent doit apprendre beaucoup de prose ...

Henri Michaux, « Observations » (1950), Passages (Gallimard, 1963, Tel, p. 98-99)

jeudi 14 février 2008

les ficelles du métier

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Linda : Comment on parle aux jeunes ?
T'as quel âge toi ?
Linda : 19.
Et à 19 ans tu te demandes comment tu dois parler aux jeunes de ton âge ? On en est encore à se coltiner ce genre de problème. Ne colportez pas ces clichés d'adultes pédagogues qui n'ont rien réglé et ne veulent rien régler. On a déjà dit, dans ce stage, à quel point on se foutait des donneurs de leçon.
II n'y a pas de recette pour s'adresser à ce tout nouveau groupe homogène inventé par les adultes et les médias. C'est du masochisme collectif, ils ne se relèvent toujours pas d'avoir lâché tant de leste, eux, élevés dans le respect de l'autorité parentale et la tradition. Ils ont honte, cherchent le dialogue, maintenant, colmatent les brèches, inventent des catégories qui pourraient s'entendre sur une langue commune avec très peu de vocabulaire. Mais ces jeunes pseudo révoltés n'attendent de nous aucun ton particulier, ni concession, ni complicité : ils attendent de nous des réponses à certaines questions, pas qu'on émette encore des doutes sur leur capacité à comprendre.
Un jeune est un civil. Il cherche un pays, des lois, des recours, des actes, des marges de manœuvre, des libertés, des marchés, des produits, des avantages. La révolte, il s'en branle, l'obéissance, il s'en branle, le dialogue, il s'en branle.
La jeunesse, c'est vous. Vous restez frais avec l'uniforme. La Police est le métier qui produit le plus de jeunes officiants. Pourquoi ? Parce que c'est vous qui en avez le plus besoin, parce que vieillir c'est pour plus tard et là seulement on verra ce qu'on fera de la Police. (p. 129-130)

Mettre un mot comme incivilité sur le marché, c'est marginaliser ceux qui s'y livrent. Vous me direz qu'un simple mot ne risque pas de les émouvoir, mais justement si. Il crée un besoin, le besoin de mettre un terme aux incivilités. Encore rien de persuasif ? Si. Parce que tant que le mot ne circulait pas, c'était des libertés qu'on prenait. Il a scindé le principe de liberté en deux : les libertés et les incivilités.
La profession, le logement, les droits, les lois, ne suffisent pas au civil pour s'intégrer à sa société, il lui faut aussi ne pas commettre d'incivilités. En augmentant le nombre des civils marginaux pris en flag, il les pousse à regagner massivement leur légitimité. Bientôt, commettre une incivilité sera un peu honteux. (p. 143)

L'art des mystificateurs est de savoir préparer le terrain dans les moindres détails, mais il faut un certain aplomb pour venir défier la Police en son sein. Modena doit cette témérité au fait que sa mère a été un personnage de notre service, ayant occupé le poste de chef d'escadre durant toute sa carrière. Lana aurait pu enseigner à des recrues vue sa maîtrise du métier. Il n'était pas rare que nous lui demandions son avis avant une intervention délicate lorsque je débutais en ma qualité de jeune inspecteur. Aujourd'hui, Lana a pris sa retraite et s'occupe d'œuvres sociales à Fun ainsi que des œuvres de la Police dont elle assure la direction.
Modena était donc parfaitement bien informé des ressources du métier, d'autant qu'à 20 ans, il passait déjà le concours d'entrée à la Police madèrienne, sans résultat. Pourquoi l'avoir raté ? C'est un mystère complet : nos archives montrent des notes satisfaisantes venant s'ajouter aux garanties qu'offrait sa mère en pareille occasion. Il semble que ce soit un renoncement impromptu de sa part en plein milieu du concours d'admission. Sa passion d'instruire, déjà à cette époque, a dû submerger sa volonté d'exercer.
Impatience ? Non. C'est à presque 40 ans que Josh Modena a pris l'initiative de son usurpation, soit vingt ans après ce premier passage dans nos services. Il s’est donné le temps d’apprendre, de connaître toutes les ficelles du métier. (p. 159-160)

Daniel Foucard, Civil (Léo Scheer, Laureli, 2008)

Fiction polémique et piégeuse, imposture philosophique, réflexion pernicieusement drôle sur les pouvoirs trompeurs du discours et de la fonction sociale.

Daniel Foucard a publié auparavant :
- Peuplements (Al Dante, 1999)
- Stabilité (Poésie Express, 2000)
- Container traité de remplissage (Sens & Tonka, 2001)
- Novo (Al Dante/Léo Scheer, 2002)
- Cold (Léo Scheer, Laureli, 2006)

en ligne :
- lecture par l’auteur
- d’autres extraits chez Berlol, qui dit n’avoir pas aimé la chute, ce qui laisse perplexe
- Benjamin Berton, « Mais que fait la police ? » (fluctuat.net)
- Eric Loret, « Philosoflic » (Libération)
- Nathalie Quintane (Sitaudis)

mercredi 13 février 2008

hommage

Le travail c'est la santé
Rien faire c'est la conserver
Les prisonniers du boulot
N' font pas de vieux os.

Le travail c'est la santé. 1965
Paroles : Maurice Pon. Musique : Henri Salvador

civilisation et farniente

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Mieux : il faut restituer la vertu de sa source surréaliste à I' expression « changer la vie ». Vouloir changer la vie, ce n'est pas seulement permettre à la vie de résister à l’asphyxie des contraintes, solitudes et servitudes, c’est aussi permettre à la vie d’exprimer ses qualités poétiques en empêchant l’envahissement gris de la prose. Hölderlin disait que l'homme habite poétiquement la Terre. Il faut complexifier sa parole et dire : prosaïquement et poétiquement l'homme habite la Terre. La vie humaine est tissée de prose et de poésie. La vie prosaïque est faite de tâches pratiques, utilitaires, techniques, rationnelles, empiriques. La poésie - définie anthropologiquement et non plus seulement littérairement - est une façon de vivre dans la participation, l'amour, la jouissance, la ferveur, l'admiration, la communion, I'exaltation, le rite, la fête, l'ivresse, la danse, le chant, la musique, la liesse, et elle culmine en extase. L'état poétique est l'état « second » qui existentiellement est toujours premier.
L'état prosaïque et l'état poétique sont nos deux polarités, nécessaires l’une à l'autre : s'il n'y avait pas de prose, il n'y aurait pas de poésie. L'un nous met en situation utilitaire et fonctionnelle, et sa finalité est utilitaire et fonctionnelle. L'autre peut être lié à des finalités amoureuses ou fraternitaires, mais il a aussi sa finalité propre en soi-même. Vivre poétiquement, c'est vivre pour vivre. Il est vain de rêver d'un état poétique permanent, lequel, du reste, s'affadirait de lui-même, et risquerait de ressusciter d'une autre façon les illusions du salut terrestre. Nous sommes voués à la complémentarité et à I’alternance poésie/prose.
Nous avons vitalement besoin de prose, puisque les activités prosaïques nous font survivre. Mais aujourd’hui, sur Terre, les humains passent la plus grande partie de leur temps soit à survivre, soit à vivre de façon machinale. En cette fin de millénaire, l'hyperprose a progressé, avec l'invasion de la logique de la machine artificielle sur tous les secteurs de la vie, l'hypertrophie du monde techno bureaucratique, les débordements du temps, à la fois chronométrisé, surchargé et stressé, aux dépens du temps naturel de chacun. La trahison et l'effondrement de l'espoir poétique de Ia Révolution ont répandu une grande nappe de prose sur le monde. Tandis qu’un peu partout, sur les ruines de la promesse poétique de changer la vie, les ressourcements ethniques et religieux s'efforcent de régénérer les poésies de la participation communautaire, la prose de l'éconocratisme et du technocratisme triomphe dans le monde occidental ; pour un temps, sans doute, mais c'est le temps de notre présent.
Dans ces conditions, l'invasion de l’hyperprose nécessite une contre-offensive puissante de poésie, qui elle-même irait de pair avec la renaissance fraternitaire. Or, si elle ne doit plus assumer le rêve d'éliminer la prose du monde en réalisant le bonheur sur Terre, la politique ne doit pas s'enfermer dans la prosaïté. C’est dire que la politique n'a pas pour seule visée la « société industrielle évoluée », la « société post-industrielle » ou le « progrès technique ». La politique de civilisation nécessite la pleine conscience des besoins poétiques de l’être humain.
La « vraie vie est absente » là où il n'y a plus que prose. La notion de travail correspond à la prosaïsation des occupations productrices. La notion de travail devrait dépérir au profit de la notion d'activité, laquelle combine l’intérêt, l'engagement subjectif, la passion, voire la créativité, c'est-à-dire la qualité poétique : ainsi les activités politiques, culturelles, artistiques, solidaires ont toutes une dimension poétique. Étant donné quel les robots et ordinateurs chassent les emplois humains, que les nouvelles technologies créent moins d'emplois qu'elles n'en détruisent, la révolution technologique en cours doit inciter à la réduction continue du travail au profit d'activités civiques, d'activités culturelles, de la vie personnelle. L'abaissement de la durée de travail à trente heures permettrait de reconstituer une vie familiale et une vie privée. La diminution du travail mécanisé, parcellaire, chronométrisé au profit d'activités responsables et ingénieuses, apparaîtra de plus en plus nécessaire au cours du développement d'une politique de civilisation, mais elle nécessitera une révolution dans la logique qui gouverne nos sociétés, et cette révolution ne peut se faire dans un seul pays. Elle concerne l'ensemble des pays techniquement développés, et ce serait à l'Union européenne d'en prendre l'initiative... De toute façon, la politique de civilisation doit inscrire dans sa perspective historique la transformation du travail en activité, en même temps que la diminution de l'activisme. Elle introduirait dans la vie une part de farniente (la « paresse » au sens de Lafargue) et de méditation.

Edgar Morin, Pour une politique de civilisation (Arléa, 2002, Arléa poche, 2008, p. 50-53)

mardi 12 février 2008

supposez

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Supposez les pensées, des ballons, l’anxieux s’y couperait encore.

Henri Michaux, « Tranches de savoir », Face aux verrous (1954, Gallimard Poésie, p. 57)

lundi 11 février 2008

les nés-fatigués

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Ma vie : traîner un landau sous l’eau. Les nés-fatigués me comprendront.

Henri Michaux, « Tranches de savoir », Face aux verrous (1954, Gallimard Poésie, p. 47)

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