lignes de fuite

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vendredi 20 juin 2008

ni clairement ni entièrement définie

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Organiser notre existence de façon qu'elle soit aux yeux des autres un mystère, et que ceux mêmes qui nous connaissent le mieux nous ignorent seulement de plus près que les autres. J'ai façonné ainsi ma vie, presque sans y penser, mais avec tant d'art et d'instinct que je suis devenu pour moi-même une individualité, mienne sans doute, mais qui n'est ni clairement ni entièrement définie.

Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité, 115 (trad. Françoise Laye, Christian Bourgois, 1999, p. 142)

jeudi 19 juin 2008

une erreur métaphysique de la matière

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Vivre m’apparaît comme une erreur métaphysique de la matière, une étourderie de l’inaction.

Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité, 99, 12 juin 1930 (trad. Françoise Laye, Christian Bourgois, 1999, p. 130)

mercredi 18 juin 2008

entre la vie et moi

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Entre la vie et moi, une vitre mince. J’ai beau voir et comprendre la vie très clairement, je ne peux la toucher.

Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité, 80 (trad. Françoise Laye, Christian Bourgois, 1999, p. 110)

pause

Si je savais dessiner je vous laisserais quelque chose comme ça ou comme ça ... je m'éclipse quelques jours, au soleil (j'espère !) et au bord de la mer, mais sans doute sans connexion (ou juste un peu!), en vous laissant avec quelques citations de Pessoa (il y a pire !) et en vous demandant d'être indulgents si je ne réponds pas très vite à vos commentaires.

post-scriptum : j'ai tout de même téléchargé Firefox 3 pendant le Download day avant déconnexion !

mardi 17 juin 2008

le glas de l'excommunication

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Tout le monde a pris place face au jury privé de son pater dolorosus et voyant le trio bancal se tenir debout derrière la table les assis se lèvent comme à la messe, c'est l'heure enfin de la dire. Et voici que par la bouche de Patrick Canis lentement, solennellement sonne la sentence : Le jury dont j'ai été désigné président... vous décerne le grade de docteur... avec la mention... Très Honorable...
... suit le silence décisif, où chacun attend les Félicitations, Graal du doctorant, sésame de la carrière universitaire. Sans elles point de salut, elles sont le devoir des élites et le minimum requis pour obtenir un poste titulaire, la chose est à ce point évidente qu'il est à peine besoin de la formuler : on n'emmène pas en soutenance un normalien agrégé, a fortiori quand il exerce déjà comme enseignant-chercheur, si l'on n'a pas l'assurance qu'elles lui seront délivrées...
... passé un délai raisonnable de deux secondes et demie, on comprend : qu'elles ne viendront pas, qu'elles ne viendront jamais, et c'est le glas de l'excommunication qui sonne. Le silence est devenu gluant d'effroi. Des applaudissements glacés s'élèvent lentement du public, fracas clairsemé : certains choisissent de s'abstenir, d'autres battent durement leurs paumes comme on gifle l'air, en signe de désaveu. Juliette éperdue se retourne vers ce public raide comme la mort, les bras du Papa sont là tout près elle y affaisse un sanglot de fond d'entrailles - Qu'est-ce que ça veut dire ? voix basse du père qui n'ose pas comprendre. C'est fini, Papa, c'est fini.

Judith Bernard, Qui trop embrasse (Stock, 2008, p. 220-221)

Ouvertement autobiographique et un peu agaçant par son style, ce récit vaut surtout par une savoureuse satire du milieu universitaire en forme de règlement de comptes : quand on sait la mascarade hautement anxiogène que c’est, une thèse, même couronnée des indispensables « félicitations du jury », on s’y amuse beaucoup.

Qui trop embrasse est le premier roman de Judith Bernard, dont j'aimais beaucoup les interventions dans le défunt Arrêt sur images et son Big Bang Blog.
Elle est aussi comédienne dans la compagnie ADA, pour laquelle elle a écrit une pièce, Domino (2008).
On trouve en ligne sa thèse (et les noms des coupables).

lundi 16 juin 2008

quelques liens au milieu des débris

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::: les billets de Virginie Clayssen, Irène Delse, Hélène Clémente et Christian Fauré me font regretter de ne pas m’être inscrite au BookCamp organisé par Hubert Guillaud.

::: je suis très fière que lignes de fuite soit le « site du mois » (des trois mois en fait, vacances d’été obligent) de l’Association pour l’autobiographie, en dépit de son (mon) caractère peu intime. Merci à Bernard Massip, son webmestre !

::: très fière aussi de figurer en bonne place et bonne compagnie dans le « gueuloir électronique » de Laure Limongi (elle demande de ne pas l’insulter si on n'aime pas sa « listeu » alors je ne remercie pas non plus, mais le cœur y est !)

::: et de chez Laure l’éditrice je rebondit vers la bonne nouvelle annoncée par Didier da Silva sur son blog : ils vont faire ensemble un livre dont la couverture ressemble à une estampe d'Hiroshige.

dimanche 15 juin 2008

les ultimes débris de l'espèce

En réalité il n'était pas impatient de l'apprendre. Une fois de plus, il lui semblait que l'Organisation s'engageait sur une voie délirante. Elle l'entraînait dans une aventure irrationnelle qui n'avait plus de rapport direct avec le sauvetage de l'humanité en naufrage. Brown ne se sentait pas tenté par la dissidence ni par la défection et, bien entendu, il ne songeait pas à remettre en cause les nouvelles orientations de l'Organisation, mais il avait perdu tout enthousiasme, et le scepticisme le rongeait. Comme tout le monde, il savait que le prolétariat ne triompherait plus et que l'humanité disparaîtrait bientôt sans avoir connu les lumières de l'égalitarisme, toutefois il avait du mal à admettre que, pour sauver les ultimes débris de l'espèce, l'Organisation désormais élaborât une stratégie à partir de visions magiques, de chamanisme à la petite semaine, d'hallucinations et de murmures entendus en rêve. Brown se considérait comme un soldat et il obéissait à sa hiérarchie, il lui obéissait avec un dévouement sans faille, mais il regrettait les temps mythiques où les réseaux clandestins luttaient sans relâche pour la révolution mondiale, avec des objectifs et des idéaux clairs qui se transmettaient entre les militants de siècle en siècle et entretenaient l'espoir d'une vie meilleure pour les générations suivantes, alors que maintenant on avançait à tâtons, au hasard, tandis que tout autour l'humanité se raréfiait irrémédiablement en tant qu’espèce et vivait ses dernières années. Brown ne voyait pas dans les missions qu’on lui confiait une manière efficace de repousser l'extinction du genre humain. Si on résume, il ne comprenait plus ce qu'il faisait sur terre. Il sentait la fin rôder, la sienne comme celle des autres.
(...) quand une espèce comme l’humanité aborde ses dernières décennies, la plupart des individus ignorent ou transgressent la norme : et on était déjà dans cette époque-là.

Lutz Bassmann, « Crise au Tong Fong Hôtel », Avec les moines-soldats (Verdier, Chaoïd, 2008, p. 189-190 et p. 193)

samedi 14 juin 2008

quelque chose se charpente

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LES NOVELLES OU ENTREVOÛTES

Avec le romånce et la Shaggå, les novelles offrent au post-exotisme un troisième type de support original, aussi puissant que les précédents et aussi couramment utilisé. Là encore, l'auteur doit adapter son inspiration à un espace réglementé, mais sans que la contrainte ne vienne déséquilibrer la qualité de son discours. Immenses développements et fables microscopiques coexistent sous l'étiquette de novelles ; la poésie la plus aérienne s'y trouve à son aise, par exemple celle d'Anita Negrini, tout autant que le réalisme brutalissime, par exemple celui de Petra Kim.
Derrière le svstème qui régit le fonctionnement de la novelle, on relèvera des traits communs aux autres genres du post-exotisme : 1) un même constat de différence avec l’extérieur ; 2) une même volonté d'agrandir cette cassure, d'accentuer le décalage avec le monde réel, perçu comme étant la source de toute douleur ; 3) un même souci de proclamer sa dissidence par rapport aux modes qui fleurissent hors du ghetto carcéral.
Les recueils de novelles regroupent des textes allant par paire. Chaque paire compose un ensemble que Khrili Gompo, dans la préface à son ouvrage fondateur Ravalement de facade, a proposé de baptiser une entrevoûte.
Le terme d'entrevoûte est un terme heureux. Il suggère des pratiques magiques, un envoûtement et, en même temps, une intimité musicale, faite d'onirisme entrecroisé, de réciprocité et de partage ; il met bien en évidence la nature circulaire de cette structure, sa courbure simple et solide.
Voyons cela d'un peu plus près.
Un premier texte, la novelle crée un champ littéraire. Le sujet a souvent rapport avec le fantastique, mais pas toujours. Une situation est définie, des personnages agissent, sur un tissu culturel précis s'accroche l'anecdote, avec son passé implicite et ses non-dits. Un deuxième texte, qu'on appellera l’annexe ou le répons, s'empare d'un moment choisi dans le corps de la narration précédente et il le fait prospérer, sans pour autant chercher à éclairer le premier récit ou a le compléter : c'est un deuxième morceau de prose qui a un caractère indépendant et qui a ses propres objectifs littéraires, son propre style, sa propre réserve d'archives et d'images. Toutefois, l'ensemble s'inscrit dans un système narratif binaire. La seule présence du répons suffit pour que le champ littéraire du premier texte gagne en cohérence. Un réseau d’harmoniques prend consistance, les nuages circulent mieux, l'histoire vibre mieux, en profondeur ; les non-dits ne peuvent se confondre avec des omissions, ils ont à présent un statut poétique. L'existence de deux textes associés pose sur l'ensemble un épais voile supplémentaire de sens.
De l'inconscient de l'auteur à l'inconscient du lecteur, quelque chose également se charpente, et cela n'est pas la moindre des réussites de l’entrevoûte. L'univers tors, courbe, autonome, qui sous-tend et justifie les deux proses entrevoûtées, s'allonge alors sans heurt au delà du texte, et, chez le lecteur sympathisant, réceptif, il se substitue au réel. Les références au monde extérieur dépérissent, elles perdent une bonne part de leur pertinence. Pour apprécier l'entrevoûte, pour la parcourir et l'habiter, il n'est plus utile d'avoir en tête les catégories idéologiques et esthétiques de l'extérieur.
Lire un recueil d'entrevoûtes renforce la certitude post-exotique qu'on est « entre soi », loin des dogues loquaces, des propagandistes et des amuseurs millionnaires. Le champ Iittéraire de l’entrevoûte ouvre sur l'infini : il devient une destination de voyage, un havre pour le narrateur, une terre d’exil pour le lecteur, d’exil tranquille, hors d’atteinte de l’ennemi, comme à jamais hors d’atteinte de l’ennemi.
ERDOGAN MAYAYO

Antoine Volodine (et alii) , Le post-exotisme en dix leçons, leçons onze (Gallimard, 1998, p. 54-57)

vendredi 13 juin 2008

charpente en désordre

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Bien que toujours désireuse de modifier le cours de l’histoire, l’Organisation avait renoncé à ses références anciennes. Elle savait que l’humanité était fichue et elle ne nourrissait plus l’espoir de voir naître sur terre une société prolétarienne juste et fraternelle. Elle souhaitait sauver en urgence le peu qui restait encore à sauver, et, comme les outils utopiques du passé se révélaient inopérants et même absurdes, elle fondait à présent sa stratégie sur des forces obscures qu’autrefois elle avait dénoncées comme surgies d’esprits arriérés ou typiques des régressions féodales : les rêves, les imprécations schizophrènes, les transes chamaniques, le fakirisme. Outre les bureaucrates maniaques de toujours, en haut de la hiérarchie, on trouvait désormais des spécialistes de la métempsycose et des moines. Brown avait le sens de la discipline et il leur obéissait, mais il regrettait les temps mythiques, quand l’Organisation prônait la révolution mondiale ou, à défaut, les assassinats de responsables et de criminels, et que les agents se rendaient dans des lieux exotiques pour cribler de balles tel ou tel ignoble individu ou détruire telle ou telle insupportable cible. Comme moi il regrettait fortement ce temps-là. Atteint par un noir scepticisme, il ne voyait pas dans sa propre activité une manière efficace de repousser l’extinction du genre humain, ou du moins de préparer ce qu’il y aurait après l’avenir. Il s'adaptait, il avait été entraîné pour s'adapter à n'importe quelle situation, mais son enthousiasme militant était maintenant gangrené, pour ne pas dire proche du zéro. Il ne comprenait plus ce qu'il faisait sur terre. Il sentait la fin rôder, la sienne comme celle des autres. À maintes reprises, il avait envisagé le suicide, mais, par fatalisme, il ne retournait pas contre lui son arme de service et il continuait à accepter des missions, à voyager, à écouter les élucubrations de ses chefs. Et, pour finir, sans excitation et sans joie, il allait trouver les agents locaux qu'on lui désignait et il suivait à la lettre leurs instructions délirantes. (« Crise au Tong Fong Hôtel », p. 54-55)

- Dans mon rêve, on ne voyait pas nettement si c’était une petite fille, dit Cuzco.
Brown se racla la gorge.
- Je pense que c'était tout comme, dit-il.
- Dans mon rêve, j'avais l'impression qu'il s'agissait d'une araignée étrange, dit Cuzco. Elle venait d'un au-delà inimaginable. Elle avait très peur.
Brown hocha la tête. Le jour éclairait l'océan. Il allait pleuvoir. Les vagues étaient magnifiques, sans régularité elles venaient se briser à leurs pieds, remuant des morceaux de tôle, des galets, des fragments de matière plastique, du mazout. Elles étaient principalement vert foncé et gris.
C'est bien que vous l'ayez rassurée avec cette couverture, poursuivit Cuzco.
- Je ne l'ai pas rassurée, dit Brown. Elle n'avait pas besoin de mon aide. Elle a fait demi-tour et elle est retournée brûler au fond du Tong Fong Hotel.
Et certainement beaucoup plus loin encore, fit Cuzco.
- J'ignore toujours ce qu'il était prévu que j'accomplisse, quel acte précis, avoua Brown.
- Peut-être qu'elle vous a vu pleurer, dit Cuzco.
- J'ai pleuré ? dit Brown.
Boïan Cuzco haussa ses épaules invraisemblables. Il y eut une pause dans le bruit des vagues, puis le silence se brisa. Des crabes avaient été projetés sur le rivage et, pour leur malheur, ils avaient atterri dans une flaque où dominaient des composés goudronneux. Ils rampèrent un moment puis s'immobilisèrent. Ils étaient petits, ils n'étaient pas de taille pour lutter contre la glu. L'un d'eux s'agitait, le ventre à l'air, comme désireux de prolonger malgré tout son semblant d'existence, ses inutiles souffrances, ou peut-être ne s'apercevant même pas qu'il était en train de mourir.
- J'ai failli l'appeler, reprit Brown. Je me tenais comme un idiot en face de l'espace noir, les yeux me piquaient. Je n'arrivais pas à respirer. Je ne savais pas si ma mission se terminait là ou non. j'ai failli l'appeler, mais je me suis ravisé. C'était trop absurde.
- Dans mon rêve, vous lui donniez un nom d'épave, dit Cuzco.
Il se leva. Brown ne l'avait encore jamais vu déplié et il le trouva grand, bien que doté d'une charpente en désordre qui le forçait à se voûter. Il marcha jusqu'à la flaque de goudron et secoua sa tête de cormoran. Il examinait les bêtes qui agonisaient à ses pieds.
Brown le rejoignit. Les crabes avaient recommencé à se débattre. Parfois ils se heurtaient d'un revers de pince. Le goudron ralentissait leurs gestes les plus élémentaires.
- Ils sont condamnés, dit Brown.
- Condamnés à quoi, dit Cuzco.
Ils étaient là, tous les deux, inclinés au-dessus des agonisants.
Ils étaient là, tous les deux, en pleine lumière crépusculaire d'avant la pluie.
Ils étaient là, tous les deux, et ils ne disaient plus rien de mémorable.

Dialogue sur la plage

Le pneu avait atterri sur la plage, finalement, il avait été rejeté au sec, entre les crabes mazoutés et le chicot de ciment qui jadis avait été un escalier ou un début de ponton. Il était abîmé à plusieurs endroits et on voyait ses entrailles courbes, ses intérieurs où un peu d'eau de mer encore brillait. Brown le regarda avec attention pendant un quart d'heure, puis il se tourna vers Cuzco.
- Parfois je me demande si nous servons à quelque chose, dit-il.
Cuzco, cette fois-ci, n'avait pas son cahier sur lui ou près de lui. Peut-être avait-il abandonné son projet d'écriture, peut-être avait-il égaré son stylo et décidé de remettre à plus tard sa rédaction. Il avait un air halluciné, un air d'oiseau marin halluciné, avec les joues couvertes de rayures, et des yeux soudain rétrécis et sans paupières, qui lançaient des éclairs d'or.
- Qui ça, nous ? demanda-t-il.
- Vous et moi, l'Organisation, précisa Brown.
- Vous savez, Brown, dit Cuzco, en ce moment, une époque où l'humanité finit de mourir, je ne vois pas ...
- Vous ne voyez pas quoi, Cuzco ? insista Brown, d'une voix forte, comme s'il était en train de procéder à un interrogatoire.
- Servir à quelque chose, dit Cuzco avec une grimace, comme s'il lui déplaisait profondément de parler. Je ne vois pas pourquoi vous posez comme ça le problème. Les humains vivent leurs dernières années. Nous sommes là, avec eux, voilà tout.
Brown reprit l'examen du pneu. La marée haute l'avait mis à l'abri des vagues, mais il retournerait peut-être en mer quand celles-ci reviendraient le lécher et le bousculer. Il allait peut-être aller et venir ainsi pendant quelques jours, quelques semaines, entre terre et océan, avant d'échouer définitivement quelque part, sur la décharge ou ensablé dans un haut-fond. Il était lacéré et sale.
- Et puis, fit Brown, il y a aussi que je me demande où nous nous situons, au bout du compte, sur l'échelle animale ou même humaine.
- En dessous de quoi nous nous situons ? dit Cuzco.
- Oui, ricana tristement Brown. Je me demande.
- Là est le problème, dit Cuzco. Cette fois, vous le posez bien, Brown. En dessous de quoi. (« Crise au Tong Fong Hôtel », p. 77-81)

Lutz Bassmann, Avec les moines-soldats (Verdier, Chaoïd, 2008)

Très beau moment romanesque que la rencontre du troisième type avec la petite-fille-araignée terrorisée surgie des flammes d' « après l'avenir » dans les deux « entrevoûtes » en miroir, les deuxième et sixième « novelles », qui portent le même titre, « Crise au Tong Fong Hôtel », et racontent la même histoire, mais pas tout à fait sous le même angle de fuite.

à lire (chez Berlol, c'est plus stable) : « Fiat Lutz. Post-exotisme. Volodine laisse écrire un de ses personnages », par Jean-Didier Wagneur (Libération, 22 mai 2008)

post-scriptum : ainsi qu'un long entretien d’Antoine Volodine avec le même Jean-Didier Wagneur, initalement publié dans Écritures contemporaines 8 : « Antoine Volodine – fictions du politique ». Textes réunis et présentés par Anne Roche et Dominique Viart (Lettres Modernes Minard, 2006). Repris sur le site Verdier : « On recommence depuis le début », suite et fin

post-scriptum bis :
- un autre extrait de la même novelle
- tandis que d'aucun préfère alerter les foules

jeudi 12 juin 2008

je suis contenu dans une peau

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Je dis « je », mais je m'aperçois que je ne me suis pas présenté encore. Disons que je m'appelle Schwahn. Les noms ou les surnoms sont des manières commodes d'étiqueter les gens, mais ils ne signifient pas grand-chose. Il n'y a pratiquement rien derrière. J'aurais pu en choisir un autre, plus parlant, mais, même si celui-ci ne correspond à rien, il me conviendra ici. Disons donc que je m'appelle Schwahn. Physiquement il n'y a pas grand-chose à signaler à mon sujet, je ne ressemble à rien de particulier: comme vous je suis contenu dans une peau et, en haut, il y a un visage. C'est dire que je pourrais passer inaperçu à peu près n'importe où. Mon visage est, je crois, celui d'un solitaire, déjà fripé, déjà usé, déjà depuis plusieurs années proche de la mort, comme c'est l'habitude ici-bas dès qu'on a dépassé la quarantaine. (« un exorcisme en bord de mer », p. 17)

On nous a appris énormément de choses, mais avant tout on nous a appris à nous taire et à oublier. Je me rappelle les instructions que nous recevions au cours des séances consacrés au brouillage de la mémoire, au brouillage de l’inconscient et à l’oubli. (« L’oubli », p. 163)

(…) il s'agissait avant tout d'apprendre à ne pas parler. Mariya Schwahn nous enseignait à ne pas parler tout en tenant un discours censé, à ne pas parler tout en lâchant torrentueusement de longs délires. Dans tous les cas il fallait feindre de ne rien cacher, et surtout de ne rien avoir à cacher. Se taire devant l'ennemi était rarement la tactique préconisée par Mariya Schwahn et ses équivalents mâles et femelles. Parler étant inévitable, il nous fallait apprendre à être remarqué par l'ennemi pour tout autre chose que notre relation à l'Organisation. À la fin des séances nous étions capables d'ignorer tout des mécanismes internes et des objectifs de l'Organisation, et même d'avoir du mal à nous représenter son existence. On nous apprenait à métamorphoser poétiquement et scrupuleusement la vérité afin que rien de crédible n'en subsiste. À la fin des séances, rien ne restait de la vérité, en nous comme ailleurs. On ne nous apprenait pas à mentir, mais plutôt à croire intensément à d'autres vérités, à croire à l'ailleurs et à oublier le reste. (« L’oubli », p. 164-165)

Il nous fallait, en particulier, ne pas succomber à la tentation de laisser une trace ou une vaine signature qui contredisent, même d’une façon imperceptible et cryptée, la médiocrité de notre existence avant ou après la mort. Cette tentation existe, on la combat avec des techniques de base mais elle existe. Il fallait donc apprendre à oublier aussi après la mort, à oublier l’idée même de laisser une trace. (« L’oubli », p. 169-170)

Brown s'installa sur le lit et ouvrit Vain temps après. C'était, je l'ai dit déjà, un recueil d'entrevoûtes rédigées par Maria Samarkande et un collectif de bagnards post-exotiques. Brown n'avait jamais été un fanatique de littérature, et, après une quinzaine de pages, il se rendit compte qu'il n'avait absolument rien retenu du texte. Comme souvent dans ce genre d'œuvre, l'histoire mettait en scène des chamanes à l'agonie, des morts traversant leurs ultimes cauchemars, des moines-soldats et des oiseaux. Brown ne se sentait pas en sympathie avec de tels personnages. Il referma le livre en grimaçant. Qu'est-ce que j'ai à me pencher sur ces élucubrations, pensa-t-il. Pourquoi est-ce que je m'oblige à suivre les pénibles aventures de ces losers. (« Crise au Tong Fong Hôtel », p. 204)

Lutz Bassmann, Avec les moines-soldats (Verdier, Chaoïd, 2008)

Il est très troublant d’être en train de lire Avec les moines-soldats de Lutz Bassmann et de retrouver un peu partout dans la rue les affichettes rouges « Seuls ceux que j’aime Seuls ceux que j’aime Écoutez ! », le mot de passe / mantra / slogan que l’on retrouve dans la « novelle » quatre (centrale comme une clef de voûte ?) du volume, intitulée « Un univers prolétarien de secours » (p. 97 sq.).

Cela donne l'impression de faire partie d'une société secrète d'initiés, et que débordent dans la réalité les échos que la fiction développe d'un texte à l'autre (comme quand le livre que lit Brown dans « Crise au Tong Fong Hôtel » (six) porte le titre de la 7e « novelle »).

Alors en rentrant on tape, pour voir, « volodine vrai nom » dans google, on arrive sur une page du site de sf noosfere qui fournit une « réponse » (avec juste en dessous cette mention poétique : « Pseudonyme(s) collectif(s) : LIMITE » ) ... et on se demande si « Jean Desvignes » (patronyme définitivement post-exotique dans son absence d'exotisme radicale) est le « vrai nom » ou un personnage de plus de Volodine ... puis on surfe un peu et on s'aperçoit que Berlol lit aussi Avec les moines-soldats ... et on se dit qu'il a peut-être la réponse ?

mercredi 11 juin 2008

interpréter

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l’installation

J'ai reçu un mail de rupture. Je n'ai pas su répondre.
C'était comme s'il ne m'était pas destiné.
Il se terminait par les mots : Prenez soin de vous.
J'ai pris cette recommandation au pied de la lettre.
J'ai demandé à cent sept femmes - dont une à plumes et deux en bois - , choisies pour leur métier, leur talent, d'interpréter la lettre sous un angle professionnel.
L'analyser, la commenter, la jouer, la danser, la chanter.
La disséquer. L'épuiser. Comprendre pour moi.
Parler à ma place.
Une façon de prendre le temps de rompre. À mon rythme.
Prendre soin de moi.
Sophie Calle

la lettre

Sophie,
Cela fait un moment que je veux vous écrire et répondre à votre dernier mail. En même temps, il me semblait préférable de vous parler et de dire ce que j'ai à vous dire de vive voix. Mais du moins cela sera-t-il écrit. Comme vous l'avez vu. j'allais mal tous ces dernier, temps. Comme si je ne me retrouvais plus dans ma propre existence. Une sorte d'angoisse terrible, contre laquelle je ne peux pas grand-chose, sinon aller de l'avant pour tenter de la prendre de vitesse. comme j'ai toujours fait. Lorsque nous nous sommes rencontrés, vous aviez posé une condition : ne pas devenir la « quatrième ». J'ai tenu cet engagement : cela fait des mois que j'ai cessé de voir les « autres ». ne trouvant évidemment aucun moyen de les voir sans faire de vous l'une d'elles. Je croyais que cela suffirait, je croyais que vous aimer et que votre amour suffiraient pour que l'angoisse qui me pousse toujours à aller voir ailleurs et m'empêche à jamais d'être tranquille et sans doute simplement heureux et « généreux » se calmerait à votre contact et dans la certitude que l'amour que vous me portez était le plus bénéfique pour moi, le plus bénéfique que j'ai jamais connu, vous le savez. J'ai cru que l'écriture serait un remède, mon « intranquillité » s'y dissolvant pour vous retrouver. Mais non. C'est même devenu encore pire, je ne peux même pas vous dire dans quel état je me sens en moi-même. Alors. cette semaine, j'ai commencé à rappeler les "autres", et je sais ce que cela veut dire pour moi et dans quel cycle cela va m'entraîner. Je ne vous ai jamais menti et ce n’est pas aujourd'hui que je vais commencer.
Il y avait une autre règle que vous aviez posée au début de notre histoire : le jour où nous cesserions d'être amants, me voir ne serait plus envisageable pour vous. Vous savez comme cette contrainte ne peut que me paraître désastreuse, injuste (alors que vous voyez toujours B., R.,…) et compréhensible (évidemment...) ; ainsi je ne pourrais jamais devenir votre ami. Mais aujourd'hui. vous pouvez mesurer l'importance de ma décision au fait que je sois prêt à me plier à votre volonté. alors que ne plus vous voir ni vous parler ni saisir votre regard sur les choses et les êtres et votre douceur sur moi me manqueront infiniment. Quoi qu'il arrive. sachez que je ne cesserai de vous aimer de cette manière qui fut la mienne dès que je vous ai connue et qui se prolongera en moi et, je le sais, ne mourra pas.
Mais aujourd'hui, ce serait la pire des mascarades que de maintenir une situation que vous savez aussi bien que moi devenue irrémédiable au regard même de cet amour que je vous porte et de celui que vous me portez et qui m'oblige encore à cette franchise envers vous, comme dernier gagé de ce qui fut entre nous et restera unique.
J'aurais aimé que les choses tournent autrement.
Prenez soin de vous.
X

émotions multiples

1. se divertir de la grande diversité des points de vue et admirer les lignes de fuite dessinées par toutes ces interprétations (dans tous les sens de ce terme) d'un même texte : en russe ou en sms, comme une actrice ou une commissaire de police, une cantatrice ou une psychanalyste, une médiatrice familiale ou une prof de lettres, une poupée de bunraku ou une officier de la dgse, etc. etc.

2. compatir, écouter le murmure de toutes ces voix qui se mêlent dans la salle Labrouste désertée de ses livres, se rejouir de l’ironie mordante de Jeanne Moreau ou Ariane Ascaride, partager la rage de Brenda le perroquet ou de Christine Angot (« cette éloquence je supporte pas ! ») et applaudir la concision du sms de l’ado (« il s’l’a pète ! »)

3. se dire que cette mise en scène très intelligente a aussi des airs de mise à mort symbolique avec ses panneaux dressés comme des stèles : Christine Angot, décidément très inspirée, écrit à Sophie Calle : « Le chœur que tu as formé autour de cette lettre c’est le chœur de la mort » ; et finir par être un peu rétive à « faire partie » de cette assemblée très majoritairement féminine qui, penchée en petit groupes serrés autour des multiples écrans pour pouvoir entendre, échange des rires, sourires, soupirs de connivence.

4. se souvenir que X s’appelle Grégoire Bouillier, et qu’il est écrivain, et que j’ai lu ses petits livres chez Allia ; se dire qu’il a une façon singulièrement archaïque et entortillée d’écrire dans la vraie vie ; souhaiter, car ce pourrait être amusant, qu’il rebondisse sur cette mise en scène dans un autre livre, puisqu’il affirme vouloir faire fiction de sa vie.

Cette installation de Sophie Calle quittera bientôt la Bnf pour Montréal.
Elle a été présentée l’an dernier au Pavillon français de la Biennale de Venise.

voir aussi :
- le livre (multimedia) publié par Actes sud
- une présentation vidéo par Sophie Calle (avec des extraits)
- des photos de l’installation à la Galerie Perrotin
- le dossier de l’exposition « M’as-tu vue » (Beaubourg, 2003-2004)
- l’exposition vue par lunettes rouges, espace-holbein et Valclair
- et aussi (post-scriptum) martine et caroline.

mardi 10 juin 2008

mais comment faire

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645. En gros cela se passe ainsi mais à cela aussi il y a des variantes , tant et tant de variantes que c'est à se demander parfois ce que je fais souvent s'il existe une règle, une loi ou quelque chose comme ça, quelque part d'un peu fixe.

646. (Car toutes ces approximations, ces bégaiements dans l'ordre de la pensée noir sur blanc qui est beaucoup mieux qu'une floraison du discours articulé à haute voix : qui est l'arbre assis sur du solide, enfoui dans de l'humide, qui est lac miroitant plein d'échos etcetera, bref tous ces correctifs, toutes ces variations ici et là, ici ou là, dessinent un paysage tremblant je sais, et très peu digne de foi mais comment faire, franchement : comment faire autrement ?

647. Comment faire mieux ? me dis-je souvent, même.

648. Faut-il feindre de ne pas voir que tout bouge tant ?

649. Feindre de s'en foutre ou bien s'en foutre vraiment ?

650. Gommer, donc, les détails, accentuer les contours, les lignes de force, griser des zones, flécher, souligner, surligner, légender ?

Jérôme Gontier, Continuez (Léo Scheer, 2007, p. 145-146)

Une autre psychanalyse, magistralement racontée en 887 fragments drôles et métaphysiques pleins de parenthèses, variations et ruptures incessantes.

Jérôme Gontier est né en 1970
Il a publié auparavant (Ergo sum) : prolégomènes (Al dante, 2002)

D’autres extraits :
- en lecture et prépublication pour remue.net
- dans le blog de Christian Colbeaux, psychiatre et psychanalyste
- la page 48 lue pour Pierre Ménard par Philippe Boisnard et une critique par le même

lire aussi une approche critique par l’auteur lui même (qui n’est pas en ligne, hélas) :
Jérôme Gontier, « (13 notes sur les parenthèses de Continuez) » dans (entre parenthèses). Action restreinte, 9, premier semestre 2008, p. 68-74

lundi 9 juin 2008

un objet transitionnel

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Prenez soin de vous. Et qui le fera sinon les livres ? Très vieux besoin d'en avoir toujours un avec elle - grigri, viatique -, celui qu'on a commencé la veille et qu'on traîne avec soi, fût-il incommode et lourd et tombant en miettes. À tout hasard, se dit-elle, au cas où : un rendez vous qui s'annule, un métro en panne, un ascenseur qui s'arrête entre deux étages - on ne sort pas de chez soi sans cet en-tout-cas, le livre. Une peluche, un objet transitionnel, dirait Winnicott, un vieux linge. Est-ce que la petite Eoukénia en avait un ? Au moins avait-elle Monsieur Beyle qui la prenait sur ses genoux et lui racontais Waterloo, à défaut de quoi il faudrait emporter le doudou, le livre dans son sac et se contenter de l'entrevoir quand on y cherche les outils de la fonction - impossible de le sortir pendant une réunion avec les membres du conseil artistique, le service culturel de l'ambassade, le président et les chargés de mission du festival (p. 48-49)

Chercher ce qu'écrit W. sur le sevrage, la dépression, aller voir du côté de Melanie Klein pour accepter l'interruption, la privation, ce silence, comprendre la tristesse qui tombe à la fin de l'histoire. Tant d'années passées à se consoler comme on peut, à édifier des rayonnages et à les remplir, à ranger, déranger, faire des piles, classer, feuilleter, annoter, soulever entre ses mains un bloc de pages imprimées, baisser les yeux sur ça, ce petit parallélépipède qu'on tient aussi tendrement qu'on aurait aimé l'être, le berçant un instant avant de l'élever devant son visage, ô salutaris hostia, ouvrant sur lui ces yeux qu'on n'a que pour la lecture, ces yeux autres, ces yeux consacrés, absents et comme venus d'ailleurs, ces très vieux yeux tout-puissants du pays des signes.
Oui ? (p. 57-58)

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Cette faim de livres toujours et partout, ce besoin tenace, obscur. Cette avidité jamais rassasiée. D'où est-ce que cela nous est venu ? murmurait encore Béatrice dans ses derniers jours.
Oui ?

On dirait que vous ne savez pas si votre mère vous a nourrie.
Il a dit quelque chose ? Il a parlé ? Elle s'aplatit sur le divan, en pleine déroute. Quoi ? Quoi ? criait le docteur Cottard quand il s'affolait d'un mot de Swann. (p. 121)

Est-ce qu'on naît à cet instant, cher docteur W., ou est-ce qu'on meurt ? Blottie là, se consolant de n'avoir plus de mère ou d'en avoir une, d'avoir sept ans, d'être mal aimée, sans cheveux blonds, sans moyens, sans frère aîné : seule, petite, contrainte. Oh, aller et venir en liberté, manger du saucisson et des millefeuilles, lire le journal, porter des sandales rouges, se coucher tard, se promener sans Mademoiselle. Décider du temps, des lieux, de soi - avoir la main. Et lire, bien sûr, lire à table, au lit, toute la nuit, toute la vie, lire. Mais en aurait-elle encore le désir si elle vivait dans le château de Dame Tartine, fille de prince, parée de toutes les grâces et comblée de plaisirs ? La Belle a des lectures, elles lui sont nécessaires tant les journées lui semblent longues jusqu'aux visites de la Bête - mais ensuite, une fois la Bête transformée en Prince, on peut imaginer, n'est-ce pas, qu'elle pose son livre.
Une occupation de second choix, peut-être, la lecture, une faiblesse faute de mieux ? Sans doute pas la lecture de Proust, mais il lui arrive de se demander si celle d'Hector Malot ou de Cherbuliez ne tient pas du passe-temps futile - de ces passe-temps d'oisifs dont il y a tant d'exemples. (p. 164-165)

Puisqu’il faut tuer le temps, va pour les livres, et le voilà qui passe. (p. 168)

Cela nous submerge, professeur Freud, nous l’organisons, cela tombe en morceaux, nous l’organisons de nouveaux et tombons nous-mêmes en morceaux. (p. 242)

Ce paysage, ces fleurs, ces détails que les yeux glissants de la lecture, ces yeux comme affolés volant à travers l'histoire n'ont pas appris bien sûr à reconnaître. Ils sont ailleurs, absents, zigzagants, ils ne voient rien, quelque chose s'est plaqué sur l'iris en lisant : une couleur, une image en filigrane à travers quoi le monde se déforme comme derrière un vitrail. Docteur, cher Winnicott, comment apprend-on à voir sa vie, le monde, le self, et que faire de tous ces détails, comment quitter ce jeu forcé, cette attente, ce silence, toute cette peine, se dit-elle souvent, oh finir, aller jusqu'au bout, s'abandonner au livre, s'ensevelir trois jours et trois nuits, petite mort, avant de repasser le seuil égarée reprenant pied, je lisais, que m'est-il arrivé ?

Marianne Alphant, Petite nuit (POL, 2008)

Une lectrice sur le divan d’un psychanalyste, même moins doué que Winnicott, cela donne un très beau texte sur cette étrange activité qu'est la lecture, où retrouver ses propres lectures (de la comtesse de Ségur à Claude Simon, en passant par L’homme qui rit, que j’ai disséqué jadis avec passion, agrégative, et pas relu depuis - le faire dès que possible…)

Marianne Alphant est née à Paris en 1945.
Normalienne et agrégée de philosophie, elle a enseigné puis été journalisme littéraire à Libération de 1983 à 1992. On lui doit depuis de belles exposition et les « Revues parlées » du Centre Georges-Pompidou. Elle a publié des essais et trois autres romans :
- Grandes « O » (Gallimard, Le Chemin, 1975)
- Le Ciel à Bezons (Gallimard, Le Chemin, 1978)
- L’Histoire enterrée (POL, 1983)

dimanche 8 juin 2008

j'ai dormi dans le temps

contruction_tour_de_babel.jpg

Les oulipiens ont également joué à utiliser en aller-retour le traducteur automatique de Google, ce qui peut s'avérer très amusant :

du français au grec et du grec au français :

Longtemps je me suis couché de bonne heure
Για πολλά χρόνια I slept εγκαίρως
Pendant de nombreuses années, j'ai dormi dans les délais

en chinois :

Longtemps je me suis couché de bonne heure
多年來我睡覺好時機
Au fil des ans, j'ai bon temps de sommeil

en japonais !

Longtemps je me suis couché de bonne heure
長年にわたり寝過ごして楽しい時間を過ごす
Oversleep et manquez de nombreuses années, d'avoir du plaisir

et, si on enchaîne plusieurs langues, mêmes européennes, le génial traducteur nous emmène directement à la dernière page de la Recherche :

Longtemps je me suis couché de bonne heure
For many years I slept good time
Per molti anni ho dormito per tempo
Durante muchos años he dormido en el tiempo
Por muitos anos eu tenho dormido no tempo
Pendant de nombreuses années, j'ai dormi dans le temps

samedi 7 juin 2008

this was an answer

Sarah-Bernhardt_Hamlet.jpg

00 Source text
To be or not to be, that is the question

01 Alphabetically
A BB EEEE HH II NN OOOOO Q R SS TTTTTTT U

02 Anagram
Note at his behest : bet on toot or quit

03 Lipogram in c, d, f, g, j, k, l, m, p, v, w, x, y, z
To be or not to be, that is the question

04 Lipogram in a
To be or not to be, this is the question

05 Lipogram in i
To be or not to be, that's the problem

06 Lipogram in e
Almost nothing, or nothing : but which ?

07 Transposition (W + 7)
To beckon or not to beckon, that is the quinsy

08 Strict palindrome
No, it's (eu) qeht sit. Ah ! te botton roebot

09 Missing letter
To be or not to be hat is the question

10 Two missing letters
To be or not to be at is the question

11 One letter added
To bed or not to be, that is the question

12 Negation
To be or not to be, that is not the question

13 Emphasis
To be, if you see what I mean, to be, be alive, exist, not just keep hanging around ; or (and that means one or the other, no getting away from it) not to be, not be alive, not exist, to - putting it bluntly - check out, cash in your chips, head west : that (do you read me ? not « maybe this » or « maybe something else ») that is, really is, irrevocably is, the one and only inescapable, overwhelming, and totally preoccupying ultimate question.

14 Curtailing
Not to be, that is the question

15 Curtailing (different)
To be or not to be, that is

16 Double curtailing
Not to be, that is

17 Triple contradiction
You call this life ? And everything's happening all the time ? Who's asking ?

18 Another point of view
Hamlet, quit stalling !

19 Minimal variations
To see or not to see
To flee or not to flee
To pee or not to pee

20 Antonymy
Nothing and something : this was an answer

21 Amplification
To live forever or never to have been born is a concern that has perplexed humanity from time immemorial and still does

22 Reductive
One or the other - who knows ?

23 Permutation
That is the question : to be or not to be

24 Interference
a) Tomorrow and tomorrow and tomorrow :
That is the question
b) To be or not to be
Creeps through this petty pace from day to day And all our yesterdays have lighted fools The way to dusty death

25 Isomorphisms
Speaking while singing : this defines recitativo
Getting and spending we lay waste our powers

26 Synonymous
Choosing between life and death confuses me

27 Subtle insight
Shakespeare knew the answer

28 Another interference
Put out the light, and then ? That is the question

29 Homoconsonantism
At a bier, a nutty boy, too, heats the queasy tone

30 Homovocalism
Lode of gold ore affirms evening's crown

31 Homophony
Two-beer naughty beat shatters equation

32 Snowball with an irregularity
I
am
all
mute
after
seeing
Hamlet's
annoying
emergency
yours truly
Shakespeare

33 Heterosyntaxism
I ask myself, is it worth it, or isn't it ?

34 In another meter
So should I be, or should I not ?
This question keeps me on the trot

35 Interrogative mode
Do I really care whether I exist or not ?
(We leave the reader saddled with this painful question.)

Harry Mathews, « 35 Variations on a theme from Shakespeare »

C’était hier soir le dernier Jeudi de l’Oulipo de la saison, « Oulipolyglotte », sur le thème des langues et de leurs traductions.
Ian Monk y a notamment lu de manière très efficace cet exercice de style de Harry Mathews, qui fait écho aux « 35 variations sur un thème de Marcel Proust » de Georges Perec sur « Longtemps je me suis couché de bonne heure » (35 lettres) en 1974. Les deux séries, et quelques autres, ont été reprises dans 30 variations (Castor Astral, 1999).

vendredi 6 juin 2008

lecture de même noblesse

question de la commission : l’émergence d’œuvres nées du numérique, les écritures collectives, les œuvres dites multimédia ?
je m’entends répondre : – et si c’était comme la Lettre volée d’Edgar Poe, que ça existait déjà et qu’on ne s’en rendait pas compte ? non pas ces tentatives flash et expérimentations video-poetry etc, même si c’est un domaine très actif et qui nous apporte énormément, mais, pour la littérature, simplement la façon dont les blogs s’agencent ensemble, inter-réagissent, déplacent à la fois les rythmes de lecture, l’interconnexion de l’écriture et de la documentation du monde, et surtout le constant rebond sur l’autre via liens, du plus bête jusqu’au plus fin, jusqu’à constituer une œuvre à part entière, mais inclassable jusqu’au plus radicalement littérature ? – la littérature Internet donc déjà de fait dans notre rss, fragmentée, plurielle, multi-auteurs (parfois un simple pseudo), et nous induisant une pratique assidue de lecture de même noblesse et d’imaginaire que le roman ?

François Bon, « ne pas subir le numérique. recommandations pour répondre à la demande de Bruno Patino »

Il faut aller lire ce texte dans tiers livre, pour tout le reste et pour les nombreux liens (lignes de fuite en effet se cache dans le passage ci-dessus … et j’en suis fière – merci pour le qualificatif flatteur, François !)

jeudi 5 juin 2008

étonnant non ?

::: étonnant non ? … ils sont peut-être branchés en série et pas en parallèle : ça rallonge le temps de traitement … ou bien ils sont tous reptiliens : ça explique … ou encore ils s’entrechoquent comme des grelots : c’est ça qui fait bling bling ?

::: tant pis, je ne bâtirais pas un blog à succès : c’est bien trop compliqué pour moi qui n'ai qu'un cerveau !

::: le baiser de la matrice : j’hésite à m’inscrire car j’ai peur des webcams, mais le projet est intéressant

::: « je ne suis pas là pour raconter ma vie » dit-il ...

::: l'éléphant électronique ! Rossinante raturée ! pluie ! bonheurs d'après-minuit !

mercredi 4 juin 2008

le cercle cesse d’être vicieux

Holbein_Danse_Macabre.jpg

Quand le labeur de vos journées et les lectures de vos nuits vous tendent un seul et même miroir qui est l’écran de votre ordinateur, il y a urgence à créer votre blog : grâce au premier internaute qui vous rend visite, le cercle cesse d’être vicieux.

J’ai toujours été jalouse de cette maxime qui orne la première page du très beau et très riche blog de Dominique Autié, créé en octobre 2004.

Romancier, essayiste, auteur notamment de De la page à l’écran. Réflexions et stratégies devant l’évolution de l’écrit sur les nouveaux supports de communication (Montréal : Elaies, 2000), Dominique Autié est mort la semaine dernière à l’âge de 59 ans.

mardi 3 juin 2008

je vais être vierge

azzeddine.jpg

Je me marie aujourd’hui. L’imam n’a que deux femmes et il a aimé mes yeux verts. En plus il fait une bonne action. Le seul problème c’est que je ne suis pas vierge et que sa mère veut voir le drap. (…)
Les belles-mères d'ici veulent des esclaves pour leurs fistons, qu'elles ont élevés comme des petits rois. Et surtout elles veulent se venger sur nous les belles-filles de leurs propres belles-mères, qui les ont fait chier toute leur vie aussi. Elles éduquent leurs fils comme des machos et leurs filles comme des bonniches. Tant mieux si son mari lui a mis des beignes, c'est la faute des mères tout ça. C'est un cercle sans fin. Je vais la baiser. Moi je ne suis pas une bonniche, je suis une pute. Elle va voir.
Bon, c'est l'heure, je dois aller coucher avec mon mari. Je suis aux toilettes, je me taillade l'avant-bras, fais couler le sang dans un petit sachet en plastique et mets un pansement. Je vais être vierge.
J'entre dans la chambre, mon immonde mari est sous les draps et ma connasse de belle-mère nous observe par le coin de la fenêtre. Elle croit que je ne la vois pas. Je baisse les stores sur sa gueule, j'espère lui avoir cassé le nez. Je fais semblant d'être un peu gênée, je prends mon temps pour me déshabiller, genre j'ai pas l'habitude, et je respire bruyamment. Il me caresse la tête pour que je me calme.
Ça marche. Il bande. J'ai un réflexe mais je m'arrête vite. J'allais mettre de la salive dans ma chatte, sauf que je ne suis pas censée savoir qu'on fait comme ça. J'ai mon petit sachet dans la main, je le presse fort au moment de la pénétration. C'est bon, je suis vierge. Et maintenant, j'ai un toit. C'est fini, mon mari se rhabille. Moi aussi. Et sa mère frappe à la porte pour récupérer le drap avec la tache de sang et youyouter dans toute la baraque avec ses copines. Salopes aussi.
You you, you you !

Saphia Azzeddine, Confidences à Allah (Léo Scheer, 2008, p. 123-125)

Ce monologue à l'adresse d'Allah d'une jeune femme libre en dépit d'un parcours désespérant est un écho finalement rafraîchissant à l'un des multiples sujets d'accablement dans la réalité politique et sociale de notre beau pays.

post-scriptum : un écho d'Entre les murs chez Berlol

nous ne sommes pas séparés

Le prix du Livre Inter 2008 à été décerné à Henry Bauchau pour Le Boulevard périphérique (Actes sud, 2008).

« Nous ne sommes pas séparés », entretien avec Yun Sun Limet pour remue.net (2006)

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