lignes de fuite

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

lundi 26 janvier 2009

psychologiquement rien n'est jamais clair

Dans le vrai-faux roman familial qu’est Paris-Brest, l’émotion des souvenirs est mise en abîme comme le manuscrit dans la valise ou la crème écoeurante dans la pâtisserie du même nom : la peur de trop en dire et l’impossibilité d’échapper au dévoilement des secrets de famille rendent nécessaire la réinvention ludique des codes du roman familial. La lecture en est tout à fait jubilatoire … et très émouvante en même temps : « Techniquement tout était clair. Psychologiquement non. Psychologiquement rien n'est jamais clair mais techniquement si. » (p. 107). Encore quelques extraits pour le plaisir :

Même aujourd'hui, avec tout le recul que j'ai sur la situation, je peux dire comme lui que oui, tout le monde s'en fout des histoires de famille. Mais tout le monde s'en fout de tout, aurais-je quand même pu lui répondre si le sens de la repartie ne me venait pas toujours avec retard, avec plusieurs années de retard quand je me dis désormais que oui, c'est ça, exactement ça que j'aurais dû lui répondre. (p. 47-48)

De toute façon, mon histoire familiale n'intéressait personne, et mon histoire familiale n'est jamais devenue un livre, pour toutes les raisons que j'aurai sûrement l'occasion d'expliquer, mais seulement un manuscrit que j'avais soigneusement rangé dans ma valise, que maintenant pour la première fois j'allais faire entrer dans la maison. J'ai pensé c'est comme des poupées russes, maintenant dans la maison familiale il y a l'histoire de la maison familiale. (p. 59)

Sauf que dans mon livre je ne l'ai pas appelé comme ça. Dans mon livre, je lui ai donné un autre nom qui n'a pas d'importance. En tout cas on comprend très vite qu'il ne devrait pas être là, dans l'intimité de la famille, que déjà la tension monte avec ma mère, enfin, pas vraiment ma mère mais une femme avec des lunettes noires qui enterre sa vieille mère et qui est quand même ma mère dans le roman, parce que c'est raconté à la première personne, donc par moi en quelque sorte, enfin quelqu'un proche de moi, disons, assez proche pour que les gens qui me connaissent comprennent que c'est moi. Ma mère, par exemple, comprendra tout de suite que c'est moi. (p. 175-176)

Tanguy Viel est né à Brest en 1973.
Si vous ne les connaissez pas, lisez aussi très vite ses autres romans et textes courts :
- Le Black-Note, roman (Minuit, 1998)
- Cinéma, roman (Minuit, 1999)
- Tout s'explique : réflexions à partir d'« Explications » de Pierre Guyotat (Inventaire/Invention, 2000)
- L'Absolue perfection du crime, roman (Minuit, 2001 et « double », 2006)
- Maladie (Inventaire/Invention, 2002)
- Mélancolies (Inventaire/Invention, 2005)
- Insoupçonnable, roman (Minuit, 2006)
- Paris-Brest, roman (Minuit, 2009)

::: Roger-Michel Allemand. « Tanguy Viel : imaginaires d'un romancier contemporain ». Entretien (@nalyses, 3 janvier 2009)

::: à lire aussi, le dossier consacré à Tanguy Viel dans Le Matricule des anges de janvier.

samedi 24 janvier 2009

des choses sur nous

viel_paris_brest.jpg



Sûrement c'est ce qu'a pensé ma mère aussi, que ça faisait beaucoup, toutes ces paroles comme des puits sans fond, tout cet air si épais quand à peine nos assiettes remplies, à peine elle-même assise, comme si le silence elle avait voulu le lacérer une fois pour toutes, ma mère a dit comme ça sans aucune gêne, seulement évitant de croiser mon regard, elle a dit comme ça devant tout le monde : alors, Louis, il paraît que tu écris des choses sur nous ?
Il y a eu comme un silence, plus qu'un silence, moi figé dans sa phrase comme dans un tableau hollandais, en tout cas quelque chose d'austère et d'inquiétant, comme enveloppé dans une lumière d'orage. Il y a eu l'expression sous mes tempes, des choses sur nous, tu écris des choses sur nous. Mais comment elle savait, comment elle pouvait seulement savoir, tandis que jamais je n'aurais évoqué ça avec elle, ni ça ni rien de ma vie parisienne, ni ça ni rien de ma vie intellectuelle, mais de quoi tu parles, maman, de quoi tu parles ?
Il y a eu comme un gouffre en plein milieu de moi. Je sais que je suis devenu tout rouge, je sais que j'ai regardé mon frère une seconde puis ma grand-mère une seconde et j'ai dit, oui, enfin non, enfin c'est-à-dire je note des choses, de temps en temps, et j'ai regardé mon frère à nouveau parce qu'il n'y avait que lui à cette table qui pouvait en avoir parlé, qui pouvait avoir fait l'erreur d'en parler, ainsi que moi, à cet instant précis je me suis dit ça, que j'avais fait l'erreur de lui en parler à lui, la seule fois à vrai dire où on s'était vus hors de la maison familiale (…)

Des choses sur nous.
Et c'était comme une phrase qui ne voulait pas s'effacer, qui naviguait en moi comme une boucle sonore et s'inscrivait partout, sur la nappe, sur les verres, sur la neige carbonique qui blanchissait les vitres, il paraît que tu écris des choses sur nous.
Oh mais ça ne nous dérange pas, a repris ma mère, nous n'avons rien à cacher.
Non. Bien sûr.
Mais si ça n'avait tenu qu'à elle, elle m'aurait cloué au mur pour savoir exactement où j'en étais avec cette histoire familiale, si vraiment j'avais entrepris de l'écrire et qu'est-ce que j'avais bien pu raconter, parce que en un sens, c'est vrai, elle était extrêmement curieuse de lire des choses sur elle, mais en un sens aussi elle était extrêmement fébrile. C'est pour ça qu'elle était particulièrement gentille et attentive avec moi ce Noël-là, et c'est pour ça qu'en même temps elle était inquiète, parce que avec moi on ne peut jamais savoir, pensait-elle, que j'étais un intellectuel et qu'en tant qu'intellectuel je me croyais tout permis, y compris de prendre les autres pour des imbéciles, avait-elle eu l'occasion de me dire plusieurs fois, et tétanisée déjà en imaginant quelle version des faits j'avais pu donner, quelle version non expurgée, quelle version avec moi, quelle version avec le Languedoc-Roussillon et donc quelle version avec sa propre mère, se disait-elle, tu n'auras pas fait ça, implorait-elle en silence, tu n'auras pas raconté toute notre histoire. Et dans son regard je lisais la peur des phrases et des mots comme argent, comme héritage, comme briquets et comme Stade Brestois. Et dans son regard aussi, c'était comme une supplique qu'elle m'adressait : non tu n'as pas fait ça, priait-elle.
Ce jour-là, je m'en souviens, la tête plongée dans l'assiette en porcelaine je me suis seulement dit : ne lève pas les yeux sur elle, si tu lèves les yeux une seule fois c'est foutu, si tu la regardes maintenant, toi aussi tu seras un satellite pour toute ta vie. Et replié au fond du gouffre en moi, j'ai juste entendu, comme une fusée qui traversait la pièce, j'ai entendu la voix de ma grand-mère à côté de moi qui ajoutait : tu parles de nous en bien, j'espère.
Ensuite il y a eu du silence encore et des paroles normales. Il y a eu mon frère qui ne savait pas où se mettre puis des conversations déviées et du silence toujours. Il y a eu la pluie à Brest et les prix des loyers. Il y a eu les cuillères cognées contre la porcelaine. Mais sur la table au-dessus de nous, outre la mer dehors et les vieux meubles qui pliaient sous nos regards, il y avait cette expression devenue presque sale, comme un nuage de pluie qui se serait maintenu : des choses sur nous. Et dans le tourbillon noir des tasses en porcelaine, on aurait dit que chacun, à la surface mouvante de son café, que chacun désormais lisait des choses sur lui.

Tanguy Viel, Paris-Brest (Minuit, 2009, p. 156-161)

vendredi 23 janvier 2009

anciens et nouveaux prix

::: l’Académie Goncourt relooke son site et annonce la création du Goncourt du premier roman, qui sera décerné le 3 mars, et pour lequel sont sélectionnés :
- Paul Andreu, La Maison (Stock)
- Justine Augier, Son absence (Stock)
- Jean-Baptiste Del Amo, Une éducation libertine (Gallimard)
- Tristan Garcia, La Meilleure Part des Hommes (Gallimard)
- Laurent Nunez, Les récidivistes (Champ Vallon)
- et Marion Ruggieri, Pas ce soir, je dîne avec mon père (Grasset)

::: vient également d'être créé un Prix Orange du Livre, qui sera décerné le 9 juin et se veut « prix des internautes » ; il y a tout de même un jury, présidé par Érik Orsenna.

::: enfin on trouve maintenant une page spéciale « Tous les Prix Littéraires » sur le site de Livres Hebdo.

jeudi 22 janvier 2009

au sens où un tuyau fuit

Déjà, dans les nouvelles animales, Kafka traçait des lignes de fuite : mais il ne fuyait pas « hors du monde », c'était bien plutôt le monde et sa représentation qu'il faisait fuir (au sens où un tuyau fuit) et qu'il entraînait sur ces lignes. Il s’agissait de parler, et de voir, comme un hanneton, comme un bousier. À plus forte raison, dans les romans, le démontage des agencements fait fuir la représentation sociale, de manière beaucoup plus efficace qu’une « critique », et opère une déterritorialisation du monde qui est elle-même politique, et n’a rien à voir avec une opération intimiste.

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure (Minuit, 1975, p. 85)

mercredi 21 janvier 2009

chatoiement des différences

intraitable_beaute.gif

M. Barack Obama est le résultat à peu près miraculeux, mais si vivant, d’un processus dont les diverses opinions publiques et les consciences du monde ont jusqu’ici refusé de tenir compte : la créolisation des sociétés modernes, qui s’oppose aux traditionnelles poussées de l’exclusive ethnique, raciale, religieuse et étatique des communautés actuellement connues dans le monde. (…)

Aujourd’hui, en France comme en beaucoup de pays favorisés, chacun cherche son Nègre, les administrations arborent des préfets, les télévisions chargent leurs plateaux et les gradins de leurs forums de ces spécimens devenus (pour un temps) très précieux, et bientôt les partis politiques exhiberont sans doute leurs oriflammes en « diversité » (…) Nous n’avons pas à dresser face aux racismes un contre-racisme ou un modèle de vertueuse racialisation, nous les invalidons par la fréquentation d’un autre imaginaire : un imaginaire du pur chatoiement des différences, de leurs chocs, de leurs oppositions, et de leurs alliances pour commencer. (...)

La puissance vit dans l’éclat du lien, dans ce qui lie, rallie, relie, relaye ces possibles, individus et mondes. (…) Puissance est Relation. C’est dire que toute-puissance se trouve du côté de la vie, des plénitudes de la beauté. C’est dire aussi que toute beauté est Relation.

Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant, L’intraitable beauté du monde, adresse à Barack Obama (Galaade Éditions et l’Institut du Tout-Monde, 2008)

::: voir aussi, des mêmes, Quand les murs tombent ; l'identité nationale hors-la-loi ? (2007) dont on peut lire des extraits ici

mardi 20 janvier 2009

comme le flot recherche le sable

chevillard_autofictif.gif

Le sort en est jeté. Ma fille sera de la génération de la liseuse numérique. Autant l’initier dès à présent, me suis-je dit. Eh bien, croyez-le ou non, j’ai eu beau chercher, impossible de lui en trouver une en tissu.

Quand toute l’édition sera devenue numérique, c’est alors que nous autres, fils des techniques silencieuses, allons pour la première fois, comme Balzac, comme Hugo, entendre gémir les presses.

Mais pour l’heure, nos phrases inscrites dans l’éther bleuâtre des écrans par l’opération du Saint-Esprit s’effraient encore de ce vide infini autour d’elles ; et, comme le flot recherche le sable, elles se déposent un jour sur le papier, qui les absorbe.

Éric Chevillard, L'Autofictif, 453, 20 janvier 2009

::: Éric Chevillard, L'Autofictif. Journal 2007-2008 (Arbre vengeur, 2008)

« Les 328 premiers billets de L’autofictif, publiés entre le 18 septembre 2007 et le 17 septembre 2008, sont désormais disponibles en librairie comme cela se faisait jadis. » précise l'auteur.

lundi 19 janvier 2009

j’ai pingué son whuffie

doctorow_deche.jpg

J'ai vécu assez longtemps pour voir le remède à la mort, assister à l'ascension de la Société Bitchun, apprendre dix langues étrangères, composer trois symphonies, réaliser mon rêve d'enfance d'habiter à Disney World et assister non seulement à la disparition du lieu de travail, mais du travail lui-même. (p. 9)

Ainsi commence un roman où les humains sont immortels car équipés d’une interface homme / machine qui permet des sauvegardes fréquentes :

Pourquoi s’embêter avec la chirurgie quand on pouvait faire pousser un clone et restaurer une sauvegarde dans ce nouveau corps ? Certaines personnes changeaient de corps juste pour se débarrasser d’un rhume. (p. 145)

mais surtout où il n'est plus nécessaire de « travailler » au sens actuel du terme, car l’argent est remplacé par le « Whuffie », monnaie éphémère fondée sur la réputation et le nombre d’amis (ne se croirait-on pas dans facebook ?), une sorte de « personal rank » que tout un chacun peut consulter d'un simple « ping » mental ... la contrepartie étant la domination d’un politiquement correct quelque peu ennuyeux et étouffant :

J’ai pingué son whuffie plusieurs fois, et j’ai remarqué qu’il grimpait avec régularité au fur et à mesure que Dan accumulait davantage d’estime de la part des gens qu’il rencontrait. (p.16)
J’arrivais à lui faire admettre que le whuffie recréait la véritable essence de l’argent : dans l’ancien temps, quelqu’un de fauché mais de respecté ne mourait pas de faim ; à l’inverse, quelqu’un de riche mais de détesté n’arrivait jamais à s’acheter paix et sécurité. En mesurant ce que représentait réellement l’argent – le capital personnel auprès de ses amis et voisins -, on jugeait le succès avec davantage de précision.
Puis il m’a conduit par une piste subtile et balisée avec soin à reconnaître que oui, s’il pouvait arriver qu’on rencontre un jour des extraterrestres aux manières étranges et fabuleuses, pour le moment, le monde affichait une homogénéité quelque peu déprimante. (p. 17-18)

Cory Doctorow, Dans la dèche au Royaume Enchanté (Down and out in the Magic Kingdom, 2003, Gallimard, Folio SF, 2008)

Cory Doctorow est né en 1974 à Toronto, a vécu au Canada jusqu’à l’âge de 29 ans et vit aujourd’hui à Londres.
Très actif sur internet, il est l’un des coauteurs du très influent blog Boing Boing et propose tous ses romans en téléchargement gratuit sur son propre site.

Dans la dèche au Royaume Enchanté a inspiré à Tara Hunt The Whuffie Factor, un essai sur le capital social présenté ici par Hubert Guillaud.

samedi 17 janvier 2009

quand même ...

tina2.jpg

Quand même écrire encore des romans traditionnels, c'est pas de l'acharnement thérapeutique ?

Quand même pourquoi lorsqu'on s'active à nos fictions nous avons l'impression d'entrer en résistance dans un monde qui fondamentalement s'en fout ?

(...) Quand même puisque les avant-gardes sont mortes depuis trente ans, ça ne sert à rien de porter le deuil, encore moins de sortir le défibrillateur.

Le numéro 2 de la revue TINA. There is no alternative sortira le 20 janvier, mais on peut déjà en feuilleter les 21 premières pages, avec l'édito « Quand même ... », sur le blog de la revue.

longtemps je me couche de bonne heure

Longtemps, je me couche de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se ferment si vite que je n’ai pas le temps de me dire: Je m’endors. Et, une demi-heure après, la pensée qu’il est temps de chercher le sommeil m’éveille; je veux poser le volume que je crois avoir encore dans les mains et souffler ma lumière; je ne cesse pas en dormant de faire des réflexions sur ce que je viens de lire, mais ces réflexions prennent un tour un peu particulier; il me semble que je suis moi-même ce dont parle l’ouvrage: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survit pendant quelques secondes à mon réveil; elle ne choque pas ma raison mais pèse comme des écailles sur mes yeux et les empêche de se rendre compte que le bougeoir n’est plus allumé. Puis elle commence à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure; le sujet du livre se détache de moi, je suis libre de m’y appliquer ou non; aussitôt je recouvre la vue et je suis bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demande quelle heure il peut être; j’entends le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrit l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.

Arno Calleja traduit La Recherche du Temps Perdu au temps présent.

Les premières pages de cette Recherche du temps présent se trouvent dans le numéro 1 de la revue en ligne myopies. La suite paraîtra dans le blog de la revue.

vendredi 16 janvier 2009

clinamen généralisé

oulipo_15fev09.jpg

Les lectures du Jeudi de l'Oulipo de ce soir étaient consacrées à Jean Queval, membre fondateur : ce fut l'occasion de lire un texte de Jacques Roubaud sur Jean Queval et le « clinamen généralisé » que j'ai toujours beaucoup aimé et que je ne résiste pas au plaisir de citer :

Jean Queval avait une pratique de la contrainte oulipienne originale, plus intuitive que théorique (quasiment a-théorique) et sévèrement déconcertante pour les esprits non prévenus. Pour essayer d'en donner une idée je procéderai indirectement : il est clair à quiconque s'y est essayé qu'écrire un texte suivant une contrainte oulipienne un peu « difficile » est parfois exaspérant. Car on rencontre constamment, au-delà de la difficulté à suivre les consignes strictes de la règle (ce qui est parfaitement maîtrisable), le regret de ne pouvoir employer tel mot, telle image, telle construction syntaxique, qui nous sembleraient s'imposer, mais qui nous sont interdits. L'Oulipo a donc introduit, pour de telles situations, le « concept » de clinamen (dont l'origine démocritienne indique assez bien la finalité : un coup de pouce donné au mouvement rectiligne, uniforme et terriblement monotone des atomes originels pour, par collisions, mettre en marche le monde du texte dans sa variété). Le « clinamen » est une violation intentionnelle de la contrainte, à des fins esthétiques (un bon clinamen suppose donc qu'il existe, aussi, une solution suivant la contrainte, mais qu'on ignorera de manière délibérée, et pas parce qu'on n'est pas capable de la trouver). Il existe ensuite, bien évidemment, des clinamens répétés qui sont soumis, eux, à une nouvelle contrainte. Bon. Dans ces conditions, la ligne « quevalienne » de l'Oulipo peut être caractérisée comme étant celle du clinamen généralisé.
Je ne donnerai que deux variétés de « contraintes quevaliennes » (les contraintes quevaliennes ne sont pas, contrairement aux contraintes lelionniennes qui peuvent se passer totalement d'exemples, « détachables » des textes qui les illustrent) :
- la contrainte canada-dry : un texte en contrainte canada-dry à l'air d'être écrit suivant une contrainte; il ressemble à un texte sous contrainte, il en a le goût et la couleur. Mais il n'y a pas de contrainte. (François Caradec est un maître de la contrainte « canada-dry ».)
- la contrainte dite « de l'exposé de mathématicien » ou « contrainte de Polya » : un texte est annoncé comme composé suivant une contrainte nouvelle A. Il semble respecter un moment (avec des erreurs) la contrainte B, mais passe sans prévenir à la contrainte C, qui est bien connue et pas du tout nouvelle (et d'ailleurs il ne la respecte pas).
C'est dans cet esprit que Jean Queval a inventé une notion oulipienne dont la fécondité ne s'est pas démentie depuis : l'Alexandrin de longueur variable, ou ALVA.

Jacques Roubaud, Poésie, etcetera : ménage (Stock, 1995, p. 217-219)

jeudi 15 janvier 2009

je ne suis pas un numéro

... je suis un homme libre

Patrick McGoohan, l'acteur vedette et l'un des créateurs de la série-culte pleine de lignes de fuite « The Prisoner », est mort hier à Los Angeles.

mercredi 14 janvier 2009

fenêtres sur la ville

quintane3.jpg

Dans le cadre de l'atelier « Écrire la ville », François Bon a interrogé, devant les fenêtres du « belvédère » de la BnF, des écrivains qui parlent de la manière dont ils écrivent la ville, mais aussi de plein d'autres choses, et en particulier de la façon dont ils se sont construits dans la ville : les vidéos sont mises en ligne peu à peu, mais on peut déjà voir un très bel entretien avec Nathalie Quintane, ainsi que Laure Limongi, Jacques Roubaud, Hervé Le Tellier et Marcel Benabou, Raymond Bozier. À venir notamment Philippe Vasset, Leslie Kaplan, Arnaud Maïsetti, Jean Rouaud, Béatrice Rilos, et d'autres que j'oublie.

::: « Écrire la ville » côté Tiers Livre

mardi 13 janvier 2009

si cela rend un son creux

À propos de la critique littéraire, on peut, le plus souvent, la traiter à la Lichtenberg :
« Quand un livre et une tête se cognent, et que cela rend un son creux, ce n’est pas toujours la faute du livre. »
Voir mon dossier de presse, d’une fiévreuse éloquence.

Philippe Sollers, Un vrai roman : Mémoires (Plon, 2007, p. 222)

Indépendamment de la défense et illustration de Philippe Sollers, c'est assez juste, non ?

lundi 12 janvier 2009

la tangente qu'il faut

Moralité : celui qui veut suivre son aventure personnelle, en restant inaperçu et insoupçonnable, le peut. Qui ne veut pas se faire prendre n'est pas pris. Qui ne recherche pas la loi, se contente d'avoir avec elle des rapports purement techniques. Qui se sait invisible n'est pas vu. Même indifférence, plus tard, quand les caméras de télévision tournent.
La clandestinité, si elle est dictée par le plaisir, s'apprend vite. Il suffit d'aimer par-dessus tout être seul, puisque tout le malheur des hommes consiste à ne pas pouvoir rester seul dans une chambre, de prendre, donc, le parti contraire, mais très fermement. À partir de là, vous êtes dans l'inobservable, personne ne se doutera de rien, pas plus que les gouttes : vous avez pris la tangente qu'il faut. (p. 50)

Du bon usage de la clandestinité : tous mes livres ne parlent que de ça. L'enfance, par définition, est clandestine, il suffit de s'apercevoir assez tôt que la surveillance et le dressage n'en finiront pas. Il y a une contre-vie enfantine qu'il s'agit de protéger, d'amplifier, de prolonger et de ranimer. « Vert paradis » est son nom, et toutes les saisons en enfer ne peuvent pas l'effacer, l'user, le détruire. Lautréamont a raison : je ne connais pas d'autre grâce que celle d'être né, un esprit impartial la trouve complète, l'erreur est la légende douloureuse, l'homme ne doit pas créer le malheur dans ses livres, les gémissements poétiques des dix-neuvième et vingtième siècles ne sont que des sophismes, je ne tends qu'à connaître la contradiction de mon esprit avec le néant, le génie garantit les facultés du cœur, les grandes pensées viennent de la raison, etc., etc. Ne dites pas à mes proches que je passe mon temps à écrire, ils me croient éditeur, journaliste, intellectuel de seconde zone, ou animateur de télévision. Il faut savoir manier très tôt ce que j'ai appelé des IRM, Identités Rapprochées Multiples, pour conserver la seule qui vaille et qui ne peut pas être définie par un mot.

Technique d'enfance, donc : on répond à côté, on les endort, on guette leurs départs, on s'empare des maisons, du jardin, du merveilleux silence. La maladie est une alliée constante, on s'en sert pour sécher l'école et rester à l'écart. La société veut vous envoyer ici ou là, vous faire travailler, vous rendre rentable pour elle ? Débrouillez-vous, et ne travaillez jamais que pour vous. Vous voilà averti de la puissance du langage ? Ne l'abandonnez jamais, votre histoire et votre destin sont sur la page, la réalité suivra, c'est un fait. On vous critique, on vous éreinte ? Augmentez la dose. Je ne vais pas, ici, rassembler les articles agressifs, méprisants ou vengeurs dont j'ai été l'objet. Avec le temps, l'effet est gluant, mais cocasse. De quoi n'ai-je pas été traité ? Un ordinateur le dira, en citant les noms, les supports, les intérêts en jeu et les dates. Pas moi. (p. 137-138)

Philippe Sollers, Un vrai roman : Mémoires (Plon, 2007)

(encore un peu de Sollers ... pour ceux qui aiment et ceux qui n'aiment pas !)

dimanche 11 janvier 2009

m'emparer de l'arme absolue

giotto_looping_detail_600.jpg

La scène, ici, est très précise. On est à la campagne, c’est l’été, j’ai 5 ans. Je suis assis sur un tapis rouge sombre, ma mère est à côté de moi et me demande, une fois de plus, de déchiffrer et d’articuler une ligne de livre pour enfants. Le b.a. ba, quoi, l’ânonnage. Il y a des lettres, des consonnes, des voyelles, la bouche, la respiration, la langue, les dents, la voix. Comment ça s'enchaîne, voilà le problème. Et puis ça se produit, c'est le déclic, ça s'ouvre, ça se déroule, je passe comme si je traversais un fleuve à pied sec. Me voici de l'autre côté du mur du son, sur la rive opposée, à l'air libre. J'entends ma mère dire ces mots magiques : « Eh bien, tu sais lire. » Là, je me lève, je cours, ou plutôt je vole dans l'escalier, je sors, je cours comme un fou dans le grand pré aux chevaux et aux vaches, j'entre dans la forêt en contrebas, en n'arrêtant pas de me répéter « je sais lire, je sais lire », ivresse totale, partagée, il me semble, par les vignes, les pins, les chênes, les oiseaux furtifs.
Je sais lire. Autrement dit : Sésame, ouvre-toi. Et la caverne aux trésors s'ouvre. Je viens de m'emparer de l'arme absolue. Toutes les autres sont illusoires, mortelles, grotesques, limitées, ridicules. L'espace se dispose, le temps m'appartient, je suis Dieu lui-même, je suis qui je suis et qui je serai, naissance, oui, seconde, ou plutôt vraie naissance, seul au monde avec cette clé. Ça pourra se perfectionner à l'usage, mais c'est fait, c'est réalisé, c'est bouclé.

Philippe Sollers, Un vrai roman : Mémoires (Plon, 2007, p. 29-30)

samedi 10 janvier 2009

accepter de sombrer dans le ridicule

jauffret_lacrimosa.jpg

Tu continues à écrivasser, mon bel écrivassier ? Tu bricoles la phrase, tu te pavanes, tu marches encore de long en large dans un bouquin comme un plouc sur son bout de jardin ? De quoi tu parles ? De qui ? Je ne t'entends pas !
Je ne t'entends pas, tu comprends, je n'entends plus rien. Tu crois que la mort est un music-hall ? Qu'on écoute là-bas des bardes? Qu’on éclate de rire à s'en décrocher le maxillaire en écoutant tes histoires ? Tu t'imagines qu'on a de quoi faire des larmes en se tapant des élégies comme on se tape des pauvres nanas dans tes romans ? Tu m'amuses, pauvre amour, avec tes œuvres complètes que tu étires désespérément chaque nuit sur ton clavier comme un garçonnet de huit ans son petit kiki ! (p. 51)

J'ai sans doute ridiculisé la réalité par habitude, et puis c'est plus facile de raconter des histoires. Un observateur peu amène, pourrait dire que je tords le réel pour éviter de me cogner la tête contre son métal froid. Un peu comme je me garde d'avoir un revolver sous mon oreiller. Un coup est si vite parti. (p. 62)

- Espèce d'écrivain !
Toi et les tiens vous êtes des charognards. Vous vous nourrissez de cadavres et de souvenirs. Vous êtes des dieux ratés, les bibliothèques sont des charniers. Aucun personnage n’a jamais ressuscité. Dostoïevski, Joyce, Kafka, et toute cette clique qui t'a dévergondé, sont des malappris, des jean-foutre, des fripons, des coquins, des paltoquets ! Ils ont expulsé leur époque par les voies naturelles pour en barbouiller toutes ces feuilles de papier aux traînées noires et tristes comme des canaux où les mots flottent ventre à l'air comme des poissons d'eau douce bouillis par la canicule.
- Espèce de spirite !
Ne joue pas les innocents. Tu rêves de faire apparaître mon ectoplasme, afin de me mettre en bière une deuxième fois dans un de tes bouquins scintillants de suffisance et d'absurdité !

Je t'enguirlande, mais que veux-tu, parfois la mort m’irrite. En attendant, dépêche-toi d'aller te coucher. Tu mènes une vie de patachon devant cet ordinateur dont tu tripotes compulsivement les touches comme une onaniste enchantée sa ribambelle de clitoris. (p. 112-113)

- Dites-moi, que ce roman, j’ai eu raison de l’écrire.
Ma demande est ridicule. Mais un écrivain doit accepter de sombrer dans le ridicule, autrement il ne serait même pas un humain. (p. 216)

Régis Jauffret, Lacrimosa (Gallimard, 2008)

vendredi 9 janvier 2009

web zéro pointé

vous vous demandez encore ce qu’est le web 2.0 ?... facile !

jeudi 8 janvier 2009

la pile à lire grandit

mda_tanguy_viel.jpg

Je n'ai pas encore lu la moitié des livres achetés en septembre-octobre que déjà la « rentrée d'hiver » met en avant toute une brassée de livres tentants, à commencer par le Paris-Brest de Tanguy Viel, aux éditions de Minuit ; Tanguy Viel qui fait l'objet du dossier de ce mois du Matricule des anges et a réussi à échapper à la sacro-sainte photo en couverture (bravo!).

Et il y a aussi Dans ma maison sous terre de Chloé Delaume (Seuil, Fiction & Cie), chez P.O.L. Mon Amérique commence en Pologne de Leslie Kaplan et Orphée de Frédéric Boyer ; en encore le nouveau livre de Philippe Vasset, Journal intime d’un marchand de canons (Fayard), Ariste de Claire Cros (Michalon), Un peuple en petit d'Olivier Rohe, chez Gallimard, Sister Sourire (Léo Scheer) de Claire Guezenguar dont j'avais aimé Ouestern, et sans doute plein d'autres ...

mercredi 7 janvier 2009

une ligne qui s’enfuit

rongier_ce_matin.jpg

« Une ville en cercle, et une ligne au milieu qui traverse et s’enfuit pour aller ailleurs. »

C’est le bel incipit du premier roman de Sébastien Rongier, Ce matin (Flammarion 2008, p. 7), qui sort demain.

Sébastien Rongier est docteur en Esthétique. Il enseigne actuellement à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et il est l’un des animateurs de remue.net. Il a publié auparavant :

- De l’ironie, enjeux critiques pour la modernité (Klincksieck, 2007)
- Littérature d’aujourd’hui : cinq essais critiques (publie.net, 2008)
- Au troisième étage (publie.net, 2008)

::: son site tout neuf : http://sebastienrongier.net/ (avec la participation de l’indispensable Julien Kirch)
::: Philippe De Jonckheere, « L’art et la manière de tuer une femme »

mardi 6 janvier 2009

me prévenant que la mémoire est pleine

rosenthal_hospitalite.gif

Les lois de l’hospitalité est le fruit d’une résidence que j’ai faite aux Nouvelles Subsistances à Lyon. (…) À partir d’entretiens que j’ai réalisés avec une vingtaine de personnes qui vivent à Lyon et dont la langue maternelle n’est pas le français, j’ai écrit un texte qui reprend leurs histoires, les croise, les reconstruit et les invente. (p. 7)

Le 16 novembre, après deux entretiens particulièrement éprouvants pendant lesquels je suis restée détachée et souriante, je commande une choucroute à la brasserie Georges et je pleure dans mon assiette. (p. 17)

Le 14 novembre, on me prête un appareil pour enregistrer les entretiens, les fichiers sont vierges, la batterie chargée, mais quand j’essaie de déclencher l’enregistrement, un message s’affiche me prévenant que la mémoire est pleine et qu’on ne pourra plus rien y ajouter. (p. 37)

Le 6 décembre, pour vaincre les réticences de mon interlocuteur qui prend notre conversation pour un interrogatoire, je suis obligée de lui raconter sur moi des choses que je préfère d’habitude passer sous silence. (p. 49)

Le 18 novembre, c’est dimanche, je cherche un café dans le quartier, tout est fermé, j’imagine la solitude que doit éprouver un étranger séjournant dans un pays dont il ne connaît ni la langue ni les habitants. (p. 55)

Olivia Rosenthal, Les lois de l'hospitalité (Inventaire/Invention, 2008)

Olivia Rosenthal est née en 1965 à Paris

::: Viande froide (Lignes, 2008)
::: On n'est pas là pour disparaître (Verticales, 2007)

- page 11 de 57 -