Depuis que je suis allée il y a quelques jours visiter la belle exposition
que le Louvre consacre actuellement à Andrea Mantegna (1431-1506)
je copie-colle ici certains des détails contrapuntiques et ciselés qui font
toute la complexité de ses compositions, et dont l’écriture de Marcel Proust
parvient à rendre particulièrement bien compte, tout en parlant à peine des
tableaux :
À quelques pas, un grand gaillard en livrée rêvait, immobile, sculptural,
inutile, comme ce guerrier purement décoratif qu'on voit dans les tableaux les
plus tumultueux de Mantegna, songer, appuyé sur son bouclier, tandis qu'on se
précipite et qu'on s'égorge à côté de lui ; détaché du groupe de ses
camarades qui s'empressaient autour de Swann, il semblait aussi résolu à se
désintéresser de cette scène, qu'il suivait vaguement de ses yeux glauques et
cruels, que si c'eût été le massacre des Innocents ou le martyre de saint
Jacques. Il semblait précisément appartenir à cette race disparue - ou qui
peut-être n'exista jamais que dans le retable de San Zeno et les fresques des
Eremitani où Swann l'avait approchée et où elle rêve encore - issue de la
fécondation d'une statue antique par quelque modèle padouan du Maître ou
quelque Saxon d'Albert Dürer. Et les mèches de ses cheveux roux crespelés par
la nature, mais collés par la brillantine, étaient largement traitées comme
elles sont dans la sculpture grecque qu'étudiait sans cesse le peintre de
Mantoue, et qui, si dans la création elle ne figure que l'homme, sait du moins
tirer de ses simples formes des richesses si variées et comme empruntées à
toute la nature vivante, qu'une chevelure, par l'enroulement lisse et les becs
aigus de ses boucles, ou dans la superposition du triple et fleurissant diadème
de ses tresses, a l'air à la fois d'un paquet d'algues, d'une nichée de
colombes, d'un bandeau de jacinthes et d'une torsade de serpents.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu
(Gallimard, Pléiade, volume 1, p. 318-319)
Malheureusement ces lieux merveilleux que sont les gares, d'où l'on part
pour une destination éloignée, sont aussi des lieux tragiques, car si le
miracle s'y accomplit grâce auquel les pays qui n'avaient encore d'existence
que dans notre pensée vont être ceux au milieu desquels nous vivrons, pour
cette raison même il faut renoncer au sortir de la salle d'attente à retrouver
tout à l'heure la chambre familière où l'on était il y a un instant encore. Il
faut laisser toute espérance de rentrer coucher chez soi, une fois qu'on s'est
décidé à pénétrer dans l'antre empesté par où l'on accède au mystère, dans un
de ces grands ateliers vitrés, comme celui de Saint-Lazare où j'allai chercher
le train de Balbec, et qui déployait au-dessus de la ville éventrée un de ces
immenses ciels crus et gros de menaces amoncelées de drame, pareils à certains
ciels, d'une modernité presque parisienne, de Mantegna ou de Véronèse, et sous
lequel ne pouvait s'accomplir que quelque acte terrible et solennel comme un
départ en chemin de fer ou l'érection de la Croix.
Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, À la recherche du
temps perdu (Gallimard, Pléiade, volume 2, p. 6)
::: le site de l’exposition
est très complet et permet de récupérer l’essentiel des tableaux dans un
excellent format (ce qui est très pratique pour ensuite zoomer sur les détails
!).