lignes de fuite

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jeudi 4 octobre 2007

la bataille des couleurs

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Robert Combas, « Le Cinéma nouvelle religion dominante »
« Tournage d'un film de guerre à l'arme blanche. Des arcs, des épées, des aches, des lances, des jupettes. Le soleil du Midi, de la Grèce ou de l'Italie, Filmage, son et photographie. Tout le monde pleure tout le monde rit. Le Cinéma c'est la nouvelle religion dominante. »

Ce tableau est l'un de ceux que l’on peut voir jusqu’au 25 novembre à la Malmaison, à Cannes, dans l'exposition « Cinéphage à gogo » : une série de rencontres détonantes entre la « figuration libre » de Combas et les mythes du cinéma, avec, comme ci-dessus, quelques réminiscences des « batailles » de la Renaissance italienne, ou, comme dans le tableau du billet antépénultième, « Hanuman Réalisateur Ex serviteur de Shiva », sous-titré : « Hanuman réalise un film sur sa vie de bodyguard de Shiva. Hanuman déplace les montagnes pour cueillir l'herbe magique et réaliser des films macrobiotiques et réaliser des films à Beholliwood », avec d'autres mythes.
(... en réponse à une demande "off" ...)

mercredi 3 octobre 2007

martine comme madeleine

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::: grâce à Claro et à Laure Limongi, je découvre ici et des détournements qui, en même temps qu’il m’amusent, me rappellent d'anciennes « journées de lecture » : le premier livre que j'ai lu à haute voix à ma famille ébahie était, m'a-t-on raconté, un martine

::: grâce à Serial Mapper, je parcours la « Carte de l'humanité »

::: grâce à François Bon, je suis rassurée sur ma santé d'accro à l'écran par le docteur Martin Winckler en personne

::: et Livres Hebdo affirme que « la seconde sélection du Goncourt met les femmes (et les « petites maisons d'édition »!) à l'honneur » (post-scriptum : Éric Chevillard est de plus en plus inquiet !)

::: mais je m'inquiète pour Berlol, qui déclare imperturbablement et laconiquement :
« MySQL Error : 2003 - Can't connect to MySQL server on 'mikonos.globat.com' (60) »

mardi 2 octobre 2007

l'homme de la situation

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L'aventure humaine s'inscrit dans une histoire, on peut logiquement concevoir sa fin, mais l'orang-outan - oh comme ce nom est doux à prononcer, et quelle douleur aussi ! - se satisfaisait de son sort et vivait selon sa loi immuable, accueillant le progrès avec méfiance, une brindille pour pêcher les insectes dans les troncs creux, une large feuille vibrante pour amplifier les vocalises de l'amoureux, voilà pour le XXe siècle.
C'est bien assez de modernité, on ne va pas non plus consentir à tout ce qu'elle propose, pourquoi toujours lui céder, s'équiper de neuf chaque année comme si le principe de la vie n'était soudain plus le même et que les doigts un beau matin ne convenaient plus pour se moucher élégamment, sachons tenir aussi, jouir de la sérénité que procure la longue habitude sous les dehors de l'hébétude, la stupeur naissant bien plutôt du changement qui nous prend au dépourvu et fait de nous des proies faciles.
Le temps ne passait pas pour l'orang-outan, le fils imitait son père, l'outil l'outil, ce programme obéissant au principe de la répétition ne prévoyait pas de fin. Point d'accélération catastrophique dans le destin de l'orang-outan, nulle logique funeste à l'œuvre sinon le déclin régulier des forces vitales qui est un phénomène biologique, il ne complotait pas sa propre extinction comme nous le faisons sournoisement (bientôt, en vertu des lois de l'évolution, un bras nous poussera dans le dos pour nous poignarder par traîtrise).
Il y a eu erreur. Il y a eu méprise, c'est évident. Ce cratère s'est ouvert pour nous engloutir, nous, et débarrasser le monde de la menace que représente notre pulsion de mort. Saine réaction des forces universelles ainsi déjà la foudroyante météorite écrasa-t-elle la sotte petite tête du dinosaure emplie de noirs desseins, il y a soixante-cinq millions d'années. (p. 51-52)

Car au vu de nos résultats, à simplement regarder comment le monde a tourné sous notre règne et ce que nous en avons fait, par cupidité, gabegie, incurie ou toute autre bonne raison de ce genre que nous alléguons ordinairement pour diminuer nos responsabilités, il se déduit que l'orang-outan était bien mieux que nous l'homme de la situation, et j'en veux encore pour preuve cette osmose parfaite avec son milieu à laquelle il parvint sans effort tandis que nous ne la connaissons qu'en de très rares moments d'extase, après le passage du jardinier et du démineur, sous le parasol et le parapluie. (p. 172)

N'était-il pas pourtant, en l'absence de dieux et de Martiens avérés, notre seul public, avec peut-être le gorille et le chimpanzé, le seul public capable de prendre la mesure de notre extraordinaire aventure, de s'en ébaudir, de nous applaudir ? (...)
Pourquoi notre organisation ne produisit-elle pas sur l'orang-outan l'effet de sidération escompté, sinon parce que la sienne propre lui apparut aussitôt préférable et si incontestablement supérieure à la nôtre qu'il imagina peut-être que nous nous en aviserions de nous-mêmes et, par délicatesse, pour ne pas blesser notre amour-propre, ou par nonchalance, il n'essaya pas de nous en instruire autrement que par l'exemple. (p. 174-175)

Éric Chevillard, Sans l’orang-outan (Minuit, 2007)

lundi 1 octobre 2007

sur nos pattes de foule

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Mais comme elle est subite, cette absence ! Ils étaient, ils ne sont plus. Un trou en leurs lieu et place. Or chacun va à ses occupations dans la ville, au bord de ce gouffre béant, comme si rien ne s'était passé. Serais-je seul à m'être avisé de leur disparition ? Cette langueur nouvelle, pourtant, je ne l'invente pas.
Cette torpeur ! On se traîne. Je ne l'invente pas. Ainsi errerons-nous désormais sur nos pattes de foule, indécis, velléitaires. Nos bras ne saisissent plus rien. Voilà nos corps perdus. Nos gestes se défont ; la cohue où se resserraient les boulons de notre performante organisation ne témoigne plus que de cette errance, de cette dislocation. (p. 9-11)

Le monde a cessé d'exister pour les orangs-outans. Il vient de se dissoudre dans le brouillard des abstractions inconcevables.
Le point de vue de l'orang-outan qui ne comptait pas pour rien dans l'invention du monde et qui faisait tenir en l'air le globe terraqué, avec ses fruits charnus, ses termites et ses éléphants, ce point de vue unique à quoi l'on devait la perception des trilles de tant d'oiseaux chanteurs et celle des premières gouttes d'orage sur les feuilles, ce point de vue n'est plus, vous vous rendez compte.
Et c'est comme si l'on avait rasé un promontoire, abattu une montagne, le monde a rétréci tout à coup, il va falloir jouer des coudes pour exister dans ce couloir. C'est tout un pan de réalité qui s'affaisse, une conception complète et articulée des phénomènes qui fera défaut désormais à notre philosophie. (p. 18)

Nous n'entendrons plus que des paroles d'hommes, l'éternel débat, le petit dialogue amoureux si niais que les bouches bientôt se tordent de dégoût, la leçon interminable du professeur, les conseils de l'ami réjoui par nos mésaventures, et encore : l'ennui de notre littérature qui parle avec les lèvres de la plaie et ne sait dire que aïe et ouille, et encore : relations de rêves, de souvenirs, disputes, supplications, blagues, réprimandes, sans trêve ni repos, ce bavardage, ces considérations, ces mots crachés comme s'il n'en restait plus que le noyau sec et mort. (p. 32-33)

À défaut de distractions qui tromperaient réellement notre hantise, nous débattons sans fin de notre condition et la polémique est même devenue la forme dominante sinon exclusive de nos échanges avec les coups, toutefois, mais qui en sont la conséquence. Nous aimons à croire qu'il existe pour chaque énigme plusieurs explications possibles, plusieurs hypothèses, et nous attendons de notre interlocuteur qu'il nous apporte la contradiction. Nous préférons l'énigme à son élucidation, toujours décevante, qui rétrécit notre prison.
Nous en touchons les quatre murs dès qu'une unanimité se fait jour. C'est pourquoi je ne prends jamais position dans ces débats, pour ma part, considérant que nous y laissons des forces qui seraient mieux employées dans l'action - mais cette opinion aussi soulève de vives protestations et suscite à chaque fois que je l'avance pour justifier mon silence une de ces discussions secondaires qui sont notre spécialité et dans laquelle je me jette avec fougue. (p. 91-92)

Éric Chevillard, Sans l’orang-outan (Minuit, 2007)

'' Sans L’orang-outan'' est un Chevillard particulièrement noir et en colère, presque apocalyptique parfois, même si l’humour reste très présent dans le point de vue du fils d’Albert Moindre et Eléonore Caquet sur la disparition annoncée et métaphorique de l’orang-outan.

en ligne :
- l’autofictif, le blog d’Éric Chevillard
- un site très complet dû à Even Doualin
- « Douze questions à Éric Chevillard », par Florine Leplâtre (Inventaire/Invention)
- des études critiques sur Éric Chevillard (auteurs.contemporain.info).

dimanche 30 septembre 2007

versez la sauce énigmatique

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POUR UN ART POÉTIQUE
(suite)

Prenez un mot prenez-en deux
faites-les cuir' comme des œufs
prenez un petit bout de sens
puis un grand morceau d'innocence
faites chauffer à petit feu
au petit feu de la technique
versez la sauce énigmatique
saupoudrez de quelques étoiles
poivrez et puis mettez les voiles

où voulez-vous en venir ?
À écrire
Vraiment ? à écrire ??

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline,
Œuvres complètes, 1 (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p. 270)

samedi 29 septembre 2007

un poète du soir

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TOUJOURS LE TRAVAIL

je serai courageux
je me lèverai à la première heure pour écrire des poèmes
à onze heures du matin j'en aurai produit au moins un
avant dix heures même
lever laver petit déjeuner et hop à la selle
en selle sur Pégase dans le ptit air frumeux de l'aube
j'aperçois pourtant là-bas les mains à la charrue
qui déjà se reposent pour casser la croûte
ils sont debout depuis quatre heures du matin – eux
faut pas être frileux pour semer le blé qui
alimentera le poète

moi le suis plutôt un poète du soir
j'exhale ma journée en vers mesurés ou pas
et si par fortune il m'arrive d'écrire le matin
il est midi au moins - voyons voir
qu'est-ce que je disais - il est une heure et demie
déjà
déjà

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline,
Œuvres complètes, 1 (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p. 295-296)

vendredi 28 septembre 2007

j'aime pas les autres

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C'est des gens bizarres, les autres. Vous pensez qu'ils sont comme vous. Et pas du tout. Ils sont comme les autres. J'aime pas les autres. (p. 11)

Pour moi, c'est une véritable révélation : il est plus intéressant et plus gratifiant de raconter la vie que de la vivre. Je serai écrivain.
À partir de là, après avoir bénéficié d'un mois de lecture intensive pour cause d'immobilisation forcée (il paraît que l'immobilisation forcée est à l'origine de la plupart des vocations d'écrivain), je vais prendre doucement l'habitude de me promener en touriste dans ma propre vie. Cela me jouera plus d'un mauvais tour. Mais je parviendrai presque toujours à en tirer quelque plaisir a posteriori, par une habile transmutation des choses et des êtres, y compris de l'auteur lui-même. (p. 38-39)

C’est tout les autres, ça. Jamais complètement d’accord avec vous. Toujours à s’efforcer de penser le contraire de ce que vous pensez. Par pure bêtise, si vous voulez mon avis. (p. 46-47)

Les autres ne se mettent jamais à la place des autres. (p. 77)

À la Grande École, je ne fus pas toujours très à l'aise non plus. Toutes les grandes écoles ont aussi un côté petite école. La vie en général pareillement, d'ailleurs. Encore aujourd'hui, j'ai l'impression de n'être jamais vraiment sorti de la petite école. Et les professeurs ne sont pas toujours à votre goût, les élèves non plus. Les filles continuent à se comporter de manière étrange. (p. 79)

Le service militaire, c’est que des autres. (p. 91)

Surtout pas devenir monarque ou président. Il faut être le dernier des crétins assoiffé de pouvoir et de falbalas pour postuler à de telles responsabilités. Le seul bon président serait quelqu'un qui ne voudrait pour rien au monde devenir président. Encore faudrait-il réussir à le convaincre. (p. 122)

Jacques A. Bertrand, J’aime pas les autres (Julliard, 2007)

Entre légèreté et gravité, entre roman d’apprentissage et récit autobiographique, l'auteur de Tristesse de la Balance, se veut « funambul(e) sans balancier, sur la corde de la coincidentia oppositorum » (p. 77).

Jacques A. Bertrand est né en 1946 à Annonay, en Ardèche, où il vit ; il est l'un des « Papous dans la tête » de l'excellente émission de Françoise Treussard sur France-Culture, dont les archives sont disponibles en ligne.

jeudi 27 septembre 2007

balafre légère tracée dans le temps

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De tels traits (ce mot convient au haïku, sorte de balafre légère tracée dans le temps) installent ce qu'on a pu appeler « la vision sans commentaire ». (…) ce qui est aboli, ce n’est pas le sens, c’est toute idée de finalité : le haïku ne sert à aucun des usages (eux-mêmes pourtant gratuits) concédés à la littérature : insignifiant (par une technique d’arrêt du sens), comment pourrait-il instruire, exprimer, distraire ?

Roland Barthes, L’Empire des Signes (1970) (Flammarion, Champs, p. 109)

mercredi 26 septembre 2007

saison mentale

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Cet automne-ci
pourquoi donc dois-je vieillir ?
oiseau dans les nuages.

kono aki wa
nande toshiyoru
kumo ni tori

Bashô Matsuo (1644–1694)
Cent onze haïku de Bashô (Verdier, 2002, Traduction de Joan Titus-Carmel)

de Bashô, j'aime aussi beaucoup celui-ci :
(mais je ne parviens pas à décider quelle traduction je préfère -- c'est le problème avec la poésie étrangère !)

Parfois des nuages
Viennent reposer ceux qui
Contemplent la lune

(dans la même édition)

Aux admirateurs de lune
Les nuages parfois
Offrent une pause

(Anthologie du poème court japonais, Poésie Gallimard, 2002, traduction Corinne Atlan et Zéno Bianu)

et encore :

De temps en temps les nuages
Nous reposent
De tant regarder la lune

ou même :

Parfois les nuages
reposent les gens
d'admirer la lune

Les nuages
donnent un répit
Aux contemplateurs de lune

mardi 25 septembre 2007

respectez les consignes

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Nous savons maintenant
la presse et la télévision commençaient à marteler
le monde devient chaque jour de moins en moins sûr
soyez attentifs, limitez vos déplacements, respectez les consignes, ne vous laissez pas aller, nous ne pouvons compter que sur nous même (p. 39)

Voilà le tableau
il faut être réaliste, nous allons apprendre à vivre avec IL FAUT ÊTRE RÉALISTE
c'est
notre mode de vie et nos lois
nos principes
nos valeurs communes
intimement partagées
c'est
notre existence décontractée
nos barbecues ensoleillés (photo)
nos familles recomposées (photo), qui se trouveront alors
comme ça
au hasard
pulvérisés
vaporisés
annihilés
qui partiront en fumées brunes et sales (photo) dans le ciel clair et calme de nos fins d'après-midi (photo) et parfois de nos débuts de matinée, aux heures de pointe (photo), toujours des images épouvantables de dévastation (photo) provoquent le maximum de dégâts
qui pourront heurter
qui pourront sérieusement perturber les esprits les plus fragiles vous avez compris
IL VA FALLOIR S'ACCROCHER
il va falloir s'y faire maintenant, il va falloir vivre avec, c'est ça vous ne seriez pas là sinon.

IL FAUT NOUS PRÉPARER. (p. 61-62)

Voilà.
Nous y sommes maintenant.

Nos perspectives de survie ne sont plus garanties.
Dans l'air climatisé, nous respirons doucement
nous essayons de garder notre souffle.
Nous nous économisons.

Bien à l'abri dans les étages supérieurs
nous surveillerons régulièrement
l'évolution des indicateurs de croissance
les dernières projections démographiques
la courbe des taux de suicide.
Nous constaterons
l'effondrement de la fécondité.

Nous réévaluerons chaque jour ou presque le terme probable de notre disparition
finale et définitive.

Nous passerons des heures entières
à étirer nos bras morts
à masser nos mains froides et nos yeux infectés.
Nous ferons des efforts immenses pour nous ranimer.

Nous reprendrons nos exercices
nous multiplierons les déplacements.

Nous ferons des efforts immenses
pour ne pas céder à la panique.

Bien à l'abri dans les étages
nous essaierons de ralentir le processus
nous maintiendrons un semblant d'activité.
Les colonnes de fumée noire ne cesseront pas de s'élever vers les nuages.
Bien à l'abri dans les étages
nous ressentirons le souffle des détonations. (p. 131-132)

C’est ça
Maintenant
Nous savons
Maintenant
C’EST IRRÉPARABLE

Nous nous éteindrons. (p. 139)

Hugues Jallon, Zone de combat (Verticales, 2007)

Zone de combat est composé d'une série de séquences poétiques sur la peur qui aujourd’hui nous anime et nous fait courir, une peur qui est tout à la fois consolée et amplifiée par les injonctions et recommandations qui nous cernent, les thérapeutes, les coachs et les sectes qui s’efforcent de nous prendre en main.

Né le 13 juin 1970, Hugues Jallon est directeur éditorial des éditions La Découverte. Il est déjà l’auteur de La Base. Rapport d’enquête sur un point de déséquilibre en haute mer (éditions du Passant, 2004).

On peut lire en ligne, deux articles critiques sur La base, de Chloe Delaume et de Guénaël Boutouillet (remue.net), et d'autres extraits (Vacarme).

lundi 24 septembre 2007

favori pour le goncourt

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Certaine rumeur me donne favori pour le Goncourt. Certes, Sans l’orang-outan ne figure pas sur la liste des livres sélectionnés. Mais il s’agirait d’une ruse, d’une carte secrète que les jurés gardent dans leur manche afin de déjouer les pronostics et créer l’événement. On me l’a assuré : c’est chose faite.
Éric Chevillard (24 septembre 2007)

lignes de fuite vote pour !

::: découvert grâce à François Bon et à suivre de près, L’autofictif, le blog nouveau-né d'Éric Chevillard (avec en prime la surprise de trouver lignes de fuite dans son blogroll : j’en sautille de joie !)

::: pour prolonger les billets précédents, un entretien audio en ligne d’Éric Reinhardt avec Nicky Depasse (Lire est un plaisir),

::: Temps zéro. Revue d’étude des écritures contemporaines, dirigée par René Audet, met en ligne un premier numéro très prometteur, « Raconter le quotidien aujourd’hui » (merci cairo!)

dimanche 23 septembre 2007

compatible avec l'enfance

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Déporté sur la gauche de l'esplanade (en son milieu dans le sens de la longueur), se trouve un élément fondamental de son décor : la bouche de métro qu'a conçue l'artiste français Jean-Michel Othoniel. Jean-Michel Othoniel est un artiste de réputation internationale dont les œuvres, des installations in situ pour la plupart, baroques, féeriques, cristallines, colorées, sont confectionnées avec un matériau prépondérant : le verre. J'aime beaucoup cet artiste. Il crée des colliers gigantesques qui s'entremêlent aux branches des arbres. La bouche de métro qui se situe sur l'esplanade se trouve être habillée d'une structure granulaire dont la forme rappelle celle, évidemment, d'une couronne, mais également, et c'est de cette manière que je préfère l'interpréter, d'un carrosse. C'est quelque chose entre la couronne royale et le carrosse royal : une superposition de ces deux motifs symboliques. Les deux coupoles de cette structure sont constituées d'un ensemble de grosses perles colorées : rouges, jaunes, indigo et bleu ciel, séparées les unes des autres par des disques et épisodiquement par des boules du même métal bosselé que la balustrade. Les coupoles de Jean-Michel Othoniel ne possèdent pas le sérieux géométrique, dogmatique, épiscopal, du Duomo de Filippo Brunelleschi, ni ne font écho aux théories de l'harmonie architecturale édictées par Leone Battista Alberti dans son célèbre De Pictura (1435). Leone Battista Alberti arrive un peu trop tôt dans mon intervention car sinon il m'aurait fourni une transition de rêve pour aborder certaines considérations essentielles sur l'espace du tableau (et depuis le point géométrique que j'y occupe l'esplanade du Palais-Royal n'est rien d'autre qu'un espace pictural géométrique où règne en maître la perspective), et notamment ce concept qu'il appelle l'historia. Mais je poursuis. Le dessin des coupoles les rend douces, mignonnes, malicieuses, semblables à ces images dont les enfants aiment s'imprégner avant de s'endormir, des images dont le merveilleux résulte d'une simplification attendrissante de la réalité, altération qui vise à rendre celle-ci inoffensive, compatible avec l'enfance. Telles sont les deux coupoles de Jean-Michel Othoniel : coupoles dont le déni d'elles-mêmes et du principe mathématique qui les sous-tend les rapproche de nos désirs les plus enfouis de relâchement et de consolation. Dans le même registre, la balustrade de la bouche de métro, dont j'ai dit qu'elle était faite d'un métal mat, gris, bosselé, a l'air de se refléter à la surface d'un vieux miroir ou d'un plan d'eau. De ce fait, dans sa tremblante fragilité de reflet ou de mémoire ancienne, c'est l'époque immémoriale du conte de fées, ce sont les temps lointains et irréels, insituables, de Cendrillon, de Peau d'Âne ou de La Belle au bois dormant que la facture de l'édifice fait circuler dans sa présence, laquelle ne peut que propulser l'imaginaire de chacun dans l'atmosphère du conte de fées telle qu'elle subsiste dans sa constitution psychique. (…) Autre chose encore. J'ai oublié de préciser que la balustrade est alvéolaire et que quelques-uns des orifices sont comblés (le mot comblé est ici merveilleux car on peut dire que la présence de cette œuvre de Jean-Michel Othoniel comble en moi tout un tas de désirs immémoriaux) par des éléments du même verre coloré que les grosses perles qui ponctuent les coupoles. Et chacune de ces pièces semble une réponse (maternelle) (rassurante) (autorisée) qui vient combler une interrogation (une peur) (un vertige) enfantine (avant de s'endormir : Pourquoi ?). Et chacune de ces pièces vient donc élucider le trou béant d'une énigme et la remplir de sens : et la remplir de tendresse. Comme on le voit, mesdames messieurs, amis des antipodes, je redeviens un enfant toutes les fois que je contemple durablement le carrosse du Palais-Royal.

Éric Reinhardt, Cendrillon (Stock, 2007, p. 257-259)

samedi 22 septembre 2007

la légèreté vexante d'une fugitive

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(...) elle n'en demeure pas moins comme d'habitude insaisissable et mouvementée, disparaissant dans les étages avec la légèreté vexante d'une fugitive. Je précise que ma voisine du quatrième appartient à cette catégorie d'individus qui ne s'expriment jamais qu'en s'éloignant - comme le font si bien les P-DG avec leurs subalternes dans les couloirs des entreprises. Elle est donc l'inverse exact de la chose inamovible, le contraire du réfrigérateur, un insecte, un éphémère occasionnel et affolé. Aucune tactique n'est susceptible de l'arrêter, obstruction, salut jovial, questionnement appliqué, phrase conséquente qui postulerait comme une civilité élémentaire un début de conversation. Quelles que soient les circonstances, elle donne le sentiment d'avoir été électrisée par l'imminence d'un rendez-vous énigmatique, de fomenter quelque aphorisme urgent qu'il faudrait qu'elle transcrive au plus vite - avant qu'il n'ait été dilapidé par l'imprudence d'une conversation centrifuge dans l'ascenseur, au pied de l'escalier, devant la loge de la concierge. (...)
Observant ce sourire fixe qui n’est pas un sourire mais comme la marque d’une étrange appartenance, l’idée me monte cerveau qu’elle se tient parmi ses semblables avec la même réserve aristocratique que les chiffres premiers, recluse, déifiée, inconciliable, isolée à jamais. (p. 11 et p. 13)

Que m'importe de bien écrire ? Quel sens cela a-t-il de bien écrire ? On me dit : Épouvantablement mal écrit. Quel sens cela a-t-il ? Qu'est-ce que cela veut dire ? Avec Le moral des ménages, ce que je cherchais, c'était la violence, l'énergie, la brutalité délinquante d'Eminem. Voilà quel était mon modèle, mon désir, mon horizon, ma jalousie, ma référence indépassable : Eminem. Atteindre à cette puissance, à ce phrasé, à ces rythmes, à cette hostilité, à cette sincérité, à cette pure énergie. Quand Eminem se met à hurler : je voulais faire hurler mes phrases. Comment fait-on pour faire hurler une phrase ? J'ai travaillé pendant des mois à faire hurler des phrases. Et on me dit : Épouvantablement mal écrit. Le mot énergie. Au sens où peut l'entendre Preljocaj quand il s'adresse aux danseurs : Vous êtes dans le dessin Vous êtes dans la dentelle ! Allez chercher le mouvement le plus loin possible ! Peuvent-ils entendre cela les équivalents du personnage B ? Aller chercher le mouvement le plus loin possible ! (p. 504)

C'est pourtant d'une simplicité biblique. C'est pourtant d'une justesse irréfutable. Je suis obligé, de par mon extraction, de par les frustrations que je retire de la réalité, de me transcender dans une forme. Écrire, pour moi, depuis toujours, c'est inventer une forme il est exclu de me mettre à ma table si une forme qui lui serait constitutive ne s'est pas imposée à moi en même temps que l'intuition d'un livre. C'est toujours la même histoire : la quête d'un ailleurs et d'un absolu (qu'ils soient artistiques, existentiels ou amoureux) (même si cette quête est par nature illusoire: c'est mon moteur et ma douleur) par lesquels je serais susceptible de me supplanter et de m'affranchir de mon état : aller ailleurs. Adolescent, quand j'ai commencé à me penser écrivain, je percevais le chef-d'oeuvre que je rêvais d’écrire comme une sorte d'au-delà dont je redoutais terrifié qu'il me demeure inaccessible : c'est cet ailleurs, cet au-delà, cet autre règne, cet ordre ultime auquel j'aspire à accéder que manifestent les juridictions intransigeantes que j'élabore, qui dépassent ma simple substance de rêveur impénitent. D'où la peur, d'où le Maalox, d'où le Spasfon, d'où le Xanax, d'où mes paniques, d'où mes atermoiements, d'où les angoisses qui m'emprisonnent quand je m'installe à ma table pour écrire, car naturellement l'absolu que je convoite, l'ailleurs auquel je me destine sont par nature inaccessibles, inconcevables, incommensurables, et par là même d'une puissance intimidatrice qui me tétanise. (p. 506-507)

Éric Reinhardt, Cendrillon (Stock, 2007)

vendredi 21 septembre 2007

comme de plaisants propriétaires terriens

M’ont fait rire notamment (tout décrivant des mécanismes très justes qu’enfant moi-même d’une classe très moyenne j’ai souvent ressentis) les morceaux de bravoure sur la lutte des classes en littérature, à propos desquels Éric Reinhardt dit dans un entretien : « Comme j’aime pratiquer l’art de l’exagération, j’ai développé l’idée d’un complot contre l’émergence des écrivains issus de la classe moyenne. Tout en m’amusant de cette exagération, je pose la question du sectarisme et du repli sur soi de cette bourgeoisie intellectuelle de gauche ».

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Je propose à Marie-Odile Bussy-Rabutin de bien vouloir se livrer à une petite expérience de laboratoire en postulant l'existence de deux personnages théoriques : le personnage A (par exemple moi) et le personnage B (par exemple ladite Tiphaine de l'autre jour). (...) Postulons le soir. Postulons l'automne. Postulons novembre. (...) Le personnage A et le personnage B ont chacun dix-huit ans. Le personnage A et le personnage B vont au théâtre du Rond-Point, au bas des Champs-Élysées, voir Les Exilés de James Joyce. Le personnage A a vécu une semaine assez atroce. Il est en classe préparatoire à HEC au lycée Jacques-Decour et un certain nombre de devoirs sur table se sont succédé cette semaine (histoire, philosophie, mathématiques) qu'il a la conviction d'avoir ratés. Le personnage A a peur de la vie. Le personnage A ignore ce qu'il va devenir. Le personnage A ne veut pas devenir comme son père. Le personnage A, arrivé en avance aux abords du théâtre, s'assoit sur un banc non loin d'une fontaine imposante, sous les arbres d'une allée. Le personnage A a décidé d'aller seul au théâtre. Le personnage A se laisse malmener par le vent qui tourbillonne. Le personnage A lève les yeux vers le ciel et y voit de nombreux nuages lourds qui avancent à toute vitesse dans la même direction. Je vous prie de bien vouloir mémoriser ceci ma chère Marie-Odile Bussy-Rabutin : la ligne droite des nuages coupe obliquement les Champs-Élysées : ce désaxement du ciel par rapport à la géographie urbaine plaît beaucoup au personnage A. Un tumulte extraordinaire environne le personnage A : vacarme du vent, violence physique des tourbillons, branches noires qui remuent, papiers et sacs plastique qui volent. Violence : étreinte et insistance devrait-on dire : le personnage A sent sur son corps la physicalité du vent. Le personnage A est terrorisé. Le personnage A vient de paniquer. Assis sur une banquette du métro pour se rendre au théâtre, oppressé, au bord des larmes, le personnage A s'est mis à voir la vie en noir. Je pose alors à Marie-Odile Bussy-Rabutin un ensemble de questions : Quel est son avenir ? Va-t-il se retrouver, devenu adulte, sans diplôme, sans appuis, sans argent, dans une annexe sordide du monde contemporain ? Il est seul. Il ne peut compter que sur lui-même. Ses parents ne peuvent lui être d'aucune utilité. Il lui suffit de regarder le visage de sa mère pour s'engloutir en lui-même dans l'angoisse la plus profonde. Il suffit qu'une pensée où son père serait englobé (tel un cosmonaute dans une capsule spatiale) lui traverse l'esprit une seconde (le ciel de son esprit) pour qu'un frisson instantané, cosmique, réfrigérant, lui parcoure l'épine dorsale. Et quand bien même il réussirait ses études, que ferait-il de sa vie ? Travailler dans une banque ? Travailler dans la finance ? Travailler dans le marketing ? Le personnage A est un exilé, un apatride, un orphelin, une entité détachée : nulle terre hospitalière ne se propose de l'accueillir. Le personnage A entrevoit son avenir comme un monumental désastre. Le personnage A repense un instant à son enfance et cette pensée ne fait que renforcer cette perception qu'il peut avoir de son avenir. Le personnage A enfouit ses mains gantées dans les poches de son manteau et continue de regarder le ciel. Quelque chose dans ce spectacle des nuages noirs qui circulent à toute vitesse selon un axe inflexible le rassure et l'apaise. Un flash métaphorique illumine son esprit. Il semble au personnage A que les nuages sont animés par l'énergie d'une détermination inexorable : élan massif de tout le ciel par-delà la stratosphère urbaine. Marie-Odile Bussy-Rabutin : le personnage A se dit qu'il est là-haut et non pas ici-bas. Le personnage A éprouve l'ivresse de se sentir dans un rapport de complicité analogique avec la vitesse et l'obliquité des nuages. Il se dit qu'il sera sauvé par quelque chose de comparable à ce qui pousse le ciel avec une telle vitesse et selon un axe aussi déterminé. Une puissance. Une force intérieure. Le hasard et la chance. Le désir et la volonté. Une puissance et une force qui renverseront les obstacles : Nul obstacle n'interrompt la course de ce ciel sombre et mouvementé. (...) Le personnage A regarde sa montre : dix-neuf heures trente. Le personnage A se lève et se dirige vers le théâtre du Rond-Point. James Joyce, à l'égal des nuages, est quelque chose qui le porte également. James Joyce, à l'égal des nuages, qui ne sont pas seulement un banal phénomène climatique, n'est pas seulement une banale référence culturelle, un super-écrivain qu'il faut lire, un monument de la littérature sur lequel un nombre incalculable de gloses sont publiées chaque année. C'est vital : cela sauve le personnage A du désastre. Le personnage A ignore de quelle manière cela fonctionne pour les autres - par exemple pour les étudiants en lettres ou pour les jeunes bourgeois de gauche qui l'ont lu à huit ans. Ce qu'il sait, le personnage A, ce qu'il sait de l'intérieur, c'est que James Joyce l'a sauvé : c'est que James Joyce l'a accueilli quelque part où il se sent vivant et mélodieux : James Joyce lui donne l'envie de continuer à vivre. Et c'est donc avec une étrange ferveur que le personnage A pousse à présent les portes du théâtre du Rond-Point : Lui qui est athée, ma chère Marie-Odile, agnostique, et qui le sera toute sa vie, il se prépare à quelque chose de sacré. Il se rend ce soir-là au théâtre, pour rejoindre l'univers de James Joyce, comme un chrétien irait à la messe. Qu'en est-il à présent du personnage B : Êtes-vous d'accord pour observer le comportement du personnage B ? Le personnage B vit à Paris depuis qu'il est né. Le personnage B a été élevé dans une bibliothèque : la bibliothèque paternelle. Le personnage B est la fille d'un homme cultivé, élaboré, abouti, raffiné, de gauche. Le personnage B a toujours vu cet homme qui est son père comme un homme important empreint de dignité. Le personnage B habite à Paris un grand appartement des beaux quartiers. Le personnage B, depuis la maternelle, fréquente un certain nombre de ses semblables, destinés par la hauteur de vue de leurs parents au même type d'accomplissement. Le personnage B travaille bien à l'école. Le personnage B lit Proust à dix ans, Faulkner à onze, Woolf à douze, Céline à treize. Et puis ça s'accélère le personnage B prélève compulsivement dans la bibliothèque des chefs-d'œuvre absolus qu'il ingurgite en peu d'années. Le personnage B n'a pas été sauvé à dix-sept ans par James Joyce : le personnage B a lu James Joyce à douze ans : James Joyce lui appartient légitimement. La littérature circule dans l'atmosphère au même titre que l'oxygène que l'on respire. Et la pensée. Et la philosophie. Le personnage B a décidé à seize ans qu'il ferait une grande école de la République : Normale sup par exemple. Le père du personnage B approuve ce choix : C'est un excellent choix, dit au personnage B le père du personnage B. Le personnage B a vu défiler à la maison, à la table familiale, un grand nombre d'individus qui avaient fait cette école. Le personnage B, à juste titre par ailleurs, a toujours été impressionné par l'esprit, la culture, la conversation des individus qui avaient fait cette école. C'est pour ça que je veux faire cette école moi aussi, dit le personnage B au père du personnage B. Elle a raison. Le personnage B a raison : j'aurais fait pareil à sa place, ma chère Marie-Odile. Simplement, à dix-huit ans, j'ignorais même que cette école existait ! Le personnage A, au moment où il pousse la porte du théâtre du Rond-Point, est doublement ému. D'abord par Joyce et par la perspective d'une anfractuosité joycienne qui s'offrira à l'abriter. Et ensuite car c'est la première fois que le personnage A va au théâtre - si l'on fait abstraction des pièces de Robert Hossein qu'il est allé voir au palais des Congrès avec le lycée de Corbeil-Essonnes où il était scolarisé. Le personnage A a trouvé cette pièce par hasard en couverture de Pariscope. Le personnage A a été saisi de voir le nom de James Joyce en couverture de Pariscope. Le personnage A a téléphoné au numéro indiqué sur la couverture de Pariscope. Pour rien au monde le personnage A ne se serait rendu au théâtre ce soir-là accompagné par un ami. Le personnage B est déjà allé au théâtre des centaines de fois depuis qu'il est né. (Je prends soin d'énoncer ces vérités de la manière la plus impassible qui se puisse concevoir, paisible et pacifique : comme on écosse des haricots devant un feu de cheminée.) Le père du personnage B donne au personnage B un grand nombre de conseils sur les pièces qu'il faut voir. Ce soir-là le personnage B s'est entouré d'un certain nombre d'amis. Ils se sont rendus au théâtre en taxi car il fait froid, il vente, il pleut, Un temps typiquement automnal, peu clément, dont il faut s'abriter. Il est arrivé que le personnage A croise par hasard dans des soirées (auxquelles l'avait convié Marie Mercier) des équivalents du personnage B. À chaque fois que le personnage A a croisé quelque part des équivalents du personnage B, les équivalents du personnage B ont méprisé, ont tenté d'humilier, d'offenser, de ridiculiser le personnage A. Ils ont fait sentir au personnage A que la culture leur appartenait : on a instruit le personnage A qu'il usurpait le droit qu'il s'octroyait de revendiquer une connaissance intime (j'allais dire amoureuse) des œuvres de Mallarmé, de Joyce ou de Breton : un imposteur, un clandestin, un lettré frauduleux. Le personnage A se rend compte de ceci qui l'étonne : les équivalents du personnage B se comportent avec le patrimoine culturel comme de plaisants propriétaires terriens : ils le clôturent et en défendent l'accès. Et si vous franchissez la clôture, ma chère Marie-Odile, on vous fait sentir cruellement l'outrecuidance que vous manifestez. Le personnage A a mémorisé un certain nombre d'épisodes où des équivalents du personnage B lui ont fait sentir les insuffisances culturelles qui l'entravaient. Le personnage A ne dispose d'aucune légitimité pour afficher son amour de la littérature : même pas sa sincérité. C'est cette réalité qu'il est difficile de faire admettre aujourd'hui, ma chère Marie-Odile, car l'on voudrait faire croire que le plus grand nombre, sans distinction d'aucune sorte, est le bienvenu dans la culture et la sophistication intellectuelle. Quelle supercherie Marie-Odile ! Le personnage A n'éprouve aucune animosité pour les équivalents du personnage B : il voudrait qu'ils l'admettent. Ce sont les équivalents du personnage B qui éprouvent de l'animosité pour le personnage A et les éventuels équivalents du personnage A. Je noterai que jusqu'ici ce stratagème d'intimidation a parfaitement réussi : On observe que les équivalents du personnage A sont peu nombreux : il s'en rencontre rarement : on les oriente aimablement vers la bureautique.

Éric Reinhardt, Cendrillon (Stock, 2007, p. 366-373)

jeudi 20 septembre 2007

autoportraits mentaux aléatoires

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Comme l'écriture. Exactement comme l'écriture. Je me jette aveuglément dans la phrase, je m'y jette à corps perdu sans avoir peur, je lâche mes coups avec confiance (comme on le dit des tennismen), ma gestuelle mentale est profonde, généreuse, aboutie, il y a toujours cette seconde d'oubli où on s'absente à soi-même pour s'en remettre aveuglément à l'ampleur instinctive du jeté (presque un petit suicide), du lancer, de la frappe délivrée - aucune vision intellectuelle de l'issue n'est possible : la conscience se condense tout entière dans le bras, dans la main, dans les doigts - et la phrase s'accomplit comme un miracle, la balle passe au ras du filet, la balle s'écrase sur la ligne de fond, la balle reproduit dans les airs le tracé de la ligne sur le sol et franchit avec éclat l'adversaire qui se trouve au filet (dans l'écriture l'adversaire c'est soi-même et la peur de soi-même : c'est lui en général qui intercepte la phrase que l'on écrit mollement, sans confiance, avec le bras qui tremble). (p. 311-312)

Il fallait des couilles, une cuirasse en acier trempé, ce dont naturellement Laurent Dahl se trouvait démuni, pour affronter les traders sur leur ligne, si sûrs d'eux, si insultants à son égard. Ses jambes tremblaient. Son cœur battait. Un douloureux boulet de fonte s'incrustait dans son ventre. Il avait, dans un tiroir de son bureau, du Spasfon pour les crampes, du Maalox pour les brûlures, de l'Aspégic pour les migraines, du Primpéran pour les nausées, de l'Altocel pour les diarrhées. Il abusait, à l'opposé des certitudes de Clotilde, de la chimie et des médicaments, qui colmataient les brèches, réduisaient les fissures, atténuaient les stridences, minimisaient les douleurs diversement localisées que ces altercations occasionnaient. Laurent Dahl assumait avec difficulté les affrontements auxquels le conduisaient ses enquêtes opiniâtres : il détestait les conflits et rapports de force frontaux : il détestait les climats délétères et les soupçons d'ostracisme : il aimait être aimé. (p. 344-345)

Je vais mettre en réseau des éléments qui n'ont rien à voir les uns avec les autres. Des éléments qui vont tenir ensemble par la seule force de la structure conceptuelle qui les rassemble. C'est comme un logiciel de calcul. C'est comme un logiciel mathématique qui produirait des autoportraits. (p. 533-534)

Comme tout système digne de ce nom, philosophique ou mécanique, le mien possède un regard, un regard supposé, un regard théorique, un point de vue déterminé. Comme en peinture d'ailleurs, avec la position de l'œil du regardeur qui détermine le point de fuite. En l'occurrence, ce point de vue est celui d'un observateur attablé sur la terrasse du Nemours, le café du Palais-Royal. (p. 534)

Cela s'appelle le système Cendrillon. Il résulte de ce système la formation d'un certain nombre d'autoportraits mentaux aléatoires. Les éléments fondamentaux de ce système, que celui-ci est destiné à connecter de mille manières, sont les suivants. C'est une liste large. Le Palais-Royal. L'automne. Cendrillon. La salle de bal. Le soulier. L'espace. Le temps. Le présent. L'extase. Le théâtre. La femme. La reine. L'instant. La grâce. La danse. La magie. Le sortilège. Le passage. L'au-delà. L'au-delà ou l'ailleurs. Tout converge vers cet espace qui se situe hors champ, symbolisé dans mon système par la virgule de pierre qui donne accès, depuis l'esplanade, aux jardins du Palais-Royal. Ce système me résume. Ce système énonce qui je suis. Je vais dire qui je suis à l'auditoire de Gênes en faisant fonctionner devant lui cette petite machine conceptuelle. Les rouages que je viens d'énumérer s'amusent les uns avec les autres comme des écoliers dans une cour de récréation. L'ailleurs est donné par Cendrillon. L'affranchissement et l'accession à la lumière (tels qu'entrevus dans Brigadoon et Le Trou) sont donnés par Cendrillon et par la figure irradiante de la reine. Cendrillon est donnée par la salle de bal. Le carrosse de Cendrillon est donné par la bouche de métro de Jean-Michel Othoniel. La salle de bal est donnée par les sept lustres de l'esplanade. L'automne aussi est donné par la salle de bal. L'espace de l'automne et l'espace de la salle de bal de Cendrillon coïncident parfaitement : c'est l'esplanade du Palais-Royal qui superpose leur transparence à la faveur d'une vérification géométrique qui fait extase. La magie est donnée par l'automne. La magie est donnée par Cendrillon. Le Trou est donné par ma cave au Palais-Royal. Proserpine est donnée par ma cave au Palais-Royal. L'automne est donné par Proserpine. Le temps est également donné par Cendrillon. L'absolu est donné par minuit. Le Présent est donné par le Théâtre Français. L'ailleurs est donné par la virgule de pierre. La danse, la grâce, l'instant, sont donnés par le studio de Preljocaj à l'Opéra, situé au bout de l'avenue, mais aussi par l'esplanade du Palais-Royal, qui s'impose également comme une scène de théâtre. Brigadoon est donné par la danse. Le soulier de Cendrillon est donné par Christian Louboutin, dont tu n'ignores pas que les bureaux sont situés au Palais-Royal. La reine est donnée par le Palais-Royal. La reine est donnée par Médée. Les souliers de Christian Louboutin sont donnés par les pointes des étoiles. (p. 535-536)

Éric Reinhardt, Cendrillon (Stock, 2007)

Je l’ai ouvert avec un peu de méfiance, en raison du buzz sentant le succès fabriqué qui l’accompagne, mais j’ai été séduite : Cendrillon est un grand roman ambitieux et inventif, qui mélange avec jubilation les tons, passant sans cesse du réalisme social à l’art poétique puis à l’enchantement du conte, tantôt midinette, tantôt caustique, parfois un peu bavard, souvent très drôle, à la fois narcissique et plein d’autodérision.
Dans ce roman dont il me plait qu’il s’ouvre et se referme sur l’image d’un homme en fuite, prêt à sauter dans un avion (en abandonnant son soulier de vair ?), Éric Reinhardt met en scène ceux qu’il aurait pu être, ses « avatars synthético-théoriques », qui dessinent quatre lignes de fuite possibles pour un même adolescent humilié.

Éric Reinhardt est né en 1965 à Nancy. Il vit et travaille à Paris et est éditeur de livres d’art.
Il est l’auteur de Demi-sommeil (Actes Sud, 1998), Le Moral des ménages (Stock, 2002) et Existence (Stock, 2004).

On peut lire en ligne deux entretiens :
« Réaffirmer l'importance du poétique dans nos vies » (Le Monde)
et « Les 3/4 des romans actuels sont ringards » (Technikart)
et de très nombreux articles et billets, que je vous laisse demander à google, en conseillant, tout de même, « Le carosse des humiliés » de Philippe Lançon, (Libération, 23 août 2007).

mercredi 19 septembre 2007

agent pathogène

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Pour une affection que les médecins guérissent avec les médicaments (on assure, du moins, que cela est arrivé quelquefois), ils en produisent dix chez les sujets bien portants, en leur inoculant cet agent pathogène plus virulent mille fois que tous les microbes, l’idée qu’on est malade.

Marcel Proust, Le côté de Guermantes, À la recherche du temps perdu (Gallimard, Pléiade, tome 2, p. 598-599)

mardi 18 septembre 2007

faites un exercice

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Le vocabulaire scientifique console et protège le médecin. Il lui permet de continuer à mener une vie normale après avoir annoncé aux autres que la leur ne le serait plus jamais. Mais le vocabulaire scientifique peut aussi, tel un boomerang, se retourner contre celui qui l’emploie et le frapper en plein visage au moment où il s’y attend le moins. (p. 31)

Il y a trop de maladies, beaucoup trop. Et il y a aussi trop de médecins. S’il y avait moins de médecins, certaines maladies ne porteraient pas de nom. On ne les connaîtrait pas. Elles flotteraient dans l’univers vague des maladies non identifiées et on pourrait ainsi être sûr de ne pas en être atteint. Alors que tous ces noms et toutes ces maladies et tous ces symptômes sont constamment autour de nous et nous menacent. Nous sommes menacés par les maladies et notre résignation est entamée, à un moment ou a un autre, par une peur sourde dont rien ne peut nous affranchir. (p. 61)

On n'est
On n'est pas
On n'est pas là
On n'est pas là pour
On n'est pas là pour disparaître

Des fois, ma mémoire chavire. C'est comme un trou noir à l'intérieur duquel je sais qu'il y a quelque chose que je devais chercher. Je ne me souviens plus quoi, mais il y avait là, dans le trou, quelque chose et ce quelque chose me manque. C'est bizarre d'éprouver le manque de quelque chose qu'on ne connaît pas. D'habitude, quand quelque chose manque, on sait ce que c’est, c'est d'ailleurs pour ça qu'il ou qu'elle manque. Le manque, c'est quand on me retire une chose dont je sais qu'elle m'est nécessaire et dont l'empreinte reste en moi vivace. Mais là, c'est autre chose, un manque flottant, un manque profond que je ne peux pas circonscrire. C'est pire, bien pire, parce que j'ai beau réfléchir, je ne sais pas ce qui manque. (p. 64)

Faites un exercice. Imaginez-vous dans la situation de celui dont l’histoire a été engloutie.

Imaginez-vous à table, dans l’ignorance de ce que vous mangez, de l’endroit où vous vous trouvez, des objets qui vous entourent, des gens qui vous parlent familièrement et qui vous paraissent des étrangers. (p. 145)

Pour se venger du docteur Alzheimer qui allait à coup sûr réussir mieux que lui dans le domaine scientifique, le professeur Kraepelin a décidé de donner le nom de son concurrent à une maladie qui transforme un être de raison en animal apeuré et sans défense. (p. 162)

On peut développer pendant des années une terrible maladie sans le savoir. On peut, pendant des années, continuer à vivre normalement alors qu'à l'intérieur un travail méthodique de destruction de l'organisme s'est engagé. En même temps, quelle que soit la maladie dont on meurt, on peut dire cela de tous et de chacun. À partir du moment où le corps acquiert sa forme adulte et, si on veut, définitive, commence le lent cheminement vers la fin. Tout ce qui advient, accidents divers, émotions fugitives ou moins fugitives, participe d'une manière obscure et indéchiffrable aux modes particuliers que choisira la mort pour nous frapper. Si on pense l'existence à partir de sa fin, il devient possible voire inévitable de croire à la fatalité. Il n'y a plus de hasard et cela n'est pas rassurant. (p. 189)

Il est particulièrement difficile de découper des citations dans ce récit à la fois prismatique et très construit, en une rigoureuse spirale qui aboutit à ce constat :

C'est trop compliqué
d'être un homme
de travailler de dialoguer de s'étonner de sourire d'encaisser sans rien dire
de ne pas douter
de soi
des autres
c'est compliqué
d'être curieux d'être ouvert d'être attentif d'être prêt
au meilleur comme au pire
de supporter
la douleur l'abandon la déception la jalousie
c'est compliqué
d'aimer
d'être sûr de soi
d'être rassurant
d'être fort
c'est compliqué
de ne pas en vouloir aux femmes
à toutes les femmes
d'éduquer des enfants
de rester là
de regarder la télé d'un air détaché
de réprimer ses désirs
de faire comme si c'était normal
comme si c'était normal de vivre
et de mourir
comme si ce n'était pas révoltant
humiliant
désespérant
comme si on n'avait rien de mieux à faire
qu'attendre
c'est compliqué
d'accepter la mort
de ses parents
de ses amis
et bientôt la sienne
de ne pas succomber à la panique
à la lâcheté
c'est compliqué
d'être propre bien habillé correct présentable
de se contrôler
de se maîtriser
de se contenir
de se respecter
de manger avec des couverts
de boire dans des récipients
de se lever
de se coucher
de chier aux bons endroits
et à heures fixes
de se raser
de bricoler
d'être tolérant d'être indulgent
d'être humain
c'est compliqué
de comprendre ou de cacher quand on ne comprend pas
d'être ingénieux ou de cacher quand on ne l'est pas
de s'habituer ou de cacher quand on ne s'habitue pas
d'être furieux sans le montrer
d'être triste sans le montrer
d'être seul sans le montrer
d'être là plutôt qu'ailleurs
d'être prisonnier
c'est si compliqué
il prend un couteau sur la table
et comme elle continue à parler
avec des mots qu'il ne saisit pas
il l'efface
et il s'efface avec elle
d'être un homme
c'est trop compliqué
(p. 214-216)

Olivia Rosenthal, On n'est pas là pour disparaître (Verticales, 2007)

Olivia Rosenthal est née en 1965 et est maître de conférences à Paris 8.
Il faut lire tous ses romans, publiés aux éditions Verticales, depuis le premier, intitulé Dans le temps en clin d'œil aux derniers mots de la Recherche.

Sur On n'est pas là pour disparaître, on peut lire et écouter en ligne :
- une page France Culture et Télérama : émission Tout arrive!, entretien, article
- un beau billet de Philippe De Jonckheere (15 septembre 2007)
- et d’autres citations dans le Journal LittéRéticulaire de Berlol

lundi 17 septembre 2007

la face télégénique de la violence

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Un paillasson.
Et moi qui avais passé une partie de ma jeunesse au Café des Ormeaux à expliquer comment combattre le Capital par la pensée, moi qui m'étais toujours enorgueillie d'être un écrivain de la révolte, un écrivain qui violait la syntaxe, un écrivain qui saccageait le beau style pour en faire de la charpie, moi qui me flattais d'être une démolisseuse de la phrase, une terroriste de la narration, la progression ? fadaise ! le dénouement ? foutaise ! la psychologie ? pfuit ! les conventions ? à balayer ! les personnages ? vieilleries d'un autre siècle !, un écrivain révolutionnaire quoi, bien que ce mot fît honte, moi donc, l'écrivain de toutes les rébellions, je n'osais dire merde de vive voix à un marchand de hamburgers.
Force m'était d'en convenir : j'avais le cœur poltron. (p. 78-79)

J'avais dû, comme lui, dissimuler aux autres mes basses extractions, ce qui expliquait en partie cette prudence à parler qui nous était commune et qui limitait le plus souvent nos discours aux sujets de première nécessité, prudence à parler dont nous parvenions à nous défaire, lui en buvant, moi en écrivant des livres dans une langue très oublieuse de ses origines.
J'avais dû tout apprendre des règles implicites qui arbitraient le monde littéraire dans lequel, depuis dix ans, j'évoluais, sans parvenir réellement à m'y plier, sans parvenir à m'y sentir à l'aise, toujours gauche, mal assurée, d'une timidité native, refusant de mon propre chef de fréquenter la fine fleur des gens de lettres, ce qui passait pour une mise à l'écart du milieu, souffrant de cette méprise qui faisait de ma réclusion volontaire un ostracisme subi, supportant aussi mal de demeurer solitaire dans mon appartement que de me voir contrainte d'en sortir, et toujours d'une discrétion et d'une modestie parfaites, lesquelles faisaient dire à mes voisins : Elle n'a pas l'air d'un écrivain. (p. 107)

Lydie Salvayre, Portrait de l'écrivain en animal domestique (Seuil, 2007)

Cette farce sur la servitude volontaire appartient à la veine cocasse et jubilatoire de l’œuvre de Lydie Salvayre, qui s’y moque de la posture éthérée de l’écrivain tout autant que de la vulgarité libérale, très à la mode ces temps-ci :

Je finis par penser que Tobold avait compris avant tout le monde que la vulgarité, qui m’apparaissait comme la face maquillée de la violence, sa face avenante, télégénique et tape-à-l’œil, sa face commerciale en quelque sorte, que la vulgarité, désormais, était payante. (p. 149)

en abusant avec bonheur de l’imparfait du subjonctif :

Le 26 août, il organisa à Little Rock une conférence sur la philanthropie innovante, à laquelle participèrent son ami Bill (Gates), son ami Bill (Clinton) et le très fringant Ted Turner, lequel conseilla aux participants de donner le plus d'argent possible aux populations démunies, seul moyen d'éviter qu'elles ne s'énervassent, qu'elles ne s'enflammassent et qu’elles ne dévastassent la Terre entière, mais en ayant soin de garder toujours quelques milliards de dollars par-devers soi, on ne sait jamais, une révolution est vite arrivée, par ces temps de désordre. (p. 234)

de la caricature baroque :

(...) c'était, je crois, ce que Tobold attendait de moi, que j'en fisse trop, que j'appuyasse, que je surlignasse, que j'en rajoutasse des couches et des couches sur le faux en espérant qu'il fît vrai, selon la méthode littéraire dite baroque, fort appréciée des Hispaniques qui sont tous des exagérés, mais tenue en suspicion par les Français, qui ne plaisantent pas, comme on le sait, avec le sens de la mesure. (p. 74)

et des citations incongrues :

Sharon, assise face à lui, croisa et décroisa ses jambes à toutes fins utiles (nous offrant un assortiment merveilleux de figures destinées à incarner la question du voilement/dévoilement telle que la pose Martin Heidegger dans Qu’appelle-t-on penser ?) et en vint, après les gracieusetés et badinages requis, à l’objet de sa visite. (p. 83)

Son hommage à Rabelais, intitulé « Au Très Illustre et Révéré François Rabelais, docteur en médecine », dans les pages du NouvelObs éclaire sur le pari - éminemment réussi - de Lydie Salvayre : susciter le « grand rire (...) précieux à la santé de l'âme ».

voir aussi deux articles en ligne :
Jérôme Garcin (NouvelObs, 6 septembre 2007)
et Martine Laval (Télérama, 3006, 25 Août 2007).

samedi 15 septembre 2007

orages à venir

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Un dernier (il ne faut point abuser des belles choses) mont Fuji, au pied duquel l’averse se déchaîne ... comme métaphore des orages à venir dans le milieu littéraire.

Les premières sélections des principaux prix de l’automne ont en effet été rendues publiques : le Goncourt et le Renaudot seront décernés le 5 novembre ; le Femina et le Médicis, le 12 novembre ; voir encore le prix Wepler-Fondation la Poste, attribué le 12 novembre.

Il y a de bonnes surprises, par exemple la présence d'Olivia Rosenthal (un très beau livre, que je suis en train de lire) dans la sélection du Goncourt.

À signaler aussi ... même s'il s'auto-proclame sans rire « premier portail communautaire sur l’actualité des livres » !?.. la création du « site littéraire du NouvelObs » : BibliObs

jeudi 13 septembre 2007

dont nous avons oublié que nous sommes les auteurs

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Que peut-on connaître du monde ? De notre naissance à notre mort, quelle quantité d’espace notre regard peut-il espérer balayer ? Combien de centimètres carrés de la planète Terre nos semelles auront-elles touché ?

Parcourir le monde, le sillonner en tous sens, ce ne sera jamais qu’en connaître quelques ares, quelques arpents : minuscules incursions dans des vestiges désincarnés, frissons d’aventure, quêtes improbables figées dans un brouillard doucereux dont quelques détails nous resteront en mémoire : au-delà de ces gares et de ces routes, et des pistes scintillantes des aéroports, et de ces bandes étroites de terrains qu’un train de nuit lancé à grande vitesse illumine un court instant, au-delà des panoramas trop longtemps attendus et trop tard découverts, et des entassements de pierres et des entassements d’œuvres d’art, ce seront peut-être trois enfants courant sur une route toute blanche, ou bien une petite maison à la sortie d’Avignon, avec une porte de bois à claire-voie jadis peinte en vert, la découpe en silhouettes des arbres au sommet d’une colline des environs de Sarrebrück, quatre obèses hilares à la terrasse d’un café dans les faubourgs de Naples, la grand rue de Brionne, dans l’Eure deux jours avant Noël, vers six heures du soir, la fraîcheur d’une galerie couverte dans le souk de Sfax, un minuscule barrage en travers d’un loch écossais, une route en lacets près de Corvol-l’Orgueilleux… Et avec eux, irréductible, immédiat et tangible, le sentiment de la concrétude du monde : quelque chose de clair, de plus proche de nous : le monde, non plus comme un parcours sans cesse à refaire, non pas comme une course sans fin, un défi sans cesse à révéler, non pas comme le seul prétexte d’une accumulation désespérante, ni comme illusion d’une conquête, mais comme retrouvaille d’un sens, perception d’une écriture terrestre, d’une géographie dont nous avons oublié que nous sommes les auteurs.

Georges Perec, Espèces d’espaces (Galilée, 1974, p. 104-105)

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