lignes de fuite

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dimanche 7 septembre 2008

l'être entr'ouvert

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À la surface de l’être, dans cette région où l’être veut se manifester et veut se cacher, les mouvements de fermeture et d’ouverture sont si nombreux, si souvent inversés, si chargés aussi d’hésitation que nous pourrions conclure par cette formule : l’homme est l’être entr’ouvert.

Gaston Bachelard, Poétique de l’espace (1957, PUF, Quadrige, p. 200)

mardi 2 septembre 2008

lecture studieuse et lecture poignante

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(...) ou bien le livre m’excite et je lève tout le temps la tête pour rêver ou réfléchir à ce qu’il me dit, ou bien il m’ennuie, et je le lâche sans vergogne ; certes parfois il m’arrive de lire de la façon avide, gourmande, dont vous parlez ; mais c’est alors hors travail, qui s’applique ordinairement à des auteurs passés (d’Apulée à Jules Verne) ; la raison en est simple : pour lire, sinon voluptueusement, du moins « goulûment », il faut lire hors de toute responsabilité critique ; dès qu’un livre est contemporain, j’en suis, moi, lecteur, responsable, car il m’entraîne dans des problèmes de forme ou d’idéologie, au milieu desquels je me débats ; le plaisir de lecture, heureux, gourmand, auquel vous pensez, est toujours un plaisir passéiste.

« Roland Barthes contre les idées reçues » (entretien avec Claude Jannoud, Le Figaro, 27 juillet 1974). Œuvres complètes, IV, p. 564

De fait, il n'y a pas seulement un rythme propre à chaque lecteur, mais pour chaque lecteur une multitude de rythmes différents, en fonction des livres et des moments : le livre que dans un premier temps je dévore (et j'ai du mal à imaginer le plaisir de lire sans cette immersion première), je vais en déguster dans un second temps certains passages (que j’ai balisé) de manière plus lente, profonde, verticale, parfois les recopier ou les scanner (pour les citer ici ou les garder dans mes tablettes).

C’est la passionnante complexité de cette expérience qu'est la lecture que j'ai jadis tenté (un peu maladroitement, trouvé-je aujourd'hui, car empêtrée dans le cadre de cet exercice de style très spécifique qu'est une thèse) de décrire comme un mélange intime de « lecture poignante » (émotive, emportée, dévorante, rapide, horizontale) et de « lecture studieuse » (intellectuelle, critique, lente, verticale, fragmentaire).

dimanche 31 août 2008

prenez garde à ces lignes

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Vous êtes à la campagne, il pleut, il faut tuer le temps, vous prenez un livre, le premier livre venu, vous vous mettez à lire ce livre comme vous liriez le journal officiel de la préfecture ou la feuille d’affiches du chef-lieu, pensant à autre chose, distrait, un peu bâillant. Tout à coup vous vous sentez saisi, votre pensée semble ne plus être à vous, votre distraction s’est dissipée, une sorte d’absorption, presque une sujétion, lui succède, vous n’êtes plus maître de vous lever et de vous en aller. Quelqu’un vous tient. Qui donc ? ce livre.

Un livre est quelqu’un. Ne vous y fiez pas.

Un livre est un engrenage. Prenez garde à ces lignes noires sur du papier blanc ; ce sont des forces ; elles se combinent, se composent, se décomposent, entrent l’une dans l’autre, pivotent l’une sur l’autre, se dévident, se nouent, s’accouplent, travaillent. Telle ligne mord, telle ligne serre et presse, telle ligne entraîne, telle ligne subjugue. Les idées sont un rouage. Vous vous sentez tiré par le livre. Il ne vous lâchera qu’après avoir donné une façon à votre esprit. Quelquefois les lecteurs sortent du livre tout à fait transformés.

Victor Hugo, « Du génie », Proses philosophiques de 1860-65

vendredi 22 août 2008

la pétrification gogolienne de la vie

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Aujourd'hui, la littérature ce n'est plus l'écrit contre l'écran. Ce n'est même plus l'approche narrative qui s'est fondue tel un iceberg dans les eaux mêlées du storytelling. L'occupation a été préparée et précédée par des techniques et des pratiques de substitution. Le storytelling s'impose dans l'espace évidé du politique et du littéraire. Il prend leur place qui a été au préalable vidée de toute vitalité. L'« ennemi » occupe une forteresse vide. Ce qui a été dévitalisé dans les univers littéraires et politiques, c'est le nerf des possibles. Le langage des mondes possibles a cédé la place au monde des choses désirables... La politique à la gouvernance et la fiction au fantomatique.
Nous voilà inconsolables.

(...) Le storytelling d'aujourd'hui ne fait que rendre plus urgent, plus difficile, et plus exemplaire, la lutte contre le fantômatique propre à l'expérience humaine et qui se manifeste en particulier par la pétrification de la vie dans les clichés romanesques.
Narration industrielle. Jamais le refus d'une telle industrialisation des récits de vie n'a été aussi nécessaire, non pas seulement pour des raisons esthétiques ou morales : la défense de la « bonne littérature » ou de la « vérité vraie » deux fétiches dont on remercierait presque le marché de nous débarrasser s'il ne s'agissait que de cela. Mais il en va du langage et du possible contre la gestion politique des désirs et des corps. C'est un chant et un cri contre le rétrécissement des conditions de l'expérience, la pétrification gogolienne de la vie.

Christian Salmon, « Lettre à TINA », TINA, 1, p. 98-103

Christian Salmon, né en 1951 à Marseille, est chercheur au CNRS, et a publié notamment :
- Tombeau pour la fiction (Denoël, 1999)
- Devenir minoritaire. Pour une politique de la littérature (Denoël, 2003)
- Verbicide. Du bon usage des cerveaux humains disponibles (Climats, 2005)
- Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (La Découverte, 2007)

lundi 18 août 2008

pristine splendeur


Il y a eu la langue de bois et il y a maintenant la langue de muesli, de marshmallow, de bouillie, de télé, qui règne seule. Nous en avons plein la bouche et plein les zoreilles (ou zoneilles ; l’un et l’autre se dit, ou se disent).
Il faut (c'est notre devoir républicain) faire quelque chose. Et qui peut faire quelque chose ? la poésie, par le truchement (voilà un beau mot ; les troubadours disaient « drogoman » ; cf. Peire Vidal) des poètes (ils sont là pour ça). Il n'est plus temps de rénover la langue, il n'est plus temps de la reconstruire, il n'est plus temps de la refonder. Il faut la faire re-être. Il faut re-singulariser les mots, leur restituer leur pristine splendeur (je vois avec horreur que ce mot n’est pas dans le dictionnaire ; s’agirait-il d’un mot anglais ? je n’ose y croire).
Il faut donc les mettre en forme, les placer dans une forme poétique. Il faut sonder les couches géologiques du langage, faire la paléontologie des langues. Il faut reconstituer ces fossiles qui sont les témoignages des plus anciens monuments poétiques de l'humanité. Il faut cloner les mammouths langagiers enfermés dans le permafrost des traditions figées.

Jacques Roubaud, « Rumination de la morale (élémentaire) » dans « Trois ruminations », Bibliothèque Oulipienne, n°81, 1996, p. 22

vendredi 15 août 2008

tromper le mourir

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Certains jours, il se plaît à écrire des phrases dont le vocabulaire et la syntaxe sont si simples, si incolores, qu'à peine déposées sur la page elles commencent aussitôt de s'effacer, emportant avec elles dans le silence les choses ou les créatures dont il avait cru un instant pouvoir fixer les traits. Il vide ainsi le monde de sa substance. Il ne contrarie pas le travail de sape de la mort, mais l'accompagne à sa manière, en aidant ce qui existe à disparaître, ou en contraignant à se taire cela qui espérait une voix... Dans le désœuvrement et le défaut d'amour, il continue d'écrire, avec l'impuissante exaltation du suicidé qui croit tromper le mourir en mimant son œuvre.

D'autres jours, un espoir irrésistible le reprend. Il songe de nouveau à la mer et aux ruelles des villes du Sud comme à la promesse d'un voyage plein de péripéties dont les mots auraient pour tâche de tracer la carte, de prévoir les étapes, de réserver les chambres d'hôtel, et même de visiter à l'avance les monuments considérables ou les îlots déserts. Il se reprend à espérer que l'aventure d'écrire ne soit pas sans importance et qu'elle retarde un peu l'heure de mourir.

Jean-Michel Maulpoix, Portraits d'un éphémère (Mercure de France, 1990, p. 103)

lundi 11 août 2008

ne pas rechercher la perfection

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Être humain consiste essentiellement à ne pas rechercher la perfection et être parfois prêt à commettre des péchés de loyauté, à ne pas pousser l'ascétisme jusqu'au point où il rendrait les relations amicales impossibles et à accepter finalement d'être vaincu et brisé par la vie, ce qui est le prix inévitable de l'amour que l'on porte à d'autres individus. Sans doute l'alcool, le tabac et le reste sont-ils des choses dont un saint doit se garder, mais la sainteté est elle-même quelque chose dont les êtres humains doivent se garder.

George Orwell, « Reflections on Gandhi », Partisan Review, janvier 1949

vendredi 8 août 2008

le tumulte superbe

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Tout dit dans l'infini quelque chose à quelqu'un ;
Une pensée emplit le tumulte superbe.

Victor Hugo, « Ce que dit la bouche d’ombre », Contemplations (1856), VI, 26

(en l'honneur de ce 08/08/08 et parce que j'ai toujours trouvé que c'était une belle définition d'internet)

mardi 5 août 2008

des vols qu'ils nous ont fait d'avance

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Ils ont dit, il est vrai, presque tout ce qu'on pense.
Leurs écrits sont des vols qu'ils nous ont fait d'avance ;

Alexis Piron, La métromanie, acte III, scène 7 (1738)

lundi 4 août 2008

réel espoir de survie pour l’espèce menacée

Les vrais écrivains étant, depuis l’origine sans doute, en voie d’extinction, il en est un, et des meilleurs, qui a trouvé la parade, un réel espoir de survie pour l’espèce menacée : Antoine Volodine se reproduit par scissiparité. Loués soient-ils !

Éric Chevillard, L’autofictif, 300

(vous trouvez que je cite trop souvent Éric Chevillard ? je n'y peux rien, c'est compulsif !)

le chœur formé par les coquillages

On croit entendre la mer en approchant de son oreille un coquillage, alors que c’est au contraire le chœur formé par les coquillages qu’elle recèle que l’on entend en s’approchant de la mer.

Éric Chevillard, L’autofictif, 299

et c'est pareil pour les blogs et internet ?
(pour saluer le retour en grande forme d'Éric Chevillard)

lundi 28 juillet 2008

une goutte de vérité qui tombe

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le vrai charme des gens, c'est le côté où ils perdent un peu les pédales, c'est le côté où ils ne savent plus très bien où ils sont ... ça ne veut pas dire qu'ils s'écroulent, au contraire, ce sont des gens qui ne s'écroulent pas ... mais si tu ne saisis pas la petite racine, le petit grain de la folie chez quelqu'un, tu peux pas l'aimer ... on est tous un peu dément … or, j'ai peur ou au contraire je suis content que le point de démence de quelqu'un soit la source de son charme même.

Gilles Deleuze, Abécédaire, Lettre F comme fidélité

dimanche 20 juillet 2008

toute ligne droite n'existe que relativement à un plan

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Le dealer
Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n'avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la fournir ; car je suis à cette place depuis plus longtemps que vous et pour plus longtemps que vous, et que même cette heure qui est celle des rapports sauvages entre les hommes et les animaux ne m’en chasse pas, c’est que j’ai ce qu’il faut pour satisfaire le désir qui passe devant moi, et c’est comme un poids dont il faut que je me débarrasse sur quiconque, homme ou animal, qui passe devant moi. (p. 9)

Car quoi que vous en disiez, la ligne sur laquelle vous marchiez, de droite peut-être qu’elle était, est devenue tordue lorsque vous m’avez aperçu, et j’ai saisi le moment précis où vous m'avez aperçu par le moment précis où votre chemin devint courbe, et non pas courbe pour vous éloigner de moi, mais courbe pour venir à moi, sinon nous ne nous serions jamais rencontrés, mais vous vous seriez éloigné de moi davantage, car vous marchiez à la vitesse de celui qui se déplace d'un point à un autre ; et je ne vous aurais jamais rattrapé car je ne me déplace que lentement, tranquillement, presque immobilement, de la démarche de celui qui ne va pas d'un point à un autre mais qui, à une place invariable, guette celui qui passe devant lui et attend qu'il modifie légèrement son parcours. Et si je dis que vous fîtes une courbe, et que sans doute vous allez prétendre c'était un écart pour m'éviter, et que j'affirmerai en réponse que ce fut un mouvement pour vous rapprocher, sans doute est-ce parce qu'en fin de compte vous n'avez point dévié, que toute ligne droite n'existe que relativement à un plan, que nous bougeons selon deux plans distincts, et qu'en toute fin de compte n'existe que le fait que vous m'avez regardé et que j'ai intercepté ce regard ou l'inverse, et que, partant, d'absolue qu'elle était, la ligne sur laquelle vous vous déplaciez est devenue relative et complexe, ni droite ni courbe, mais fatale. (p. 17-18)

Le client
(...) et la ligne droite, censée me mener d’un point lumineux à un autre point lumineux, à cause de vous devient crochue et labyrinthe obscur dans l’obscur territoire où je me suis perdu. (p. 20)

Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton (Minuit, 1987)

::: François Bon, « Pour Koltès : fraternité avec une place vide » (Magazine Littéraire, novembre 2000)

vendredi 18 juillet 2008

un livre miraculeux qui n'a ni feuillets ni caractères

Mais il fut à peine sorti, que je mis à considérer attentivement mes livres, et leurs boîtes, c'est-à-dire leurs couvertures, qui me semblaient admirables pour leurs richesses ; l'une était taillée d'un seul diamant, sans comparaison plus brillant que les nôtres ; la seconde ne paraissait qu'une monstrueuse perle fendue de ce monde-là ; mais parce que je n'en ai point de leur imprimerie, je m'en vais expliquer la façon de ces deux volumes.

À l'ouverture de la boîte, je trouvai dedans un je ne sais quoi de métal presque semblable à nos horloges, plein de je ne sais quelques petits ressorts et de machines imperceptibles. C'est un livre à la vérité, mais c'est un livre miraculeux qui n'a ni feuillets ni caractères ; enfin c'est un livre où pour apprendre, les yeux sont inutiles ; on n'a besoin que des oreilles. Quand quelqu'un donc souhaite lire, il bande avec grande quantité de toutes sortes de petits nerfs cette machine, puis il tourne l'aiguille sur le chapitre qu'il désire écouter, et au même temps il en sort comme de la bouche d'un homme, ou d'un instrument de musique, tous les dons distincts et différents qui servent, entre les grands lunaires, à l'expression du langage .

Lorsque j'ai depuis réfléchi sur cette miraculeuse invention de faire des livres, je ne m'étonne plus de voir que les jeunes hommes de ce pays-là possédaient plus de connaissance, à seize et dix-huit ans, que les barbes grises du nôtre ; car, sachant lire aussitôt que parler, ils ne sont jamais sans lecture ; à la chambre, à la promenade, en ville, en voyage, ils peuvent avoir dans la poche, ou pendus à la ceinture, une trentaine de ces livres dont ils n'ont qu'à bander un ressort pour en ouïr un chapitre seulement, ou bien plusieurs, s'ils sont en humeur d'écouter tout un livre : ainsi vous avez éternellement autour de vous tous les grands hommes, et morts et vivants, qui vous entretiennent de vive voix. Ce présent m’occupe plus d’une heure ; enfin, me les étant attachés en forme de pendants d’oreilles, je sortis pour me promener.

Savinien Cyrano de Bergerac, L'Autre Monde ou les États et Empires de la Lune (1657)

lundi 14 juillet 2008

qui les lie ?

Sans que j'aie, Dieu merci, jamais souffert des hommes et (bien) que la vie, pour moi, n'ait pas manqué de coussins où je me calais dans des coins, en oubliant les autres, je déteste fort mes semblables et ne me sens pas leur semblable. C'est peut-être un monstrueux orgueil, mais le diable m'emporte si je ne me sens pas aussi sympathique pour les poux qui rongent un gueux que pour le gueux. Je suis sûr d'ailleurs que les hommes ne sont pas plus frères les uns aux autres que les feuilles des bois ne sont pareilles : elles se tourmentent ensemble, voilà tout. Ne sommes-nous pas faits avec les émanations de l'Univers ? La lumière qui brille dans mon œil a peut-être été prise au foyer de quelque planète encore inconnue, distante d'un milliard de lieues du ventre où le fœtus de mon père s'est formé. Et si les atomes sont infinis et qu'ils passent ainsi dans les Formes comme un fleuve perpétuel roulant entre ses rives, les Pensées, qui donc les retient, qui les lie ? à force quelquefois de regarder un caillou, un animal, un tableau, je me suis senti y entrer. Les communications entr'humaines ne sont pas plus intenses.
D'où viennent les mélancolies historiques, les sympathies à travers siècle, etc. ? Accrochement de molécules qui tournent, diraient les épicuriens. Oui, mais les molécules de mon corps vivant ne tournent guère, et enfin ce n'est pas parce qu'un imbécile a deux pieds comme moi, au lieu d'en avoir quatre comme un âne, que je me crois obligé de l'aimer ou, tout au moins, de dire que je l'aime et qu'il m'intéresse.

Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet, 26-27 mai 1853

dimanche 13 juillet 2008

le besoin de ficelle était grand

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Tant de mots disparaissent. Ils quittent la bouche et perdent courage, se promènent à l’aventure jusqu’à ce qu’ils soient balayés dans les caniveaux comme des feuilles mortes. Les jours de pluie, on entend leur chœur qui coule à toute vitesse :
jétaisunebellefilleNetenvapasMoiaussijecroisquemoncorpsestenverre
JenaijamaisaimépersonneJemetrouveplutôtdrôlePardonnezmoi
Autrefois, il n'était pas du tout inhabituel d’utiliser un morceau de ficelle afin de guider des mots qui sinon auraient pu vaciller avant d’atteindre leur destination. Les gens timides avaient une petite pelote de ficelle dans leur poche, mais les personnes que l’on considérait comme des grandes gueules en avaient elles aussi besoin, puisque ceux qui ont l’habitude d'être écoutés par tout le monde sont souvent perdus quand il s'agit d’être écouté par une seule personne. La distance physique entre deux personnes utilisant une ficelle était souvent petite ; parfois, plus la distance était petite, plus le besoin de ficelle était grand.
La pratique d'attacher des gobelets à l’extrémité de la ficelle est venue bien plus tard. D’aucuns disent que cela vient du désir irrépressible de presser un coquillage contre une oreille afin d’entendre l'écho toujours vivant de la première expression du monde. D'autres disent que l’on doit cette pratique à un homme tenant l’extrémité d’une ficelle qu’une jeune fille partie en Amérique avait déroulé d’une rive à l'autre de l'océan.
Quand le monde est devenu plus vaste et qu'il n'y eut plus assez de ficelle pour empêcher que ce que les gens voulaient dire ne disparaisse dans cette immensité, le téléphone fut inventé.
Parfois il n’y a pas de longueur de ficelle suffisante pour dire les choses qui ont besoin d’être dites. Dans ces cas-là, tout ce que peut faire la ficelle, quelle que soit sa forme, c'est guider le silence de quelqu'un.

Nicole Krauss, L’histoire de l’amour (2005, Gallimard, 2006, Folio, 2008, p. 213-214)

lundi 7 juillet 2008

entachée de ridicule

Toute littérature est entachée de ridicule : sa gravité, sa solennité, son outrance, son tour péremptoire ou inspiré... inévitablement l’un ou l’autre de ses profils est déjà sa caricature. Le lecteur n’a plus qu’à disposer son siège dans le bon angle pour y trouver matière à rire et se moquer. La conscience aiguë de ce ridicule constitue sans doute le secret désespoir de tout écrivain lucide.

Éric Chevillard, L’autofictif, 278, 7 juillet 2008

vendredi 4 juillet 2008

des sosies

L’écrivain publie le résultat de ses méditations pour se sentir tout de même appartenir au monde, pour rompre le cercle vicieux de ses hantises et sortir de son corps. Puis il voit venir à lui ses lecteurs : des sosies.

Éric Chevillard, L’autofictif, 253, 12 juin 2008

jeudi 3 juillet 2008

fuir dans tous les sens

Crab fuit dans tous les sens. Il se dérobe devant. Il s’éclipse par derrière. Il se rue hors. Il décline l’offre. Il évite le sujet. Il noie le poisson. Il passe son tour. Il s’absente un moment. Il prend congé. Il change de trottoir. Il cherche refuge. Il scie la branche sur laquelle il est assis pour se faire un cercueil de belles planches.

Éric Chevillard, La Nébuleuse du crabe (Minuit, 1993, p. 64)

mardi 1 juillet 2008

une tendance à tout compliquer

Venons-en au fait. Ce n’est pas tant notre goût pour les viandes rouges et les salades vertes qui nous distingue des autres animaux (on aura brièvement reconnu au passage le tigre et l’escargot), ni notre rut sans façon, notre allégeance aux puissants ni notre vaillance soudain raffermie pour combattre un nain malade, et le gober, mais les cathédrales gothiques par exemple expriment bien en quoi consiste notre originalité, une tendance à tout compliquer, à ergoter même dans la pierre - et cela justement établirait notre prestige sans égal parmi les populations terrestres.

Éric Chevillard, La Nébuleuse du crabe (Minuit, 1993, p. 100)

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