lignes de fuite

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

citations

Fil des billets

mardi 26 mai 2009

tout chat enfui finit à l'ombre du buis

chirico_l_enigme_de_l_heure.jpg

Félice fuyait, poursuivie par la voiture noire.
« Ces cochons m'ont lâchée avec tous mes bagages ; ils m'ont plantée sur le trottoir, et maintenant débrouille-toi. Ils m'ont jetée dans la gueule du loup ; pas moyen de retourner en arrière ; et je suis obligée de courir avec mes paquets sur les bras. »
La voiture noire suivait Félice au rythme de son pas, à quelques dizaines de mètres derrière elle.
« Comment monter dans un bus ? Je ne sais même pas où est l'arrêt, je ne sais même pas lequel je dois prendre ; et qu'est-ce qui l'empêchera de suivre le bus ? Quant à moi, je serai bien obligée d'en descendre à un moment ou à un autre. Ces cochons de paquets m'empêchent de réfléchir.
Félice ne se retournait plus, ne jetait plus de coup d'œil derrière elle ; elle localisait seulement, au travers des bruits, le ronflement du moteur au ralenti.
« Je n'arriverai pas à m'en débarrasser ; j'ai beau courir. Si je demandais de l'aide. Qu'on m'aide du moins à porter mes bagages ; si deux hommes qui me portent mes bagages m'entourent, ce cochon fera peut-être bien demi-tour. »
Félice était aux portes du cimetière. Elle se retourna d'une pièce et s'appuya à la grille. La voiture noire, à quelques dizaines de mètres devant elle, s'arrêta.
« Du moins, ce cochon ne peut pas entrer ici. »
Et elle franchit le portail.
La voiture noire se rangea. Le moteur tournait, enveloppant la carrosserie impénétrable de tourbillons de vapeurs sombres.
« Pour l'instant cela va. Mais quand il fera nuit ? Dans un quart d'heure il fera nuit ; quand il fera nuit, qu'est-ce que je ferai ? »
Félice posa ses paquets, s'assit et regarda sans bouger la grosse boule de fumée noire qui veillait, au-delà des portes du cimetière.

Dans les corridors de buis, Rose cherche son chat. Elle pousse ses deux lèvres serrées en avant, fait un trou au milieu - pas plus gros que celui d'une aiguille - et siffle
« Petit, petit, mon petit ; que t'ai-je fait ? Pourquoi partir ? Pourquoi t'escamoter des genoux de laine de ta Rose ? Tes-tu piqué la patte à une épingle perdue ? as-tu coincé ta moustache dans un méchant repli qui te l'a arrachée ? Mais qu'ai-je donc fait qui te chasse ? T'aurais-je excédé ? Mais je n'en ai rien vu, petit, au fond de ton regard ! Es-tu fâché alors ? Pourquoi ne pas s'expliquer ? T'aurais-je donc blessé ? Non, ce n'est pas possible. Oh, dans tous les cas, mon petit, oh, pardon ! Serais-tu las de ta vieille Rose ? Où es-tu, petit, petit, petit ? »
Elle gravit les pentes, parcourt les sentiers, étire encore davantage ses lèvres, et son sifflement pénètre l'épaisseur des buissons.

LE CIMETIÈRE DE LA COLLINE AUX CRAPULES

Une peuplade sauvage de chats habite le cimetière de la Colline aux Crapules. Ils se vautrent sur les tombes, s'enroulent aux croix de marbre, trônent aux faîtes des mausolées et font surgir leurs corps gras aux détours des oratoires.
C'est une communauté humaine cependant, très secrète, qui y gouverne clandestinement - sa puissance est impartagée, ses ramifications innombrables, ses cellules cloisonnées à l'extrême ; ses membres, aux visages desquels une terrible taciturnité monte la garde, sont insaisissables.
La seule idéologie connue de la secte est : la survivance éternelle des chats ; et la cause évidente de la multiplicité des chats à cet endroit se trouve dans les gros sacs que, plusieurs fois par jour, des gérontocrates graves et furtifs déballent au pied des buissons isolés, en faisant sortir de leurs lèvres de tout petits sifflements.
(Que celui qui a perdu son chat,
si la passion frustrée le consume ; si l'ardeur qui lui mord les entrailles lui fait croire qu'elle le ferait passer au-dessus de montagnes ; si les germes de l'abandon, du désespoir et de la timidité ont été étouffés au fond de lui par cette soudaine, insupportable et révoltante solitude ;
Que celui qui a perdu son chat,
s'il n'a pas peur du hasard ; s'il ne craint pas d'errer, aveugle, dans un dédale dont il ne retrouvera jamais le fil, ni de frôler la découverte d'un inquiétant pouvoir dont il ne saura jamais rien,
Que celui-là
sache que tout chat perdu se retrouve ici, que tout chat enfui finit à l'ombre du buis, que tous les chemins errants de chats conduisent à la porte du cimetière de la Colline aux Crapules, aux creux des mains de ses maîtres grognons ;
Qu'il
s'embusque derrière une touffe de feuilles, se mêle aux stucs et aux angelots, guette le sac déballé et le petit sifflement imperceptible ;
Qu'alors
il se jette sur la silhouette penchée, s'y agrippe, la questionne sans relâche, menace de l'étrangler, ne se laisse duper par aucun artifice. S'il est un vrai terroriste, il parviendra à ses fins. Il remontera la filière,
il passera d'un « Voyez ce vieux monsieur, là-bas » à un
« Demandez à la dame du bout de l'allée » ;
Et il ne peut pas alors ne point retrouver son transfuge, goinfrant à l'ombre d'un vieillard haineux ;
mais si on lui dit, sans hésitation : « un roux tacheté ? depuis avant-hier ? impossible »,
alors, qu'il s'abandonne au désespoir, car son chat est perdu, pour toujours.)

Félice fut poussée hors du cimetière par des sifflements diaboliques, par la nuit qui tombait, par des ombres qui parcouraient l'allée.

Bernard-Marie Koltès, La Fuite à cheval très loin dans la ville : roman (1976) (Minuit, 1984, incipit, p. 7-10)

::: site Bernard-Marie Koltès
::: dossier France Culture

mardi 19 mai 2009

comment je pense quand je pense ?

J) Comment je pense

Comment je pense quand je pense ? Comment je pense quand je ne pense pas ? En cet instant même, comment je pense quand je pense à comment je pense quand je pense ?
« Penser/classer », par exemple, me fait penser à « passer/clamser », ou bien à « clapet sensé » ou encore à « quand c'est placé ». Est-ce que cela s'appelle « penser » ?
Il me vient rarement des pensées sur l'infiniment petit ou sur le nez de Cléopâtre, sur les trous du gruyère ou sur les sources nietzschéennes de Maurice Leblanc et de Joe Shuster ; c'est beaucoup plus de l'ordre du griffonnage, du pense-bête, du lieu commun.
Mais, tout de même, comment, « pensant » (réfléchissant ?) à ce travail (« PENSER/CLASSER »), en suis-je venu à « penser » au jeu de morpion, à Leacock, à Jules Verne, aux Esquimaux, à l'Exposition de 1900, aux noms que les rues ont à Londres, aux igames, à Sei Shônagon, au Dimanche de la vie, à Anthémius et à Vitruve ? La réponse à ces questions est parfois évidente et parfois totalement obscure : il faudrait parler de tâtonnements, de flair, de soupçon, de hasard, de rencontres fortuites ou provoquées ou fortuitement provoquées :
méandres au milieu des mots ; je ne pense pas mais je cherche mes mots : dans le tas, il doit bien y en avoir un qui va venir préciser ce flottement, cette hésitation, cette agitation qui, plus tard, « voudra dire quelque chose ».
C'est aussi, et surtout, affaire de montage, de distorsion, de contorsion, de détours, de miroir,
voire de formule, comme le paragraphe suivant voudrait le démontrer.

K) Des aphorismes

Marcel Benabou ( Un aphorisme peut en cacher un autre, Bibliothèque Oulipienne, n° 13, 1980 ) a conçu une machine à fabriquer des aphorismes ; elle se compose de deux parties : une grammaire et un lexique.
La grammaire recense un certain nombre de formules communément utilisées dans la plupart des aphorismes ; par exemple :
A est le plus court chemin de B à C
A est la continuation de B par d'autres moyens
Un peu de A éloigne de B, beaucoup en rapproche
Les petits A font les grands B
A ne serait pas A s'il n'était B
Le bonheur est dans A, non dans B
A est une maladie dont B est le remède
Etc.
Le lexique recense des couples (ou trios, ou quatuors) de mots qui peuvent être des faux synonymes (amour/amitié, parole/langage), des antonymes (vie/mort, forme/fond, mémoire/ oubli), des mots phonétiquement proches (foi/ loi, amour/humour), des mots groupés par l'usage (crime/châtiment, faucille/marteau, science/vie), etc.
L'injection du vocabulaire dans la grammaire produit ad lib. des quasi-infinités d'aphorismes tous plus porteurs de sens les uns que les autres. D'ores et déjà, un programme d'ordinateur, conçu par Paul Braffort, en débite à la demande une bonne douzaine en quelques secondes :
La mémoire est une maladie dont l'oubli est le remède
La mémoire ne serait pas mémoire si elle n'était oubli
Ce qui vient par la mémoire s'en va par l'oubli
Les petits oublis font les grandes mémoires
La mémoire ajoute à nos peines, l'oubli à nos plaisirs
La mémoire délivre de l'oubli, mais qui nous délivrera de la mémoire ?
Le bonheur est dans l'oubli, non dans la mémoire
Le bonheur est dans la mémoire, non dans l'oubli
Un peu d'oubli éloigne de la mémoire, beaucoup en rapproche
L'oubli réunit les hommes, la mémoire les sépare
La mémoire nous trompe plus souvent que l'oubli
Etc.
Où est la pensée ? Dans la formule ? Dans le lexique ? Dans l'opération qui les marie ?

Georges Perec, Penser/Classer (1982) (Hachette, Textes du XXe siècle, 1985, p. 173-176)

dimanche 10 mai 2009

quatre dangers pour les lignes de fuite

vinci_proportions_corps_humain.jpeg

Mais, de ces trois lignes, nous ne pouvons pas dire que l'une soit mauvaise, ou l'autre bonne, par nature et nécessairement. L'étude des dangers sur chaque ligne, c'est l'objet de la pragmatique ou de la schizo-analyse, en tant qu'elle ne se propose pas de représenter, d'interpréter ni de symboliser, mais seulement de faire des cartes et de tirer des lignes, en marquant leurs mélanges autant que leurs distinctions. Nietzsche faisait dire à Zarathoustra, Castaneda fait dire à l'Indien Don Juan : il y a trois et même quatre dangers, d'abord la Peur, puis la Clarté, et puis le Pouvoir, et enfin le grand Dégoût, l'envie de faire mourir et de mourir, Passion d'abolition. La peur, nous pouvons deviner ce que c'est. Nous craignons tout le temps de perdre. La sécurité, la grande organisation molaire qui nous soutient, les arborescences où nous nous accrochons, les machines binaires qui nous donnent un statut bien défini, les résonances où nous entrons, le système de surcodage qui nous domine, nous désirons tout cela. « Les valeurs, les morales, les patries, les religions et les certitudes privées que notre vanité et notre complaisance à nous-mêmes nous octroient généreusement, sont autant de séjours que le monde aménage pour ceux qui pensent se tenir ainsi debout et au repos, parmi les choses stables ; ils ne savent rien de cette immense déroute où ils s'en vont... fuite devant la fuite. »
Nous fuyons devant la fuite, nous durcissons nos segments, nous nous livrons à la logique binaire, nous serons d'autant plus durs sur tel segment qu'on aura été plus dur avec nous sur tel autre segment, nous nous reterritorialisons sur n'importe quoi, nous ne connaissons de segmentarité que molaire, aussi bien au niveau des grands ensembles auxquels nous appartenons que des petits groupes où nous nous mettons, et de ce qui se passe en nous dans le plus intime ou le plus privé. Tout est concerné, la façon de percevoir, le genre d'action, la manière de se mouvoir, le mode de vie, le régime sémiotique. L'homme qui rentre, et qui dit « Est-ce que la soupe est prête ? », la femme qui répond « Quelle tête tu fais ! tu es de mauvaise humeur ? » : effet de segments durs qui s'affrontent deux à deux. Plus la segmentarité sera dure, plus elle nous rassure. Voilà ce qu'est la peur, et comment elle nous rabat sur la première ligne.
Le deuxième danger, la Clarté, semble moins évident. C'est que la clarté, en fait, concerne le moléculaire. Là aussi, tout est concerné, même la perception, même la sémiotique, mais sur la seconde ligne. Castaneda montre par exemple l'existence d'une perception moléculaire que nous ouvre la drogue (mais tant de choses peuvent servir de drogue) : on accède à une micro-perception sonore et visuelle qui révèle des espaces et des vides, comme des trous dans la structure molaire. C'est précisément cela, la clarté : ces distinctions qui s'établissent dans ce qui nous paraissait plein, ces trous dans le compact ; et inversement, là où nous voyions tout à l'heure des terminaisons de segments bien tranchées, il y a plutôt des franges incertaines, des empiètements, des chevauchements, des migrations, des actes de segmentation qui ne coïncident plus avec la segmentarité dure. Tout est devenu souplesse apparente, des vides dans le plein, des nébuleuses dans les formes, des tremblés dans les traits. Tout a pris la clarté du microscope. Nous croyons avoir tout compris, et en tirer les conséquences. Nous sommes de nouveaux chevaliers, nous avons même une mission. Une micro-physique du migrant a pris la place de la macro-géométrie du sédentaire. Mais cette souplesse et cette clarté n'ont pas seulement leur danger, elles sont elles-mêmes un danger. D'abord parce que la segmentarité souple risque de reproduire en miniature les affections, les affectations de la dure : on remplace la famille par une communauté, on remplace la conjugalité par un régime d'échange et de migration, mais c'est encore pire, des micro-Œdipe s'établissent, les micro-fascismes font loi, la mère se croit obligée de branler son enfant, le père devient maman. Obscure clarté qui ne tombe d'aucune étoile, et qui dégage une telle tristesse : cette segmentarité mouvante découle directement de la plus dure, elle en est la compensation directe. Plus les ensembles deviennent molaires, plus les éléments et leurs rapports deviennent moléculaires, l'homme moléculaire pour une humanité molaire. On se déterritorialise, on fait masse, mais pour nouer et annuler les mouvements de masse et de déterritorialisation, pour inventer toutes les reterritorialisation marginales encore pires que les autres. Mais surtout la segmentarité souple suscite ses propres dangers qui ne se contentent pas de reproduire en petit les dangers de la segmentarité molaire, ni d'en découler ou de les compenser nous l'avons vu, les micro-fascismes ont leur spécificité qui peuvent cristalliser dans un macro-fascisme, mais qui peuvent aussi bien flotter pour leur compte sur la ligne souple et baigner chaque petite cellule. Une multitude de trous noirs peuvent très bien ne pas se centraliser, et être comme des virus qui s'adaptent aux situations les plus diverses, creusant des vides dans les per-ceptions et les sémiotiques moléculaires. Des interactions sans résonance. Au lieu de la grande peur paranoïaque, nous nous trouvons pris dans mille petites monomanies, des évidences et des clartés qui jaillissent de chaque trou noir, et qui ne font plus système, mais rumeur et bourdonnement, lumières aveuglantes qui donnent à n'importe qui la mission d'un juge, d'un justicier, d'un policier pour son compte, d'un gauleiter d'immeuble ou de logis. On a vaincu la peur, on a quitté les rivages de la sécurité, mais on est entré dans un système non moins concentré, non moins organisé, celui des petits insécurités qui fait que chacun trouve son trou noir et devient dangereux dans ce trou, disposant d'une clarté sur son cas, son rôle et sa mission, plus inquiétante que les certitudes de la première ligne.
Le Pouvoir est le troisième danger, parce qu'il est sur les deux lignes à la fois. Il va des segments durs, de leur surcodage et résonance aux segmentations fines, à leur diffusion et inter-actions, et inversement. Il n'y a pas d'homme de pouvoir qui ne saute d'une ligne à l'autre, et qui ne fasse alterner un petit et un grand style, le style canaille et le style Bossuet, la démagogie du bureau de tabac et l'impérialisme du grand commis. Mais toute cette chaîne et cette trame du pouvoir plongent dans un monde qui leur échappe, monde de flux mutants. Et c'est précisément son impuissance qui rend le pouvoir si dangereux. L'homme de pouvoir ne cessera de vouloir arrêter les lignes de fuite, et pour cela de prendre, de fixer la machine de mutation dans la machine de surcodage. Mais il ne peut le faire qu'en faisant le vide, c'est-à-dire en fixant d'abord la machine de surcodage elle-même, en la contenant dans l'agencement local chargé de l'effectuer, bref en donnant à l'agencement les dimensions de la machine : ce qui se produit dans les conditions artificielles du totalitarisme ou du « vase clos ».
Mais il y a encore un quatrième danger, et sans doute est-ce celui qui nous intéresse le plus, parce qu'il concerne les lignes de fuite elles-mêmes. Nous avons beau présenter ces lignes comme une sorte de mutation, de création, se traçant non pas dans l'imagination, mais dans le tissu même de la réalité sociale, nous avons beau leur donner le mouvement de la flèche et la vitesse d'un absolu, - ce serait trop simple de croire qu'elles ne craignent et n'affrontent d'autre risque que celui de se faire rattraper quand même, de se faire colmater, ligaturer, renouer, reterritorialiser. Elles dégagent elles-mêmes un étrange désespoir, comme une odeur de mort et d'immolation, comme un état de guerre dont on sort rompu : c'est qu'elles ont elles-mêmes leurs propres dangers qui ne se confondent pas avec les précédents. Exactement ce qui fait dire à Fitzgerald : « J'avais le sentiment d'être debout au crépuscule sur un champ de tir abandonné, un fusil vide à la main, et les cibles descendues. Aucun problème à résoudre. Simplement le silence et le seul bruit de ma propre respiration. (...) Mon immolation de moi-même était une fusée sombre et mouillée. » Pourquoi la ligne de fuite est-elle une guerre d'où l'on risque tant de sortir défait, détruit, après avoir détruit tout ce qu'on pouvait ? Voilà précisément le quatrième danger : que la ligne de fuite franchisse le mur, qu'elle sorte des trous noirs, mais que, au lieu de se connecter avec d'autres lignes et d'augmenter ses valences à chaque fois, elle ne tourne en destruction, abolition pure et simple, passion d'abolition. Telle la ligne de fuite de Kleist, l'étrange guerre qu'il mène, et le suicide, le double suicide comme issue qui fait de la ligne de fuite une ligne de mort.

Gilles Deleuze ; Félix Guattari, Mille plateaux (Minuit, 1980, p. 277-280)

samedi 9 mai 2009

faire fuir le monde

Quant aux lignes de fuite, elles ne consistent jamais à fuir le monde, mais plutôt à le faire fuir, comme on crève un tuyau, et il n’y a pas de système social qui ne fuie pas tous les bouts, même si ses segments ne cessent de se durcir pour colmater les lignes de fuite.

Gilles Deleuze ; Félix Guattari, Mille plateaux (Minuit, 1980, p. 249)

vendredi 8 mai 2009

inventer nos lignes de fuite

vinci_aile.jpg

Individus ou groupes, nous sommes traversés de lignes, méridiens, géodésiques, tropiques, fuseaux qui ne battent pas sur le même rythme et n'ont pas la même nature. Ce sont des lignes qui nous composent, nous disions trois sortes de lignes. Ou plutôt des paquets de lignes, car chaque sorte est multiple. On peut s'intéresser à l'une de ces lignes plus qu'aux autres, et peut-être en effet y en a-t-il une qui est, non pas déterminante, mais qui importe plus que les autres... si elle est là. Car, de toutes ces lignes, certaines nous sont imposées du dehors, au moins en partie. D'autres naissent un peu par hasard, d'un rien, on ne saura jamais pourquoi. D'autres doivent être inventées, tracées, sans aucun modèle ni hasard : nous devons inventer nos lignes de fuite si nous en sommes capables, et nous ne pouvons les inventer qu'en les traçant effectivement, dans la vie. Les lignes de fuite, n'est-ce pas le plus difficile ? Certains groupes, certaines personnes en manquent et n'en auront jamais. Certains groupes, certaines personnes manquent de telle sorte de ligne, ou l’ont perdue.

Gilles Deleuze ; Félix Guattari, Mille plateaux (Minuit, 1980, p. 247-248)

jeudi 23 avril 2009

j'intègre, par le langage

barthes_journal_de_deuil.jpg


29 octobre 1977

En prenant ces notes, je me confie à la banalité qui est en moi. (p. 27)

29 octobre 1977

Les désirs que j'ai eus avant sa mort (pendant sa maladie) ne peuvent plus maintenant s'accomplir, car cela signifierait que c'est sa mort qui me permet de les accomplir - que sa mort pourrait être en un sens libératrice à l'égard de mes désirs. Mais sa mort m'a changé, je ne désire plus ce que je désirais. Il faut attendre - à supposer que cela se produise - qu'un désir nouveau se forme, un désir d'après sa mort. (p. 28)

31 octobre

Je ne veux pas en parler par peur de faire de la littérature - ou sans être sûr que c'en ne sera pas - bien qu'en fait la littérature s'origine dans ces vérités. (p. 33)

10 novembre

Gêné et presque culpabilisé parce que parfois je crois que mon deuil se réduit à une émotivité.
Mais toute ma vie n’ai-je été que cela : ému ? (p. 53)

21 novembre

Je sais maintenant d'où peut venir la Dépression relisant mon journal de cet été, j'en suis à la fois « charmé » (pris) et déçu : donc, l'écriture à son maximum n'est tout de même que dérisoire. La Dépression viendra quand, du fond du chagrin, je ne pourrai même pas me raccrocher à l'écriture. (p. 72)

30 novembre

Vita nova, comme geste radical (discontinuer – nécessité de discontinuer ce qui marchait avant sur sa lancée).

Deux voies contradictoires sont possibles :
1) Liberté, Dureté, Vérité
(retourner ce que j’étais)
2) Laxisme, Charité
(accentuer ce que j’étais) (p. 84)

18 mai 1978

La mort de mam. : peut-être est-ce la seule chose, dans ma vie, que je n'ai pas pris névrotiquement. Mon deuil n'a pas été hystérique, à peine visible aux autres (peut-être parce que l'idée de la « théâtraliser » m'aurait été insupportable) ; et sans doute, plus hystérique, affichant ma dépression, renvoyant tout le monde, cessant de vivre socialement, aurais-je été moins malheureux. Et je vois que la non-névrose, ce n'est pas bon, ce n'est pas bien. (p. 139)

1er août 1978

(Peut-être déjà noté)
Me suis toujours (douloureusement) étonné de pouvoir - finalement - vivre avec mon chagrin, ce qui veut dire qu'il est à la lettre supportable. Mais - sans doute - c'est parce que je peux, tant bien que mal (c'est-à-dire avec le sentiment de ne pas y arriver) le parler, le phraser. Ma culture, mon goût de l'écriture me donne ce pouvoir apotropaïque, ou d'intégration : j'intègre*, par le langage.

Mon chagrin est inexprimable mais tout de même dicible. Le fait même que la langue me fournit le mot « intolérable » accomplit immédiatement une certaine tolérance

* faire entrer dans un ensemble - fédérer - socialiser, communiser, se grégariser. (p. 187)

6 octobre 1978

(Cette après-midi, embarras épuisants de tâches en retard. Ma conférence au Collège > Pensée du monde qu'il risque d'y avoir > Émotivité > PEUR. Et je découvre (?) ceci:)

PEUR : toujours affirmée - et écrite - comme centrale chez moi. Avant la mort de mam., cette Peur : peur de la perdre. Et maintenant que je l'ai perdue ?
J'ai toujours PEUR, et peut-être plus encore, car, paradoxalement encore plus fragile (d'où mon acharnement à la retraite, c'est-à-dire à joindre un lieu intégralement à l'abri de la Peur).

- Peur, donc, de quoi, maintenant ? - De mourir moi-même ? Oui, sans doute - Mais, semble-t-il, moins - je le sens - car, mourir, c'est ce qu'a fait mam. (fantôme bienfaisant du : la rejoindre)
- Donc, en fait : tel le psychotique de Winnicott, j'ai peur d'une catastrophe qui a déjà eu lieu. Je la recommence sans cesse en moi-même sous mille substituts.

- D'où, sur l'heure, tout un emportement de pensées, de décisions.

- Exorciser cette Peur, en allant là où j'ai peur (lieux faciles à repérer, grâce au signal d'émotivité).

- Liquider d'arrache-pied ce qui m'empêche, me sépare d'écrire le texte sur main. : le départ actif du Chagrin : l'accession du Chagrin à l'Actif.

(Texte qui devrait finir sur cette fiche, sur cette ouverture (accouchement, défection) de la Peur.) (p. 216-217)

15 décembre 1978

Sur fond de détresse, de panique (harcèlement, tâches, malveillance littéraire), boule de chagrin qui monte :
1) Beaucoup, autour de moi, m'aiment, m'entourent, mais aucun n'est fort : tous (nous sommes tous) fous, névrosés - sans parler des lointains genre RH. Seule mam. était forte, parce qu'elle était intacte de toute névrose, de toute folie.
2) J'écris mon cours et en viens à écrire Mon Roman. Je pense alors avec déchirement à l'un des derniers mots de mam. : Mon Roland ! Mon Roland ! J'ai envie de pleurer.

(Sans doute je serai mal, tant que je n'aurai pas écrit quelque chose à partir d'elle (Photo, ou autre chose).) (p. 227)

Roland Barthes, Journal de deuil (Seuil ; IMEC, 2009)

lire aussi :
::: Arnaud Maïsetti
::: Fabula
::: BibliObs

mardi 14 avril 2009

écrire c'est récuser le monde

Écrire, selon moi, répond à un besoin de corriger le monde, pour se venger d'en être, d'y être, d'être l'otage des fictions qu'on (la parole commune, l'idéologie et les croyances qui s'y stratifient) tente de nous faire prendre pour la réalité. Écrire c'est refuser ces visions assujetties. Écrire c'est récuser le monde. Refuser, récuser, c’est faire monter l’obscurité dans l’obscène clarté des fictions qui nous livrent au monde en prétendant nous le livrer.

Christian Prigent, Une erreur de la nature (POL, 1996, p. 86)

mardi 7 avril 2009

prosopopée de l’ange patraque

Accuser un texte d'illisibilité, c'est s'offusquer que la littérature ne nous dise pas le monde en clair. C'est se formaliser qu'elle ne nous en fasse pas le don symbolique. C'est donc supposer que la littérature doit nous nommer le monde. (p. 66)

Alors voici ce que m’a dit l’ange éloquent quoique toujours un peu patraque de la littérature :
« Je ne t'offre pas le monde, mais la vérité de ce que le monde est pour toi : le dessin énervant d'un manque et la forme informe d'un désir. Venant à moi, ce n’est pas le monde que tu viens aimer, que tu veux voir apparaître dans sa plénitude, dont tu veux recevoir le présent gratifiant – mais ce qui te fait manquer au monde et manquer le monde : ce qui fait que tu parles. Venant à moi tu viens pour courir à cette perte : tu viens pour voir s’effectuer ce retrait au sens, cette esquive du donné, cette mise à distance des choses. Tu viens en moi communier avec la vérité de la langue, c’est-à-dire partager un manque. Tu viens pour préférer l’insatisfaction à la satisfaction. (…) » (p. 71-72)

Christian Prigent, Une erreur de la nature (POL, 1996)

samedi 4 avril 2009

ligne à ligne

Oh ! la Terre qu'elle est ronde et petite et peuplée
D'une quantité indescriptible d'humains pour les
Doigts de la main que je tiens dans mes poches
Le matin pour ne pas les user à compter quand
Je passe dans les rues et me croise multiplié par
Eux mes frères mes cousins nombreuse est leur
Famille pourtant ne me sens le fils d'aucun d'eux
Me dis-je mains au chaud mains pour rien que
Le jeu d'un clavier dont je connais seul les clés
Calculatrices de mots qui liés deux à deux un à
Un font une phrase unique passante comme rue
Où passeront un à un deux à deux des milliers
D'humains mains tenant dans leur pli les pages
Que l'on plie que l'on ferme que l'on ouvre que
L'on range lorsqu'on aura fini de passer ligne à
Ligne qu'au bout de la rue de la rangée rangée
Il n'y aura que la Terre le boulier planétaire qui
Tourne pour nos yeux sans besoin de nos mains
Ni de compter sur elles le nombre des humains.

Jacques Darras, Vous n’avez pas le vertige ? Poèmes en altitude avec une rivière et des chamois (Gallimard, L’Arbalète, 2004, p. 117)

mardi 31 mars 2009

les mots les choses la pensée

deguy_illisibilite.jpg

L'opération poétique principale consiste en un rapprochement : de mots (lequel est « en droit » toujours possible et facile) qui donne à penser... sans que les choses dont il s'agit, par la « puissance prochaine des mots sur les choses » (Merleau-Ponty) soient « magiquement » modifiées ; mais indirectement approchées par la pensée des choses capable de « persuader » des hommes d'agir (dans) sur les choses.

Michel Deguy, De l'illisibilité (publie.net, 2009, p. 11-12)

::: dans la collection d'essais, « Art, pensée & Cie », dirigée par Sébastien Rongier
::: dossier Michel Deguy (remue.net)
::: wiki Michel Deguy (Patrice Bougon)
::: Jean-Michel Maulpoix : « à propos de l'hybridité » (entretien juillet 2002) et « Michel Deguy : pourquoi la poésie ? »

dimanche 29 mars 2009

moi ?

la femme penchant son mystérieux buste de chair blanche enveloppé de dentelles ce sein qui déjà peut-être me portait dans son ténébreux tabernacle sorte de têtard gélatineux lové sur lui-même avec ses deux énormes yeux sa tête de ver à soie sa bouche sans dents son front cartilagineux d'insecte, moi ?...

Claude Simon, Histoire (Minuit, 1967, derniers mots, p. 402)

samedi 28 mars 2009

l'œil s'acharnant à scruter

scène dont émanait on ne savait quoi d'insolite et même d'irréel, non seulement en raison du contraste entre cette ambiance à la fois familiale, bienséante et même cérémonieuse : le thé offert, la classique assiette de petits gâteaux, le studieux jeune homme, le sévère docteur à lunettes à quoi ressemblait le deuxième invité et la rigide lanceuse de bombes — et à côté, sur le divan, la présence du modèle nu (que, semble-t-il, on eût mieux vu entouré de figurants pittoresques, c’est-à-dire agressivement, paresseusement vautrés sur leurs sièges et affublés de défroques fantaisistes, comme on imagine en général les artistes) dont le cliché d'amateur, cette photo-souvenir prise avec la même absence d'artifice ou d'habileté que les maladroites photos de famille, accentuait encore la nudité : non pas bougé, comme le visage du Hollandais au premier plan et aussi grand à lui seul que la forme claire, mais un peu flou — du fait sans doute de la profondeur de champ insuffisante —, et non pas dans une de ces consternantes postures prétendûment harmonieuses ou tentatrices, mais simplement appuyé sur un coude, le buste légèrement soulevé, en train, comme les autres personnages, de prendre le thé, la soucoupe et la tasse posées devant elle sur la couverture rayée, à demi allongée (probablement encore dans la pose qu'elle tenait pendant les séances), fixant l'objectif d'un regard surpris parce qu'elle a sans doute été alertée par l'appel du Hollandais, le fatidique « Vous y êtes Ne bougez plus », alors que lassée par la longueur des préparatifs elle a pris le parti de ne plus s'en occuper, entendant l'avertissement au moment où elle vient de tremper son biscuit dans la tasse et restant ainsi, la soucoupe maintenue par sa main droite, le bras gauche à moitié levé, le biscuit à mi-chemin entre la tasse et sa bouche, les lèvres à demi ouvertes, immobilisée dans cette pose paisible, banale, sa paisible et banale nudité tellement dépourvue de mystère qu'il en émanait cette espèce de mystère au second degré caché au-delà du visible, du palpable, cette terrifiante énigme, insoluble, vertigineuse, comme celle que pose le rocher, le nuage, l'esprit décontenancé disant : « Oui ? Simplement du silex, de la chaux, des gouttelettes d'eau ? — Mais quoi encore ? Rien que de la peau, des cheveux, des muqueuses ? Mais quoi encore ? Quoi encore ? Encore ? Encore ? Encore ? », l'œil s'acharnant à scruter pour la millième fois la mauvaise photographie, tirée sur un papier trop dur donnant au corps nu et pourtant irrécusable un supplément d'irréalité en le privant de ces demi-teintes, ces reflets qui, dans la vision naturelle, relient tout objet à ceux qui l'entourent, les parties dans la lumière d'un blanc éclatant tandis que les ombres perdent toute transparence, épaisses et noires, si bien que le caractère gracile du corps (cuisses, ventre étroit, bras) est encore accusé par l'amincissement des formes à demi mangées en même temps que le flou de la mauvaise mise au point achève de donner au tout cet aspect un peu fantomatique des dessins exécutés au fusain et à l'estompe et où les contours ne sont pas délimités par un trait mais où les volumes apparaissent saillant hors de l'ombre ou s'y enfonçant tour à tour comme dans la mémoire, certaines parties en pleine lumière d'autres…

Claude Simon, Histoire (Minuit, 1967, p. 282-283)

vendredi 27 mars 2009

comme lorsqu'on ferme les yeux

poussin_arcadia200.jpg

... remarqué que tout ce qui est couvert, dissimulé à la vue, est toujours d'une couleur éclatante : le blanc de la peau sous les vêtements, et, sous la peau, quand ils apparaissent par une plaie, le sang, la chair rouge, ou encore une carrière au flanc d'une montagne, un champ qu'on vient de labourer, une tranchée ouverte dans la rue mettant à jour la terre orange, les canalisations, les tuyaux. Et cette impression de scandaleux, d'interdit, qui émane des choses dont la destination première n'était pas d'être exposées aux regards, qui étaient faites pour rester dans l'obscurité, les ténèbres. Ou plutôt choses qui sont elles-mêmes les ténèbres, nous révélant que celles-ci ne sont pas noires, absence de couleurs comme on se le figure, mais (comme lorsqu'on ferme les yeux et qu'on presse fortement sur les paupières) violence, éblouissement, éclat : pourpre, cinabre, soufre, corail, amarante, feu, cuivre, fauve, turquoise, jade, bronze : une somptuosité extraite, arrachée du cœur opaque des métaux, de la terre.

Claude Simon, Histoire (Minuit, 1967, p. 129-130)

jeudi 26 mars 2009

ne pas se dissoudre, s'en aller en morceaux

comme si la gesticulation passionnée des musiciens continuait seule, dans une sorte de vide, tandis que sous la surface des choses, derrière les portraits dans leurs cadres, par-dessous les charbonneux corsages brodés de perles des vieilles dames, les visages effondrés, la chair éclatante des jeunes filles quelque chose de vorace, grouillant, s'activait qui ne laisserait plus à la fin des assistants, des meubles, du salon tout entier qu'une mince pellicule extérieure, une croûte prête à s'effriter, aussi mince, aussi dépourvue de chair ou d'épaisseur que les maigres pupitres aux pattes d'insectes qui soutenaient les partitions, la couche de peinture des tableaux ou les fruits et les feuilles à demi effacés sur le tapis parmi les volutes décoratives avec leurs somptueuses couleurs aux teintes fanées expirantes vert pâle jaune rouge pâle saumon (p. 83)

les sons tumultueux, passionnés, se poursuivant, s'entrelaçant, continuant à tisser ce véhément tapage, comme une furieuse et indécente protestation, qui s'élèverait non des instruments, des cordes gémissantes, mais des personnages immobiles, du cadavre fardé, des vieilles dames effondrées, les archets continuant à aller et venir de gauche à droite, de droite à gauche, descendant, remontant, se croisant, l'invisible armée des termites poursuivant son invisible travail, s'attaquant maintenant aux derniers restes, aux carapaces, aux étoffes, tout s'écaillant, s'émiettant, s'effritant, jusqu'à ce que le salon tout entier, les invités, les musiciens, les tableaux, les lumières, s'estompent, disparaissent.
Pensant : ne pas se dissoudre, s'en aller en morceaux (p. 88-89)

Claude Simon, Histoire (Minuit, 1967)

mercredi 25 mars 2009

un monde irréel en train de se décomposer

trompet200.jpg

pouvant la voir, cadavérique et fardée, avec ce châle mauve en laine des Pyrénées acheté à Lourdes dissimulant ses jambes squelettiques, trônant au milieu du salon parmi les discordantes dissonances, la répétition insistante et aigrelette du la sur le piano et les cordes pincées des violons désaccordés, assise dans ce fauteuil où, quand on pouvait encore la lever, on l'installait pour ces soirées de musique de chambre avant l'arrivée des invités (les mêmes vieilles dames, pourvues ces soirs-là de leurs doubles masculins arrachés pour la circonstance à leur cercle et qui étaient, eux, comme le contraire de la majesté, avec leurs dos voûtés, leurs lorgnons, leurs mains tachées de son, leurs maigres costumes sombres et leurs maigres barbiches) chacun s'inclinant, la complimentant, feignant d'ignorer le visage aux pommettes artificiellement rougies qui paraissait jour après jour non pas s'amaigrir mais se muer en une sorte d'objet coupant (comme si tout ce qui se trouvait de part et d'autre de l'arête du nez était peu à peu raboté, repoussé en arrière, au point qu'il semblait n'en devoir plus subsister à la fin qu'un profil aussi mince, aussi dépourvu d'épaisseur et d'existence qu'une feuille de papier), commençant déjà à prendre, avec ses pommettes saillantes avivées de rouge par une suprême coquetterie ou plutôt un suprême et orgueilleux défi, cette consistance de matière insensible ou plutôt rendue insensible à force de souffrance : quelque chose comme du cuir ou encore ce carton bouilli des masques de carnaval, Polichinelle à l'aspect terrifiant et risible sous le coup d'un irrémédiable outrage, d'une irrémédiable blessure, et elle — ou ce qui restait d'elle — retranchée derrière comme ce (...)

elle donc assise là et non pas en retrait dans un coin reculé ombreux où l'éclairage tamisé aurait adouci, dissimulé sa maigreur, mais en plein sous les pendeloques scintillantes du lustre, cela aussi comme par une sorte de défi, de bravade (regardant entrer les uns après les autres les invités, guettant, épiant sur leurs visages avec une sorte d'amère satisfaction cette expression d'effroi, de scandale, ce haut-le-corps quand ils l'apercevaient, puis les regardant s'avancer vers elle, souriant, affables, s'extasiant sur sa bonne mine), pareille, avec ses pommettes carmin et sa coiffure apprêtée qui semblait quelque postiche directement sorti de la vitrine d'un coiffeur et dérisoirement posé au-dessus de la face ravagée, à quelque mannequin, quelque épouvantail méchamment disposé là, bourré non d'explosifs mais de morphine, à titre de macabre avertissement, comme le centre pompeux et terrifiant d'on ne savait quelle parade dans le salon jonquille illuminé où préludaient en de confus tâtonnements la cacophonie du piano et des pizzicati en train, semblait-il, de se chercher : des bribes, les fragments épars d'un langage bégayant et titubant, les incohérentes tentatives d'un idiot vers la parole, comme si les invités, les ténébreuses vieilles reines, les jeunes filles aux bras nus, suaves, les musiciens, et même les portraits accrochés aux murs participaient d'un monde irréel en train de se décomposer, s'effriter, s'en aller en morceaux autour de ce cadavre vivant à la tête fardée, parée, immobilisée une fois pour toutes dans un rictus enjoué et affable, dont il ne subsistait peut-être plus que l'apparence, la forme extérieure devenue insensible, indifférent à tout

Claude Simon, Histoire (Minuit, 1967, p. 60-62)

mardi 24 mars 2009

comme si l'arbre tout entier se réveillait

simon_histoire.jpg


l'une d'elle touchait presque la maison et l'été quand je travaillais tard dans la nuit assis devant la fenêtre ouverte je pouvais la voir ou du moins ses derniers rameaux éclairés par la lampe avec leurs feuilles semblables à des plumes palpitant faiblement sur le fond de ténèbres, les folioles ovales teintées d'un vert cru irréel par la lumière électrique remuant par moments comme des aigrettes comme animées soudain d'un mouvement propre (et derrière on pouvait percevoir se communiquant de proche en proche une mystérieuse et délicate rumeur invisible se propageant dans l'obscur fouillis des branches), comme si l'arbre tout entier se réveillait s'ébrouait se secouait, puis tout s'apaisait et elles reprenaient leur immobilité, les premières que frappaient directement les rayons de l'ampoule se détachant avec précision en avant des rameaux plus lointains de plus en plus faiblement éclairés de moins en moins distincts entrevus puis seulement devinés puis complètement invisibles quoiqu'on pût les sentir nombreux s'entrecroisant se succédant se superposant dans les épaisseurs d'obscurité d'où parvenaient de faibles froissements de faibles cris d'oiseaux endormis tressaillant s'agitant gémissant dans leur sommeil

comme si elles se tenaient toujours là, mystérieuses et geignardes, quelque part dans la vaste maison délabrée, avec ses pièces maintenant à demi vides où flottaient non plus les senteurs des eaux de toilette des vieilles dames en visite mais cette violente odeur de moisi de cave ou plutôt de caveau comme si quelque cadavre de quelque bête morte quelque rat coincé sous une lame de parquet ou derrière une plinthe n'en finissait plus de pourrir exhalant ces âcres relents de plâtre effrité de tristesse et de chair momifiée

comme si ces invisibles frémissements ces invisibles soupirs cette invisible palpitation qui peuplait l'obscurité n'étaient pas simplement les bruits d'ailes, de gorges d'oiseaux, mais les plaintives et véhémentes protestations que persistaient à émettre les débiles fantômes bâillonnés par le temps la mort mais invincibles invaincus continuant de chuchoter, se tenant là, les yeux grands ouverts dans le noir, jacassant autour de grand-mère dans ce seul registre qui leur était maintenant permis, c’est-à-dire au-dessous du silence que quelques éclats quelques faibles rires quelques sursauts d'indignation ou de frayeur crevaient parfois

les imaginant, sombres et lugubres, perchées dans le réseau des branches, comme sur cette caricature orléaniste reproduite dans le manuel d'Histoire et qui représentait l'arbre généalogique de la famille royale dont les membres sautillaient parmi les branches sous la forme d'oiseaux à têtes humaines coiffés de couronnes endiamantées et pourvus de nez (ou plutôt de becs) bourboniens et monstrueux : elles, leurs yeux vides, ronds, perpétuellement larmoyants derrière les voilettes entre les rapides battements de paupières bleuies ou plutôt noircies non par les fards mais par l'âge, semblables à ces membranes plissées glissant sur les pupilles immobiles des reptiles, leurs sombres et luisantes toques de plumes traversées par ces longues aiguilles aux pointes aiguës, déchirantes, comme les becs, les serres des aigles héraldiques, et jusqu'à ces ténébreux bijoux aux ténébreux éclats dont le nom (jais) évoquait phonétiquement celui d'un oiseau, ces rubans, ces colliers de chien dissimulant leurs cous ridés, ces rigides titres de noblesse qui, dans mon esprit d'enfant, semblaient inséparables des vieilles chairs jaunies, des voix dolentes, de même que leurs noms de places fortes, de fleurs, de vieilles murailles, barbares, dérisoires, comme si quelque divinité facétieuse et macabre avait condamné les lointains conquérants wisigoths aux lourdes épées, aux armures de fer, à se survivre sans fin sous les espèces d'ombres séniles et outragées appuyées sur des cannes d'ébène et enveloppées de crêpe Georgette

Claude Simon, Histoire (Minuit, 1967, incipit, p. 9-11)

mardi 10 mars 2009

tous doivent passer avant nous

Le livre, comme livre, appartient à l’auteur, mais comme pensée, il appartient - le mot n’est pas trop vaste - au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l’un des deux droits, le droit de l’écrivain et le droit de l’esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l’écrivain, car l’intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous.

Victor Hugo, 1878 - Discours d’ouverture du congrès littéraire international.

samedi 7 mars 2009

la ligne de mots est une fibre optique

La ligne de mots est une fibre optique, aussi souple qu’un câble ; elle éclaire le chemin juste devant son extrémité fragile. Elle est ta sonde, délicate comme un ver. (p. 15)

La ligne de mots tâtonne à la recherche des fissures du firmament. (p. 30)

Annie Dillard, En vivant, en écrivant (1989, Christian Bourgois, 1996, traduit par Brice Matthieussent)

mercredi 4 mars 2009

là où elle est diminuée

82. De la vraie vie
symboles, figures, cris

Où est ce qui vit ? Certains disent que c'est forcément du côté où ça fait mal, là où l'on trime ou le voudrait, dans la misère et dans la peine. Ici on entend des voitures, il y a les ordres et les paroles dures. Ils disent, ceux-là, qu'on s'éloigne de la vraie vie (ils disent la vraie vie) si on prend un livre, qu'on s'isole à quelques-uns dans une salle pour l'échange ou le travail, qu'on y installe des lumières et du son quand bien même on en serait les seuls spectateurs, qu'on essaye son corps et qu'on le tend. Ils disent que nous on rêve (on le sait, pourtant, que c'est de la chance). Ce soir, la tête me tournait un peu, à retrouver les voitures, les mots des affiches, la loi là-bas des usines. Je ne sais pas où est la vraie vie : je sais seulement là où elle est diminuée.

François Bon, Tumulte (Fayard, 2006, p. 178)

mercredi 25 février 2009

je me sens paressieux

vian_je_voudrais_pas_crever.jpg

Je n'ai plus très envie
d'écrire des pohésies
si c'était comme avant
j'en fairais plus souvent
mais je me sens bien vieux
je me sens bien sérieux
je me sens consciencieux
je me sens paressieux.

Boris Vian, Je voudrais pas crever (1952)

À l'occasion du cinquantenaire de la mort de Boris Vian est proposée aux Allusifs une édition de Je voudrais pas crever illustrée par une vingtaine d'illustrateurs, qui fait l'objet d'une exposition à la librairie L'imagigraphe, 84 rue Oberkampf à Paris 11e, du 10 février au 4 avril 2009.

::: http://www.borisvian.org/
::: http://www.borisvian.fr/

- page 2 de 14 -