lignes de fuite

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citations

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lundi 23 février 2009

avec ses délicatesses de langage

Éric Chevillard m'ayant signalé une coquille dans son texte, que j'ai corrigée, je suis allée demander à Gustave ce qu'il avait écrit à Charles exactement (même pas besoin de faire tourner les tables ... merci internet) : plus de « lécitasses », mais des « délicatesses » :

À CHARLES BAUDELAIRE.

Croisset, 13 juillet 1857.
MON CHER AMI,
J'ai d'abord dévoré votre volume d'un bout à l'autre, comme une cuisinière fait d'un feuilleton, et maintenant, depuis huit jours, je le relis, vers à vers, mot à mot et, franchement, cela me plaît et m'enchante.
Vous avez trouvé le moyen de rajeunir le romantisme. Vous ne ressemblez à personne (ce qui est la première de toutes les qualités).
L'originalité du style découle de la conception. La phrase est toute bourrée par l'idée, à en craquer.
J'aime votre âpreté, avec ses délicatesses de langage, qui la font valoir comme des damasquinures sur une lame fine.
Voici les pièces qui m'ont le plus frappé : le sonnet XVIII : La Beauté ; c'est pour moi une oeuvre de la plus haute valeur ; – et puis les pièces suivantes : L'idéal, La Géante (que je connaissais déjà), la pièce XXV :

Avec ses vêtements ondoyants et nacrés.

Une charogne, le Chat (p 79), Le beau navire, À une dame créole, Le Spleen (p 140), qui m'a navré, tant c'est juste de couleur ! Ah ! vous comprenez l'embêtement de l'existence, vous ! Vous pouvez vous vanter de cela, sans orgueil. Je m'arrête dans mon énumération, car j'aurais l'air de copier la table de votre volume. Il faut que je vous dise pourtant que je raffole de la pièce LXXV, Tristesses de la lune : ...

Qui d'une main distraite et légère caresse
Avant de s'endormir, le contour de ses seins...

et j'admire profondément le Voyage à Cythère, etc. , etc.
Quant aux critiques, je ne vous en fais aucune, parce que je ne suis pas sûr de les penser moi-même, dans un quart d'heure. J'ai, en un mot, peur de dire des inepties, dont j'aurais un remords immédiat. Quand je vous reverrai cet hiver, à Paris, je vous poserai seulement, sous forme dubitative et modeste, quelques questions.
En résumé, ce qui me plaît avant tout dans votre livre, c'est que l'Art y prédomine. Et puis vous chantez la chair sans l'aimer, d'une façon triste et détachée qui m'est sympathique. Vous êtes résistant comme le marbre et pénétrant comme un brouillard d'Angleterre.
Encore une fois, mille remerciements du cadeau ; je vous serre la main très fort.
À vous.

GUSTAVE FLAUBERT

samedi 21 février 2009

poursuivre contre tout découragement

Poursuivre, contre tout découragement.
(Le découragement est l'état dominant du compositeur de poésie. L'absence de découragement est, comme la santé pour le docteur Knock de Jules Romains, « un état transitoire qui ne présage rien de bon »).

Jacques Roubaud, Poésie : (Seuil, 2000, p. 108)

dimanche 15 février 2009

la liseuse n’était plus là

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... simplement quand je suis revenu pour les grandes vacances après Pâques la liseuse n’était plus là je me rappelle que sans rien dire je l'ai cherchée d'abord dans cette pièce ou plutôt ce salon de l'aile droite qui communiquait de plain-pied avec le jardin par deux portes-fenêtres et qu'on avait aménagé pour elle comme une chambre pour pouvoir la sortir facilement couchée sur la liseuse recouverte de cette cretonne à petits bouquets et aux fines rayures roses, pas un de ces meubles de jardin en bambou ou rotin mais un meuble d'appartement avec des pieds en bois noir (ébène ?) tournés et pourvus de roulettes pivotantes inutilisables dans le gravier si bien qu'on devait le porter avec étendu dessus ce corps réduit à quelques os recouverts d'une peau desséchée ce qui n'en augmentait pas beaucoup le poids mais qu'il fallait tout de même se mettre à deux pour le déplacer à mesure que se déplaçait aussi l'ombre de la rangée de ces arbres dont je ne sais pas exactement le nom moitié cyprès moitié cèdres au feuillage un peu lugubre vert sombre si toutefois on peut appeler feuilles ces courtes brindilles en forme d'arêtes de poisson grosses comme des petites brindilles qui sont celles de cette espèce de conifères mais je ne l'ai trouvée nulle part, me demandant si pour éviter que je la voie ils ne l'avaient pas vendue ou brûlée ou détruite à coups de hache et jetée au pourrissoir du côté du bois de pins et même là sans en avoir l’air j’ai cherché si je pouvais en voir des morceaux mais je n’ai rien trouvé

Claude Simon, Le Tramway (Minuit, 2001, p. 68-70)

(pourquoi j'ai du mal à appeler « liseuse » mon cybook ou votre sony :
à cause de la « liseuse » de la mère mourante dans le Tramway)

mercredi 4 février 2009

étant donné un mur

L'ESPACE
I
Étant donné un mur, que se passe-t-il derrière ?
II
Quel est le plus long chemin d'un point à un autre ?
III
Étant donnés deux points, A et B, situés à égale distance l'un de l'autre, comment faire pour déplacer B sans que A s'en aperçoive ?
IV
Quand vous parlez de l'Infini, jusqu'à combien de kilomètres pouvez-vous aller sans vous fatiguer ?
V
Prolongez une ligne droite jusqu'à l'infini : qu'est-ce que vous trouverez au bout ?

Jean Tardieu, « Petits problèmes et travaux pratiques »
Un mot pour un autre (Gallimard, 1951)
Repris dans Le Professeur Froeppel (Gallimard, 1978, p. 154-155)

mardi 27 janvier 2009

fuir ennui du toujours même

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TÉLEGRAMME

MOI JAMAIS CONTENT RESTER MÊME CHOSE
MOI TOUJOURS PARTIR NOUVEAU
FUIR ENNUI DU TOUJOURS MÊME
TOUJOURS ESPÉRER TROUVER FENÊTRE
AU BOUT TUNNEL APRÈS SUIE ET OMBRE
TOUJOURS VOULOIR BRISER ENTRAVES
OUVRIR PORTE SAUTER MONTER
LÀ-HAUT-LÀ OÙ NOIR-NOIR
S’ÉCARTE OÙ BRILLE AURORE
TOUJOURS FRAÎCHEUR TOUJOURS
INCONNU RECONNU

(De nulle part. An zéro.
Signé : Personne)

Jean Tardieu, Comme ceci comme cela : poèmes (Gallimard, 1979, p. 60)

jeudi 22 janvier 2009

au sens où un tuyau fuit

Déjà, dans les nouvelles animales, Kafka traçait des lignes de fuite : mais il ne fuyait pas « hors du monde », c'était bien plutôt le monde et sa représentation qu'il faisait fuir (au sens où un tuyau fuit) et qu'il entraînait sur ces lignes. Il s’agissait de parler, et de voir, comme un hanneton, comme un bousier. À plus forte raison, dans les romans, le démontage des agencements fait fuir la représentation sociale, de manière beaucoup plus efficace qu’une « critique », et opère une déterritorialisation du monde qui est elle-même politique, et n’a rien à voir avec une opération intimiste.

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure (Minuit, 1975, p. 85)

mercredi 21 janvier 2009

chatoiement des différences

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M. Barack Obama est le résultat à peu près miraculeux, mais si vivant, d’un processus dont les diverses opinions publiques et les consciences du monde ont jusqu’ici refusé de tenir compte : la créolisation des sociétés modernes, qui s’oppose aux traditionnelles poussées de l’exclusive ethnique, raciale, religieuse et étatique des communautés actuellement connues dans le monde. (…)

Aujourd’hui, en France comme en beaucoup de pays favorisés, chacun cherche son Nègre, les administrations arborent des préfets, les télévisions chargent leurs plateaux et les gradins de leurs forums de ces spécimens devenus (pour un temps) très précieux, et bientôt les partis politiques exhiberont sans doute leurs oriflammes en « diversité » (…) Nous n’avons pas à dresser face aux racismes un contre-racisme ou un modèle de vertueuse racialisation, nous les invalidons par la fréquentation d’un autre imaginaire : un imaginaire du pur chatoiement des différences, de leurs chocs, de leurs oppositions, et de leurs alliances pour commencer. (...)

La puissance vit dans l’éclat du lien, dans ce qui lie, rallie, relie, relaye ces possibles, individus et mondes. (…) Puissance est Relation. C’est dire que toute-puissance se trouve du côté de la vie, des plénitudes de la beauté. C’est dire aussi que toute beauté est Relation.

Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant, L’intraitable beauté du monde, adresse à Barack Obama (Galaade Éditions et l’Institut du Tout-Monde, 2008)

::: voir aussi, des mêmes, Quand les murs tombent ; l'identité nationale hors-la-loi ? (2007) dont on peut lire des extraits ici

vendredi 16 janvier 2009

clinamen généralisé

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Les lectures du Jeudi de l'Oulipo de ce soir étaient consacrées à Jean Queval, membre fondateur : ce fut l'occasion de lire un texte de Jacques Roubaud sur Jean Queval et le « clinamen généralisé » que j'ai toujours beaucoup aimé et que je ne résiste pas au plaisir de citer :

Jean Queval avait une pratique de la contrainte oulipienne originale, plus intuitive que théorique (quasiment a-théorique) et sévèrement déconcertante pour les esprits non prévenus. Pour essayer d'en donner une idée je procéderai indirectement : il est clair à quiconque s'y est essayé qu'écrire un texte suivant une contrainte oulipienne un peu « difficile » est parfois exaspérant. Car on rencontre constamment, au-delà de la difficulté à suivre les consignes strictes de la règle (ce qui est parfaitement maîtrisable), le regret de ne pouvoir employer tel mot, telle image, telle construction syntaxique, qui nous sembleraient s'imposer, mais qui nous sont interdits. L'Oulipo a donc introduit, pour de telles situations, le « concept » de clinamen (dont l'origine démocritienne indique assez bien la finalité : un coup de pouce donné au mouvement rectiligne, uniforme et terriblement monotone des atomes originels pour, par collisions, mettre en marche le monde du texte dans sa variété). Le « clinamen » est une violation intentionnelle de la contrainte, à des fins esthétiques (un bon clinamen suppose donc qu'il existe, aussi, une solution suivant la contrainte, mais qu'on ignorera de manière délibérée, et pas parce qu'on n'est pas capable de la trouver). Il existe ensuite, bien évidemment, des clinamens répétés qui sont soumis, eux, à une nouvelle contrainte. Bon. Dans ces conditions, la ligne « quevalienne » de l'Oulipo peut être caractérisée comme étant celle du clinamen généralisé.
Je ne donnerai que deux variétés de « contraintes quevaliennes » (les contraintes quevaliennes ne sont pas, contrairement aux contraintes lelionniennes qui peuvent se passer totalement d'exemples, « détachables » des textes qui les illustrent) :
- la contrainte canada-dry : un texte en contrainte canada-dry à l'air d'être écrit suivant une contrainte; il ressemble à un texte sous contrainte, il en a le goût et la couleur. Mais il n'y a pas de contrainte. (François Caradec est un maître de la contrainte « canada-dry ».)
- la contrainte dite « de l'exposé de mathématicien » ou « contrainte de Polya » : un texte est annoncé comme composé suivant une contrainte nouvelle A. Il semble respecter un moment (avec des erreurs) la contrainte B, mais passe sans prévenir à la contrainte C, qui est bien connue et pas du tout nouvelle (et d'ailleurs il ne la respecte pas).
C'est dans cet esprit que Jean Queval a inventé une notion oulipienne dont la fécondité ne s'est pas démentie depuis : l'Alexandrin de longueur variable, ou ALVA.

Jacques Roubaud, Poésie, etcetera : ménage (Stock, 1995, p. 217-219)

mardi 13 janvier 2009

si cela rend un son creux

À propos de la critique littéraire, on peut, le plus souvent, la traiter à la Lichtenberg :
« Quand un livre et une tête se cognent, et que cela rend un son creux, ce n’est pas toujours la faute du livre. »
Voir mon dossier de presse, d’une fiévreuse éloquence.

Philippe Sollers, Un vrai roman : Mémoires (Plon, 2007, p. 222)

Indépendamment de la défense et illustration de Philippe Sollers, c'est assez juste, non ?

lundi 12 janvier 2009

la tangente qu'il faut

Moralité : celui qui veut suivre son aventure personnelle, en restant inaperçu et insoupçonnable, le peut. Qui ne veut pas se faire prendre n'est pas pris. Qui ne recherche pas la loi, se contente d'avoir avec elle des rapports purement techniques. Qui se sait invisible n'est pas vu. Même indifférence, plus tard, quand les caméras de télévision tournent.
La clandestinité, si elle est dictée par le plaisir, s'apprend vite. Il suffit d'aimer par-dessus tout être seul, puisque tout le malheur des hommes consiste à ne pas pouvoir rester seul dans une chambre, de prendre, donc, le parti contraire, mais très fermement. À partir de là, vous êtes dans l'inobservable, personne ne se doutera de rien, pas plus que les gouttes : vous avez pris la tangente qu'il faut. (p. 50)

Du bon usage de la clandestinité : tous mes livres ne parlent que de ça. L'enfance, par définition, est clandestine, il suffit de s'apercevoir assez tôt que la surveillance et le dressage n'en finiront pas. Il y a une contre-vie enfantine qu'il s'agit de protéger, d'amplifier, de prolonger et de ranimer. « Vert paradis » est son nom, et toutes les saisons en enfer ne peuvent pas l'effacer, l'user, le détruire. Lautréamont a raison : je ne connais pas d'autre grâce que celle d'être né, un esprit impartial la trouve complète, l'erreur est la légende douloureuse, l'homme ne doit pas créer le malheur dans ses livres, les gémissements poétiques des dix-neuvième et vingtième siècles ne sont que des sophismes, je ne tends qu'à connaître la contradiction de mon esprit avec le néant, le génie garantit les facultés du cœur, les grandes pensées viennent de la raison, etc., etc. Ne dites pas à mes proches que je passe mon temps à écrire, ils me croient éditeur, journaliste, intellectuel de seconde zone, ou animateur de télévision. Il faut savoir manier très tôt ce que j'ai appelé des IRM, Identités Rapprochées Multiples, pour conserver la seule qui vaille et qui ne peut pas être définie par un mot.

Technique d'enfance, donc : on répond à côté, on les endort, on guette leurs départs, on s'empare des maisons, du jardin, du merveilleux silence. La maladie est une alliée constante, on s'en sert pour sécher l'école et rester à l'écart. La société veut vous envoyer ici ou là, vous faire travailler, vous rendre rentable pour elle ? Débrouillez-vous, et ne travaillez jamais que pour vous. Vous voilà averti de la puissance du langage ? Ne l'abandonnez jamais, votre histoire et votre destin sont sur la page, la réalité suivra, c'est un fait. On vous critique, on vous éreinte ? Augmentez la dose. Je ne vais pas, ici, rassembler les articles agressifs, méprisants ou vengeurs dont j'ai été l'objet. Avec le temps, l'effet est gluant, mais cocasse. De quoi n'ai-je pas été traité ? Un ordinateur le dira, en citant les noms, les supports, les intérêts en jeu et les dates. Pas moi. (p. 137-138)

Philippe Sollers, Un vrai roman : Mémoires (Plon, 2007)

(encore un peu de Sollers ... pour ceux qui aiment et ceux qui n'aiment pas !)

dimanche 11 janvier 2009

m'emparer de l'arme absolue

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La scène, ici, est très précise. On est à la campagne, c’est l’été, j’ai 5 ans. Je suis assis sur un tapis rouge sombre, ma mère est à côté de moi et me demande, une fois de plus, de déchiffrer et d’articuler une ligne de livre pour enfants. Le b.a. ba, quoi, l’ânonnage. Il y a des lettres, des consonnes, des voyelles, la bouche, la respiration, la langue, les dents, la voix. Comment ça s'enchaîne, voilà le problème. Et puis ça se produit, c'est le déclic, ça s'ouvre, ça se déroule, je passe comme si je traversais un fleuve à pied sec. Me voici de l'autre côté du mur du son, sur la rive opposée, à l'air libre. J'entends ma mère dire ces mots magiques : « Eh bien, tu sais lire. » Là, je me lève, je cours, ou plutôt je vole dans l'escalier, je sors, je cours comme un fou dans le grand pré aux chevaux et aux vaches, j'entre dans la forêt en contrebas, en n'arrêtant pas de me répéter « je sais lire, je sais lire », ivresse totale, partagée, il me semble, par les vignes, les pins, les chênes, les oiseaux furtifs.
Je sais lire. Autrement dit : Sésame, ouvre-toi. Et la caverne aux trésors s'ouvre. Je viens de m'emparer de l'arme absolue. Toutes les autres sont illusoires, mortelles, grotesques, limitées, ridicules. L'espace se dispose, le temps m'appartient, je suis Dieu lui-même, je suis qui je suis et qui je serai, naissance, oui, seconde, ou plutôt vraie naissance, seul au monde avec cette clé. Ça pourra se perfectionner à l'usage, mais c'est fait, c'est réalisé, c'est bouclé.

Philippe Sollers, Un vrai roman : Mémoires (Plon, 2007, p. 29-30)

dimanche 4 janvier 2009

devenir une espèce de commis voyageur de son écriture

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Tout cela, oui. Mais autre chose. Le principe même de la promotion. Comme une salissure. Aller vendre sa soupe. Finalement, ce n'était pas autre chose. Ne plus écrire, mais devenir une espèce de commis voyageur de son écriture. Justifier un texte déjà ancien, au lieu de s'immerger dans un nouveau projet. Au fur et à mesure que le succès s'amplifiait, ressentir jusqu'au vertige la certitude que tout serait infiniment plus difficile désormais, et comme bridé par l'idée qu'on se ferait d'elle à l'avance. De plus, elle n'était pas romancière. Les pages qui avaient fait la célébrité de Granité café tenaient davantage du poème en prose pour la forme, et pour le fond... Les analyses sur le livre commençaient à lui donner la nausée. Elle ne pourrait envisager d'écrire sensiblement le même genre de chose sans qu'on lui reproche d'exploiter un système. Et rien d'autre ne la tentait.

Philippe Delerm, La bulle de Tiepolo (Gallimard, 2005, Folio, p. 67)

samedi 27 décembre 2008

zeus chez héphaïstos mourant

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« Je puis vous dire — écrit Prarond à Eugène Crépet en 1886 — comment Baudelaire se présenta sans intermédiaire à Balzac. Lui-même me l'a dit, le lendemain de la rencontre. Balzac et Baudelaire s'avançaient en sens inverse, sur un quai (de la rive gauche). Baudelaire s'arrêta devant Balzac et se mit à rire comme s'il le connaissait depuis dix ans. Balzac s'arrêta comme devant un ami retrouvé. Et ces deux esprits, après s'être reconnus d'un coup d'oeil et salués, cheminèrent ensemble, causant, discutant, s'enchantant, ne parvenant pas à s'étonner l'un l'autre. » Qu'est-ce qui me charme tant dans ces morceaux mythiques ? L'entrée de plain‑pied dans les appartements privés ? Le côté Théogonie, comme une rencontre d'Hadès et d'Héphaïstos ? Le peu de réel qui s'y cache quand même (ici le quai de la rive gauche, et vraisemblablement le rire de Baudelaire, qui me semble bien dans sa façon, sa pose, son petit cinéma spécifique) ? Qu'est-ce qui me charme tant – et me laisse pourtant sur ma faim ? C'est peut-être que j'y vois une des parties émergées de l'immense roman mille fois ébauché par mille plumes mais jamais rassemblé dans un impossible corpus, un corpus qu'aucun Bouvard ni Pécuchet ne pourrait boucler, le roman de la littérature en personne, en toutes ses personnes depuis Homère. C'est une petite épiphanie en miroir de la littérature personnellement qui m'émeut là. En deux personnes au même endroit sur ce quai, venue de droite, venue de gauche, la littérature apparaît. Son gilet est long et noir. Elle porte bravement la canne du Grand Mogol. Elle est pleine de grâce. Elle va à la rencontre d'elle-même. Elle s'arrête et se parle. Ils se parlent sur la rive gauche. Qu'importe que nous ne les entendions pas, nous ne saurions rien de plus. Le grand maigre a pris le gros homme par le bras, le gilet du grand maigre est long et noir, la canne de l'autre a pour pomme une turquoise de Mogol, ils ont l'un et l'autre le fantastique habit noir, sur la tête la chose noire et surnaturelle, ils s'éloignent le long de la Seine, ils gesticulent un peu, ils tournent le coin de la rue du Bac, on ne les voit plus. On ne voit plus les habits noirs. On voit en plein jour la lune voilée de nuages. Était-ce bien la littérature, là, tout à l'heure ? Il y a un peu de brouillard sur Paris, ce matin de mars 1842.

Ce fut en plein été que Balzac rencontra définitivement le grand maigre, le vrai, pas Baudelaire – ou prit définitivement congé de lui, comme on voudra. Pour nous éclairer sur cette rencontre, ou ce congé, nous possédons aussi un morceau mythique. Et cette fois c'est Zeus en personne qui raconte, Zeus chez Héphaïstos mourant, au cœur de l'été, à neuf heures du soir, le 17 août 1851, rue Fortunée, autant dire sous l'Etna : « Il faisait un clair de lune voilé de nuages. La rue était déserte. On ne vint pas. Je sonnai une seconde fois. La porte s'ouvrit. Une servante m'apparut avec une chandelle : « Que veut monsieur ? » dit-elle. Elle pleurait. Je dis mon nom (Zeus). » Zeus était de petite taille, trapu, imberbe, tiré à quatre épingles, avec un front qui se recommandait par une ampleur poétique. La servante le conduisit. »La bougie éclairait à peine le splendide ameublement du salon et de magnifiques peintures de Porbus et d'Holbein suspendues aux murs. Le buste de marbre se dressait vaguement dans cette ombre comme le spectre de l'homme qui allait mourir. Une odeur de cadavre emplissait la maison. Nous traversâmes un corridor, nous montâmes un escalier couvert d'un tapis rouge et encombré d'objets d'art, puis un autre corridor et j'aperçus une porte ouverte. J'entendis un râlement haut et sinistre. » Voilà : ici Zeus entre et redevient Victor Hugo, il voit sur le lit d'agonie une sorte de sosie de l'Empereur. Mais il a senti l'odeur. Il a entendu l'ahan. C'est le grand maigre toutes dents dehors qui met les bouchées doubles dans les derniers cent mètres, qui finit scrupuleusement son travail, avec beaucoup de soin, dans toutes les formes, un peu de hâte tout de même, car il sent l'écurie.

Oserai-je dire que cette lune voilée de nuages sur la dernière nuit me fait penser aux derniers mots du journal de guerre d'Ernesto Che Guevara : « Nous sommes dix-sept sous une lune très petite et la marche est difficile » ? Ils sont morts le lendemain matin, l'un et l'autre. Ils ont vécu en état de guerre. C'étaient de bons capitaines. La marche est difficile. Une odeur de cadavre emplit la maison. Les nuages vont et viennent sur la lune. On dit que Guevara est en enfer aujourd'hui, comme l'était Balzac du temps où il passait pour un réaliste. Je voudrais les mêler dans la même louange.

De quoi parlent ces lignes ? De Balzac ? De la littérature ? Du monde ? De mon impossibilité à les dire ? De notre impossibilité à dire ? Quand on lui demande de montrer la lune, le moderne garde sa main dans sa poche. La lune est trop manifeste, à quoi bon la montrer. Si je montre la lune, l'imbécile me dit que l'imbécile regardera mon doigt. D'ailleurs il y a des nuages.

Pierre Michon, Trois auteurs (Verdier, 1997, p. 39-43)

vendredi 26 décembre 2008

cette espérance mortelle

Deux explications possibles de l'effondrement créateur de Balzac, vers 1848, dont il a fini par mourir :
Hypothèse idéaliste : « On renonce d'abord à l'impossible, ensuite à tout le reste » (Henri Thomas). Ou : quand on ne croit plus à l'impossible, pourquoi remuer le petit doigt ? Balzac ne croyait plus que la littérature lui fût inaccessible, pas plus que la femme titrée, ni la gloire. Il avait usurpé tout cela. Et quand par violence on s'est emparé de tout cela, quelle raison, quelle espérance insensée, peut vous pousser à continuer le cinéma nocturne ? La littérature le reconnaissait pour un des siens. Et peut-être qu'alors Balzac, le gros homme vaniteux, le gros homme indigne, disait à part lui, comme Groucho Marx : « Comment voulez-vous que j'accepte d'appartenir à un club qui accepte des gens comme moi ? »
Hypothèse nihiliste : « À propos, je suis enfin allé dans les appartements privés, et je dois avouer qu'ils n'existent pas du tout... Curieux ! Et j'ai cru dur comme fer aux appartements privés » (Robert Walser). Quand on a écrit La Comédie humaine, on sait que ce n'était rien, la littérature : seulement cette frime nocturne, ces larmes qu'on s'arrache, ce putsch de l'incipit et ce vouloir qui vous tire en avant, vers la fin, ce corps qu'on troue de caféine, cette espérance mortelle.
Parmi ceux qui pénètrent dans les appartements privés, certains comprennent sur-le-champ qu'ils n'existent pas : Rimbaud. D'autres rament vingt ans pour l'apercevoir ; l'ayant compris, ils détournent la tête et continuent tout de même, mais déchoient sans recours : Parabole de Faulkner. D'autres enfin mettent aux appartements de quadruples verrous et une porte blindée : Finnegans wake.
Reste la Grâce. Qu'importe qu'ils soient vides, les appartements ? Reste le chemin plein d'espérance et de foi qui vous mène à leur porte. Reste ce gros homme plein de grâce ; que la Grâce a tenu par la peau du cou pendant quinze ans, une grâce tortueuse affublée des masques de la vanité, de l'avidité, du snobisme, du génie, qui peut-être s'est dévoilée pour finir et lui a dit en partant : ce n'était pas ce que tu croyais, c'était La Comédie. Tu la crois à peine commencée, mais elle est faite, elle est la clef des appartements, visite, puis meurs si tu veux, ou vis, j'ai à faire ailleurs. Je ne reviendrai pas.

Pierre Michon, Trois auteurs (Verdier, 1997, p. 29-31)

mardi 23 décembre 2008

flaubert est coupable

Dans le livre posthume de Daniel Oster, je lis : « On finit parfois par ne plus comprendre de quoi il s'agit dans le système littérature. C'est quoi ? De quoi ça parle ? C'est à quel sujet ? Qui c'est qui cause ? Qu'est-ce que tout ça peut bien nous faire ? »
De ce questionnement éperdu, de ce déboussolage, peut-être de la mort de Daniel Oster, Flaubert est coupable. Finis, les jeux savants et subtils. Maintenant il nous faut le texte absolu, la vérité en littérature, le texte qui tue, la prose parfaite, tout cela profère derrière le masque de bois. La littérature nécessaire, comme le sont la mort, le travail, les larmes. De quel droit nous contraindre à cela ? Nous ne travaillerons jamais. Nous n'écrirons pas. Nous ne savons plus pleurer. Mourir, nous le voulons bien.

Pierre Michon, Corps du roi (Verdier, 2002, p. 28)

lundi 22 décembre 2008

cet entonnoir sidéral

À la BNF, la Très Grande Bibliothèque de France, la quadruple stèle Francois-Mitterrand, flanquée de noms de victoires, Tolbiac, Austerlitz, j'arrivai à midi le 12 juin 2002 pour dire Booz endormi. Je ne déteste pas cet endroit rude, dressé sur un champ de bataille au milieu d'un désert. Il prédispose au vide, au remuement amer des gros bouquins qu'on ne lira pas, aux alcools raides. Il aspire le vide universel : l'ensemble, on le sait, est une immense esplanade délavée comme un pont de bateau, coincée entre quatre bouquins de béton posés sur le pied et ouverts sur rien, à pic, illisibles. Ça contient des livres. C'est pensé à la serpe, dans une mimésis hâtive, mais très efficace et juste. Ça n'a pas plus de cœur que n'en avait, à ce qu'on dit, son fondateur éponyme. Ça ne manque pas de gueule. Le ciel était celui qui convient a ce lieu : gris avec des fulgurations bleues, venté, à la fois tonique et aveuglant, accablant. Les nuages allaient vite. Le taxi m'avait déposé à l'ouest, près de la Seine ; il faut monter les trois volées de marches triomphales vers Francois-Mitterrand ; je les montai. Il faut monter aussi vers le fauteuil de pierre de Charlemagne, à Aix-la-Chapelle, je venais de le lire dans le train de la main de Hugo. On monte vers le vide et la toute­-puissance.
Je traversai vite cet entonnoir sidéral, ce trou perdu où les quatre in-octavo de cent mètres se renvoient l'un à l'autre le vent jour après jour. Nul ne s'y attarde, c'est trop beau peut-être, c'est trop raide. Je fus vite dans le sous-sol du bouquin de l'est, où je devais lire, et où je lus.
(,,,)
Nous quittâmes le trou perdu de Tolbiac pour le vrai Paris habité. Le soleil avait vaincu les nuages, il revenait, les quatre tours resplendissaient : le vide en moi avait fait du chemin, prétendait à la lumière. La Seine miroitait, le vide et la lumière allaient vite sur les voitures du quai.

Pierre Michon, Corps du roi (Verdier, 2002, p. 95-98)

(le troisième roi-mage, pour ms !)

vendredi 19 décembre 2008

à dose limite avant éclatement

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Noël, nom donné par les chrétiens à l'ensemble des festivités commémoratives de l'anniversaire de la naissance de Jésus-Christ, dit « le Nazaréen », célèbre illusionniste palestinien de la première année du premier siècle pendant lui-même.
Chez le chrétien moyen, les festivités de Noël s’étalent du 24 décembre au soir au 25 décembre au crépuscule.
Ces festivités sont : le dîner, la messe de minuit (facultative), le réveillon, le vomi du réveillon, Ia remise des cadeaux, le déjeuner de Noël, le vomi du déjeuner de Noël et la bise à la tante qui pique.

Le dîner : généralement frugal ; rillettes, pâté, coup de rouge, poulet froid, coup de rouge, coup de rouge. Il n'a d'autre fonction que de « caler » l'estomac du chrétien afin de lui permettre d'attendre l'heure tardive du réveillon sans souffrir de la faim.

La messe de minuit : c'est une messe comme les autres, sauf qu'elle a lieu à vingt-deux heures, et que la nature exceptionnellement joviale de l'événement fêté apporte à la liturgie traditionnelle un je-ne-sais-quoi de guilleret qu'on ne retrouve pas dans la messe des morts.
Au cours de ce rituel, le prêtre, de son ample voix ponctuée de grands gestes vides de cormoran timide, exalte en d'eunuquiens aigus à faire vibrer le temple, la liesse béate et parfumée des bergers cruciphiles descendus des hauteurs du Golan pour s'éclater le surmoi dans la contemplation agricole d'un improbable dieu de paille vagissant dans le foin entre une viande rouge sur pied et un porte-misère borné, pour le rachat à long terme des âmes des employés de bureau adultères, des notaires luxurieux, des filles de ferme fouille-tiroir, des chefs de cabinet pédophiles, des collecteurs d'impôts impies, des tourneurs-fraiseurs parjures, des O.S. orgueilleux, des putains colériques, des éboueurs avares, des équarisseurs grossiers, des préfets fourbes, des militaires indélicats, des manipulateurs-vérificateurs méchants, des informaticiens louches, j'en passe et de plus humains.
À la fin de l'office, il n'est pas rare que le prêtre larmoie sur la misère du monde, le non-respect des cessez-le-feu et la détresse des enfants affamés, singulièrement intolérable en cette nuit de l'Enfant.

Le réveillon : c'est le moment familial où la fête de Noël prend tout son sens. Il s'agit de saluer l'avènement du Christ en ingurgitant, à dose limite avant éclatement, suffisamment de victuailles hypercaloriques pour épuiser en un soir le budget mensuel d'un ménage moyen. D'après les chiffres de l'UNICEF, l'équivalent en riz complet de l'ensemble foie gras-pâté en croûte-bûche au beurre englouti par chaque chrétien au cours du réveillon permettrait de sauver de la faim pendant un an un enfant du Tiers Monde sur le point de crever le ventre caverneux, le squelette à fleur de peau, et le regard innommable de ses yeux brûlants levé vers rien sans que Dieu s'en émeuve, occupé qu'Il est à compter les siens éructant dans la graisse de Noël et flatulant dans la soie floue de leurs caleçons communs, sans que leur cœur jamais ne s'ouvre que pour flatuler.

La remise des cadeaux : après avoir vomi son réveillon, le chrétien s'endort l'âme en paix. Au matin, il mange du bicarbonate de soude et rote épanoui tandis que ses enfants gras cueillent sur un sapin mort des tanks et des poupées molles à tête revêche comme on fait maintenant.

Le déjeuner de réveillon : la panse ulcérée et le foie sur les genoux, le chrétien néanmoins se rempiffre à plein groin, se revautre en couinant de plaisir dans les saindoux compacts, les tripailles sculptées de son cousin cochon et les pâtisseries immondes, indécemment ouvragées en bois mort bouffi. Ô bûches de Noël, indécents mandrins innervés de pistache infamante et cloqués de multicolores gluances hyperglycémiques, plus douillettement couchées dans la crème que Jésus sur la paille, vous êtes le vrai symbole de Noël.

La bise à la tante qui pique : après avoir vomi son déjeuner, le chrétien reçoit la tante qui pique et la donne à sucer à ses enfants. Si elle pique beaucoup, la tante qui pique devra attendre le Nouvel An pour que les enfants du chrétien aillent lui brouter le parchemin maxillaire contre deux cents grammes de confiseries.

Le Nouvel An est l’occasion de festivités exactement semblables à celles de Noël, à ce détail près qu’il s’agit cette fois d’un rite païen.

Pierre Desproges, Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des biens nantis (Seuil, 1985, Virgule, p. 110-114)

mercredi 17 décembre 2008

un désordre pourtant quantifié par bouffées

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Une gare s'il faut situer, laquelle n'importe il est tôt, sept heures un peu plus, c'est nuit encore. Avant la gare il y a eu un couloir déjà, lui venant du métro, les gens dans le même sens tous ou presque, qui arrivent sur Paris. Lui contre la foule, remontant. Puis couloir un autre, à angle droit l'escalier mécanique, qui marche c'est chance aujourd'hui, le descend à la salle, vaste carré souterrain où les files se croisent une presse, se divisent, des masses, un désordre pourtant quantifié par bouffées, l'ordre d'arrivée des trains.
La pendule, l'heure, regard réflexe, dressé huilé. Ça marche en général à la minute près : six minutes il lui reste d'ici au quai, le temps donc largement pour qu'il prenne son journal, au kiosque là dans le milieu de la salle, s'il n'y a pas trop de queue. Moins de toute façon qu'aux cigarettes, la file qu'il a dû traverser, lui ne fume pas.
Préparer sa monnaie, coup d'œil aux titres, quelle page il va lire appuyé debout sur le quai. Mais souvent c'est par le métro suivant qu'il débarque, une minute de marge alors, seulement, il faut marcher plus vite, quitte à bousculer ceux d'en face, dispersés, ou se doublant à vitesses inégales les traînards de son sens. Quelquefois c'est même vraiment le métro de retard, le train loupé de trois minutes à moins, ce qui, question attente, revient au même, que ce soit celui d'avant les six minutes qui le dépote, puisque dans les deux cas c'est onze.
Onze minutes à perdre, soit le train loupé, soit en avance de six plus cinq onze, mais lui ce serait plutôt les retards qui lui tombent dessus par périodes, sans règles mais régulières, comme par vagues. Des semaines entières il arrive au métro près soit à trente-cinq, soit à quarante et puis ça flanche. Sait alors qu'avant de restabiliser c'est bien quatre cinq jours qu'il faudra, au minimum jusqu'au lundi suivant, un coup en avance puis deux fois le quart d'heure à la bourre la même semaine.
Remarque en principe il se fait pointer. Système à deux, le premier arrivé pointe l'autre, discret charge de revanche. Avec son pote. D'autant qu'à trois retards dans le mois c'est la prime d'assiduité qui saute, quinze sacs dans le lard. Alors s'il a un trou comme ça, les onze minutes à paumer, mieux vaut le prendre à la bonne et se payer un jus que rester compter les trains sur le quai.

François Bon, Sortie d’usine (Minuit, 1982, p. 7-8)

(ayant parlé prolétariat et marquises avec François Bon dans facebook je relis quelques pages de son tout premier livre)

mardi 16 décembre 2008

dérobez au public ces occupations

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Monsieur, cette matière est toujours délicate,
Et, sur le bel esprit, nous aimons qu'on nous flatte :
Mais un jour, à quelqu'un, dont je tairai le nom,
Je disais, en voyant des vers de sa façon,
Qu'il faut qu'un galant homme ait toujours grand empire
Sur les démangeaisons qui nous prennent d'écrire ;
Qu'il doit tenir la bride aux grands empressements
Qu'on a de faire éclat de tels amusements ;
Et que, par la chaleur de montrer ses ouvrages,
On s'expose à jouer de mauvais personnages.
(...)
Je ne dis pas cela ; mais, enfin, lui disais-je,
Quel besoin, si pressant, avez-vous de rimer ?
Et qui, diantre, vous pousse à vous faire imprimer ?
Si l'on peut pardonner l'essor d'un mauvais livre,
Ce n'est qu'aux malheureux, qui composent pour vivre.
Croyez-moi, résistez à vos tentations,
Dérobez au public, ces occupations ;
Et n'allez point quitter, de quoi que l'on vous somme,
Le nom que, dans la cour, vous avez d'honnête homme,
Pour prendre, de la main d'un avide imprimeur,
Celui de ridicule, et misérable auteur.
C'est ce que je tâchai de lui faire comprendre.

Molière, Le Misanthrope (1666), acte I, scène II, v. 341-373

lundi 15 décembre 2008

l'écrivain se meut dans le cristal liquide

L’écrivain était mieux préparé que quiconque à vivre dans les mondes virtuels d’Internet. Il avait ses songes, ses personnages. Il a maintenant des amis et des correspondants dans cette sphère idéale. Il se passe très bien des corps, du frottement rugueux du réel, de ses contrariétés, de ses contretemps. Il peut enfin être à la fois visible et invisible, présent et absent. Son monde se dématérialise. Il se meut dans le cristal liquide comme poisson dans l’eau.

Éric Chevillard, L'autofictif, 417, 15 décembre 2008

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