C'est le jour du blog de voyage. Joseph l'écrit chez lui, confortablement
installé devant son PC. Il s'est servi un café allongé, il a choisi la musique
qu'il écoutera ; aujourd'hui ce sera l'intégrale des sonates de Liszt,
c'est si agréable de voyager en compagnie de Franz Liszt. Sur sa table traînent
des atlas, un dictionnaire français-anglais. Son étagère est pleine de
Guides du routard, de Lonely Planet.
Joseph hésite : où partira-t-il cette fois-ci ? Il ouvre l'atlas,
surfe sur internet, consulte les blogs de voyage des autres. Tiens, la route de
la soie, ce ne serait pas mal. Un peu long, peut-être. Il la prendra à la
sortie de la Turquie, ça raccourcira le voyage. Les noms d'étapes en Iran sont
superbes, il ne parlera pas d'Iran, mais de Perse, ça sonne autrement
mieux : Tabriz, Zanjan, Téhéran parce qu'on ne peut pas faire autrement,
et Qom, la ville sainte, il faut toujours une ville sainte dans un beau voyage.
Il hésite à faire le crochet par Bam et Chiraz, comme le conseillent plusieurs
routards, mais il ne veut pas se disperser. Dommage, c'était joli, Chiraz.
Surtout avec le double a, Chiraaz. Tant pis, cap sur
Meshed.
Le voici au cœur du sujet : le Turkestan occidental. Très bien, le
Turkestan, certains lecteurs croiront qu'il s'agit d'une erreur, il faut dire
le Turkménistan ! Mais non, c'est bien le Turkestan, et sa kyrielle de
-stan magiques, Ouzbékistan, Kazakhstan, Turkménistan, Kirghizistan,
Tadjikistan. Le Turkestan avec cet « occidental » à côté, c'est
encore plus fascinant : Boukhara, Samarkand, Tachkent, la vallée du
Ferghana et la plongée vers la Chine. Le voyage a de l'allure. En route !
Joseph lance ses recherches sur Google, trouve des blogs qui en parlent, des
sites d'agences de voyages. Il note soigneusement les difficultés à rencontrer,
c'est souvent le plus intéressant : ne pas oublier de parler des problèmes
d'obtention de visas, et du passage de la frontière ouzbeko-kirghize.
Il lui reste à copier-coller des textes anglais qu'il lui faudra traduire,
quelques passages étonnants mais mal écrits - ces jeunes voyageurs ne savent
pas raconter, c'est vivant, mais c'est bâclé. Il leur emprunte quelques
rencontres : l'inévitable vieux sage, le berger hospitalier, le marchand
insistant, les gamins avec lesquels on joue aux cartes, les touristes
néo-zélandais si drôles, si ouverts, la mystérieuse jeune femme je n'en dirai
pas plus.
Il rédige lui-même les descriptions de paysages, car celles des blogueurs
manquent de vocabulaire. Il le fait de façon très subtile, entremêlant les
constats de topographe et les émotions d'un voyageur de l'époque romantique,
c'est un savoureux mélange de Bougainville et de Gérard de Nerval.
Il faut aussi des anecdotes, beaucoup d'anecdotes. Les meilleures sont celles
où la douane est bornée, et celles où l'on se retrouve un peu ridicule avec ses
préjugés de bon Français. Pour pimenter le tout, ne pas oublier les étonnements
culinaires, avec photos des plats mentionnés.
Les photos ! C'est ce qui l'amuse le plus : il les pioche un peu
partout sur internet, change les cadrages, les retouche, gomme quelques
éléments, ajoute quelques arbustes, quelques passants pour les rendre plus
personnelles, voilà, c'est fait. Toujours légender les photos, si possible en y
ajoutant une petite touche dérisoire. Il ne faut pas écrire :
« Boukhara, le palais d'été de l'émir », mais : « C'est le
palais d'été de l'émir ; dommage, je n'ai pas pu me faire inviter !
»
Ne pas oublier quelques smileys, et le blog est prêt.
Joseph va, comme d'habitude, mettre ça en ligne, par tranches, au hasard des
étapes imaginées. Hé, c'est qu'on n'est pas supposé trouver partout des
cybercafés sur la route de la soie !
Le voyage imaginaire est lancé, et les semaines passent. C'est bientôt la fin,
il ne sort plus de chez lui et envoie déjà ses billets de Wu Wei, de Xi’An. Il
glisse quelques fautes d'accent et parle des difficultés des claviers chinois.
C'est le meilleur moment, celui où, sur les pages du blog, surgissent les
commentaires de lecteurs, les questions de candidats au voyage. Il répond à
chacun, ça fait partie de son image. Il n'invente rien, il va chercher les
informations. Quand il ne trouve pas, il répond pour dire qu'il ne sait
pas ; c'est rare.
Une fois de plus, il aura construit la légende de Joseph le grand
voyageur.
Bien installé devant son bureau, il arrive aujourd'hui à Pékin, destination
finale de son voyage. Qu'est-ce qu'il sera censé faire à Pékin ? Il y aura
trouvé un petit boulot de factotum dans une boîte française d'import-export, il
rentrera en France dans un mois ou deux. Des trucs de jeune. (...)
Georges Flippo, « La route de la soie », Qui comme Ulysse.
Nouvelles en partance (Anne Carrière, 2008, p. 217-220)
Les nouvelles de ce recueil, comme leur titre l’indique, évoquent, chacune à
leur façon, les multiples facettes du voyage. La plupart sont nettement plus
sombres et graves (avec souvent la mort pour destination) que ce portrait de
vrai blogueur - faux voyageur. Mais il m’a amusée (d'autant que la chute, que
je ne cite pas, est belle), car c’est une hypothèse que j’envisage assez
souvent, lorsque je lis en ligne des récits de voyages plus ou moins exotiques.
M’a amusée, aussi, le fait que ce livre me soit arrivé par la poste, avec
mission pour moi de le faire suivre : bonne idée que cette forme d'odyssée
pour un Ulysse de papier à qui je souhaite bon vent !