lignes de fuite

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lundi 11 février 2008

départs, retours, déplacements

::: « Le Poulpe revient sur Rue89 : Café la police » : premier billet de Jean-Bernard Pouy

::: les écrivains de la collection « Déplacements » à la librairie Litote en tête

::: Plume de presse s’absente mais le Chasse-clou revient

::: car « l'anti-sarkozysme est un humanisme » : joli titre de billet et constat très pertinent d’André Gunthert !

dimanche 10 février 2008

diableries médiévales

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Sécurité
Une longue file d'hommes et de femmes, dépouillés de leurs vêtements, piétinent, refroidis et mal à l'aise, attendant de passer l'un après l'autre sous un portique de métal. De temps à autre, un grelot féroce retentit, et les malheureux sont contraints de retirer une autre pièce de leur vêtement, ceinture, montre, collier. C'est souvent le téléphone, l'alliance et les clefs qu'on leur demande de déposer. En chemise et les pieds nus, ces vaincus, ces soumis, ces sujets subjugués sont les Bourgeois de Calais d'un nouvel ordre du monde.
Mais de quel dieu du ciel, de quelle puissance ouranienne sont-ils les prisonniers ? Chacun, ayant enfin convaincu les autorités qu'il est inoffensif et désarmé, attend le geste qui, en lui redonnant son statut de citoyen, l'autorisera à remettre ses chaussures et renfiler ses vêtements. Alors sera-t-il admis à s'engouffrer dans un long boyau noir, avant qu'un grand oiseau d'argent ne le ravisse dans les airs. Ces diableries médiévales ont lieu dans le décor futuriste d'un grand aéroport.

Jean Clair, Journal atrabilaire (Gallimard, 2006, Folio, 2008, p. 138-139)

samedi 9 février 2008

écrire n’importe quoi

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Si lire le journal est la prière de l'homme moderne, écrire un journal est un acte de foi d'un ordre supérieur. On ne se contente pas de se mettre à l'écoute des autres pour se couler paresseusement dans le flot de l'Histoire. On se met à l'écoute attentive de soi pour s'en écarter, nager à contre-courant. On parie que la vie d'un individu, si banale et monotone, si pauvre soit-elle, touche, par sa simplicité même, à l'éternité. (p. 147)

Justification, peut-être, de ce journal, cette réflexion de Julien Green : « Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes. » (p. 226)

Jean Clair, Journal atrabilaire (Gallimard, 2006, Folio, 2008)

Le gros homme (Big man, 2000) de la couverture est celui de Ron Mueck, sur lequel se refermait la belle exposition Mélancolie. Génie et folie en Occident (2005), conçue par Jean Clair.

vendredi 8 février 2008

vieille, revêche et écervelée

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Avant j’étais jeune et docile, je ne savais pas dire non et voulais faire plaisir à tout le monde. J’acceptais les demandes des photographes et répondais aux interviews alors même que je détestais cela, prendre la pose. Aujourd’hui, je suis vieille et revêche et voudrais n’en faire qu’à ma petite tête (de linotte ?), c’est-à-dire continuer d’écrire, mais le plus discrètement possible.
Ai-je tort, ai-je raison, je l’ignore, seulement je viens de passer deux ans (trois en comptant les rêveries préliminaires) dans la peau d’un homme qui, pour se réconcilier avec lui-même, décide de prendre le risque de (se) décevoir et me dis qu’il serait bon d’en prendre de la graine. Et puis j’ai toujours pensé que mes personnages avaient des vies plus intéressantes que la mienne...
Les malveillants diront « Elle se la pète », les bienveillants penseront « Elle a de la chance... ».
La chance, ou la faiblesse, de croire que ses personnages justement, sauront bien se défendre tout seuls...
Vieille, revêche et écervelée.
Voilà pour le cru 2008.
Mais attentive cependant.
Assez attentive pour répondre à toutes les interrogations que pourrait éveiller chez vous la lecture de ce nouveau roman.
Sachez donc que je me tiendrai de l’autre côté de l’écran et répliquerai de mon mieux pour me faire pardonner mon « manque de visibilité » ...
Bien à vous,
A. G.

Lettre d'Anna Gavalda aux journalistes, janvier 2008

jeudi 7 février 2008

cyber poulpe

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Le Poulpe revient parce qu'on en a besoin ! Il revient après une phase un peu down car il a épousé l’état d’esprit du pays : après la stupeur et l’immobilisme chiraquien, l’accablement de l’élection sarkozyste, ce sont maintenant la révolte, l’indignation, l’écœurement. Tout ce que nous craignions est advenu – avec même un retour invraisemblable du religieux dans la cité : il ne faut pas oublier ce qui fondait notre colère, il ne faut pas accepter. Il faut dire non et convaincre que non, c’est non.

Bonne nouvelle : Rue89, site d'information en ligne, annonce pour samedi le blog (collaboratif) du Poulpe (l'entretien vidéo le montre, Jean-Bernard Pouy, comme Gabriel Lecouvreur, ne vieillit pas !).

mercredi 6 février 2008

se purger du vice naturel d’idolâtrie

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Le tout était surtout pour moi une affaire d’hygiène ; Il faut se purger du vice naturel d’idolâtrie et d’imitation. Et au lieu de faire sournoisement du Michelet ou du Goncourt en signant (ici les noms de tels ou tels de nos contemporains les plus aimables), d’en faire ouvertement sous forme de pastiches, pour redescendre à ne plus être que Marcel Proust quand j’écris mes romans.

Marcel Proust, Lettre à Ramon Fernandez, 1919, citée dans Contre Sainte-Beuve (Gallimard, Pléiade, 1971, p. 690)

Aussi, pour ce qui concerne l'intoxication flaubertienne, je ne saurais trop recommander aux écrivains la vertu purgative, exorcisante, du pastiche. Quand on vient de finir un livre, non seulement on voudrait continuer à vivre avec ses personnages, avec Mme de Beauséant, avec Frédéric Moreau, mais encore notre voix intérieure qui a été disciplinée pendant tout la durée de la lecture à suivre le rythme d'un Balzac, d'un Flaubert, voudrait continuer à parler comme eux. Il faut la laisser faire un moment, laisser la pédale prolonger le son, c'est-à-dire faire un pastiche volontaire, pour pouvoir après cela redevenir original, ne pas faire toute sa vie du pastiche involontaire. Le pastiche volontaire, c'est de façon toute spontanée qu'on le fait ; on pense bien que quand j'ai écrit un pastiche, détestable d'ailleurs, de Flaubert, je ne m'étais pas demandé si le chant que j'entendais en moi tenait à la répétition des imparfaits ou des participes présents. Sans cela je j'aurais jamais pu le transcrire. C'est un travail inverse que j'ai accompli aujourd'hui en cherchant à noter à la hâte ces quelques particularités du style de Flaubert. Notre esprit n'est jamais satisfait s'il n'a pu donner une claire analyse de ce qu'il avait d'abord inconsciemment produit, ou une récréation vivante de ce qu'il avait d'abord patiemment analysé. Je ne me lasserais pas de faire remarquer les mérites, aujourd'hui si contestés, de Flaubert. L'un de ceux qui me touchent le plus parce que j'y retrouve l'aboutissement de modestes recherches que j'ai faites, est qu'il sait donner avec maîtrise l'impression du Temps. À mon avis la chose la plus belle de L'Éducation sentimentale, ce n'est pas une phrase, mais un blanc. Flaubert vient de décrire, de rapporter pendant de longues pages, les actions les plus menues de Frédéric Moreau. Frédéric voit un agent marcher avec son épée sur un insurgé qui tombe mort. « Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal ! » Ici un « blanc » et, sans l'ombre d'une transition, soudain la mesure du temps devenant au lieu de quarts d'heure, des années, des décades (je reprends les derniers mots que j'ai cités, pour montrer cet extraordinaire changement de vitesse, sans préparation) :
« Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal.

« Il voyagea. Il connut le mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, etc. Il revint.
« Il fréquenta le monde, etc.
« Vers la fin de l'année 1867 », etc.

Sans doute, dans Balzac, nous avons bien souvent : « En 1817, les Séchard étaient » etc. Mais chez lui ces changements de temps ont un caractère actif ou documentaire. Flaubert le premier se débarrasse du parasitisme des anecdotes et des scories de l'histoire. Le premier, il les met en musique.

Marcel Proust, « À propos du « style » de Flaubert », La Nouvelle Revue Française, 1er janvier 1920
Repris dans Contre Sainte-Beuve (Gallimard, Pléiade, 1971, p. 594-595)

mardi 5 février 2008

refonte ontologique

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Le débat progressait : les hommes pouvaient-ils être considérés comme des partenaires sexuels intéressants ? Sur le plateau d'Arte, les échanges furent animés. Il y avait du pour et du contre. Des femmes évoquèrent avec enthousiasme les joies de la pénétration. Une grosse pouffiasse blonde témoigna longuement, un second boudin, une Black obèse, renchérit. « Une bonne queue, il n'y a que ça de vrai », résuma d'une belle voix de gorge Emilia, une jeune attachée de presse de Prada, bien moulée, dotée d'une grande bouche de suceuse. On avait tout de suite envie de lui mettre coquette dans le bec. Elle pouvait avoir vingt-trois ans. Elle adorait se faire ramoner, la salope. Devant, derrière, susurrait-elle, j'aime tout ! Boudin Blanc et Boudin Noir firent chorus : la pénétration, c'était trop bon ! Mais leurs consœurs plus âgées n'eurent pas de mal à les convaincre de la tristesse de la chair. Une bite qui ramollit inexorablement devant la chatte d'une femme parce que la femme vieillit, c'est déprimant. Cela atteint profondément l'ego. On filma Emilia en plan fixe, avec en voix off des microrécits de vioques délaissées, frustrées, définitivement minées. Les mecs étaient des porcs, ils les avaient bien sautées au début, et puis après... Quand elles avaient eu trente ans, c'était déjà devenu très dur, à trente-cinq après deux grossesses, c'était la Berezina. Les types voulaient de la viande fraîche, de l'adolescente en jupette, leur sexe était lamentable devant celui de la femme qui les aimait, mais il se redressait comme un gourdin devant la première nymphette qui ramenait son petit cul. Pour les femmes aimantes, le sort était cruel : frustration, boulimie, solitude, somnifères et antidépresseurs, suicide souvent. Le joli visage d'Emilia la baiseuse paraissait horrifié, elle retint de longs instants ses larmes, de toutes ses forces. Ses muscles faciaux tremblotaient. Un silence total régnait sur le plateau de télévision éclairé de couleurs pastel.
Ce moment fut très émouvant, très télégénique. Puis Emilia éclata en sanglots, son mascara coula, elle faisait penser à Nosferatu. Elle se réfugia dans les bras de Stéphane Bern. Il paraissait légèrement déphasé. Des vieilles peaux la prirent alors dans leurs bras plus ou moins ridés, la dorlotèrent. Une radasse permanentée, éplorée elle aussi, la blottit contre sa poitrine flapie, lui murmura des paroles de consolation, comme une mère rassure un bébé qui vient de faire un cauchemar. Il y avait des solutions, elle n'était pas toute seule... La petite attachée de presse était inconsolable, une madeleine.
L'audience de l'émission battit des records : un « mouvement de masse » s'ensuivit. Un peu partout en France, puis dans tous les pays de l'Union européenne, il parut acquis qu'on ne pouvait pas se permettre de conserver l'humain mâle en l'état. Les guerres, la violence, la misère affective et sexuelle des femmes, ça allait bien comme ça. Lorsque l'abeille femelle revient à la ruche après l'accouplement, les ouvrières, pour préserver sa suprématie, effectuent un véritable massacre rituel des mâles présents. Le frelon est supprimé pour deux raisons : il n'est plus utile pour la reproduction, il constitue une menace s'il reste en vie. Il fallait se rendre à l'évidence. L'insémination artificielle déjà, le clonage bientôt avait une conséquence de taille : les hommes n'étaient plus indispensables à la pérennité de l'espèce humaine. Leur libido (libido sentiendi, libido dominandi) était visiblement incompatible avec les besoins fondamentaux des femmes. Une refonte ontologique s'imposait.
Fallait-il gazer ? Très largement, les Européennes, consultées par référendum, s'opposèrent à cette solution radicale. Cela rappelait visiblement des souvenirs pénibles, et de toute façon les infrastructures allemandes avaient été très mal entretenues. Une réponse s'imposa, un moyen terme en quelque sorte : les hommes seraient maintenus en vie, alimentés, éduqués normalement. Mais à la puberté, ils seraient châtrés et leur verge serait sectionnée à la base. L'ablation se ferait sous contrôle médical, sans drame ni douleur (la péridurale serait remboursée et pourquoi pas, si nécessaire, les antidépresseurs).

Héléna Marienské, « Restriction du domaine. À la manière de Michel Houellebecq », Le degré suprême de la tendresse (Héloïse d’Ormesson, 2008, p. 60-62)

un autre long extrait du pastiche (Lire)

lundi 4 février 2008

contraignons tout fous

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Pas facile à citer le pastiche de Perec, qui s'apprécie sur la longueur !
Je tente quand même le coup, préférant, pour ne pas choquer les âmes sensibles par des scènes trop sexuelles, trois passages paratextuels :

Vint alors, indiqua Swann, accompagnant la vocalisation qui avait fait fuir cinq intrus : Amour, amour qui supplanta Thanatos, qui bannit Cronos boulottant un à un tous fistons à lui. Amour oui, Amour du corps, surtout... Chair, plaisir, plaisirs donc. Mais plaisir puisant son maximum dans un puissant travail cognitif, dans un circuit rigolant du signifiant, dans un humour caracolant, dans un fictif oulipisant un roman au goût du jour... Fiction, conclut-il d'un ton fat, nouant tous actants (adjuvants ou opposants, malandrins ou mandarins, gus ou nanas) à la louf, à la maboul, à la dingo, à la zinzin ! (p. 164)

La lady fut ainsi qu'un flash, un voyant clignotant attirant l'iris, un corps irradiant l'inouï plaisir : l'Apparition.
« Un Canada-Dry, lança, soudain jovial au vu du court jupon, Bourba ragaillardi.
- Ah bon ? Un brin connotant, non ? grogna l'argousin, qui sous son air obtus avait lu (on l'a vu).
- Mais why not, aska tout à trac mon mafioso, vrai mastar mais instruit itou, à Janson, à Harvard, puis à la Sorbon. Allons-y allonzo ! Connotons donc, surconnotons un max, lipogrammons à tout va, contraignons tout fous, palindromisons à l'occasion, buvons ainsi un simili cocktail, un truc trichant, un « à la façon d » alcool, oulipisant à son tour, ma foi. Oui ! Trois fois oui, qu'il soit vu (pourquoi pas : qu'il soit lu), qu'il soit bu jusqu'au bout, par nous, ici, un imitant, un honorant, un gondolant faux-paraissant, un qui a coloris d'alcool, qui a goût d'alcool, qui a prix d'alcool, mais qui jamais au grand jamais fut alcool. »
On l'aurait dit saoul. Ah, l'amour !
« OK pour l'antifaçon canadadryant, admit Swann, bon flic. Mais pour moi, un grog. »
Romuald apporta un Canada, six moins cinq grogs.
On but. (p. 166)

Point crucial, pourtant, qui provoqua un grand baroud dans un circuit aristarcal mondial. Mikhaïl Bakhtin, lorsqu’il lut jadis l’ardu canadadryant miniroman (dit aussi CMR) qu’ami lisant, tu lis, toi, à l’instant, Bakhtin qui tout compris au fictif, plus malin qu’un pourtant pas idiot T. Todorov qui, lui, votait oui au plaisir du corps (non du corpus ! scripta-t-il, finaud), plus au point qu'un pourtant fort brillant Oswald Ducrot qui, non sans à-propos traitant Todorov d'idiot scribouillard, d'absurdus Sanctus Bovus, votait oui au scriptural, à l'affabulation, à l'attirail narratif, Bakhtin proposa, dans sa communication « Notations sur un hapax narratif : À Flora, ou l'apparition/disparition », communication qu'il consacra au substrat narratif du CMR qu'H.D.O. fournit aujourd'hui au public, Bakhtin donc conclut non sans brio qu'il s'agissait là d'un point ambigu, mais qu'ainsi tout vibrait là dans l'ambigu, dans l'infini profus. Son oui - l'oui, ouiiiiii à Flora, soyons clair - approuvait donc chatouillis, mais aussi roman, roman mais aussi chatouillis, dito roman chatouillant. Signalons rapido un point : sa conclusion n'ayant pas, mais alors pas du tout, satisfait Starobinski, ni Roland dit R.B. (qui soit qu'il s'appuyât sur Chomsky pour la fonction insignifiant/signifiant, soit qu'il s'inspira d'un L. Strauss pour l'opposition cru/cuit, proposait un laïus fort convaincant), pas plus qu'Hamon, ni Massimo Fusillo, ni Larthomas, un clash arriva. Un pugilat suivit. Mais mon fictif, ami lisant, va supprimant, caviardant, sucrant, tout hors-cursus. Ainsi va sa loi. Ah, roman, tant d'afflictions, d'horrifiants martyrs ton sacro-saint amour du continu nous fait-il subir ! (p. 187-188)

Héléna Marienské, « Flora, ou l’apparition. À la façon d’un mirifiant G.P. », Le degré suprême de la tendresse (Héloïse d’Ormesson, 2008)

dimanche 3 février 2008

croqueuse de styles

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On dérobe à la femme la parole, elle dérobe momentanément le sexe. Moi, je dérobe à mes auteurs leur style, le temps d'un récit. Rien à voir avec un « exercice littéraire ». C'est un livre politique (j'y tiens), et donc féministe (j'y crois). Un féminisme à ma mode, libertaire : un titre moqueur s'impose donc. Je le chipe à ce macho de Dali, qui définissait ainsi le cannibalisme : « le degré suprême de la tendresse ».
Reste maintenant, Lecteur, à te présenter mes honorables pastichés. Dans l'ensemble, je les ai choisis pour la force de leur style. Céline, Perec, Montaigne, La Fontaine et plus près de nous Houellebecq se sont imposés autant par l'originalité de leur inspiration que par l'autorité de leur écriture. Peu m'importait que les auteurs soient, ou non, célèbres. Il suffisait que je les aime, et avec tendresse. Les Historiettes de Tallemant des Réaux sont appréciées par un public lettré, mais on pourra goûter les caprices de l'entreprenante Marquise Héloïse sans avoir lu cet auteur méconnu. Ensuite, mille libertés par rapport au point de départ. Ce sont vraiment des textes libertins qu'on peut lire en oubliant tout à fait qu'ils sont des pastiches et n'y voir que les récits de fantaisies érotiques, celles d'une rate de petite vertu ou d'une star du Crazy, parmi d'autres friponnes. Parfois, la scène est traitée sur ce mode fantastico-comique qu'on ne trouve que chez Ravalec, ou sur un ton badin, avec La Fontaine et Montaigne. Il a même suffi de la suggérer, non sans désinvolture, chez Perec ou Céline. Bref, un prétexte à variations.
Pasticher est une étrange aventure : donner la parole à l'autre, à vrai dire la lui imposer, permet de lui faire dire ce qu'il n'a jamais osé formuler. Entrer par effraction dans le tréfonds d'un auteur, s'approprier son souffle, écouter ses silences, sonder son cœur et ses reins, révéler, au détour d'une phrase, les fantasmes qu'il a toujours tus... quelle jubilation, parfois.

Héléna Marienské, Le degré suprême de la tendresse (Héloïse d’Ormesson, 2008, « Préface », p. 9-10)

Pour passer d’une croqueuse d’hommes à quelques autres, je suggère la lecture du Degré suprême de la tendresse, d’Héléna Marienské : une série « savoureuse » (si j’ose dire s’agissant du motif de la castration punitive par morsure) de pastiches qui sont à la fois très drôles, au premier degré, et très intelligents, dans la « mémoire commune » entre auteur et lecteur qu’ils mettent en jeu.

Bien sûr mon pastiche préféré (c’est aussi celui de l’auteur, qui en parle longuement dans un entretien avec Sylvie Tanette pour la Radio Suisse Romande, dont la fin est tronquée, malheureusement) est le dernier, où elle ose se lancer dans une suite érotique de La Disparition de Georges Perec, sans e bien sûr mais avec aussi quelques autres des contraintes perecquiennes, et même des mots croisés : jubilatoire !

Héléna Marienské est agrégée de lettres et a publié en 2006, chez POL, un premier roman, Rhésus, qui a obtenu plusieurs prix.

deux critiques en ligne :
- « Houellebecq, pour rire » par Didier Jacob
- « Le degré suprême de la tendresse » par Stéphanie des Horts (Revue Littéraire, 33)

samedi 2 février 2008

car ne savait comment cela se tenait

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Toujours dans l’esprit de rompre avec les coutumes d’avant, l’Impératrice se chargea du portrait officiel, mandant pour cela un spécialiste des starlettes qui devait apporter du neuf. Eh non ! Là aussi, on renoua avec la tradition en posant le Souverain devant la même bibliothèque que le roi Mitterrand qui, lui, tenait à la main un livre de M. Montaigne. Sa Majesté ne tenait aucun livre car ne savait comment cela se tenait.

Patrick Rambaud, Chronique du règne de Nicolas 1er (Grasset, 2008)

Je ne sais pas si je vais l'acheter mais j'aime bien la façon dont Patrick Rambaud présente son livre dans l'entretien vidéo repris dans l'article d'Hubert Artus pour Rue89 où est cité le passage ci-dessus.

On peut lire une « suite » inédite dans le NouvelObs et ce billet de Guy Birenbaum pour enfoncer le clou.

vendredi 1 février 2008

petites natures mortes au travail

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Ils viennent de ressortir en Folio (après une première édition en poche chez Points Seuil en 2001), alors si vous ne les avez pas lu lisez aussi, d'Yves Pagès, les 23 courts récits sur le monde du travail magnifiquement titrés « Petites natures mortes au travail ». En voici un comme apéritif :

L'unanimité moins une voix
Il est presque minuit, Mado sort du Fouquet's, avenue des Champs-Élysées. Elle vient d'y claquer un dixième de sa mensualité d'institutrice. Et alors ? Ces petites folies dépensières ont un goût de revanche. Et puis, quitter une banlieue déserte pour le centre ville, c'est le moindre des dépaysements en période estivale. Disons qu'elle s'est payé un dîner d'anniversaire. Pour fêter quoi ? Le trou noir des vacances scolaires. Quand les congés payés ressemblent à deux longs mois d'arrêt maladie. Au menu, ni gâteau, ni bougie, juste un kir et quelques gélules en guise d'apéritif. Pour s'en sortir, son thérapeute lui a conseillé de sortir. C'est fait. Dans le haut lieu du noctambulisme parisien, elle espérait croiser, du regard au moins, une vedette. Chou blanc, plutôt salé à l'addition. Après le repas, un filin, n'importe lequel, pour distraire son célibat.
Au cinéma, on aurait dit une salle de classe, mais sans élèves. Vingt-cinq rangées de fauteuils vides, tant mieux.
Deux heures plus tard, Mado rejoint son automobile, sans prendre garde à la foule tapageuse qu'elle traverse en somnambule. Tant pis, elle n'a plus le courage de tourner la clé du contact. Un autre cachet, et elle s'endort au volant, le corps en panne sèche. Mais les désœuvrés du samedi soir sont plus nombreux que d'habitude, et agités d'une joie unanime. La belle endormie, au point mort, les met en rage. Par dizaine, comme en apesanteur, ils marchent sur le toit de sa bagnole. Mado se réveille soudain en Enfer. Ce chahut juvénile lui rappelle certaines fins de cours... à moins que ce ne soient ses échecs scolaires qui reviennent la hanter. Les yeux mi-clos, elle démarre. Personne ne s'écarte. Au contraire, la multitude se densifie à mesure qu'elle revient à la réalité.
Des cris, des fanions tricolores, et puis du sang sur le pare-brise.
Madame X. a donc commis un crime. Avec ou sans préméditation ? Difficile d'en juger.
Ce soir-là, l'équipe de France de football venait de remporter la victoire face à onze Brésiliens somnolents. Ou médiqués à trop forte dose, comme Mado. Peu importe. Avait-on le droit d'ignorer l'événement ? De faire comme s'il n'avait pas eu lieu ? Pire encore, de manifester égoïstement son malheur alors qu’une une fête nationale battait son plein sur l'artère majeure de la ville lumière. Tous Français à tue-tête, sauf Mado, en son sommeil paradoxal. Tout un peuple élu à l'unanimité moins une voix.
Après une nuit blanche, Mado s'est constituée prisonnière dans un commissariat de banlieue. On l'a placée en observation à l'infirmerie psychiatrique de la Préfecture de police. Et pour cause. Il. faut avoir perdu sa raison sociale pour remonter seule et à contre-courant une autoroute de l'Information.
Quant au score provisoire : un mort, cent dix blessés, dont neuf dans un état grave.

Yves Pagès, Petites natures mortes au travail (Verticales, 2000, p. 65-67)

en ligne :
un beau commentaire de Marie Gauthier
et deux entretiens pour Périphéries et L'Humanité

jeudi 31 janvier 2008

délit de fuite dans les idées

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J’avais onze ans moins des poussières et aucun goût pour m’enfermer à livre ouvert, ni la patience après sept heures de tableau noir au collège. Même les bulles des bandes dessinées, je préférais ne pas m’y attarder, m’en sortir sans, et sauter les sous-titres aussi, en bas de l’écran, quand les films parlaient en version très originale. Rien que les images c’était suffisant, ça s’expliquait tout seul, contrairement à Marianne, qui cloîtrait ses heures creuses dans sa chambre à part, droit d’aînesse oblige, prière de ne pas déranger, silence on tourne les pages, pendant qu’elle se mettait en veilleuse sous les draps pour dévorer en douce sa bibliothèque rose, puis verte, puis dorée sur tranche jusqu’à mi-chemin d’insomnie.
Ce mardi 6 février 1973, vers 19 heures 15, pendant que ma sœur était censée travailler ses gammes au Conservatoire, moi, j’étais tout bêtement sur mon lit, plongé dans un bouquin de haute philosophie, studieux comme jamais. Si bizarre que ça puisse paraître, je déchiffrais un grand classique d’un autre âge, sans y piger grand-chose mais sans oser m’arrêter non plus, une ligne sur deux ou trois, du bout des yeux, au kilomètre, juste pour avoir l’air innocent, le plus absent possible, parce que j’avais peur de ce qui risquait d’arriver, l’engueulade qui m’attendait à coup sûr dès que ma sœur serait rentrée. Je voulais juste disparaître, en chien de fusil sur l’édredon, qu’on m’oublie définitivement, mais comme, vers 19 heures 15, dans l’appartement, il n’y avait personne pour confirmer que j’étais chez moi, en train de me cultiver, alors personne n’a voulu croire à mon alibi et on m’a soupçonné d’avoir brouillé les pistes exprès. Ensuite, c’est vite devenu impossible de démontrer le contraire, parce que vingt minutes de solitude, à ce stade de l’enquête, c’était juste un trou dans mon emploi du temps et, faute de témoin, à onze ans moins des poussières, ma parole contre la leur, ça comptait pour presque rien. (p. 13-14)

À la première question, d'abord je n'ai rien dit, ça leur servait à quoi de faire mine de pas savoir, alors que c'était écrit partout, sur l'étiquette pendue à mon cartable, sur chaque protège-cahier, sur la carte de bibliothèque, même cousu sur la doublure de mon anorak, et en grosses lettres sous une photo du journal qui traînait sur la table, à côté de leur machine à écrire, mais puisqu'ils insistaient, j'ai baissé la tête : Anselme. Et puis à la queue leu leu Romain Yves Émile.
À la deuxième question, j'ai préféré jouer franc jeu Onze ans moins des poussières, tout en devinant dans leur sourire en coin que ça sonnait un peu faux. T'avais dix ans tout court, dix et demi à la limite, mais avec eux chaque mot comptait double ou triple, comme au Scrabble, alors mes poussières en plus ou en moins, ça ne tombait pas juste. J'avais intérêt à rester bien droit sur ma chaise, sans me ronger jusqu'au sang, surtout les peaux mortes de l'index, qui dépassaient du sparadrap, pour ne pas gâcher l'examen et que je me rachète une bonne conduite. (p. 29)

Eux aussi, ça se voyait qu'ils avaient dû lire M. Kant et ses maximes catégoriques. Alors ils cherchaient à me tirer les vers du nez et le nom de mon complice, son âge, sa profession, parce que c'est lui, en me cachant, qui s'était mis hors la loi, et ça, il n'aurait pas dû pouvoir le vouloir, parce que nul n'est censé ignorer la nature fragile des enfants, c'est du bon sens universel, et en plus qui ne dit mot consent, et d'ailleurs celui qui consent à ne rien dire, c'est sa faute par omission, il n'avait qu'à pas garder le petit menteur et son secret dans le même sac, le beurre et l'argent du beurre, sinon c'est un cas très particulier d'enlèvement, un vrai péril en sa demeure, un outrage pervers à la vérité sur autrui, une assistance personnelle au danger, bref un délit de fuite dans les idées, et à la une de Détective ou de France-Soir, ça se paie d'une tête mise à prix.
Voilà, il était prévenu, et maintenant que j'étais délivré de ma promesse, j'avais intérêt à retourner dans le droit chemin, pour ne pas m'enfoncer plus bas, et laisser tomber ce faux ami qui m'avait poussé à la faute et aussi fait pousser des ailes en traître, dans le dos de mes proches parents et des autorités en uniforme, c'était mon tour de briser son silence dans l'œuf. (p. 36-37)

Yves Pagès, Le soi-disant (Verticales, 2008)

Yves Pagès aime explorer à travers les yeux de l’enfance les distorsions de la réalité : dans Le soi-disant, il emprunte les mots de Romain, « onze ans moins des poussières », innocent et coupable à la fois au milieu des enquêtes policière, judiciaire et psychiatrique, pour raconter un fait divers qui marqua les années 70, l'incendie du collège Edouard-Pailleron. Bien entendu, le « soi-disant », c'est celui qui se dit, mais aussi le soit-disant réel, qui s'échappe sans cesse tandis que se multiplient les glissements du langage, les hypothèses et les fausses pistes, avec comme fil rouge la lecture, impossible, de la Métaphysique des mœurs d’Emmanuel Kant.

Yves Pagès est né en 1963 et travaille aux éditions Verticales. Il a publié :
un essai, Les Fictions du politique chez L.-F. Céline (Seuil, 1994)
Les Gauchers (Julliard, 1993, Points Seuil 2005)
Prières d’exhumer (Verticales,1997)
Petites natures mortes au travail (nouvelles, Verticales, 2000, Folio 2007)
Le Théoriste (Verticales, 2001, Points Seuil 2003, Prix Wepler-Fondation La Poste 2001)
Portraits crachés (Verticales, «Minimales», 2003)

en ligne : un entretien avec Rebecca Manzoni (éclectik)

mercredi 30 janvier 2008

moisson d'images

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::: pour rebondir sur le précédent post : des liens offerts par Hubert Guillaud sur les couvertures de livres (même s'il prédit leur fin)

::: les 118 cases du tableau périodique des éléments illustrées

::: lorsqu'on n'est pas allé au Festival d'Angoulême, les 24 heures de la bd offrent une large moisson de planches qui souvent s'ouvrent sur des sites persos : à explorer ...

::: pas étonnant que Boulet soit plein de bugs !

mardi 29 janvier 2008

couvertures

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::: bonne nouvelle : les livres de publie.net ont désormais des couvertures

::: réalisées par Philippe De Jonckheere, elles sont belles et graphiques

::: encore un ricochet concernant la couverture du NouvelObs : une excellente analyse d’André Gunthert

::: et pour relever le niveau concernant Beauvoir, on peut maintenant écouter en ligne le Colloque du centenaire

5 dolls cette année

Pour avoir vécu quelques centaines de pages dans la tête de Laurent Dahl, personnage d’Éric Reinhardt dans Cendrillon, j’ai l’impression de comprendre (un peu) ce qu’a fait ce Jérôme Kerviel sur lequel les médias sont soudainement braqués :

Il cartonne. Il est très fort. Il a gagné 5 dolls cette année. - 5 dolls ? J'interroge David Pinkus. Qu'est-ce que c'est 5 dolls ? - Oui, pardon, 5 millions de dollars. - 5 millions de dollars ? Tu veux dire qu'il a gagné... que sa rémunération personnelle... cette année... - A été de 5 millions de dollars. - Tu veux dire que son activité de trader lui a rapporté, à lui personnellement, 5 millions de dollars ? Je suffoque. - Tu as l'air étonné. - Si je suis étonné ? Tu me demandes si je suis étonné ? Je n'ignorais pas que les traders gagnaient beaucoup d'argent. En revanche je n'avais pas imaginé qu'il s'agissait de sommes aussi faramineuses. À trente-deux ans. Des gens normaux. je veux dire : pas des industriels. Je veux dire: pas des créateurs. Je veux dire : pas des génies. J'avais toujours imaginé qu'il fallait être exceptionnel pour gagner énormément d'argent : avoir une idée fabuleuse, anticiper une tendance lourde, inventer quelque chose d'incroyable, créer une marque, posséder des usines, des magasins, etc. Mais pas s'asseoir chaque matin, titulaire d'un diplôme prestigieux, devant un écran d'ordinateur. - C'est la norme dans les hedge funds. Moi aussi j'ai gagné 5 millions de dollars cette année. Et ma femme également. Ça fait quatre ans qu'on gagne en moyenne 5 millions de dollars chacun. J'aurais besoin d'une vodka. Ils ont gagné tous les deux en quatre ans quarante millions de dollars ! Ces deux jeunes gens charmants, doués mais ordinaires, sans génie particulier, semblables dans leur profil à tant de gens que je connais, ils font fructifier quarante millions de dollars ! David Pinkus : Nets d'impôts cela va sans dire. - Nets d'impôts ? Pourquoi nets d'impôts ? - Les hedge funds sont off shorés. Les sommes que les hedge funds font fructifier sont off-shorées. Moi par exemple c'est aux îles Caïmans. Je ne perçois qu'un petit fixe en salaire sur lequel je paie des impôts. L'énorme majorité de ces 5 dolls est nette d'impôts. Je le regarde abasourdi. Ils ne paient pas d'impôts sur ces sommes monstrueuses ? Les milliardaires ne paient pas d'impôts sur les profits que leur font faire les hedge funds ? Mais c'est rien ce qu'on gagne. Ton copain Steve Still, patron à New York d'un hedge fund de taille moyenne, il gagne en moyenne 60 dolls par an. Les patrons de hedge funds à New York ils gagnent facilement 150, 200, 350 dolls par an. Nous on n'est que des exécutants. Si on gagne 5 dolls par an, ce qui est négligeable par rapport aux sommes proprement colossales qui sont brassées, c'est que nos patrons et les investisseurs gagnent beaucoup plus ! Beaucoup beaucoup plus ! - Mais pourquoi vous continuez à travailler ? Vous pourriez vous la couler douce ! Et réaliser vos rêves les plus fous ! Je sens à son regard ardoise qui se rétracte que je viens de dire une énorme connerie : un commentaire de loser. Je le soupçonne de regretter les trois heures qu'il vient de consacrer à un individu si angélique qui finalement n'a rien compris. Tout ça pour en arriver là ? À ce commentaire imbécile ? Je rougis. Je me sens en cet instant comme un loser misérable. Ben oui... Je sais pas... c'est quand même beaucoup tout cet argent pour un jeune couple... Il me faudra d'autres rencontres avec des financiers pour enregistrer la chose suivante, qui est la vérité fondamentale de ce milieu, qui est la vérité fondamentale de la finance internationale et donc du monde tel qu'il se consolide : 1/ il existe toujours quelqu'un qui gagne plus d'argent que toi, 2/ les gains des autres relativisent l'ampleur des tiens, 3/ dès lors ton objectif exclusif est de gagner toujours plus. - C'est comme une drogue. C'est aussi un plaisir. C'est le sens de notre activité. Tu sais que tu peux gagner davantage. Alors tu vas essayer de gagner davantage. Surtout quand tu vis au milieu de gens, amis, collègues, connaissances, surtout à Londres, qui gagnent dix fois plus que toi... En fait on ne fréquente que des gens de la finance. Et d'une certaine manière on ne peut plus faire autrement... - C'est-à-dire ? - Ben quand on part en vacances on loue un jet privé à trois couples et un palais avec vue sur la mer, domestiques, cuisiniers, femmes de chambre, etc. Mes copains qui sont restés dans l'industrie, qui imaginent des échangeurs routiers, ils ne peuvent pas suivre. - Je le conçois facilement... dis-je à David Pinkus. - Les inviter, financer leurs vacances, je l'ai fait plusieurs fois, je ne sais pas, c'est un peu gênant en fait. Moi David Pinkus il peut m'inviter quand il le souhaite à passer dix jours dans le plus grand palace de New York: coke, argent de poche, fêtes sublimes, costumes Dior, limousine avec chauffeur, compte ouvert dans les plus grands restaurants : j'accepte. C'est quand tu veux David Pinkus ! Fais-toi mécène et propulse un peu de merveilleux dans l'existence carcérale de l'écrivain ! J'ai envie de lui dire quelle est la somme que j'ai déclarée en 2004 sur le formulaire des impôts (car moi je paie des impôts !) : 50 000 euros. Ce qui, dans mon milieu, n'est pas rien. Je suis même fier d'être parvenu à engranger une telle somme (pour moi c'est proprement miraculeux) en écrivant un roman et en concevant des livres d'art en free-lance.

Éric Reinhardt, Cendrillon (Stock, 2007, p. 297-300)

lundi 28 janvier 2008

l'exception de notre vie banale

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Les vaches aimaient la pluie. Elles auraient pu facilement aimer autre chose comme nous : l'esprit, la méthode, la puissance. Mais c'est l'eau du ciel finalement qu'elles aimaient. (p. 8)

Les vaches ont des robes pleines de ronces et de fleurs et de poudre des champs. Elles ne savent rien de l'exception de la vie terrestre sous les étoiles. Rien de l'exception de notre vie banale dans l'univers féroce toujours plein de notre cruelle errance avec dans la prairie tant de victoires perdues.
Comment expliquer l'impression qu'elles donnent d'être traversées par la vie même ? d'avoir une puissance identique à la vie ? Cette vie nue dans les champs. Cette vie sans propriétés. Ce corps immense et lourd et patient des vaches. (p. 9)

Les vaches ne lisent pas dans nos cœurs. Elles ne nous comprennent pas mieux que nous-mêmes. Jamais elles ne demandent notre reconnaissance ni notre gratitude ni notre haine comme nous le demandons à nous-mêmes. Et jamais nous ne les avons contemplées dans leur vérité. (p. 13-14)

Les personnes humaines trouvent aujourd'hui que les vaches n'ont plus figure humaine. Elles n'ont laissé derrière elles ni maîtres à penser ni histoires déchirantes ni métaphores sanglantes. (p. 15)

Les vaches n’avaient rien à maudire, n’avaient aucun regret d’innombrables survivances d’anciens mondes mal disparus. Ni de terre lointaine à conquérir ni d’océan à traverser.
Les vaches n’ont jamais dominé rien ni personne. (p. 19)

La mémoire des vaches n’a pas de profondeur. Elle est plate et douce et répétitive comme un très vieux chant. Elle contient des choses inoubliables et semblables à jamais. (p. 20-21)

Les vaches n'ont jamais eu besoin de notre vieille métaphysique s'embarrassant du caractère inéluctable et nécessaire de la mort.
Les vaches n'ont aucune superstition. Ni bonheur ni amour. Éternellement temporelles. Elles ignorent l'amnésie du repos. Leur existence même n'étant qu'un long repos actif dans les prés et les champs. (p. 29)

Frédéric Boyer, Vaches (POL, 2008)

Ce tout petit livre fait de courtes phrases hiératiques, énigmatiques, ironiques parfois, qui rappelle l’Ecclésiaste et reprend d’anciennes disputes sur la question de la grâce et du libre arbitre, est comme le contrepoint de la nouvelle traduction des Confessions de Saint Augustin que publie aussi Frédéric Boyer sous le titre Les aveux (POL, 2008).

dimanche 27 janvier 2008

cela tarde bien

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Je me couche toujours très tôt et fourbu, et cependant on ne relève aucun travail fatigant dans ma journée.
Possible qu'on ne relève rien.
Mais moi, ce qui m'étonne, c'est que je puisse tenir bon jusqu'au soir, et que je ne sois pas obligé d'aller me coucher dès les quatre heures de l'après-midi.
Ce qui me fatigue ainsi ce sont mes interventions continuelles.
J'ai déjà dit que dans la rue je me battais avec tout le monde ; je gifle l'un, je prends les seins aux femmes, et me servant de mon pied comme d'un tentacule, je mets la panique dans les voitures du Métropolitain.
Quant aux livres, ils me harassent par-dessus tout. je ne laisse pas un mot dans son sens ni même dans sa forme.
Je l'attrape et, après quelques efforts, je le déracine et le détourne définitivement du troupeau de l'auteur.
Dans un chapitre vous avez tout de suite des milliers de phrases et il faut que je les sabote toutes. Cela m'est nécessaire.
Parfois, certains mots restent comme des tours. je dois m'y prendre à plusieurs reprises et, déjà bien avant dans mes dévastations, tout à coup au détour d'une idée, je revois cette tour. je ne l'avais donc pas assez abattue, je dois revenir en arrière et lui trouver son poison, et je passe ainsi un temps interminable.
Et le livre lu en entier, je me lamente, car je n'ai rien compris... naturellement. N'ai pu me grossir de rien. Je reste maigre et sec.
Je pensais, n'est-ce pas, que quand j'aurais tout détruit, j'aurais de l'équilibre. Possible. Mais cela tarde, cela tarde bien.

Henri Michaux, « Une vie de chien » , Mes propriétés (1930), dans La Nuit remue (Poésie Gallimard, p. 102-103)

samedi 26 janvier 2008

une femme libre

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Gustave Courbet, La toilette de la morte (dit La toilette de la mariée) (v. 1850-1855)

Sans rapport (sinon d'esprit d'escalier) j'ai envie de citer ce billet d'humeur de Nelly Kapriélian, qui prolonge de récentes indignations :

C‘est fou comme, récemment, la liberté va bien aux femmes. On se rappelle des couves et autres articles titrés « Cécilia, une femme libre » pour parler du choix de Mme Sarkozy de renoncer aux « ors » de l'Elysée. On voyait Cécilia à longueur de photos faire du shopping avenue Montaigne, ou déclarer à longueur d'interviews qu'elle avait choisi d'élever son fils, Pour la presse, c'était donc ça, une femme libre : libre de faire des confitures et de s'acheter un sac Dior... Une liberté, en somme, pas trop dérangeante : celle d'une femme qui reprend sa place de femme. Et puis Carla est arrivée... Et elle aussi est devenue « Carla Bruni, une femme libre ».
Bref, qu'on rentre ou qu'on sorte du lit de Sarkozy, on est, virgule, une femme libre. Pas comme Ségolène Royal qui a osé revendiquer la place de présidente de la République, qui a osé avoir des convictions. Elle ? Une hystérique, une ayatollah.
La misogynie avec laquelle la presse aura traité ces trois femmes, quoi qu'on pense de chacune d'elle, reste le meilleur symptôme d'une régression insidieuse. Même Carla Bruni, au fond, aura payé cher sa « liberté » taxée de « dévoreuse » ou de « croqueuse d'hommes » tout simplement parce qu'elle aurait eu plus d'amants que, disons, nos grand-mères. Un homme aurait-il été traité de la même façon ? Pas sûr. C'est pourquoi le centenaire de la naissance de Simone de Beauvoir a quelque chose de salutaire. Qu'est-ce qu'une femme libre ? Il suffit de lire la biographie que lui consacre Danièle Sallenave, magnifiquement intitulée Castor de guerre (Gallimard), pour le comprendre : une femme de combats, intimes autant que politiques, c'est-à-dire de convictions, qui n'a pas eu peur de penser, de s'engager, de prendre la parole, d'avoir une vocation, de revendiquer haut et fort qu'elle ne se marierait dès lors pas, n'aurait pas d'enfants...
Pourtant, aujourd'hui encore, certains le vivent mal. Écoutez-les : ils n'en finissent pas de souligner ses paradoxes comme s'il s'agissait d'hypocrisies - comme si la liberté, c'était facile, qu'on soit un homme ou une femme, comme si faire des choix, c'était ne jamais prendre le risque de se planter. D'autres ont eu besoin de publier une photo d'elle à poil et de montrer son cul.
La photo était certes belle. Mais aurait-on montre les fesses d'un intellectuel pour prouver qu'il est aussi un homme, et pas seulement un penseur frigide ? Les femmes qui pensent ont donc aussi un sexe ? Une bien surprenante nouvelle...

Nelly Kapriélian, « Une femme libre ? » (Inrocks, 633, 15 janvier 2008, p. 69)

vendredi 25 janvier 2008

toute la salle sent l’embrun

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Courbet, La Mer orageuse, dit aussi La Vague (1869)

Les grandes Vagues, celle de Berlin, prodigieuse, une des trouvailles du siècle, bien plus palpitante, plus gonflée, d’un vert plus baveux, d’un orange plus sale, que celle d’ici avec son enchevêtrement écumeux, sa marée qui vient du fond des âges, tout son ciel loqueteux et son âpreté livide. On la reçoit en pleine poitrine. On recule. Toute la salle sent l’embrun.

Paul Cézanne (propos rapportés par Joaquim Gasquet, Conversations avec Cézanne, Macula, 1986)

en ligne :
« la vague »
« photographier la mer »

jeudi 24 janvier 2008

celui-là n'a jamais appartenu

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Quand je serai mort, il faudra qu'on dise de moi : celui-là n'a jamais appartenu à aucune école, à aucune église, à aucune institution, à aucune académie, surtout à aucun régime si ce n'est le régime de la liberté.

« Lettre ouverte de Gustave Courbet refusant la Légion d'honneur » (Le Siècle, 1870)

Courbet au Grand Palais
Musée Gustave Courbet

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L’homme est travailleur, c’est à dire créateur et poète.

Pierre-Joseph Proudhon, Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère (1846)

Textes de Proudhon

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