lignes de fuite

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samedi 7 mars 2009

la ligne de mots est une fibre optique

La ligne de mots est une fibre optique, aussi souple qu’un câble ; elle éclaire le chemin juste devant son extrémité fragile. Elle est ta sonde, délicate comme un ver. (p. 15)

La ligne de mots tâtonne à la recherche des fissures du firmament. (p. 30)

Annie Dillard, En vivant, en écrivant (1989, Christian Bourgois, 1996, traduit par Brice Matthieussent)

vendredi 6 mars 2009

drôles de lignes

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À mon sens, lorsque mes parents m'engendrèrent, l'un ou l'autre aurait dû prendre garde à ce qu'il faisait : et pourquoi pas tous deux puisque c'était leur commun devoir ? S'ils avaient à cet instant dûment pesé le pour et le contre, s'ils s'étaient avisés que de leurs humeurs et dispositions dominantes allaient dépendre non seulement la création d'un être raisonnable mais peut-être l'heureuse formation de son corps, sa température, son génie, le moule de son esprit et (si douteux que cela leur parût), jusqu'à la fortune de leur maison — s'ils avaient mûrement examiné tout cela, je suis persuadé que j'aurais fait dans le monde une tout autre figure et serais apparu au lecteur sous des traits sans doute fort différents de ceux qu'il va voir.

Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy (1759-1767), livre I, chapitre 1 (traduction de Charles Mauron)

Une belle édition en ligne du chef d'œuvre d'humour de Laurence Sterne, où l'on peut retrouver notamment les drôles de lignes de la fin du livre VI.

jeudi 5 mars 2009

des lignes de fuite s'étaient tracées

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Des lignes de fuite s'étaient tracées, indépendantes de l'architecture, dessinant la direction de la bourrasque. C'étaient des pieds de chaises, des pots de fleurs, des cannes. Tous les objets trop franchement plus légers que l'air avaient été groupés par monceaux hétéroclites dans les recoins, sorte de premier classement général, encore sommaire. Les gobelets plastique, les tracts, les cheveux, les mouchoirs arrachés comme ils sortaient des poches, les verres de contact. Certains insectes aussi, bataillant encore pour revenir sur le ventre. Des vêtements légers retombaient du ciel, mais, nul n'étant nu, ils provenaient de leur fil à linge.
L'ordre revenait. Les balayeurs profitèrent de ce que leur travail avait été fait aux trois quarts, pelletant dans les tas de détritus, les brosses à cheveux restaurèrent les choucroutes, les panneaux indiquèrent de nouveau la bonne direction, et les conversations suivirent leur cours. (p. 67)

Ils s'éloignaient sous les arbres de l'avenue, la lumière grise les rasait, rebondissait sur eux. La deuxième bourrasque avait laissé des traces plus profondes que la première. Pas exactement des dégâts mais une dissonance généralisée, une erreur dans le parallélisme, des fautes de perspective. Les défauts des passants sautaient plus aux yeux, encore soulignés par le ciel. Il y avait trop de couleur dans la bouche de certains, cela débordait, d'autres avaient les oreilles mal faites, prenant leur racine presque au menton, les bras d'autres encore se pliaient mal ou la taille de la main était fausse. Et les maisons, peut-être échaudées par ces coups de grisou, après des siècles de sérénité, s'étaient ramenées à des formes simples, sans astragale ni festons, classiques. Les balayeurs poussaient devant eux des masses fluides de morceaux, tout ce qui, de la bille à la couronne dentaire, roule spontanément au loin sous l'effet des éléments mais qui, même. entassé, demeure multiple et fuyant. Les balayeurs paraissaient plutôt contents, en gardant le même geste, d'avoir changé de métier. Il ne s'agissait plus de brasser de la poussière ou de rassembler les immondices que les villes sèment sous elles comme des caravanes paralysées, mais de faire de beaux tas d'or et de camaïeux. Ils se croisaient et se saluaient, leur effectif ayant crû pour l'occasion, ôtaient leur bonnet de laine en souriant, poussant des fonds de tiroir et des bras de poupée. (p. 89)

Le cyclone pousse sans racines, dit Langre. Longtemps inexistant, absent des pensées, il finit par être là mais se signale par quelques signes qui sont en fait des modèles réduits de lui-même. Comme tous les cyclones et, en cela, il ressemble à quelque chose, celui-ci sera rond, possédera, central et unique, un œil où tout sera provisoirement plus calme. Rappelons-nous que le vent n'est, en soi, rien de spécial. Le vent est avant tout mouvement. Il est ce qui est déjà, ce qui a toujours été, ce qui bouge peu, mais sous une forme absolument déchaînée. L'eau possède aussi cette faculté de se mettre en marche. Ne nous plaignons pas, peu de choses l'ont. Le bitume quelquefois, l'été, sous l'action du soleil, mais à peine. La pierre s'érode bien plus qu'elle ne s'éboule, la neige passe le plus clair de son temps tapis, rares sont les avalanches. Certains éléments comme l'herbe ne sortent jamais de leur réserve ou alors doucement, sur les ruines. Je ne dis rien du feu qui est un cas spécial, car il n'existe que pour dévorer. Le bois, qu'il soit sur pied ou arrangé en meubles, ne sort de son état que par le feu ou les termites. Seul l'air peut se faire cyclone. Ne nous plaignons pas. (p. 122-123)

Luc Blanvillain, Olaf chez les Langre (Quespire, 2008)

J'aurais dû comme Didier da Silva suivre bien plus tôt le conseil de lecture d'Alain Sevestre, car ce premier roman-là est un vrai plaisir de lecture, intelligent et désopilant, écrit dans une langue ciselée et pleine de surprises : on attend le prochain avec impatience.

Luc Blanvillain semble bien exister, Didier, puisqu'il est mon "ami" dans facebook (!) : il est né le 7 novembre 1967, est enseignant en Bretagne, et aussi musicien.

mercredi 4 mars 2009

goncourt du premier roman

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Jean-Baptiste Del Amo, né en 1981 à Toulouse, s'est vu remettre hier le Prix Goncourt du premier roman pour Une éducation libertine (Gallimard, 2008).

::: son site

là où elle est diminuée

82. De la vraie vie
symboles, figures, cris

Où est ce qui vit ? Certains disent que c'est forcément du côté où ça fait mal, là où l'on trime ou le voudrait, dans la misère et dans la peine. Ici on entend des voitures, il y a les ordres et les paroles dures. Ils disent, ceux-là, qu'on s'éloigne de la vraie vie (ils disent la vraie vie) si on prend un livre, qu'on s'isole à quelques-uns dans une salle pour l'échange ou le travail, qu'on y installe des lumières et du son quand bien même on en serait les seuls spectateurs, qu'on essaye son corps et qu'on le tend. Ils disent que nous on rêve (on le sait, pourtant, que c'est de la chance). Ce soir, la tête me tournait un peu, à retrouver les voitures, les mots des affiches, la loi là-bas des usines. Je ne sais pas où est la vraie vie : je sais seulement là où elle est diminuée.

François Bon, Tumulte (Fayard, 2006, p. 178)

mardi 3 mars 2009

sur le rythme de la pensée nous nous inventons

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{ V. Impression du temps que nul ne dément }

Sur le rythme de la pensée, nous nous déployons.
À chaque éclosion, nous nous déroulons.
Nous connaissons l'impression du temps.
En chaque instant, nous nous réunissons.

Les vérités sont déjà sues et
Par l'avenir, notre mouvement est observé.
Arrachés de l'origine, personne ne saura
Ce qu'il nous reste de liberté.

Notre suite s'interrogera sur le déjà connu,
Librement calculé, ainsi conçu.

Séparés de l'issue, personne ne saura
Ce qu'il nous reste de liberté.

En saccades, dans l'espace,
À nous-mêmes, nous nous succédons.
À chaque battement, la pensée se noue et se dit ;
À chaque battement, nous figurons la vie narrée.

Dans son ensemble nous la pensons et
Sans partition nous nous vivons.
À partir de toutes fictions, de tout temps,
Sur le rythme de la pensée nous nous inventons. (p. 57-58)

Mathieu Brosseau, La nuit d’un seul (La Rivière échappée, 2009)

Mathieu Brosseau est né en 1977 à Lannion dans les Côtes d’Armor ; il est bibliothécaire à Paris.
Il a publié :
- L’Aquatone (La Bartavelle, 2000)
- Surfaces : Journal perpétuel (Caractères, 2003)
- Dis-moi (La Rivière échappée, 2008)

Depuis 2006, il anime la revue en ligne plexus-s.net et, depuis 2008, il codirige avec François Rannou la collection L’Inadvertance chez publie.net.

::: le site de Mathieu Brosseau

::: une lecture de Nathalie Riera (Poezibao)

lundi 2 mars 2009

comme si nous nous connaissions d'enfance

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<Tip - tip - tip. France Inter, il est huit heures. Le Journal, Jean Wallace>.

Ok, ok. Alors, au panneau LA MULATIÈRE/OULLINS, suivre AUTOROUTE DU SOLEIL pendant 17,1 km, (...), ok, (...), et au panneau AVIGNON/ LYON, suivre AUTOROUTE A54-E80 pendant 20,2 km. Arrivée : ARLES. Distance parcourue 269,2 km. Ok.

(Bruit fuyant du) <Merde!> (la bâche du camion me claque à la conscience rouge). Un Norbert Dentressangle, dont la nodosité du nom et du sigle me fascinent depuis des années et que je guette sur l'autoroute, au gré des déplacements, comme si nous nous connaissions d'enfance et qu'une amitié silencieuse, étoilée, nous liait les uns à l'autre. Une sorte de porte-bonheur au carré rouge, que je ne chéris pour moi qu'indirectement puisque j'en destine les pouvoirs à l'intérêt supérieur de ma bonne étoile - elle seule me protégeant en toutes circonstances. D'autres laissent pendre à leur rétroviseur un rosaire, une main de Fatma, une étoile de David, un fer à cheval jivarisé ou un sachet de lavande en tulle ; d'autres encore collent sur leur tableau de bord une photo des enfants ou du chien braves. Moi, je guette mon camion : il faut nécessairement que je croise un Norbert Dentressangle dans mon esprit pour que les dangers de la route se dissipent – ce qui fait craindre à Claire qu’ils n’augmentent en réalité vertigineusement à partir de ce moment précis.

Sébastien Smirou, « Paquito », p. 72-73 dans Action restreinte, Théories et expériences de la fiction, n°11: la chair et la lettre, 1er semestre 2009. sous la direction de Mathias Lavin et Aurélie Soulatges

« Paquito », dit la notice de Sébastien Smirou, est « extrait d’un roman qui restera inédit » : c’est dommage, on aimerait beaucoup lire la suite !

Dans ce numéro d'Action resteinte, on trouve aussi des textes de Dominique Quélen, Philippe Rahmy, Isabelle Zribi, Mathieu Brosseau, Alban Lefranc, entre autres.

samedi 28 février 2009

au bord du fleuve de l’éternité

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Philip José Farmer (26 janvier 1918 - 25 février 2009) est mort hier : on ignore s’il s’est réveillé au bord du Fleuve de l’Éternité.

::: ActuaLitté
::: Suivez le geek
::: The Guardian

::: Gérard Klein, « Philip José Farmer ou Comment devenir un petit dieu » (Fiction, 174-175, mai-juin 1968. Repris dans Quarante-deux)

::: le site officiel

vendredi 27 février 2009

l'ego problématique

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ayant dormi trois heures à peine en une nuit mais y voyant clair, très clair, plus clair que jamais dans ma nuit déjà bien blanchie & ma vie un peu fanée - trois heures plus tard me réveillant avec les mêmes maux de têtes, l'ego problématique, l'ego voulant avant tout être aimé, adulé, caressé (un ego bien sucé, quotidiennement essoré nous laisse à peu près en paix), ayant encore raté une occasion de fermer ma gueule (mais plus je ferme ma gueule, plus la bêtise qui vient après - quand je l'ouvre - est énorme... considérable... monumentale : la méthode consisterait à écouler clandestinement ma folie par petites quantités et en lousdé, comme ces chats qui compissent nerveusement les coins des rues, à petits jets et fréquemment, comme par saccades, se soulageant en même temps qu'ils marquent leur territoire), ne pouvant longtemps me tenir, me polir, me contenir, offrir une surface lisse, un aspect policé, le mauvais fond -sale & sauvage- remontant à la surface et la défonçant, la crevant (comme si je m'ennuyais dans la paix, comme si j'avais voulu un combat ou la guerre) : si je ne remue pas le fond du pot, m'emmerdant grave mais si je le remue, une boue épaisse remontant et me submergeant de honte, remarquant que quand je dis ce que je pense (ce qui pousse & me bouscule), une odeur nauséabonde se répand et on croit que je suis une bête ou un fou (ce que je dis a quelque chose d'affreux), libérant un monstre quand je relâche mon attention, ce qui m'amène à conclure que ce que je pense est folie ou sagesse de bête et qu'il faut donc que je m'abstienne de tout avis personnel si je veux rester dans les limites de la raison (alors oui, tout va bien, je suis normal, j'accède à la normalité comme au paradis moderne & laïque), n'étant d'aucun groupe, d'aucune famille, d'aucun avis (mais demeuré idiot au pays des bêtes), ayant tout de même appartenu aux hommes par la force de cette normalité qui, toute ma vie, m'a rivé aux us et coutumes de mes semblables, ayant ressemblé à mes semblables de toutes mes forces (jusqu'à me fondre en eux et leur appartenir entièrement), la culpabilité étant l'autre moyen de continuer à appartenir à la communauté des hommes une fois la faute commise (faute qui retranche de la masse peinarde), disposant d'énormes quantités et de véritables gisements naturels de culpabilité (culpabilité éternellement disponible mais inassumable, inéliminable, incombustible), m'étant passionnément conformé au mode d'emploi (jusqu'à le tatouer sur ma peau), mais sinon faisant horreur à ceux que je m'efforce d'aimer (soit que je garde ma haine pour moi et qu'elle me brûle, soit que je la sorte et qu'elle m'éclabousse) (...)

« Un projet abandonné sous le canapé » (p. 105-106)

Jacques Brou, La machine à être. 773 paperoles trouvées dans les poches d’un homme ; suivi de Un projet abandonné sous le canapé (è®e, 2009)

Ce livre très singulier restitue, sous forme de fragments numérotés plein de points de suspension, les flux et reflux, doutes et certitudes, contradictions et affirmations d'une conscience.

C'est le quatrième livre de Jacques Brou, né à Nancy en 1966.
Il a publié auparavant :
- La Grande vacance (Léo Scheer, 2002)
- L’un (Léo Scheer, 2003)
- Le Penseur (Léo Scheer, 2003)

::: l'avis de Chloe Delaume

jeudi 26 février 2009

ne pas rester à la même place pour regarder dehors

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Parce que le vivant depuis le tout début du premier jour de la première cellule
bouge. Le vivant se transforme ne reste pas dans le même état - quand il ne bouge plus : il est mort. Foule de formes très vivantes aujourd'hui ici - bêtes arbres algues fleurs et certaines humaines mais ressemblent pourtant parfois à très très mortes. Des raisons, oui, ou simplement car nous figés engourdis englués finalement inanimés dans par exemple des simplicités comme rancunes ou habitudes. Et dommage, parce que plus longtemps on est figé plus dur après de bouger (je crois). La métaphore du sport et des courbatures éventuellement (question de la souplesse, craquements raideurs etc.).
Bouger : pas remuer les bras les jambes ni courir à toute allure ni gesticuler dans tous les sens. Non. je voudrais dire bouger, ne pas rester à la même place pour regarder dehors (ou dedans). Pas quand je décide tiens je vais bouger ce sera dur mais allons-y. Non. Bougé(e)(s) - accepter d'être. Plutôt (on ne sait pas quand). Des ci-dessous concrets pour illustrer, allez. (p. 9)

Cette année c'est tard peut-être mais mieux vaut tard n'est-ce pas - cette année donc je réalise combien je souvent régulièrement et pour pas grand-chose franchement : culpabilise. Très forte j'interprète j'analyse j'établis des scénarios plausibles et vraisemblables je trouve mille bonnes raisons au bout du compte j'ai réussi je me sens tout à fait entièrement totalement : coupable.
Un jour mariage, les mariés proches et la campagne on fait tout simple et ce qu'on veut, sourires vin rouge sous le soleil. Journée avec des amis chers anciens voisins. Joyeuse d'être avec eux mais pensée grignotante dans la tête et persistante « tu n'as pas honte tu devrais faire connaissance avec des autres inconnus ». Diable d'où vient ce tu devrais ? Bien des idées, oui mais. On a beau dire se rendre compte prendre conscience (ça fait du mieux certainement). Par exemple une de ces choses réalisée, ma foutue propension à une sorte de perfection (le mot sainteté et puis quoi encore). Que personne n'ait pour moi des reproches. Mais très curieux curieusement je fais l'inverse très souvent de justement ce qu'il faudrait. (p. 23)

Albane Gellé, bougé(e) (Seuil, Déplacements, 2009)

Albane Gellé est née en 1971 à Guérande, et a publié :
- À partir d’un doute (Voie Publique, 1993)
- Hors du Bocal (Le Chat qui Tousse, 1997)
- En toutes circonstances (Le dé bleu, 2001)
- De père en fille (Le Chat qui Tousse, 2001)
- L’air Libre (Le dé bleu, 2002)
- Un bruit de verre en elle (Inventaire/Invention, 2002)
- Aucun silence bien sûr (Le dé bleu, 2002)
- Quelques (Inventaire/Invention, 2004)
- Je te nous aime (Cheyne, 2004)
- Je, cheval (Jacques Brémond, 2006)

::: un premier état de bougé(e) (Inventaire/Invention)

::: remue.net
::: poezibao
::: Printemps des poètes
::: un entretien avec Alexandra Morardet (Arte, février 2006)

mercredi 25 février 2009

je me sens paressieux

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Je n'ai plus très envie
d'écrire des pohésies
si c'était comme avant
j'en fairais plus souvent
mais je me sens bien vieux
je me sens bien sérieux
je me sens consciencieux
je me sens paressieux.

Boris Vian, Je voudrais pas crever (1952)

À l'occasion du cinquantenaire de la mort de Boris Vian est proposée aux Allusifs une édition de Je voudrais pas crever illustrée par une vingtaine d'illustrateurs, qui fait l'objet d'une exposition à la librairie L'imagigraphe, 84 rue Oberkampf à Paris 11e, du 10 février au 4 avril 2009.

::: http://www.borisvian.org/
::: http://www.borisvian.fr/

lundi 23 février 2009

avec ses délicatesses de langage

Éric Chevillard m'ayant signalé une coquille dans son texte, que j'ai corrigée, je suis allée demander à Gustave ce qu'il avait écrit à Charles exactement (même pas besoin de faire tourner les tables ... merci internet) : plus de « lécitasses », mais des « délicatesses » :

À CHARLES BAUDELAIRE.

Croisset, 13 juillet 1857.
MON CHER AMI,
J'ai d'abord dévoré votre volume d'un bout à l'autre, comme une cuisinière fait d'un feuilleton, et maintenant, depuis huit jours, je le relis, vers à vers, mot à mot et, franchement, cela me plaît et m'enchante.
Vous avez trouvé le moyen de rajeunir le romantisme. Vous ne ressemblez à personne (ce qui est la première de toutes les qualités).
L'originalité du style découle de la conception. La phrase est toute bourrée par l'idée, à en craquer.
J'aime votre âpreté, avec ses délicatesses de langage, qui la font valoir comme des damasquinures sur une lame fine.
Voici les pièces qui m'ont le plus frappé : le sonnet XVIII : La Beauté ; c'est pour moi une oeuvre de la plus haute valeur ; – et puis les pièces suivantes : L'idéal, La Géante (que je connaissais déjà), la pièce XXV :

Avec ses vêtements ondoyants et nacrés.

Une charogne, le Chat (p 79), Le beau navire, À une dame créole, Le Spleen (p 140), qui m'a navré, tant c'est juste de couleur ! Ah ! vous comprenez l'embêtement de l'existence, vous ! Vous pouvez vous vanter de cela, sans orgueil. Je m'arrête dans mon énumération, car j'aurais l'air de copier la table de votre volume. Il faut que je vous dise pourtant que je raffole de la pièce LXXV, Tristesses de la lune : ...

Qui d'une main distraite et légère caresse
Avant de s'endormir, le contour de ses seins...

et j'admire profondément le Voyage à Cythère, etc. , etc.
Quant aux critiques, je ne vous en fais aucune, parce que je ne suis pas sûr de les penser moi-même, dans un quart d'heure. J'ai, en un mot, peur de dire des inepties, dont j'aurais un remords immédiat. Quand je vous reverrai cet hiver, à Paris, je vous poserai seulement, sous forme dubitative et modeste, quelques questions.
En résumé, ce qui me plaît avant tout dans votre livre, c'est que l'Art y prédomine. Et puis vous chantez la chair sans l'aimer, d'une façon triste et détachée qui m'est sympathique. Vous êtes résistant comme le marbre et pénétrant comme un brouillard d'Angleterre.
Encore une fois, mille remerciements du cadeau ; je vous serre la main très fort.
À vous.

GUSTAVE FLAUBERT

vous ne ressemblez à personne

À la demande (presque) générale, voici la totalité de l'intervention d'Éric Chevillard dans Le Matricule des anges (p. 13) :

Mais je veux une critique littéraire à ma botte, exaltée, fanatique, qui sache dégager subtilement le dessein secret de ma grande œuvre, sa radicale nouveauté, les mille intentions qui l'ordonnent, les finesses de style et de pensée dont elle est constituée et quelques autres encore que j'aurais étourdiment omis d'y inclure et qu'elle inventera pour moi, s'appuyant autant que possible tout de même sur le texte et ne le faussant pas trop, juste assez pour l'enrichir de ces miroitements de sens qui étonnamment lui faisaient défaut en dépit des innombrables facettes dont je prends soin de biseauter ses contours - puis que cette critique littéraire l'impose, ma grande œuvre, tant auprès de l'élite exigeante et blasée qui l'inscrira dans le temps sans terme de la postérité que du vaste public bon enfant qui m'assurera auparavant de solides rentes et une considération certaine dans mon quartier.

Très réussi également, le décalogue ironique d’Eric Faye (p. 14)

Ami critique,
I - Tu seras à la fois juge et partie (…)
II - Tu ne t’intéresseras au livre d’un auteur que s’il te permet de te mettre en valeur, toi.
III - Le premier roman d’un auteur ainsi encenseras, afin d’en être sacré « découvreur », et aussi pour mieux assassiner son deuxième, nettement plus faible.
IV - Moutonnier tu resteras, car entre confrères, on se tient chaud.
V - Des petits éditeurs te garderas de critiquer les livres (…)
VI - Les modes littéraires tu suivras (…)
VII - La loi du marché honoreras (…)
VIII - De lire les livres que tu dois chroniquer t’abstiendras, l’éditeur se donne assez de peine pour pondre un communiqué de presse et une « quatrième ».
IX - Tout livre reçu tu courras ventre à terre revendre chez Gibert (Joseph) (…)
X - Gardien du politiquement correct tu seras (…).

ainsi que la judicieuse contribution de Lydie Salvayre (p. 20) :

Petit aperçu de critiques suscitées par la publication en 1857 et 1861 des Fleurs du Mal de Monsieur Charles Baudelaire, d'où il ressort qu'il est préférable d'être jugé par Messieurs Gustave Flaubert et Victor Hugo, génies incontestables, que par Monsieur Gustave Bourdin lequel n'a laissé dans l'histoire littéraire que les traces de sa bave, ou les Frères Goncourt dont les noms seraient tombés depuis longtemps en poussière s'ils n'avaient été associés à un Prix de Gymnastique de renommée nationale.

Vos Fleurs du Mal rayonnent et éblouissent comme des étoiles.
Lettre de Victor Hugo à Baudelaire, 1857.

Il y a des moments où l'on doute de l'état mental de M. Baudelaire ; il y en a où l'on ne doute plus : c'est, la plupart du temps, la répétition monotone et préméditée des mêmes mots, des mêmes pensées... Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l'esprit, à toutes les putridités du cœur ; encore si c'était pour les guérir, mais elles sont incurables.
Gustave Bourdin, Le Figaro, 5 juillet 1857.

Vous avez trouvé le moyen de rajeunir le romantisme. Vous ne ressemblez à personne (ce qui est la première des qualités). L'originalité du style découle de la conception. La phrase est toute bourrée par l'idée, à en craquer. J'aime votre âpreté, avec ses lécitasses de langage qui la font valoir, comme des damasquinures sur une lame fine. Quant aux critiques, je ne vous en fait aucune, parce que je ne suis pas sûr de les penser moi-même dans un quart d'heure. J'ai, en un mot, peur de dire des inepties dont j’aurais un remords immédiat...
En résumé, ce qui me plaît avant tout dans votre livre, c'est que l'art y prédomine. Et puis vous chantez la chair sans l'aimer, d'une façon triste et détachée qui m'est sympathique. Vous êtes résistant comme le marbre et pénétrant comme le brouillard d'Angleterre.
Encore une fois, mille remerciements du cadeau. Je vous serre la main très fort.
Lettre de Gustave Flaubert à Baudelaire, 13 juillet 1857

Le saint Vincent de Paul des croûtes trouvées, une mouche à merde en fait d'art.
Edmond et Jules de Goncourt, journal avril 1862.

:::::: quelqu'un sait-il ce qu'est une « lécitasse » ? est-ce une coquille ?

Et beaucoup d'autres textes très intéressants, dans ces trois volets qui donnent successivement la parole aux critiques de la rédaction, aux auteurs et aux lecteurs ; on peut d'ailleurs si on le souhaite ajouter son avis de lecteur sur le site.

dimanche 22 février 2009

je veux une critique littéraire à ma botte

L’une des ruses somme toute assez grossière du critique littéraire de presse consiste à afficher sa profonde dilection pour un écrivain méconnu ou oublié du siècle dernier, à en devenir le spécialiste incontesté, grâce à quoi il passe pour érudit, car, se dit-on, s’il connaît même Hector Moulingrin ou Raymond Cocoti, sa culture doit être bien vaste et le champ de son savoir infini ! Or non, sachez qu’il n’a guère lu au-delà d’Hector Moulingrin ou de Raymond Cocoti.

Éric Chevillard, L'Autofictif, 484, 20 février 2009 (cela faisait longtemps que je ne l'avais cité!)

::: sur la critique littéraire aussi, une belle citation de Giraudoux chez Lily, pour illustrer les propos de « Rino » et « Nono » chez Picouly hier soir !

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::: à déguster enfin le beau n°100 du Matricule des anges, avec un dossier spécial « Quelle critique littéraire attendez-vous ? » : la réponse du même Éric Chevillard commence ainsi : « Mais je veux une critique littéraire à ma botte, exaltée, fanatique, qui sache dégager subtilement le dessein secret de ma grande œuvre (...) » et parmi les lecteurs on retrouve Caroline !

samedi 21 février 2009

poursuivre contre tout découragement

Poursuivre, contre tout découragement.
(Le découragement est l'état dominant du compositeur de poésie. L'absence de découragement est, comme la santé pour le docteur Knock de Jules Romains, « un état transitoire qui ne présage rien de bon »).

Jacques Roubaud, Poésie : (Seuil, 2000, p. 108)

vendredi 20 février 2009

raconter des histoires c'est raconter des mensonges

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-- ras le cul de tous ces mensonges vous voyez si j'essaie d'écrire quelque chose en fait ça n'a rien à voir avec l'architecture j'essaie de dire quelque chose sur l'écriture sur mon écriture je suis mon propre héros absurde comme dénomination mon propre personnage principal donc j'essaie de dire quelque chose sur moi à travers lui Albert un architecte alors que mais à quoi bon cette mascarade oui mascarade cette mascarade qui donne l'illusion l'illusion que je peux tout raconter à travers lui enfin tout ce que je pourrais trouver d'intéressant à raconter

-- souveraine aposiopèse

-- J'essaie de dire quelque chose pas de raconter une histoire raconter des histoires c'est raconter des mensonges et je veux dire la vérité sur moi sur mon expérience sur ma vérité de ma relation à la réalité sur le fait d'être assis là à écrire et à regarder Claremont Square par la fenêtre à essayer de dire quelque chose sur l'écriture et sur le fait qu'il n'y a aucune réponse à la solitude et au manque d'amour

-- vous voyez donc je

-- encore une fois qu'est-ce que l'écriture sinon la vérité ma façon de dire la vérité ma vérité sur l'expérience sur mon expérience personnelle et si je me laisse aller à la falsification en racontant des histoires alors je m'éloigne de la vérité de ma vérité ce qui n'est pas bon oh certainement pas en aucune manière

-- alors c'est rien

-- vous voyez, j'essaie de vous dire quelque chose sur les sensations qu'éveillent en moi mon statut de poète dans un monde où les poètes sont les seuls encore à éprouver un quelconque intérêt pour la poésie, à travers le corrélat objectif d'un architecte qui doit gagner sa vie en acceptant un boulot de prof.
Ce dispositif que vous n'avez pu manquer de voir se fissurer, dysfonctionner très souvent, bien trop souvent, car un architecte manqué peut en général réussir à gagner sa vie sans trop s'éloigner de son art, alors qu'aucun poète n'a jamais vécu de sa poésie, et puis, il y a dans l'architecture une dimension pragmatique qui fait tout bonnement défaut à la poésie, et puis, tout simplement, l'architecture n'est pas la poésie, point final (p. 171-172)

-- Question de morcellement de la vie, aussi, tentatives de reproduire la simultanéité du morcellement de la vie, de ma vie, de le retranscrire formellement, ce morcellement, par un collage des fragments de ma vie, les pauvres petites bricoles, le bric-à-brac, une composition, donc.

-- S'il te plaît, raconte-moi une histoire, raconte-moi une histoire. Infantile.

-- Non pas que je ne sois pas attaché à Albert, car je le suis, attaché, beaucoup, même. Albert, subtile allusion comique de ce nom, substitut aujourd'hui, en tant que tel, et Albert Albert, pour souligner son Albertitude, Albertité, réalité, unicité, oui, je le suis, attaché à lui, très, même si le portrait fourni par mes soins ne constitue qu'une vague esquisse, une entité multiple, j'en ai conscience, mais il me représente, alors à quoi bon : Albert, me représenter ? N'importe quoi.

-- Et retranscrire aussi la complexité de la vie, tenter autant que faire se peut de reproduire la complexité des êtres qui m'habitent, aussi contradictoires et primaires soient-ils : puéril, diront certains, autant pisser dans un violon, sans doute, mais je suis puéril à mes heures, et pas qu'un peu, comme tout le monde, cela fait partie de la complexité de la vie que j'essaie de reproduire, d'exorciser.

-- Confronté à l'infinie précision, énergie, ampleur de cette complexité, cette complexité de la vie, la tentation est grande pour un écrivain d'appliquer son propre système, un système arbitraire qui ne peut éviter la falsification, un système voué à la falsification ; à défaut, il pourra toujours inventer, ce qui est pur mensonge. Il ne faut pas se retourner sur le passé et lui appliquer une grille d'analyse. Tout ça n'est que mensonge, mensonge, trois fois mensonge. C'est au mieux, un moindre mal, pour les autres écrivains, histoire de leur faire une faveur, de leur accorder le bénéfice du doute infini. (p. 173-174)

- L'un de mes objectifs est didactique aussi : le roman doit servir à transmettre la vérité, et dans ce but, chaque procédé, chaque technique de l'art de l'imprimeur devrait être mis à la disposition de l'écrivain : d'où les trous dans la page, comme des fenêtres sur le futur, par exemple, autant attirer l'attention sur les possibilités que pour prouver ma théorie sur la mort de la poésie.

- La page est un espace sur lequel je dois pouvoir déposer les signes qui, d'après moi, transmettent le plus justement possible ce que j'ai à transmettre : j'utilise donc, dans les limites du budget de mon éditeur et de la patience de mon imprimeur, des techniques typographiques qui transgressent les limites contraignantes du roman conventionnel. Rejeter de telles techniques en les traitant d'artifices, ou refuser de les prendre au sérieux, c'est laisser passer l'essentiel. (p. 179-180)

B.S. Jonhson, Albert Angelo. Traduit par Françoise Marel (Quidam, 2009)

Publié en 1964 et écrit dans un style très singulier, typique de ce que sera le travail de B. S. Johnson, Albert Angelo est célèbre notamment à cause des fenêtres évidées qu'arborent deux de ces pages, et qui donnent à voir « le futur de la fiction », qui n’est pas forcément ce que l'on croit.
B.S. Johnson multiplie les adresses au lecteur, les points de vue narratifs (le récit des cours à des élèves difficiles, avec le texte sur plusieurs colonnes, est très réussi), et toute une série d’originalités stylistiques, qui sont toujours au service d'un propos chargé d'émotion, d'humour, d'intelligence.

Bryan Stanley Johnson, qui est né en 1933 et s'est suicidé à l'âge de quarante ans en 1973, est peu connu en France alors qu'il jouit d’un grand prestige en Angleterre.
En dix ans, il a écrit sept romans que, grâce aux excellentes éditions Quidam, on découvre peu à peu en France, traduits avec talent de l’anglais par Françoise Marel. Ont déjà été publiés :
- Chalut (Trawl, 1966 ; Quidam, 2007)
- R.A.S. Infirmière-Chef, une comédie gériatrique (House Mother Normal, 1971 ; Quidam, 2003)
- Christie Malry règle ses comptes (Christie Malry's Own Double-Entry, 1973 ; Quidam, 2004)
et à venir, toujours chez Quidam :
- Les Malchanceux (« le livre-boîte dont les 27 sections ou chapitres peuvent être battus comme des cartes et être lu(e)s selon l'ordre imposé par le hasard, le seul impératif restant de lire la section Début au début et la section Fin à la fin »), à paraître en novembre prochain
- La biographie que lui a consacrée Jonathan Coe, Like a Fiery Elephant : The Story of B. S. Johnson (Londres, 2004), à paraître début 2010.

à lire en ligne sur ce roman :
::: Bartleby les yeux ouverts
::: Laure Limongi
::: le Préfet maritime

jeudi 19 février 2009

la vie telle qu’elle est

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Car cela ne vous aura pas échappé : très rapidement, nous sommes noyés dans la vie telle qu’elle est. Les plus délurés d’entre nous sont broyés par la maussaderie, et ne savent, au bout de quelques années de vie, que dire oui-oui à ce qui est, et s'en plaindre, sans protester davantage. Toute personne dotée d'un tant soit peu d'espoir ou d'entrain naturel le perd au bout de quelques années d'existence. Dans le passé, je me suis souvent demandé, moi qui n'ai jamais rien fait avec facilité, encore moins avec naturel, comment s'en sortiraient ceux que je voyais heureux autour de moi. Le constat s'impose : les choses ont mal tourné pour eux aussi. Au bout de quelques années de vie, ceux qui, dans mon entourage, étaient les plus heureux de vivre ont été réduits en bouillie. Ceux qui avaient un peu de brillance, de talent, de génie, vingt, trente, quarante ans passés, ont perdu leur joie de vivre ou leur talent, et je peux même dire qu'ils ont acquis une mine encore plus terne que ceux qui étaient incapables, dans le passé, d'être naturellement heureux. (p. 17-18)

Les écrivains présentent souvent des exemples de vies ordinaires. D'un ton atone, ma grande amie ni mâle ni femelle (qui me disait régulièrement ne pas aimer le téléphone) me répétait chaque jour au téléphone qu'il existait des écrivains (et de plus nombreux êtres humains encore) qui n'avaient, par exemple, pas baisé de leur vie. Pour elle, le grand événement ne pouvait résider qu'en une grande histoire d'amour (opinion que je tenais pour naïve). Beaucoup d'écrivains n'avaient pas même baisé une seule fois dans leur vie, pour preuve Antonin Artaud (à qui elle aurait souhaité ressembler, du moins quand il avait encore des dents). Elle tirait de cet exemple (et de celui de Pessoa) qu'il était probable, du moins possible, qu'elle ne rebaise plus. Elle avait eu la chance, connu le miracle, de baiser quelques fois dans sa vie (et encore, dans quelles conditions!), mais ce miracle pouvait ne pas se représenter. En outre, il s'était avéré totalement décevant. Si bien que tous les cas où le miracle d'un acte sexuel avec autrui était survenu, il ne lui était en réalité rien arrivé de plus. (p. 37)

Tous les soirs, tous les soirs de ma vie, j'ai jugé que rien de ce que j'observais ou vivais ne se hissait suffisamment haut pour atteindre la prétention flottante qui était la mienne. En désespoir de cause, j'ai pris le parti de considérer que ce que j'observais et ressentais était absolu dans le négatif : dans ma bouche, les choses n'étaient pas maussades, mais calamiteuses, ne frisaient pas le ridicule, mais étaient absolument grotesques, et ainsi de suite. Si le paradis n'était pas envisageable, du moins l'enfer le serait. Si manifestement aucune révolution ne s'annonçait, du moins une apocalypse sans lendemain était inévitable. Chaos, confusion, terreur, catastrophes, honteuse escroquerie, tels étaient les termes avec lesquels je me suis plu à dépeindre le monde et la vie. Je me suis accrochée à l'idéal, dans sa version la plus sombre, de peur de le perdre complètement. Mieux valait, dans mon esprit, un idéal aux teintes obscures que l'acceptation de la relativité des choses. Cette dernière m'apparaissait comme une position inacceptable. Mais je m'aperçois aujourd'hui que cet idéal sombre, auquel chaque soir m'a ferrée davantage, m'a plombé la vie, ruiné l'existence. (p. 96-97)

Isabelle Zribi, Tous les soirs de ma vie (Verticales, 2009)

Isabelle Zribi est née en 1974 à Paris.
Elle a publié M.J. Faust aux éditions Comp’Act (2003) et participé aux ouvrages collectifs Autres territoires (Farrago, 2003) et Suspendu au récit. La question du nihilisme (Comp’Act, 2006), ainsi qu’à des revues comme la revue X. Elle co-anime la revue Action restreinte.

Tous les soirs de ma vie est un monologue sobre et intimiste, écrit dans une langue classique aux accents parfois proustiens, très différent de son précédent roman Bienvenue à Bathory (Verticales, 2007), d'inspiration queer et gothique.

::: le livre des temps nouveaux, son blog
::: des extraits dans remue.net

mercredi 18 février 2009

touche pas à ma princesse !

« Touche pas à ma princesse ! »
sur le site de la SIEFAR, Société Internationale pour l'Étude des Femmes de l'Ancien Régime.

mardi 17 février 2009

en petits ruisseaux sur des écrans ou des feuilles

rebotier.jpg

49.1
Criture.
Certains tentent de préserver leurs paroles en les transformant en traces liquides qu'ils font couler en petits ruisseaux sur des écrans ou des feuilles.

49.2
Les feuilles ne sont pas vertes mais blanches. Le liquide sèche en séchant.

49.3
Parfois ils font un paquet de ces feuilles, qu'ils assemblent en objets durs-mous, sur lesquels les autres peuvent s'asseoir.
(Voir ci-autour.)

(…)

49.19
Dans l'écriture on lisse et on relisse les mots avec une plume, jusqu'à ce que la pensée glisse parfaitement.

49.20
Dans l'écriture on touche et on retouche les mots au moyen d'une souris, jusqu'à ce que la pensée se couche. Parfaitement !

49.21
Dans la belle histoire de la page blanche, ce n'est pas la page qui est vide, ni le cerveau qui flanche, clic, c'est le trou plein qui ne sait où aller.

49.22
Idem écran plat, écran noir, cerveau-planche.

49.23
Vois l'œil du lecteur qui se glisse sous les mots et glisse à son tour sur la pensée lissée.

49.24
Glisse sur feuilles, plage, virginité, cristaux liquides.

49.25
En dépit des efforts paranoïaques des crivains pour protéger les mots de l'usure, ceux-ci se roulent à leur gré dans les louches, sur les écrans, se déformant et s'érodant par tous les bouts.

49.26
En usant des mots, on les use par la tête, et la queue.

Jacques Rebotier, description de l’omme (Verticales, 2008, p. 357-361)

post-scriptum : pour se faire une idée plus précise avant de courir l'acheter, la table et quelques extraits avaient été publiés sur le site d'inventaire/invention.

lundi 16 février 2009

avec du vocabulaire imbitable

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« J’ai écrit ce roman pour plaire aux hommes, pour qu’ils me prennent au sérieux. J’ai donc créé une histoire politique et scientifique, avec du vocabulaire imbitable sur des sujets incompréhensibles, un peu de sexe mais glauque et une fin morale. J’ai tout dosé pour que cela soit bien marqué SF. À partir de là, j’ai pu faire ce que je voulais. »

affirme avec humour Catherine Dufour, à propos de son excellent Goût de l’immortalité (Mnémos, 2005), qui lui a valu plusieurs prix dont le Grand prix de l'imaginaire en 2007, dans un article de Marie Kock, « SF & Fantasy. Une affaire de femmes » (Livres Hebdo, 763, 6 février 2009).

::: la page noosfere de Catherine Dufour
::: la page que lui consacre le Cafard cosmique
::: avec un intéressant entretien
::: elle a publié récemment un recueil de nouvelles :
L’Accroissement mathématique du plaisir (Bélial, 2008)

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