lignes de fuite

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vendredi 12 décembre 2008

des lignes de fuite que l'œil prolonge

En renversant la tête il voit toute la façade qui, au-dessus, est en briques brunâtres. Elle s'élève vers le ciel blanc, percée régulièrement de fenêtres carrées sans balcons ni encadrement et dont la grandeur apparente et les intervalles décroissent progressivement, leur succession dessinant des lignes de fuite convergentes interrompues à la hauteur du vingtième étage et que l'œil prolonge vers leur point de rencontre dans le vide éblouissant et décoloré. Pris d'un léger vertige il abaisse la tête, son regard parcourant maintenant de haut en bas la façade brune puis grise.

Claude Simon, Les Corps conducteurs (Minuit, 1971, p. 13)

jeudi 11 décembre 2008

comme un départ en chemin de fer ou l'érection de la croix

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Depuis que je suis allée il y a quelques jours visiter la belle exposition que le Louvre consacre actuellement à Andrea Mantegna (1431-1506) je copie-colle ici certains des détails contrapuntiques et ciselés qui font toute la complexité de ses compositions, et dont l’écriture de Marcel Proust parvient à rendre particulièrement bien compte, tout en parlant à peine des tableaux :

À quelques pas, un grand gaillard en livrée rêvait, immobile, sculptural, inutile, comme ce guerrier purement décoratif qu'on voit dans les tableaux les plus tumultueux de Mantegna, songer, appuyé sur son bouclier, tandis qu'on se précipite et qu'on s'égorge à côté de lui ; détaché du groupe de ses camarades qui s'empressaient autour de Swann, il semblait aussi résolu à se désintéresser de cette scène, qu'il suivait vaguement de ses yeux glauques et cruels, que si c'eût été le massacre des Innocents ou le martyre de saint Jacques. Il semblait précisément appartenir à cette race disparue - ou qui peut-être n'exista jamais que dans le retable de San Zeno et les fresques des Eremitani où Swann l'avait approchée et où elle rêve encore - issue de la fécondation d'une statue antique par quelque modèle padouan du Maître ou quelque Saxon d'Albert Dürer. Et les mèches de ses cheveux roux crespelés par la nature, mais collés par la brillantine, étaient largement traitées comme elles sont dans la sculpture grecque qu'étudiait sans cesse le peintre de Mantoue, et qui, si dans la création elle ne figure que l'homme, sait du moins tirer de ses simples formes des richesses si variées et comme empruntées à toute la nature vivante, qu'une chevelure, par l'enroulement lisse et les becs aigus de ses boucles, ou dans la superposition du triple et fleurissant diadème de ses tresses, a l'air à la fois d'un paquet d'algues, d'une nichée de colombes, d'un bandeau de jacinthes et d'une torsade de serpents.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu (Gallimard, Pléiade, volume 1, p. 318-319)

Malheureusement ces lieux merveilleux que sont les gares, d'où l'on part pour une destination éloignée, sont aussi des lieux tragiques, car si le miracle s'y accomplit grâce auquel les pays qui n'avaient encore d'existence que dans notre pensée vont être ceux au milieu desquels nous vivrons, pour cette raison même il faut renoncer au sortir de la salle d'attente à retrouver tout à l'heure la chambre familière où l'on était il y a un instant encore. Il faut laisser toute espérance de rentrer coucher chez soi, une fois qu'on s'est décidé à pénétrer dans l'antre empesté par où l'on accède au mystère, dans un de ces grands ateliers vitrés, comme celui de Saint-Lazare où j'allai chercher le train de Balbec, et qui déployait au-dessus de la ville éventrée un de ces immenses ciels crus et gros de menaces amoncelées de drame, pareils à certains ciels, d'une modernité presque parisienne, de Mantegna ou de Véronèse, et sous lequel ne pouvait s'accomplir que quelque acte terrible et solennel comme un départ en chemin de fer ou l'érection de la Croix.

Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, À la recherche du temps perdu (Gallimard, Pléiade, volume 2, p. 6)

::: le site de l’exposition est très complet et permet de récupérer l’essentiel des tableaux dans un excellent format (ce qui est très pratique pour ensuite zoomer sur les détails !).

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mercredi 10 décembre 2008

quelques lignes du temps d'avant

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Ce cahier parce que je sens que s'effacent, à peine posées, les touches légères qui confèrent aux heures de notre vie leur saveur, leur couleur, il ne subsiste plus, avec l'éloignement, que des blocs de quatre ou cinq années teintés grossièrement dans la masse. J'aimerais bien avoir conservé quelques lignes du temps d'avant - d'avant la conscience du monde et de soi, de la fièvre et de l'urgence, de la certitude de mourir. Mais c'est parce qu'elles m'étaient épargnées que je n'ai pas éprouvé le besoin de rien noter.

Pierre Bergounioux, mardi 16 décembre 1980 (première entrée), Carnet de notes 1980-1990 (Verdier, 2006, p. 7)

lundi 8 décembre 2008

cet être fragile, inquiet, réceptif excessivement

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(...) Agir, c’est ce que l'écrivain voudrait par-dessus tout. Agir, plutôt que témoigner. Écrire, imaginer, rêver, pour que ses mots, ses inventions et ses rêves interviennent dans la réalité, changent les esprits et les cœurs, ouvrent un monde meilleur. Et cependant, à cet instant même, une voix lui souffle que cela ne se pourra pas, que les mots sont des mots que le vent de la société emporte, que les rêves ne sont que des chimères. De quel droit se vouloir meilleur ? Est-ce vraiment à l'écrivain de chercher des issues ? N’est-il pas dans la position du garde champêtre dans la pièce du Knock ou Le Triomphe de la médecine, qui voudrait empêcher un tremblement de terre ? Comment l'écrivain pourrait-il agir, alors qu’il ne sait que se souvenir ?
La solitude sera son lot. Elle l’a toujours été. Enfant, il était cet être fragile, inquiet, réceptif excessivement, cette fille que décrit Colette, qui ne peut que regarder ses parents se déchirer, ses grands yeux noirs agrandis par une sorte d'atttention douloureuse. La solitude est aimante aux écrivains, c’est dans sa compagnie qu’ils trouvent l’essence du bonheur. C’est un bonheur contradictoire, mélange de douleur et de délectation, un triomphe dérisoire, un mal sourd et omniprésent, à la manière d’une petite musique obsédante. L'écrivain est l’être qui cultive le mieux cette plante vénéneuse et nécessaire , qui ne croît que sur le sol de sa propre incapacité. Il voulait parler pour tous, pour tous les temps : le voilà, la voici dans sa chambre, devant le miroir trop blanc de la page vide, sous l’abat-jour qui distille une lumière secrète. Devant l’écran trop vif de son ordinateur, à écouter le bruit de ses doigts qui clic-claquent sur les touches. C’est cela, sa forêt. L'écrivain en connaît trop bien chaque sente. Si parfois quelque chose s’en échappe, comme un oiseau levé par un chien à l’aube, c’est sous son regard éberlué – c’était au hasard, c’était malgré lui, malgré elle. (...)

Jean-Marie Gustave Le Clézio , « Dans la forêt des paradoxes », Bretagne, 4 novembre 2008
Discours de réception du Prix Nobel, Stockholm, 7 novembre 2008

post-scriptum :
::: une photo et le pdf offerts par le tiers livre
::: l'avis de Pierre Assouline
::: une mise au point salutaire dans L'autofictif
::: le dossier France Culture

mercredi 3 décembre 2008

tu continues à vivre

… tu continues à vivre
comme un rat de laboratoire qu’un chercheur insouciant aurait oublié dans son labyrinthe …

Georges Perec, Un homme qui dort (1974)

dimanche 30 novembre 2008

le signifié du signifiant

C’est aussi que depuis sa première grande affaire aux Jeux de Londres, à vingt-six ans, Émile est inégalé, Émile est inégalable. Pendant les six années, les deux mille jours qui vont suivre, il sera l’homme qui court le plus vite sur Terre en longues distances. Au point que son patronyme devient aux yeux du monde l’incarnation de la puissance et de la rapidité, ce nom s’est engagé dans la petite armée des synonymes de la vitesse. Ce nom de Zatopek qui n’était rien, qui n’était rien qu’un drôle de nom, se met à claquer universellement en trois syllabes mobiles et mécaniques, valse impitoyable à trois temps, bruit de galop, vrombissement de turbine, cliquetis de bielles ou de soupapes scandé par le k final, précédé par le z initial qui va déjà très vite : on fait zzz et ça va tout de suite super vite, comme si cette consonne était un starter. Sans compter que cette machine est lubrifiée par un prénom fluide : la burette d’huile Émile est fournie avec le moteur Zatopek.
C’en serait même presque injuste : il y a eu d’autres grands artistes dans l’histoire de la course à pied. S’ils n’ont pas eu la même postérité, ne serait-ce pas, que chaque fois leur nom tombait moins bien, n’était pas fait pour ça, ne collait pas aussi étroitement que celui d’Émile avec cette discipline – sauf peut-être Mimoun dont le patronyme sonne, lui, comme souffle un des noms du vent. Résultat, on les a oubliés, ce n’est pas plus compliqué, tant pis pour eux.
C’est donc peut-être au fond ce nom qui a fait sa gloire, du moins puissamment contribué à la forger, on peut se demander. Se demander si ce n’est pas son rythme, son balancement qui font qu’il parle encore à tout le monde et fera longtemps encore parler de lui, si ce n’est pas lui qui a fabriqué le mythe, écrit la légende – les noms peuvent aussi réaliser, à deux seuls, des exploits. Mais enfin n’exagérons rien. Tout ça est bien joli sauf qu’un patronyme, on peut lui faire dire ou évoquer ce qu’on veut. Émile eût-il été courtier en grains, peintre non-figuratif ou commissaire politique, on eût sans doute trouvé son nom tout à fait adapté à chacun de ces métiers, dénotant aussi bien la gestion rationnelle, l’abstraction lyrique ou le froid dans le dos. Ç’aurait chaque fois aussi bien collé.

Jean Echenoz, Courir (Minuit, 2008, p. 92-94)

vendredi 28 novembre 2008

quelque chose s'est réellement passé

Vues à l'échelle des millénaires, les passions humaines se confondent. Le temps n'ajoute ni ne retire rien aux amours et aux haines éprouvés par les hommes, à leurs engagements, à leurs luttes et à leurs espoirs : jadis et aujourd'hui, ce sont toujours les mêmes. Supprimer au hasard dix ou vingt siècles d'histoire n'affecterait pas de façon sensible notre connaissance de la nature humaine. La seule perte irremplaçable serait celle des œuvres d'art que ces siècles auraient vu naître. Car les hommes ne diffèrent, et même n'existent, que par leurs œuvres. Elles seules apportent l'évidence qu'au cours des temps, parmi les hommes, quelque chose s'est réellement passé.

Claude Lévi-Strauss, Regarder, Écouter, Lire (Plon, 1993, p. 176)

::: très bon anniversaire à Claude Levi-Strauss, aujourd'hui centenaire

::: Le Quai Branly et la Bibliothèque nationale de France lui rendent hommage
::: France Culture
::: remue.net

(un grand merci à Didier da Silva pour l'écho et le commentaire ! j'espère que vous n'êtes pas trop nombreux à être empêchés comme lui de laisser ici vos commentaires ?)

dimanche 23 novembre 2008

rallumer les étoiles

Il est grand temps de rallumer les étoiles.

Guillaume Apollinaire, « Prologue », Les mamelles de Tirésias (1917)

lundi 17 novembre 2008

dérouler parallèlement

Écrire, ça doit sûrement servir à quelque chose. Mais à quoi ? Ces petits signes tarabiscotés qui avancent tout seuls, presque tout seuls, qui couvrent le papier blanc, qui gravent sur les surfaces planes, qui dessinent l'avancée de la pensée. Ils rognent. Ils ajustent. Ils caricaturent. Je les aime bien, ces armées de boucles et de pointillés. Quelque chose de moi vit en eux. Même s'ils n'ont pas de perfection, même s'ils ne communiquent pas vraiment, je les sens qui tirent vers moi la force de la réalité. Avec eux, tout se transforme en histoires, tout avance vers sa fin. Je ne sais pas quand ils s'arrêteront. Leurs contes sont vrais, ou faux. Ça m'est égal. Ce n'est pas pour ça que je les écoute. Ils me plaisent, et c'est avec plaisir que je me laisse tromper par le rythme de leur marche, que j'abandonne tout espoir de les comprendre un jour.
Écrire, si ça sert à quelque chose, ce doit être à ça : à témoigner. À laisser ses souvenirs inscrits, à déposer doucement, sans en avoir l'air, sa grappe d'œufs qui fermenteront. Non pas à expliquer, parce qu'il n'y a peut-être rien à expliquer ; mais à dérouler parallèlement. L'écrivain est un faiseur de paraboles. Son univers ne naît pas de l'illusion de la réalité, mais de la réalité de la fiction. Il avance ainsi, splendidement aveugle, par à-coups, par duperies, par mensonges, par minuscules complaisances. Ce qu'il crée n'est pas créé pour toujours. Ça doit avoir la joie et la douleur des choses mortelles. Ça doit avoir la puissance de l'imperfection. Et ça doit être doux à écouter, doux et émouvant comme une aventure imaginée. S'il pose des jalons, ce ne sont pas ceux de la vie humaine. Comme une formule d'algèbre, il réduit le monde à l'expression de figures en relation avec un quelconque système cohérent. Et le problème qu'il pose est toujours résolu. L'écriture est la seule forme parfaite du temps. Il y avait un début, il y aura une fin. Il y avait un signe, il y aura une signification. Puérile, délicate, tendre comédie du langage. Monde extrait, dessin accompli. Volonté implacable, éternelle avancée des armées de petits signes mystérieux qui s'ajoutent et se multiplient sur le papier. Qu'y a-t-il là ? Qu'est-ce qui est marqué ? Est-ce moi ? Ai-je fait rentrer le monde enfin dans un ordre ? Ai-je pu le faire tenir sur un seul petit carré de matière blanche ? L'ai-je ciselé ? Non, non, ne pas se tromper là-dessus : je n'ai fait que raconter des légendes des hommes.

J-M G Le Clézio, « Écrire », L’extase matérielle (Gallimard, Le Chemin, 1967, p. 73-74 ; Folio, p. 105-106)

lundi 3 novembre 2008

perversement amoureuse d’une musique de l'illisible

Nous savons tous qu'il est hasardeux d'analyser la production post-exotique quand on emploie les termes que la critique littéraire officielle a conçus pour autopsier les cadavres textuels dont elle peuple ses morgues. L’exercice est possible, mais au prix de contorsions mentales qui font du post-exotisme un lieu de rendez-vous pour élites schizoprènes et hautaines, perversement amoureuses d’une musique de l'illisible.
Le passage au crible de la critique traditionnelle a cet effet : il déçoit, mais, surtout, il rend hideux et il tue. Des instruments non adaptés lacèrent le texte et ils l’écrasent, ils ne réussissent pas à en démonter les rouages, ils s’appuient sur des domaines de réflexion que nous n’avons fait qu’effleurer, par exemple le statut esthétique du narrateur ou de la narratrice, et ils négligent ce qui pour nous est essentiel, comme le degré de dégradation de la voix qui parle, ou sa relation amoureuse avec la mémoire de Wernieri, de Maria Schrag ou de Maria Clementi, etc., ou l’angle d’attaque par quoi nos héros exposent leur détestation de l’ennemi.
De plus, le recours à des outils qui appartiennent, au bout du compte, à une autre science, emmaillote nos textes dans une logique qui ne peut les abstraire du mouvement artistique contemporain et, au contraire, les y ramène de façon abusive, de façon déloyale, parfaitement absurde. À défaut de trouver pour le post-exotisme une place convaincante, on le relègue au sein des avant-gardes, envers lesquelles, il faut bien le dire, sa relation est la même qu’envers le reste du monde non carcéral. Le post-exotisme est une littérature partie de l’ailleurs et allant vers l’ailleurs, une littérature étrangère qui accueille plusieurs tendances et courants, dont la plupart refusent l’avant-gardisme stérile. (p. 59-60)

Antoine Volodine (et alii) , Le post-exotisme en dix leçons, leçons onze (Gallimard, 1998, p. 59-60)

::: Berlol a relevé sa robe de bure et montre, avec sa « sagesse joliment potelée », qu’il est possible d’éviter l'écueil (même si personnellement il ne me déplaît pas vraiment d’appartenir à une élite schizoprène, « perversement amoureuse d’une musique de l'illisible » ).

lundi 27 octobre 2008

adhérer par le déphasage

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Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel ; mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps.
Cette non-coïncidence, cette dyschronie, ne signifient naturellement pas que le contemporain vit dans un autre temps, ni qu'il soit un nostalgique qui se reconnaît mieux dans l'Athènes de Périclès ou le Paris de Robespierre ou du marquis de Sade que dans la ville ou dans le temps où il lui a été donné de vivre. Un homme intelligent peut haïr son époque, mais il sait en tout cas qu'il lui appartient irrévocablement. Il sait qu'il ne peut pas lui échapper.
La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances ; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l'anachronisme. Ceux qui coïncident trop pleinement avec l'époque, qui conviennent parfaitement avec elle sur tous les points, ne sont pas des contemporains parce que, pour ces raisons mêmes, ils n'arrivent pas à la voir. Ils ne peuvent pas fixer le regard qu'ils portent sur elle.

Giorgio Agamben, Qu'est-ce que le contemporain ? (Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 2008, p. 9-11)

dimanche 26 octobre 2008

impayable (bis)

Ne prenez pas au sérieux les exagérations de mon ire. N’allez pas croire que je compte « sur la postérité pour me venger de l’indifférence de mes contemporains ». J’ai voulu dire seulement ceci : quand on ne s’adresse pas à la foule, il est juste que la foule ne vous paye pas. C’est de l’économie politique. Or, je maintiens qu’une œuvre d’art (digne de ce nom et faite avec conscience) est inappréciable, n’a pas de valeur commerciale, ne peut pas se payer. Conclusion : si l’artiste n’a pas de rentes, il doit crever de faim ! On trouve que l’écrivain, parce qu’il ne reçoit plus de pension des grands, est bien plus libre, plus noble. Toute sa noblesse sociale maintenant consiste à être l’égal d’un épicier. Quel progrès ! Quant à moi, vous me dites : « soyons logiques » ; mais c’est là le difficile !
Je ne suis pas sûr du tout d’écrire de bonnes choses ni que le livre que je rêve maintenant puisse être bien fait, ce qui ne m’empêche pas de l’entreprendre. Je crois que l’idée en est originale, rien de plus. Et puis, comme j’espère cracher là-dedans le fiel qui m’étouffe, c’est-à-dire émettre quelques vérités, j’espère par ce moyen me purger, et être ensuite plus olympien, qualité qui me manque absolument. Ah ! Comme je voudrais m’admirer !

Gustave Flaubert, Lettre à George Sand, 12 décembre 1872

mercredi 15 octobre 2008

quelque chose sur le saut quantique

elle lisait quelque chose sur le saut quantique
elle lisait
.............. sans savoir
qu'elle achève ce que la lampe et la fenêtre commencent

Jean Daive, Décimale blanche (Mercure de France, 1967, p. 59)

::: une fenêtre poétique et quantique pour la collection d'Anne Savelli.

mercredi 8 octobre 2008

partager un repas

L’homme à la table des amis qui nous est le plus étranger, c’est soi. Quelle tête faisons-nous parmi ces visages familiers, à quoi ressemblons-nous, quelle est notre place au milieu des autres, dans cet ensemble, dans cette figure, et comment notre présence la modifie-t-elle ? L’ignorance de ces choses est la même pour chacun des convives : voilà ce qu’on appelle partager un repas.

Éric Chevillard, L'autofictif, 347, 6 octobre 2008

::: en écho à la notion d'« analyse trans-communicationnelle »

dimanche 5 octobre 2008

l’insurrection des molécules

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Ici tout bouge, nage, fuit, revient, se défait, se refait. Tout cesse, sans cesse. On dirait l’insurrection des molécules, l’intérieur d’une pierre un millième de seconde avant qu’elle ne se désagrège.
C’est ça, la littérature.

Samuel Beckett, Le Monde et le pantalon (Minuit, 1989, p. 35)

mercredi 1 octobre 2008

dans l'infini de la rumeur

Copier, c'est ne rien faire, c'est être les livres qu'on copie, c'est être dans cette infinie distension du langage qui se dédouble, c'est être le pli du langage sur lui-même, c'est être cette existence invisible qui transforme la parole passagère dans l'infini de la rumeur.

Michel Foucault, « La Bibliothèque fantastique », Travail de Flaubert (Seuil, « Points », p. 106)

lundi 29 septembre 2008

faire de la phrase une anguille

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C’est l’écriture même. Je ne peux lire un livre qui en soit dépourvu. Il me semble que toute phrase aspire à se dénouer dans un rire. Les mots sont chargés de trop de significations vieillies, avilies. L’emphase les a faussés. Nous ne pouvons plus nous en remettre à eux en confiance. Il faut ruser pour atteindre nos buts et feindre afin de mieux la dynamiter cette gravité inhérente à la langue, laquelle fut tout de même conçue pour garantir l’ordre social, pour servir la raison, et pour que rien de ce qui fut une première fois nommé ne bouge jamais plus. Ces usages ne sauraient me convenir. L’humour fait de la phrase une anguille. Son sens échappe d’abord, il faut s’y reprendre à plusieurs fois pour le saisir. La langue se retrempe dans l’humour, comme un linge et comme un fer, pour se laver et se durcir.

L’humour selon Éric Chevillard, dans un entretien publié hier (Article XI) et découvert grâce à Didier da Silva, qui lui aussi se prend pour Éric Chevillard !

vendredi 26 septembre 2008

lecteur thaumaturge

« Mourir m’enrhume, c’est amusant. Le chaud et froid sans doute. Je sens dans mes membres engourdis l’impatience de la vermine puis, moins précises, tâtonnées, les gammes d’un musicien aztèque. »

::: relire le bel incipit d’un premier roman d’il y a 21 ans (déjà), pour le plaisir d'être ce « lecteur thaumaturge qui ignore sans doute l’étendue de son pouvoir » et « relève d’entre les morts le jeune auteur de Mourir m’enrhume ».

::: puis chicorer sur l’improbable fusion entre Simon et Robbe-Grillet, se réjouir de savoir qu’il est encore des éditrices qui se soucient des virgules folâtres et être fière d’être un « effrayant pourvoyeur de piles à lire ».

mercredi 24 septembre 2008

la ficelle de ce hardi cerf-volant

J'expie mon privilège. Mon privilège c'est d'assister au drame de ma vie, d'avoir conscience de la tragi-comédie de ma propre destinée, et plus que cela d'avoir le secret du tragi-comique lui-même, c'est-à-dire de ne pouvoir prendre mes illusions au sérieux, de me voir pour ainsi dire de la salle sur la scène, d'outre-tombe dans l'existence, et de devoir feindre un intérêt particulier pour mon rôle individuel, tandis que je vis dans la confidence du poète qui se joue de tous ces agents si importants, et qui sait tout ce qu'ils ne savent pas. C'est une position bizarre, et qui devient cruelle quand la douleur m'oblige à rentrer dans mon petit rôle, auquel elle me lie authentiquement, et m'avertit que je m'émancipe trop en me croyant, après mes causeries avec le poète, dispensé de reprendre mon modeste emploi de valet dans la pièce. -- Shakespeare a dû éprouver souvent ce sentiment, et Hamlet, je crois, doit l'exprimer quelque part. C'est une Doppelgängerei tout allemande, et qui explique le dégoût de la vie réelle et la répugnance pour la vie publique si communs aux penseurs de la Germanie. Il y a comme une dégradation, une déchéance gnostique à replier ses ailes et à rentrer dans sa coque grossière de simple particulier. Sans la douleur, qui est la ficelle de ce hardi cerf-volant, l'homme s'élèverait trop vite et trop haut, et les individus d'élite seraient perdus pour l'espèce, comme des ballons qui, sans la gravitation, ne reviendraient plus de l'empyrée.

Henri-Frédéric Amiel, Journal intime, 8 novembre 1852

(encore un petit fragment, pour illustrer le propos du psy)

mardi 23 septembre 2008

la momie de la journée

Les impressions les plus délicates sont les plus fugitives ; si elles ne sont rendues sur l'instant, elles s'évaporent ou se matérialisent, deviennent banales, absolument comme les expressions de physionomie en passant du tableau du grand maître à la gravure ou à la mosaïque. Or ces sensations rapides et évanouissantes, éclairs de poésie et d'idéal, parfums subtils, traces des anges qui passent dans notre vie, sont justement ce qu'elle a de plus précieux. Mon journal intime est un cercueil où la momie de la journée se conserve, quelquefois embaumée, mais sèche, raide, grimaçante, morte enfin. - Il faut peut-être changer de méthode : au lieu de conserver les fleurs sèches, qui sont des cadavres inutiles, conserver le parfum qui est la vie.

Henri-Frédéric Amiel, Journal intime, 30 octobre 1852

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