lignes de fuite

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citations

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lundi 23 juin 2008

l'inaction console de tout

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L'expérience directe est le subterfuge, ou bien le refuge, des gens dépourvus d'imagination. En lisant le récit des risques encourus par le chasseur de tigres, j'ai couru autant de risques que cela en valait la peine - sauf celui du risque lui-même, qui valait si peu la peine qu'il est déjà passé !
Les hommes d'action sont les esclaves involontaires des hommes de réflexion. Les choses n'ont de valeur que par l'interprétation qu'on en donne. On voit donc les uns créer certaines choses pour que les autres, les transmuant en signification, les transforment en vie. Raconter, c'est créer, car vivre ce n'est qu'être vécu.

L'inaction console de tout. Ne pas agir nous donne tout. Imaginer est tout, pourvu que cela ne tende jamais à l'action. Personne ne peut être roi du monde autrement qu'en rêve. Et chacun de nous, s'il se connaît vraiment, désire être le roi du monde.
Ne pas être, tout en pensant, c'est posséder un trône. Ne pas vouloir, tout en désirant, c'est recevoir la couronne. Nous possédons tout ce à quoi nous renonçons, parce que nous le conservons intact, en le rêvant éternellement à la lumière du soleil qui n'existe pas, ou de la lune qui ne peut exister.

Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité, 163 et 164 (trad. Françoise Laye, Christian Bourgois, 1999, p. 184)

dimanche 22 juin 2008

comme la flaque laissée dans le sable

Je reste toujours ébahi quand j'achève quelque chose. Ébahi et navré. Mon instinct de perfection devrait m'interdire d'achever ; il devrait même m'interdire de commencer. Mais voilà : je pèche par distraction, et j'agis. Et ce que j'obtiens est le résultat, en moi, non pas d'un acte de ma volonté, mais bien d'une défaillance de sa part. Je commence parce que je n'ai pas la force de penser ; je termine parce que je n'ai pas le courage de m'interrompre. Ce livre est celui de ma lâcheté.
La raison qui fait que j'interromps si souvent une pensée par un morceau de paysage, qui vient s'intégrer de quelque façon dans le schéma, réel ou supposé, de mes impressions, c'est que ce paysage est une porte par où je m'échappe et fuis la conscience de mon impuissance créatrice. J'éprouve le besoin soudain, au milieu de ces entretiens avec moi-même qui forment la trame de ce livre, de parler avec quelqu'un d'autre, et je m'adresse à la lumière flottant, comme en ce moment, sur les toits de la ville, mouillés sous cette clarté oblique ; à la douce agitation des arbres qui, haut perchés sur les pentes citadines, semblent tout proches cependant, et menacés de quelque muet écroulement ; aux affiches superposées que font les maisons escarpées, avec pour lettres les fenêtres où le soleil déjà mort pose une colle humide et dorée.
Pourquoi donc écrire, si je n'écris pas mieux ? Mais que deviendrais-je si je n'écrivais pas le peu que je réussis à écrire, même si, ce faisant, je demeure très inférieur à moi-même ? Je suis un plébéien de l'idéal, puisque je tente de réaliser ; je n'ose pas le silence, tel un homme qui aurait peur d'une pièce obscure. Je suis comme ceux qui apprécient davantage la médaille que l'effort, et qui se parent des plumes du paon.
Pour moi, écrire c'est m'abaisser ; mais je ne puis m'en empêcher. Écrire, c'est comme la drogue qui me répugne et que je prends quand même, le vice que je méprise et dans lequel je vis. Il est des poisons nécessaires, et il en est de fort subtils, composés des ingrédients de l'âme, herbes cueillies dans les ruines cachées de nos rêves, coquelicots noirs trouvés sur les tombeaux de nos projets, longues feuilles d'arbres obscènes, agitant leurs branches sur les rives sonores des eaux infernales de l'âme.
Écrire, oui, c'est me perdre, mais tout le monde se perd, car vivre c'est se perdre. Et pourtant je me perds sans joie, non pas comme le fleuve qui se perd à son embouchure - son seul but, depuis sa source anonyme -, mais comme la flaque laissée dans le sable par la marée haute, et dont l'eau lentement absorbée ne retournera jamais à la mer.

Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité, 152 (trad. Françoise Laye, Christian Bourgois, 1999, p. 174-175)

samedi 21 juin 2008

être compris c'est se prostituer

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J'ai toujours évité, avec horreur, d'être compris. Être compris c'est se prostituer. J'aime mieux être pris sérieusement pour ce que je ne suis pas, et être ignoré humainement, avec décence, avec naturel. Rien ne provoquerait autant mon indignation que de voir mes collègues de bureau me trouver « différent ». Je veux savourer à part moi cette ironie de ne pas être, pour eux, différent. Je veux endurer ce cilice de les voir me juger semblable à eux, et subir cette crucifixion de ne pas être distingué. Il est de ces martyres plus subtils que ceux des saints et des ermites. Il y a des supplices de l'intelligence, comme il y a ceux du corps et du désir. Et l'on connaît dans ces supplices, comme dans les autres, une certaine volupté.

Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité, 128 (trad. Françoise Laye, Christian Bourgois, 1999, p. 153)

vendredi 20 juin 2008

ni clairement ni entièrement définie

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Organiser notre existence de façon qu'elle soit aux yeux des autres un mystère, et que ceux mêmes qui nous connaissent le mieux nous ignorent seulement de plus près que les autres. J'ai façonné ainsi ma vie, presque sans y penser, mais avec tant d'art et d'instinct que je suis devenu pour moi-même une individualité, mienne sans doute, mais qui n'est ni clairement ni entièrement définie.

Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité, 115 (trad. Françoise Laye, Christian Bourgois, 1999, p. 142)

jeudi 19 juin 2008

une erreur métaphysique de la matière

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Vivre m’apparaît comme une erreur métaphysique de la matière, une étourderie de l’inaction.

Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité, 99, 12 juin 1930 (trad. Françoise Laye, Christian Bourgois, 1999, p. 130)

mercredi 18 juin 2008

entre la vie et moi

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Entre la vie et moi, une vitre mince. J’ai beau voir et comprendre la vie très clairement, je ne peux la toucher.

Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité, 80 (trad. Françoise Laye, Christian Bourgois, 1999, p. 110)

jeudi 29 mai 2008

la plus grande liberté


Parmi tant de disgrâces dont nous héritons, il faut bien reconnaître que la plus grande liberté d’esprit nous est laissée. À nous de ne pas en mésuser gravement. Réduire l’imagination à l’esclavage, quand bien même il y irait de ce qu’on appelle grossièrement le bonheur, c’est se dérober à tout ce qu’on trouve, au fond de soi, de justice suprême.

André Breton, Manifeste du surréalisme (1924)

J'ai rebondi vers ce passage du Manifeste en passant par chez Sollers, en très grande forme cette semaine (!)

samedi 24 mai 2008

dissidence envers la vie

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Je cultive la haine de l’action comme une fleur de serre. Je me flatte moi-même de ma dissidence envers la vie.

Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité (trad. Françoise Laye, Christian Bourgois, 1999, 103, p. 133)

vendredi 23 mai 2008

une métaphore subtile

Et si, la prochaine révolution, nous la faisions plutôt en substituant d’un coup à la réalité une métaphore subtile, afin de laisser loin derrière nous, loin sous nous, les brutes et les barbares de la nouvelle économie ? Ce serait créer un monde si subtil en effet qu’ils n’y comprendraient rien et resteraient à sa porte, complètement gourdes et impuissants. Tandis que les révolutions accomplies par les slogans et par les armes ordonnent un monde où ils ne savent que trop bien se mouvoir et nuire. Mais j’entends que l’on raille mon improbable métaphore tout en prétendant noyer les requins dans un bain de sang.

Éric Chevillard, L'autofictif, 232, jeudi 22 avril

jeudi 22 mai 2008

affaiblissement illimité


J'entends souvent dire que l'ennui est la maladie des indolents, ou bien des gens qui n'ont rien à faire. Cette affection de l'âme, cependant, est plus subtile : elle atteint les êtres qui y sont prédisposés, et elle épargne moins, en fait, ceux qui travaillent, ou feignent de travailler (ce qui, dans le cas présent, revient au même) que les indolents véritables.
Rien de pire que le contraste entre la splendeur authentique de la vie intérieure, avec ses Indes naturelles et ses terres inconnues, et le côté sordide – même si elle n’a, en fait, rien de sordide – de la vie quotidienne. L’ennui est encore plus pesant quand il n’a pas l'excuse de l'indolence. L’ennui des grands actifs est le pire de tous.
L’ennui n’est pas une maladie due au déplaisir de n’avoir rien à faire, mais c'est la maladie, combien plus grave, de l'homme convaincu que ce n’est pas la peine de faire quoi que ce soit. Et dans ces conditions, plus on a de choses à faire, plus on a d'ennui à subir.
Combien de fois ai-je relevé, du livre où j'écris avec tant de peine, ma tête vidée du monde entier ! Je préfèrerais de beaucoup être indolent, sans rien faire, sans avoir rien à faire non plus, parce que cet ennui, quoique bien réel, je pourrais alors le savourer. Dans mon ennui présent il n’y a ni repos, ni noblesse, ni bien-être mêlé du dégoût d'être : seulement un affaiblissement illimité de tous les actes que j'ai pu accomplir, au lieu de la lassitude virtuelle de ceux que je n’ai même pas à accomplir.

Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité (trad. Françoise Laye, Christian Bourgois, 1999, 445, 18 septembre 1933, p. 421-422)

lundi 5 mai 2008

autopsier les cadavres textuels

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Nous savons tous qu'il est hasardeux d'analyser la production post-exotique quand on emploie les termes que la critique littéraire officielle a conçus pour autopsier les cadavres textuels dont elle peuple ses morgues. L’exercice est possible, mais du prix de contorsions mentales qui font du post-exotisme un lieu de rendez-vous pour élites schizoprènes et hautaines, perversement amoureuses d’une musique de l'illisible.
Le passage au crible de la critique traditionnelle a cet effet : il déçoit, mais, surtout, il rend hideux et il tue. Des instruments non adaptés lacèrent le texte et ils l’écrasent, ils ne réussissent pas à en démonter les rouages, ils s’appuient sur des domaines de réflexion que nous n’avons fait qu’effleurer, par exemple le statut esthétique du narrateur ou de la narratrice, et ils négligent ce qui pour nous est essentiel, comme le degré de dégradation de la voix qui parle, ou sa relation amoureuse avec la mémoire de Wernieri, de Maria Schrag ou de Maria Clementi, etc., ou l’angle d’attaque par quoi nos héros exposent leur détestation de l’ennemi.
De plus, le recours à des outils qui appartiennent, au bout du compte, à une autre science, emmaillote nos textes dans une logique qui ne peut les abstraire du mouvement artistique contemporain et, au contraire, les y ramène de façon abusive, de façon déloyale, parfaitement absurde. À défaut de trouver pour le post-exotisme une place convaincante, on le relègue au sein des avant-gardes, envers lesquelles, il faut bien le dire, sa relation est la même qu’envers le reste du monde non carcéral. Le post-exotisme est une littérature partie de l’ailleurs et allant vers l’ailleurs, une littérature étrangère qui accueille plusieurs tendances et courants, dont la plupart refusent l’avant-gardisme stérile.

Lutz Bassmann dans Le post-exotisme en dix leçons, leçons onze (Gallimard, 1998, p. 59-60)

(pour prolonger les commentaires du billet précédent)

dimanche 27 avril 2008

j'ai abandonné la ligne droite

sur les lignes droites

Ici j'avais fait un chapitre sur les lignes courbes, pour prouver l'excellence des lignes droites...
Une ligne droite ! le sentier où doivent marcher les vrais chrétiens, disent les pères de l'Église.
L'emblème de la droiture morale, dit Cicéron.
La meilleure de toutes les lignes, disent les planteurs de choux.
La ligne la plus courte, dit Archimède, que l'on puisse tirer d'un point à un autre.
Mais un auteur tel que moi, et tel que bien d'autres, n'est pas un géomètre ; et j'ai abandonné la ligne droite.
Lawrence Sterne (Tristram Shandy, chapitre 240)

(cité par) Georges Perec, Espèces d’espaces (Galilée, 1974, p. 110)

jeudi 24 avril 2008

les propres lecteurs d'eux-mêmes


Mais pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d'eux-mêmes, mon livre n'étant qu'une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l'opticien de Combray ; mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes. De sorte que je ne leur demanderais pas de me louer ou de me dénigrer, mais seulement de me dire si c'est bien cela, si les mots qu'ils lisent en eux-mêmes sont bien ceux que j'ai écrits (les divergences possibles à cet égard ne devant pas, du reste, provenir toujours de ce que je me serais trompé, mais quelquefois de ce que les yeux du lecteur ne seraient pas de ceux à qui mon livre conviendrait pour bien lire en soi-même).

Marcel Proust, Le temps retrouvé, À la recherche du temps perdu (Gallimard, Pléiade, IV, p. 610)

mercredi 23 avril 2008

déguisé en lecteur

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J'ai dit « nos » visages, parmi « nous », « nous étions ». C'est un procédé du mensonge littéraire, mais qui, ici, joue avec une vérité tapie en amont du texte, avec un non-mensonge inséré dans la réalité réelle, ailleurs que dans la fiction. Disons, pour simplifier, que Lutz Bassmann fut notre porte-parole jusqu’à la fin, la sienne et celle du tous et de tout. Il y a eu plusieurs porte-parole : Lutz Bassmann, Maria Schrag, Julio Sternhagen, Alita Negrini, Irina Kobayashi, Rita Hoo, lakoub Khadjbakiro, Antoine Volodine, Lilith Schwack, Ingrid Vogel. Cette liste que je donne contient des informations volontairement erronées et elle est incomplète. Elle respecte le principe post-exotique selon quoi une part d'ombre toujours subsiste au moment des explications ou des aveux, modifiant les aveux au point de les rendre inutilisables par l'ennemi. La liste aux apparences objectives n'est qu'une manière sarcastique de dire à l'ennemi, une fois de plus, qu'il n'apprendra rien. Car l'ennemi est toujours quelque part rôdeur, déguisé en lecteur et vigilant parmi les lecteurs. Il faut continuer à parler sans qu'il en tire bénéfice. Il faut faire cela comme lorsqu'on dépose devant un tribunal dont on ne reconnaît pas la compétence. On élabore une proclamation solennelle, dans une langue qui paraît être la même que celle des juges, mais que les juges écoutent avec consternation ou ennui, car ils sont incapables d’en percer le sens… On la récite pour soi-même et pour des hommes et des femmes non présents… à aucun détour de phrase n’harmonisant ses propos avec l’intelligence des magistrats… (p. 11-12)

Je dis « je », « je crois » mais ou aura compris qu'il s'agit, là aussi, de pure convention. La première personne du singulier sert à accompagner la voix des autres, elle ne signifie rien de plus. Sans dommage pour la compréhension de ce poème, on peut considérer que je suis mort depuis des lustres, et ne pas tenir compte du « je »... Pour un narrateur post-exotique, de toute façon, il n’y a pas l'épaisseur d'une feuille de papier à cigarette entre la première personne et les autres, et guère de différence entre vie et mort. (p. 19)

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Présence du lecteur
Enfin, le romånce introduit en lui, en tant que composante importante de la fiction, une représentation de son lecteur. Le véritable lecteur du romånce post-exotique est un des personnages du post-exotisme.
Aucun auteur n'oublie que des lecteurs extérieurs au post-exotisme, extérieurs au quartier de haute sécurité, que des sympathisants de toute espèce peuvent s'aventurer dans la sphère du post-exotisme. C'est pour eux un voyage périlleux, sans tenue de sauvetage, au milieu de hantises et de hontes qu'aucune de leurs certitudes de départ ne les aide à surmonter. On s'arrange pour qu'ils soient accueillis dans l'univers fermé du texte et qu'ils apprennent à le visiter sans s'y perdre.
Mais les lecteurs auxquels on s'adresse non abstraitement, ces auditeurs que la fiction anime et devant qui on murmure, et, plus encore, l'auditeur réel, l'auditrice réelle à qui on dicte son romånce à travers les murs, n'ont pas besoin de balisage pour voyager sans encombre dans nos romånces. Ceux-là appartiennent à l'univers du quartier de haute sécurité, et ils en partagent les labyrinthes, les dysfonctions et les valeurs absurdes, et les effrois, et les rêves, et les littératures. (p. 42-43)

Lutz Bassmann, Ellen Dawkes, lakoub Khadjbakiro, Elli Kronauer, Erdogan Mayayo, Yasar Tarchalski, Ingrid Vogel, Antoine Volodine, Le post-exotisme en dix leçons, leçons onze (Gallimard, 1998)

J’ai relu ce soir mon manuel de post-exotisme, qui s'ouvre par ces mots « Les derniers jours, Lutz Bassmann les passa comme nous tous, entre la vie et la mort. » (p. 9) : il y est dit que le lecteur est flic vigilant ou complice, personnage ou touriste effaré, ami de toujours ou ennemi irrémédiable, donc, selon le principe de « non-opposition des contraires » (p. 39-40), toujours un peu tout cela à la fois, « déguisé en lecteur ».

samedi 12 avril 2008

sortir en éventail

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Je voudrais. Je voudrais quoi que ce soit, mais vite. Je voudrais m’en aller. Je voudrais être débarrassé de tout cela. Je voudrais repartir à zéro. Je voudrais en sortir. Pas sortir par une sortie. Je voudrais un sortir multiple, en éventail. Un sortir qui ne cesse pas, un sortir idéal qui soit tel que, sorti, je recommence aussitôt à sortir.

Henri Michaux, « Misérable miracle », Œuvres complètes, tome 2 (Gallimard, Pléiade, p. 630)

Cette citation (qui s'ajoute à quelques autres) pour applaudir la création d'un site sur Henri Michaux (source : tiers livre)

vendredi 11 avril 2008

ça sera moi


Un jour, tu te pointeras dans cette chambre et tu verras cette chose étrange, un morceau de chair se cramponnant à une console nue. À ce moment, tu t'arrêteras et tu regarderas, parce que tu ne pourras plus dire où se termine la peau et où commencent les circuits et les puces. Ils seront comme fondus l'un à l'autre, et une partie de la console sera aussi vivante que de la chair et une partie de la chair sera aussi morte que la console, et ça, ça sera moi. Tout ça, ça sera moi.

Pat Cadigan, Les synthérétiques (Synners, 1991, Fleuve noir, 1993)

dimanche 6 avril 2008

l'absente de la botte

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Il y a bien des livres que j'ai lus, moins pour leur contenu, que pour les réflexions, sujet et style, que je savais qu'ils me feraient faire.

Paul Léautaud, Journal littéraire, 11 août 1913 (Gallimard, Pléiade, tome 1, p. 879)

samedi 5 avril 2008

seul lieu géométrique

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Toutes ces citations ne plairont pas à tous, et celui qui les propose est sans doute le seul lieu géométrique du plaisir et de l’intérêt que chacune contient.

Roland Barthes, « Plaisir aux classiques », Œuvres complètes, 1 (Seuil, p. 63)

::: retrouvée dans le très riche « dictionnaire pour lecteurs » de David Farreny.

lundi 31 mars 2008

procession ascendante


Au-dessus de la balustrade entourant la bouche du métro apparaît la tête d'une femme aux cheveux grisonnants s'élevant d'un mouvement continu et oblique, puis ses épaules revêtues d'un imperméable gris-bleu Elle trébuche légèrement quand elle abandonne la dernière marche puis reprend son équilibre et s'éloigne marchant d'un pas vif malgré son âge Au bout de son bras pend un cabas marron Immobiles d'abord, entraînés par le même mouvement ascensionnel et continu qui semble les ramener du sein de la terre, puis prenant pied sur le trottoir et s'éloignant dans différentes directions apparaissent successivement à sa suite :
1 homme chauve aux mèches de cheveux clairsemées ramenées sur son crâne et collées au cosmétique, vêtu d'un complet bleu, avec une cravate bordeaux rayée en oblique ton sur ton, marchant de façon décidée à grands pas, 1 jeune femme en robe bleu foncé bras nus portant son enfant vêtu de bleu clair sur le bras droit dont la main tient l'anse d'un seau à pâtés orange une petite pelle et un petit râteau rouge et jaune dépassant du seau, 1 jeune homme à lunettes aux cheveux ondulés veste marron pantalon gris chaussures de daim gris également s'éloignant les deux coudes collés au corps les avant-bras horizontaux les mains se rejoignant un papier ou quoi entre elles lettre ? Les bustes de plus en plus serrés maintenant sans doute le gros des voyageurs de la rame un sur chaque marche probablement les têtes surgissant l'une après l'autre sans interruption deux religieuses un soldat une dame à chapeau rose de nouveau un chauve un nègre un homme au visage tout ridé jaunâtre une jeune fille tête nue une autre jeune fille tête nue le képi d'un agent une
Si on regarde fixement la fenêtre pendant assez longtemps on dirait qu'elle se déplace dérive lentement dans le ciel simple rectangle partagé en deux traversé de nuages. Maisons qui semblent basculer vous tomber lentement dessus sans fin
dame âgée au chapeau de paille noire avec un nœud violet type avec un nez comme un bec type avec une casquette à petits carreaux une jeune femme blonde très fardée, le contraste entre l'immobilité des personnages et le lent mouvement d'ascension leur conférant une sorte d'irréalité macabre comme sur cette image du livre de catéchisme où l'on pouvait voir une longue procession ascendante de personnages immobiles figés les uns simplement debout d'autres une jambe repliée un pied un peu plus haut que l'autre comme reposant sur une marche l'escalier constitué par les volutes d'un nuage s'étirant s'élevant en plan incliné des vieillards appuyés sur des cannes des enfants je me rappelle une femme drapée dans une sorte de péplum enveloppant d'un de ses bras les épaules d'un jeune garçon bouclé sur lequel elle se penchait l'autre bras levé montrant d'une (dessin de main) à l'index tendu là-haut la Gloire et les Nuées et derrière eux il en venait toujours d'autres montant vers Sa lumière tous suivant la direction indiquée par cette main impérieuse comme celles (ou quelquefois seulement une (dessin de flèche) ) qui sur les parois émaillées indiquent HOMMES ou DAMES dans l'odeur ammoniacale d'urine et de désinfectant le silence souterrain ponctué à intervalles réguliers par les bruits des chasses d'eau à déclenchement automatique tous à la queue leu leu errant dans les corridors compliqués de ce comment appelle-t-on l'endroit où vont les petits enfants morts avant d'avoir été baptisés ? aux étincelantes voûtes de céramique blanche jusqu'à ce qu'Il les appelle enfin à lui s'élevant alors en longues théories de complets vestons et de robes désuètes chantant Sa gloire arrachés sauvés du sein de la terre les yeux clignotant dans la lumière retrouvée tous les âges et toutes les professions mêlés 1 jeune femme 1 jeune homme à lunettes 1 ménagère 2 écoliers 1 long type maigre 1 couple 2 ouvriers l'un portant un veston marron fatigué sur des blue-jeans l'autre une salopette beige...

Claude Simon, La Bataille de Pharsale (Minuit, 1969, p. 14-16)

référent (n'en déplaise à Jean Ricardou !) : la sortie Place Monge, photographiée par Michel Bernard, en illustration de son article sur « l'hypotypose de la Place Monge » (1999)

samedi 29 mars 2008

notre propre humanité


Une ville : de la pierre, du béton, de l'asphalte. Des inconnus, des monuments, des institutions.
Mégalopoles. Villes tentaculaires. Artères. Foules.
Fourmilières ?
Qu'est-ce que le cœur d'une ville ? L'âme d'une ville ? Pourquoi dit-on qu'une ville est belle ou qu'une ville est laide ? Qu'y a-t-il de beau et qu'y a-t-il de laid dans une ville? Comment connaît-on une ville ? Comment connaît-on sa ville ?

Méthode : il faudrait, ou bien renoncer à parler de la ville, à parler sur la ville, ou bien s'obliger à en parler le plus simplement du monde, en parler évidemment, familièrement. Chasser toute idée préconçue. Cesser de penser en termes tout préparés, oublier ce qu'ont dit les urbanistes et les sociologues.
Il y a quelque chose d'effrayant dans l'idée même de la ville ; on a l'impression que l'on ne pourra que s'accrocher à des images tragiques ou désespérées : Metropolis, l'univers minéral, le monde pétrifié, que l'on ne pourra qu'accumuler sans trêve des questions sans réponse.
Nous ne pourrons jamais expliquer ou justifier la ville. La ville est là. Elle est notre espace et nous n'en avons pas d'autre. Nous sommes nés dans des villes. Nous avons grandi dans des villes. C'est dans des villes que nous respirons. Quand nous prenons le train, c'est pour aller d'une ville à un autre ville. Il n’y a rien d’inhumain dans une ville, sinon notre propre humanité.

Georges Perec, Espèces d’espaces (Galilée, 1974, p. 85-86)

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