Et bleu est je et le brouillon la non-mesure, au sable premier aspiré
retenu, et traces de glu ce faufil sur la mer, la nuit, entre les corps
désembrassés la nuit cette couture, et la croix, le sel, la différence, alors
qu'aux cuisses craque un silence de colle, et que, dans la rature dénouée
l'espace même de la fuite s'évase, et s'ouvre bleu
et bleu est seul, et mauve, et sans écriture, aveugle et nu ruban filé inerte
encore, traçoir des pauses, des vides, les absences de la mer ce pli même ce
faux pas, les nuits du navire je brisé de coque brisé de mât, bleu, grince et
vieux, rouille comme sang par saccades s'effondre, ce tombeau que le ressac
descelle, au minuit losangé de la cuisse une figure du vertige, et l'autre,
elle, avec la mer, aimer c'est traquer infiniment chercher me fouille, plus nue
que bleu l'écorché le navire, la nuit, à la proue nos transis de nuits lisses
et noires, et sans paupières à jamais couverts, et bleu est seul, de hasard,
innombrable
la ligne d'horizon bleu-noir, et cette étroite baie d'où coule, immédiat, ma
vive, le sang, de mes grandes feuilles à petits carreaux, de ma grande feuille
à vif dans la résille des bleus, et la mer, glissée menu sous la courbature de
la nuit, long de mes feuilles la nuit, fragment des bleus, du grand alambic des
bleus ce plain-chant d'écriture, allège, ourle, défait, engendre le sursis dans
la sueur et la morsure, du rond des seins à jamais nus, et l'appel même le nom,
la dérive des cris ce grincement sur le cahier, au fer des spirales raclées,
infiniment raclées à la mine bleu-noir
et parler bleu c'est l'impasse taillée à la racine du voyage, l'exil avant
la course, l'épuisement, la corruption, la face morte du voyage, parler bleu en
lui-même se dévide, enferme et répète la fugue, les ruines circulaires, bleu,
l'intense le cœur du songe, comme saisir la nuit par les ailes (p. 20-21)
Laisse monter, laisse venir, laisse prendre, le pont du rêve est solide, la
vision est nette, la délivrance proche, à ta portée, sans combat, sûre
à ta droite les ciels, leurs printemps aux oiseaux clairs, innombrables, lancés
à l’assaut des spirales noires quand tu lèves la tête et que la nuit ils te la
déverrouillent, la pénètrent, te l’étoilent de prodiges, comme la mer qu’ils
cousent avec ses voiles de sang et ses danses immobiles, dans le vertige clos
du baiser
toutes tes vies cheminent, nues et légères, délivrées du creuset de fer, et les
dieux s’avancent dans la transparence reconquise, parmi les hommes qui jamais
ne t’ont offert les paumes de leurs mains, jamais l’ovale tendre où poser ta
joue, toi, le rêveur de rêves échappés, envolés loin, extensions de la nuit sur
des paysages abstraits, sans bouche, un silence incandescent pave les voies où
toutes tes vies cheminent
le chagrin enfle la poitrine des mers et le monde soudain se ramasse sur ta
solitude, le silence se fait, et sur ton bras tendu où les veines saillent,
brille ce chiffre gravé là à même la peau, de ton appartenance, mathématique, à
la nuit (p. 67-68)
Michèle Dujardin, abâdon (Seuil, Déplacements, 2007)
Des voix anonymes et familières, poétiques et prophétiques, racontent la
ville, la mer, le bleu, la solitude, le silence, le lacher-prise :
« ils ont sur eux un roi , le messager de l’abîme, nommé en hébreu
Abâdon, "perdition". Apocalypse, 9, 11 » dit
l’exergue.
Michèle Dujardin est née à Marseille et a aussi publié, en 1983, un
roman, Blockhaus (Éditions du Quai)
En ligne :
- François Bon, « le poème
relève du danger et de l’inquiétude » (tiers livre)
- Dominique Dussidour, « place nette là où mon regard s’éploie »
(remue.net)