lignes de fuite

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mardi 28 avril 2009

au milieu des lignes de fuite et de leurs promesses d'horizon

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Lignes de fuite

Le bonheur de danser
dans un espace zébré d'éclairs...

À chaque attaque du pied
je suis pris dans un déluge de feu.
Je dois m'assurer de la fermeté du sol
pour me prouver que je ne rêve pas.
Fouler une piste, c'est aussi faire apparaître
la réalité du sol, tester sa solidité
pour en retirer l'impression que la terre ferme existe,
et même qu'elle tourne rond.

Danser,
c'est prendre pied dans le monde
allégé de tout le poids de sa vie,
de tout ce qui est enfoui dans la mémoire.

J'appelle danser l'emportement qui est le mien
au milieu des lignes de fuite
et de leurs promesses d'horizon.
Pas d'autre raison de vie, je n'en démords pas,
que de se laisser emporter par une danse,
d'en exécuter les pas
au rythme d'enfer d'une musique
qui vous martèle l'assurance
que la mort ne vous a pas pris pour cible.

Alain Veinstein, Le développement des lignes (Seuil, Fiction & Cie, 2009, p. 87)

dimanche 26 avril 2009

une distance impraticable entre lui et la vie

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La vie avait achevé de faire de Jean-Charles Langlois le pessimiste qu'enfant il avait déjà pressenti en lui. Certains traits de notre caractère nous sont en effet immédiatement perceptibles dès la petite enfance : les enfants ne peuvent se le formuler ainsi, mais il est avéré que nombre d'entre eux éprouvent nettement quelques mouvements de l'âme qu'ils se surprendront, à l'âge adulte, à retrouver intacts. D'aussi loin qu'il se souvienne, les miroirs d'enfance renvoyaient à Jean-Charles Langlois le sentiment d'une forme un peu aqueuse de mélancolie doublée d'une lucidité qui le laissait souvent interdit. Au regard des grands et de leur optimisme nécessaire, cela passait pour une onde poétique, une curiosité prometteuse. Mais si le petit Jean-Charles avait été en âge de mettre ses humeurs en concepts, certainement aurait-il démenti la sentimentalité adulte : il n'ouvrait grands les yeux que par étonnement devant ce qu'il constatait du monde. Comme chez les personnages des romans qu'il aimait, Langlois eut très tôt l'impression d'une distance impraticable entre lui et la vie : l'avancement dans l'âge lui permettra simplement de la creuser et d'en décider souverainement. (p. 125-126)

Mon contemporain sera une femme. Comme ses initiales sont les mêmes que celles de Marguerite Duras et qu'elle-même est écrivain, c'est par ce procédé que je la désignerai.
M.D. sera à sa table de travail, achevant la relecture d'un recueil de nouvelles qu'elle espère pouvoir adresser ces jours prochains à son éditeur, et ce faisant être dans les temps pour la rentrée littéraire de janvier. Sans illusion toutefois : elle n'a pas la notoriété de l'autre. Et puis ce n'est pas une question de notoriété, mais de talent. Elle n'en est pas dépourvue, elle le sait bien, mais enfin tout cela reste cantonné à une littérature qui ne passera pas l'hiver, et la mort moins encore.
Sans qu'elle ait très bien compris pourquoi ni comment la chose avait pu se produire, M.D. aura achevé d'écrire le recueil en un mois. La première nouvelle est datée du 21 juillet 2004, la dernière (il y en aura dix) du 21 août. Jamais elle n'aura écrit aussi vite. Elle se demandera d'ailleurs ce qui a bien pu la conduire à n'inventer que des histoires où rôde l'inlassable de la mort. Bien sûr elle aura lu les classiques, Chandler, Hammett, Simenon, mais enfin le roman policier, pas même le polar, n'étaient à proprement parler sa littérature. Mais la mort c'est la vie, alors à quoi bon se lancer dans la vie si c'est pour en gommer la mort. Et si ce n'est pas la mort c'est la violence, la même chose en pire. La preuve, elle n'a jamais eu peur de la mort, toujours de la violence. On n'a jamais peur de ce qu'on ne connaît pas.
Donc, M.D. sera à sa table de travail. Elle relira mot à mot ces histoires qui lui tombèrent sous les doigts, s'étonnant elle-même de leur rythme, de leur sonorité, de leurs caprices, quand ce n'est pas des personnages eux-mêmes. C'est qu'ils sont si réels ces personnages, si proches. Elle se demandera si le lecteur aura conscience de la réalité fantomatique de ces personnages dans son cerveau. Car M.D. n'aura jamais eu besoin des critiques pour évaluer les limites de son art. Elle se dira que tout ça n'est pas si mauvais au fond, que cela vaut bien quelques-uns de ces succès qu'ils exhibent dans les devantures, mais enfin elle sait parfaitement que tout se destinera toujours au vent, aux landes au vent et à la nuit. (p. 147-148)

Marc Villemain, Et que morts s’ensuivent (Seuil, 2009)

De la mélancolie à l'humour noir, du cannibalisme à la critique littéraire, ces onze nouvelles diaboliquement efficaces, suivies par une amusante « exposition des corps », explorent « l'inlassable de la mort » et de la violence à travers une brassée de personnages que l'on devine souvent, en effet, très proches de l'auteur ... et peut-être le personnage récurrent de Géraldine Bouvier est-il comme une figure de lectrice (?).

Marc Villemain est né le 1er octobre 1968.
Il a publié auparavant :
- Monsieur Lévy (Plon, 2003)
- Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire (Maren Sell, 2006)
et il est aussi blogueur :
::: Cyclothymies, fluctuations, paradoxes et autres angoisses..., son blog
::: Les sept mains, blog collectif
::: son site

mardi 21 avril 2009

courant d'un être en fuite sans fin

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Une autre brindille encore apparaît à gauche à la surface du fleuve et s'approche à la même vitesse apparemment constante (rapide ou lente, impossible à décider vraiment),
à la même vitesse apparemment constante passe devant le banc puis disparaît à droite, dessinée en noir sur l'éclat blanc du soleil à la surface de l'eau où le regard peine à s'attarder.
Il semblerait facile de définir à l'avance la trajectoire de chacune, parallèle forcément à celle de la précédente, de la prochaine.
Mais à l'issue d'une observation vraiment attentive (autrement dit : longue ; autrement dit : à l'issue d'une attente, d'une station prolongée sur ce banc - une heure ? plus ? sans montre c'est difficile à préciser),
à l'issue d'une observation suffisante, digne de ce nom, il est clair qu'il n'en est rien, qu'il n'en est rien pour certaines en tout cas de ces brindilles qui sans raison apparente, sans qu'aucun obstacle puisse être identifié s'arrêtent soudain en tournant lentement sur elles-mêmes - et même parfois contre toute attente paraissent remonter contre le sens du courant sur quelques centimètres.
Le phénomène (attracteur étrange ?) est suffisamment troublant pour retenir l'attention et faire regretter une éventuelle distraction passée lors d'une séance d'initiation à la mécanique des fluides. Dans quelle classe était-ce ? avant ou après le bac ?
(Ce n'est même plus de la distraction, a dit Suzanne hier soir, la main sur la poignée, c'est...) (p. 9-10)

Encore se payer de mots pour rehausser quelque peu cet état trop avéré d'insignifiante victime.
La main soucieuse d'accompagner le pompeux discours intérieur s'est saisie d'un minuscule caillou parmi la terre poussiéreuse entre les pieds, tellement tassée qu'elle ne mérite même plus ce nom ni aucun autre non plus
(Elle a cherché, pourtant, la main, un plus gros caillou. En vain : ici les cailloux sont tous minuscules et luisants d'usure.)
et l'ayant lancé, le minuscule caillou, dans l'eau à quelques mètres du bord, en guise de ponctuation, elle reste en suspens à mi-hauteur pendant que les yeux
maintenant s'attardent au centre approximatif des cercles fugaces que sa chute y a causés.
S'arracher à sa propre et tellement naturelle banalité bien sûr ne fait plus partie des espérances à l'approche de la cinquantaine,
mais tout de même la voir encore tellement évidente est bien un peu douloureux.
(Des adhérences ; quelque chose comme ça en déchirures sourdes au fond des entrailles.) (p. 47-48)

Ensuite ; le temps, comme on dit, passa.
C'était ça, d'ailleurs, qui était formidable avec lui : il n'était pas nécessaire de faire quoi que ce soit pour qu'il passe. Pour ça il pouvait vraiment prétendre à la confiance de tous. Il allait passer. C'était sûr.
Alors il est passé. D'abord un petit peu.
Ensuite il a continué, même quand plus personne ne lui demandait rien. Sûrement même qu'il continue, aujourd'hui encore, sur ce banc au bord du fleuve.
Après tout c'est bien lui qui permet aux yeux de voir l'eau couler.
Mais c'est moins grave, ou plutôt c'est moins important, ou plutôt c'est sans conséquence, à présent. (p. 61-62)

Pareillement le fleuve au lit séculaire coule en des flots toujours renouvelés ;

alors que cette station prolongée du corps assis sur le banc face à l'eau au parcours massif et continu
est à l'origine d'une illusion qui voudrait bien faire appeler « endroit du fleuve » (comme on dit « partie du corps ») cette section, seule accessible à la vue, du courant d'un être en fuite sans fin (l'être et la fuite),
absent déjà au loin en dépit de son apparente présence, présent toujours en partie malgré son perpétuel effort d'absence,
- présence // absence ; ces deux idées s'aiguisant, s'échauffant au contact l'une de l'autre dans leurs mouvements contraires -
et dont la course perpétuelle depuis la nuit des temps ne parvient seulement qu'à marquer par contraste l'immobilité - elle aussi illusoire - du banc.) (p. 69 et 71)

Philippe Annocque, Liquide (Quidam, 2009)

J'aime beaucoup l'usage singulier que Philippe Annocque fait du passage à la ligne, des parenthèses et de tous les signes de ponctuation dans ce beau récit où un narrateur définitivement liquide remplit comme des vases successifs les rôles de sa vie.

Philippe Annocque, dont vous connaissez sans doute le blog, est né en 1963 et a déjà publié :
- Une affaire de regard (Seuil, 2001)
- Chroniques imaginaires de la mort vive (Melville, 2005)
- Par temps clair (Melville, 2006)

::: pour trinquer avec l'auteur

lundi 20 avril 2009

appréhender le réel comme une myriade de réalités floues

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La notion de surveillance
Ce n'est pas la société qui a changé dans son approche de la surveillance, ce sont uniquement ses moyens techniques. Toutes les sociétés ont tenté d'installer une dynamique de contrôle. Bien sûr, quand il y a le Panopticon de Bentham, ce n'est pas aussi efficace qu'une logique de prison moderne à la Guantanamo, mais la volonté sous-tendue derrière est la même : ces sociétés sont mues par une dynamique de contrôle fascisante. Et cette surveillance s'est toujours exprimée de différentes manières, c'est-à-dire de façon imposée (étatiquement, ou par les seigneurs de guerre, la monarchie, un chef de tribu, etc.) ou internalisée en chacun - c'est le résultat d'une société de surveillance digérée, achevée, réussie. Dans un livre comme I.G.H., j'ai essayé d'explorer cette idée d'organisation interne. Finalement, le contrôle des masses est d'autant plus efficace quand il est intégré chez tout un chacun. On n'a même plus à demander aux gens de dénoncer leurs voisins, ils se dénoncent... à eux-même ! Ce sont eux leurs premiers censeurs, et toute autre attitude vis-à-vis de l'autorité leur semble incroyable. Regardez en Corée du Nord ce qui se passe : le pays est tellement reclus depuis plusieurs années que si on ouvrait tout à coup leurs frontières, cela ne servirait à rien pendant un premier temps : ils ont intégré l'idée d'être dominés, et ne peuvent se libérer de ce joug et de cette surveillance constante en quelques mois. Cela demandera sûrement même plusieurs générations... Les caméras, les programmes d'Échelon et ses grandes oreilles planétaires, les scans électroniques, le GPS, le traquage ADN... Tout cela ne sont que des artefacts contemporains qui témoignent de volontés séculaires. L'homme n'a fait qu'appliquer toujours la même règle ; la technologie lui a fourni de nouveaux outils, qui sont effectivement souvent plus efficaces, mais rien de plus.

L’inversion du régime démocratique
Le régime démocratique a échoué avec l'apparition, au sein du cadre démocratique, de factions totalitaires. Par définition, la démocratie - plus encore que la République - doit autoriser ses excroissances totalitaires, ou tout au mieux, les tolérer. Comment, dès lors, résister à la montée du populisme, de doctrines politiques qui ne fonctionnent qu'à partir d'une logique affective ? Tout au long du XXe siècle, cela a été l'écueil de la démocratie telle qu'elle était définie à son départ.
Et puis, il ne faut pas oublier que certaines civilisations ne sont pas culturellement démocratiques. Ce n'est ni un bien, ni un mal. En aucun cas, je ne veux émettre de jugement à ce sujet, mais imposer le système républicain puis démocratique à certaines sociétés relève tout simplement de l'absurde, de la contre-nature. Les forcer à penser et agir comme une démocratie occidentale, c'est de l'impérialisme doctrinaire. Une fois que l'Occident aura compris cela, je pense que les rapports avec les pays à tendance dictatoriale seront bien plus détendus... La seule façon qu'a trouvée le régime démocratique universel de s'adapter à ces « erreurs » totalitaires, c'est d'inverser sa dynamique de tolérance et de créer un système politique aux apparences libertaires, mais aux contours fermement liberticides.
Quelques philosophes politiques ont trouvé un nom pour ce phénomène : c'est le capitalisme. (...)

Science-fiction et monde contemporain Quand j'ai commencé à écrire, je ne crois pas que je savais ce qu'était la science-fiction. Oh, bien sûr, il y avait toutes sortes d'auteurs qui se réclamaient de cette forme, mais ce n'était ni ce que je connaissais, ni ce à quoi j'aspirais. La science-fiction a toujours eu pour moi un double désavantage : je ne voyais que très peu ce qu'avait à faire la science dans les livres qui s'en réclamaient, et j'ai toujours considéré l'écriture comme un révélateur de réalités. Je conviens qu'il est très facile de critiquer les œuvres de science-fiction, trop même. Même si je ne me suis pas toujours reconnu dans les courants science-fictionnels, j'estime que des œuvres d'écrivains comme Ian Banks ou Michael Moorcock sont de grandes œuvres littéraires, peu importe le genre catégoriel. Je ne pense pas que mon œuvre se divise entre fiction « classique » et science-fiction ; d'un côté, j'ai une œuvre autobiographique, que j'ai voulue la moins égoïste possible, de l'autre une œuvre fictionnelle.
Ma science-fiction, puisqu'il faut bien l'appeler comme ça, est plus une « real-fiction », comme on parle de « real-politik » : elle appréhende le réel comme une myriade de réalités floues ; elle tente de tracer les contours d'un monde contemporain que beaucoup tendent à placer dans le futur, proche ou non. L'idée d'écrivain de science-fiction a beaucoup évolué. Des gens comme William Gibson ou Bruce Sterling, avec leur pratique de ce que certains ont appelé le « cyberpunk » ont aidé à installer l'auteur de science-fiction dans la réalité. Dans ses derniers livres, Gibson aborde beaucoup la notion de cartographie, de comment les espaces sont triés, distribués, scannés en permanence. Cette réflexion est typique de la New-Wave science-fictionnesque. Je me sens très proche d'auteurs comme eux. (...)

J.G. Ballard, « Entretien avec Jérôme Schmidt » (Shepperton, 2008) dans J.G. Ballard, hautes altitudes, sous la direction de Jérôme Schmidt & Émilie Notéris (e®e, 2008, p. 13-15 et 18-19)

Né le 15 novembre 1930 à Shangaï, James Graham Ballard est mort ce dimanche 19 avril au matin.

::: http://www.jgballard.com/
::: http://www.ballardian.com/

dimanche 19 avril 2009

des lignes de fuite interrompues par l’horizon

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Au-dedans est le silence ronronnant de soi, des machines souplement réglées par la vitesse égale. Au-dedans est l’immobilité. Au-dedans la nausée de l’immobilité réglée sur la vitesse du train. Et au-dehors, c’est le monde qui semble aller, qui va. Quand le train part, c’est toujours cette vieille illusion d’enfant qui revient : la gare s’éloigne, et c’est comme si c’était elle qui se mettait en mouvement. Jamais l’évidence s’impose en premier lieu que c’est le train qui part, non : mais que la gare puisse s’éloigner, qu’elle puisse soudain prendre le large derrière le train immobile, c’est une réalité qui paraît toujours plus plausible à l’esprit. L’illusion persiste parfois—et la nausée du train trouve des raisons plus valables que le balancement pour s’installer ; par exemple : le train n’avance pas, mais c’est le dehors, la terre avec ses maisons et ses routes, ses villes, ses ponts et ses camions, qui reculent : le train ne fait que produire ce mouvement de retrait du monde — pourquoi pas. Variante : ce ne serait ni le train ni le monde qui s’en irait, mais en soi, son propre esprit dévalé en arrière, et que le corps, immobile lui aussi, arrimé au train, échouerait à retenir. Ou toutes ces raisons à la fois, également indémêlables et incompréhensibles : et ce serait cette incompréhension qui produirait la nausée.

On est ici à l’abri. Derrière la vitre, c’est davantage qu’une paroi qui nous protège. On est au-dedans. Et dehors passe le monde. On peut le voir à chaque instant, d’ici. Au-dedans de nous, le train rejoue sa mélodie et sans s’en apercevoir , on adopte rapidement son rythme, sa respiration (dans la poitrine, le cœur : et dans les jambes, le battement de sang, la dilution des veines : le goût écœurant dans la bouche). Le train au-dedans de nous scande bientôt sa pulsation, régulière et balancée. Au-dehors, c’est toute une extériorité privée de cette mobilité qui se déploie. Un espace réduit à cela : étendue déposée sur le sol, ancrée en terre, et étirée le long du train jusqu’à l’arrivée — le monde tel qu’on le devine derrière une vitre, et qui ne serait que la partie de soi privée de vitesse : une seule et même durée allongée sur un seul et même espace défilant, toujours déjà défilé. Mais assis comme au bord du monde, c’est autre chose que le monde qu’on voit défiler , qu’on voit passer infiniment : autre chose, oui. Ce serait davantage la passée du monde—ce tremblement des lignes qui dessinent, sous un coup de pinceau aussi long que le trajet, l’horizon comme une route parallèlement empruntée par le monde qui longe celle que le train prend.

La vitre nous protège. La vitre est un abri autant qu’un poste d’observation. La vitre est un cadre, le seul possible pour mesurer combien se produit sur nous la diffraction sensible qui nous permet de nous saisir du monde, en retour. Ce qui passe au-dehors produit sur nous l’immobilité qui nous le fait voir : voir ce que le monde cache tant qu’il demeure immobile ; comprendre aussi ce que le renversement des positions engage dans cette perception non des lignes du monde mais de son trajet, littéralement, en mouvement. Quand le train longe la route et dans un souffle dépasse des véhicules, l’impression première (que les voitures sont happées en arrière) ne dure pas. Bientôt s’impose une autre évidence : chaque voiture avalée accélère encore, par contraste, la marche du train — semble même doubler sa vitesse, nourrissant la hâte d’une dévoration toujours plus avide d’elle même.

Ce qu’on laisse derrière soi, à côté de soi — moins des routes qui vont, que des chemins qui partent : des lignes de fuite interrompues par l’horizon.

Arnaud Maïsetti & Jérémy Liron, La Mancha (publie.net, 2009, p. 7-9)

jeudi 16 avril 2009

l'analogie donne du sens

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Bonjour Aston,
J'ai fait l'essai avec le codage symbolique de Fourier. Tout à fait étonnant. Il y a une interface visuelle, bien sûr. J'ai obtenu des fractales assez surprenantes, la densité des grains de sable s'exprime directement sous forme d'une mesure géométrique, et la granularité correspond à des niveaux de gris. J'aimerais bien que tu le testes aussi. Si ça te paraît intéressant, je pense pouvoir y ajouter la couleur. Ce serait parfait pour traduire la composition chimique. En fait, c'est plutôt joli, dans le genre froid et sophistiqué.

La réponse se fit un peu attendre, Aston n'était pas encore prêt, Lulu avait mal évalué sa disponibilité. Ou bien il réfléchissait à autre chose. Peut-être qu'il pensait avec Georgio, ou avec Placek. Penser avec, c'est comme ça qu'ils disaient, maintenant. Penser avec, ça ressemblait à danser avec. Quand on danse, quelquefois, on se marche sur les pieds, ou bien il y en a un qui danse à contretemps. Quand on pense en se décalant, ça doit faire comme des dissonances. Elle raisonnait toujours par analogie, déformation professionnelle sans doute. L'analogie permet de percevoir ce qu'on est incapable de percevoir sous forme brute. L'analogie donne du sens. Elle produit des représentations qui parlent, aux yeux, au cœur et aux oreilles.

Salut Aida,
C'est bien, dis donc ! Ainsi tu peux repérer si les grains sont tassés ou pas. Il faudrait faire l'essai sur un matériau plus compressible, pour être sûr. Tu essaies la mousse de polyuréthane ? Nous on en a plein, ici. Je ferai des tests en parallèle. As-tu réfléchi au relief ? Il faut trouver une caractéristique variable selon la mesure, on l'envoie en différé sur les deux canaux optiques. Et hop ! Tu as des creux et des bosses partout où ça se décale. Je te contacte dans une heure, Placek a besoin de moi pour le déverrouillage des filtres. Il pue de colère parce qu'il n’y arrive pas tout seul. Ça urge ;-)

Elle ne déconnecta pas tout de suite. Le relief, bien sûr, elle y avait déjà pensé. La mousse de polyuréthane expansé : intéressant ! Elle tenta d'imaginer les découpes et les volutes que l'interface permettrait de visualiser. Mais en fait, elle essayait surtout d'imaginer ce que c'était de ressentir la colère de quelqu'un. Une émotion violente chez l'autre provoquait habituellement des nausées chez un télépathe. Malaises, vertiges, sueurs froides, auxquels le cerveau cherchait une explication rationnelle : il suggérait alors des odeurs déplaisantes, des sensations visqueuses ou glaciales, des goûts amers ou métalliques... Le corps souffrait, l'effet suggérait la cause.

Sylvie Lainé, « Définissez - priorités » (2000), Espaces insécables (actuSF, 2008)

Sylvie lainé est née en 1957.
Ces nouvelles ont auparavant été publiées en revues, depuis 1985.
Elle a aussi publié, chez actuSF, un autre recueil : Le Miroir aux Eperluettes.

en ligne :
::: un entretien vidéo
::: la préface de Catherine Dufour, à laquelle je souscrit entièrement
::: et un article de Jean-Claude Vantroyen (Le Soir, 3 avril 2009)

ActuSF, c’est un site internet très vivant, mais c’est aussi une collection baptisée « les 3 souhaits » : des petits livres très jolis, à tirage limité, avec de belles couvertures (celle-ci est due à Gilles Francescano) ... et surtout de bons auteurs.

mercredi 15 avril 2009

la marquise sortit à cinq heures

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Chapitre II

Un instant après. Un peu plus tard. Le temps passa. Les jours passèrent. Deux jours plus tard. Ils attendirent. À dix heures et quart. Le samedi suivant. Elle attendit. Après. Quelques temps après. Quand. Au bout d’un moment. Six secondes s’écoulèrent. Ce fut le matin. Le matin suivant. Encore quelques matins. Comme d’habitude ce matin là, elle. À midi. Le soir tombait. La pluie continuait de s’abattre. Ce fut le matin. Il patienta. Vers neuf heures et demie. Le même jour. Après cela. Ils restèrent longtemps. L’après-midi. Il regarda sa montre. Une semaine. Deux semaines. Au terme du mois. Un matin. Il faisait beau temps. Il pleuvait. Le ciel couvert. Le ciel ouvert.

Joachim Séné, Roman (publie.net, 2009)

Prenant au mot la collection « formes brèves », Joachim Séné réduit le roman à son « essence » ou son « épure », en cinq courts chapitres où ne subsistent du genre que les chevilles narratives.

::: le blog et le site de Joachim Séné
::: un billet de Martine Sonnet

lundi 13 avril 2009

l'écart entre les fictions et le réel

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AVERTISSEMENT
Journal intime d'un marchand de canons est le premier volume d'une série qui se poursuivra avec Journal intime d'un affameur, Journal intime d'un manipulateur, et d'autres titres encore.
À l'origine du projet, l'écart sans cesse grandissant entre les fictions dont on nous abreuve ad nauseam et un réel presque invisible, comme relégué à la périphérie du champ de vision. Faits de la même matière molle, douceâtre, envahissante, les romans, les sitcoms et les blockbusters ne suscitent plus qu'un désir réflexe, presque inconscient, semblable à celui de la salivation activée par l'odeur des frites et du hamburger encore chaud.
En arrière-plan de ces histoires prémâchées s'agite un réel globalisé dont on ne sait rien ou presque : échanges confus, soubresauts incompréhensibles, violence irraisonnée... La présente série voudrait se confronter à ce jeu de flux et éprouver la fiction aux pointes les plus acérées du réel. Chaque épisode se propose de décrire le fonctionnement d'un pan de l'économie mondialisée habituellement soustrait aux regards. Rien n'y sera inventé : les événements relatés dans chaque épisode auront effectivement eu lieu, les noms seront les vrais, tout comme les dates.
Malgré ce parti pris de véracité, cette série n'est pas une enquête journalistique : celui qui dit « je » dans les pages qui vont suivre, s'il énonce des faits véridiques, n'existe pas. Ses agissements, sa carrière et son emploi du temps, bien que parfaitement vraisemblables, ont été inventés pour ménager un point de vue interne dans un système mondial habituellement appréhendé de l'extérieur.
Philippe Vasset, octobre 2008. (p. 9-10)

Je me suis toujours beaucoup préoccupé du degré de romanesque de ma vie. La plupart de mes homologues diront qu'ils se sont retrouvés à vendre des armes un peu par hasard : pas moi. J'ai spécifiquement choisi ce métier dès ma sortie d'école de commerce parce qu'il permet, voire encourage, l'inattendu, le hors-norme, le spectaculaire. Faisant le pied de grue dans l'antichambre surchargée d'une résidence moyen-orientale, un catalogue de missiles à la main, je me félicitais secrètement de la coïncidence presque parfaite entre ma situation et une scène des romans d'espionnage que je dévorais avec ferveur. Si les portes richement ornées de la salle finissaient par s'ouvrir sur un salon tapageur occupé par des militaires ombrageux et des cheikhs ventripotents, je jubilais. Si elles ne découvraient en revanche qu'une salle de réunion occupée par trois jeunes fonctionnaires en costume, j'avais du mal à cacher ma déception et ne pouvais m'empêcher, tout en récitant avec conviction mon argumentaire commercial, d'espérer que la conversation prendrait un tour moins convenu (demande de pots-de-vin, complot, opérations illégales : les possibilités ne manquent pas, tout de même!). (p. 11-12)

Dans n'importe quel film, ce genre d'information serait immédiatement suivi du plan panoramique d'un avion en train d'atterrir sur fond de collines verdoyantes, tandis que s'afficheraient en bas de l'écran la date, l'heure et le lieu (« Pretoria, Afrique du Sud, 14h53. Température extérieure : 40° »). Dans ma réalité hélas dépourvue d'avance rapide et de fondus enchaînés, cet atterrissage n'a pu avoir lieu qu'après des adieux circonstanciés à mon ami le juge, la rédaction de rapports d'étapes à l'intention de ma direction, et un long et inconfortable voyage en avion d'où j'ai émergé hagard et affublé d'une valise qui n'était pas la mienne. (p. 76)

Je fais de mon mieux pour me concentrer sur la route, la signalisation, le paysage, mais, régulièrement, l'image surgit : je vois ma voiture renversée dans le fossé. Du coffre ouvert par le choc s'échappe des tourbillons de papiers frappés du sigle « Confidentiel Défense » que, titubant, les tempes ensanglantées, j'essaie de rattraper. Agrémentée d'une musique un peu mélodramatique et filmée en surplomb, une telle scène serait idéale pour clore un thriller. Mais j'espère encore échapper aux clichés. (p. 83)

Mes archives détruites, ma vie se résume à des lignes droites et claires : les pleins et déliés ont disparu. Seuls mes carnets de notes peuvent encore attester que mon existence fut autre chose qu'une carrière sans éclat.
Pour conserver une trace des moments vécus, j'ai pris l'habitude de les retranscrire. D'abord sous forme d'un journal intime, puis, la sentimentalité inhérente à cette forme me convenant mal, dans de simples cahiers classés par année. Le processus d'écriture est très codifié. Je commence par raconter oralement les événements dont je veux me souvenir à des amis, des inconnus ou des collègues, pour en fixer les contours et la forme. Quand le choix des mots et la trame de l'histoire cessent d'évoluer d'un récit à l'autre, je les consigne. Régulièrement, je reprends ces textes momifiés pour leur ajouter une couche de bandelettes, des parures, des trophées, puis les recopier sous leur nouvelle forme dans d'autres cahiers. Effort de toute une vie pour faire coïncider le réel avec mon désir, ce lent travail d'embaumement ne connaît pas de fin. (p. 127-128)

Les phrases qui pourraient décrire mon état ont tellement servi que leurs motifs usés ne veulent plus rien dire : je « repasse le film des événements dans ma tête », je « tourne en rond comme un lion en cage », etc. Pour me vider l'esprit, j'entreprends des tâches physiques épuisantes : j'abats des arbres, je fauche l'herbe, je draine les étangs... Mon jardinier me regarde faire, mi-amusé, mi-inquiet. Au bout d'une semaine, sans doute lassé de me voir endommager les allées et défigurer la forêt, il m'invite à chasser. Après toute une vie passée à vendre des systèmes d'armes sophistiqués, j'erre parmi les fougères avec, sous le bras, une pétoire vieille de vingt ans. Nous marchons toute la journée : je manque presque tout ce que je tire. (p. 132)

Philippe Vasset, Journal intime d'un marchand de canons (Fayard, 2009)

Philippe Vasset est né en 1972. Il a publié :
- Exemplaire de démonstration, Machine I (Fayard, 2003)
- Carte muette, Machine II (Fayard, 2004)
- Bandes alternées (Fayard, 2006)
- Un livre blanc. Récit avec cartes (Fayard, 2007)

::: un entretien (BibliObs)
::: et des réponses à des lecteurs (Libération)

::: le tiers livre
::: Omega blue

dimanche 12 avril 2009

la catastrophe a déjà eu lieu

La Minute prescrite pour l'assaut (Mille et une nuits, 2008), c'est l'apocalypse, ce n'est pas triste et c'est demain (le président et ses ministres sont toujours là) ; j'aime particulièrement le personnage de la « Kolkhozienne aux seins nus », une éditrice engagée qui tient un blog « marxisto-yéyé ».

Né en 1964, Jérôme Leroy est notamment l’auteur de :
- Comme un fauteuil Voltaire dans une bibliothèque en ruines (Mille et une nuits, 2007)
- Le Déclenchement muet des opérations cannibales (Équateurs, 2006)
- Rêves de cristal (Mille et une nuits, 2006)
- Le cadavre du jeune homme dans les fleurs rouges (Le Rocher, 2005)
- Big Sister (Mille et une nuits, 2004)
- Bref Rapport sur une très fugitive beauté (Les Belles lettres, 2002)
- Une si douce apocalypse (Les Belles Lettres, 1999)

samedi 11 avril 2009

le mot peur se remplit comme un verre

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La Poète rêve qu'elle surphrase. Cette notion de surphrase rejoint non pas un état de surface mais plutôt une sorte de surchauffe. Pourtant il ne s'agit pas d'introduire un système de refroidissement. Plutôt accepter la désagréable impression d'aller au-delà d'un piège. Une forêt ne convenant ni à ses forces ni...

La Poète allait écrire ce qu'elle cherche mais elle ne cherche rien de précis. Elle cherche. C'est tout. Une forme. Et elle sait qu'en public elle ne doit jamais donner l'impression de sa faiblesse ni de sa peur. Aussi sec, le mot peur se remplit comme un verre. Déjà elle boit. Elle est en train de le boire. (p. 42)

17
Quelques bières à portée de main
réinventant des infogènes
La Vie d'Arthur Rimbaud celle d'Emily Dickinson
chacun la sienne (petites putes Une)
nos corps c'est du pudding bouilli
il voulait éliminer toute trace de poésie
fabrication de gènes conçus
en Significations pour les humains
non en protéine par la cellule (p. 67)

Titre : « Parler avec son crabe ». Elle n'a parlé avec son crabe que dans sa tête. Quasi quotidiennement. La nuit surtout. Demain rendez-vous pour la première étude balistique de bombardement du thorax. Ils disent « bombardement ». C'est écrit. Douleur au bras. Cicatrice indurée. Ils disent Phlébite. Risque de phlébite. Et cette fatigue. Effroyable et inconnue. Pas la force d'écrire.
Demain. Elle dit « Demain ».
Lit un peu (Emily Dickinson).
Écoute de la musique.
Ne sait plus comment faire (fuir la maladie). Pensait ne pas s'y installer mais c'est Elle qui ouvre la porte et s'installe (fait comme chez elle). Voilà. C'est exactement ça. Un renversement. Il faut se renverser totalement, retourner le sens, peau + os et réapprendre. Tout réapprendre. Vivre autrement. Autre. Une autre naissance. Et que le texte, c'est-à-dire la Langue, suive.
Tirer la langue. La cuire.
Un tournant.
La marque (autrement nommée constellation malveillante) inscrite dans le corps, toujours à gauche et ce cœur et toujours cette partie déjà fracassée, plusieurs fois ouverte, os de la clavicule brisé (deux fois) puis réparé (mal) puis le reste, les dents (je te casserai les dents) puis plus bas, ce qui n'est pas visible mais vécu, qu'on a tenté d'effacer et qui revient chaque nuit maintenant surtout maintenant où la mort se touche, formes singulières parce que neuves, tenancières, cette violence sans image, buée d'une flaque, Hop ! Hop ! Ma chérie c'est sûr, un message s'y trouve, il ne s'adresse qu'à toi.
Balancer. Balancer à la mer ce corps ancien et tous les livres qu'il a signés. Maintenant tu écris parce que tu as peur de tout ce que tu n'as pas su écrire, ce courage qui t'a manqué, cette soumission invisible.
Sale saison. Les rayons ont commencé. Salle Orion. Ils nomment les appareils. Et la salle qui les contient. Orion offensa Artémis. Chaque jour une voiture vient la chercher. Elle traverse la ville. Elle a rendez-vous avec un géant. Silence total sur son livre. Annonce d'un éreintement sur un site portant un nom de baraque. Rappel précis de la violence des Pères. Comment poursuivre. Dans l'abandon. Se replier. Ramasser un corps. Défait pour mieux rebondir.
Simplement se remettre debout. En marche. Ou demeurer immobile, dans un coin, à simplement respirer. Ton corps n'est pas un tas de chiffons. Tu n'es pas encore une espèce en voie de disparition.
Hop ! Hop ! Ma chérie... Ton espèce détruira toutes les autres. (p. 114-115)

Liliane Giraudon, La Poétesse. Homobiographie (POL, 2009)

Un beau triptyque pour dire la passion et les passions, les croisements entre la poète, la poétesse et la femme ... et l'impossible biographie, qui peut se refermer sur les poèmes :
- sur le volet de gauche de courts fragments de type journal (ou statuts facebook), disposés sur deux colonnes : « Ma chérie je t’ai fait des phrases trouvées partout » (dont on peut lire ici les premières pages)
- sur le panneau central une suite de 47 poèmes : « Kara Walker n’est pas Joséphine Baker », (d'autres poèmes là)
- sur le volet de droite une pièce-lecture très intime intitulée « Le goût du crabe ».

::: dans Poezibao : un article d’Anne Malaprade et une notice bio-bibliographique
::: un article d'Eric Houser (Sitaudis)
::: et, chez Inventaire/Invention, quelques autres textes et notamment la constellation des lectures : Mon Beckett, Mon Racine, Ma Collobert, etc.

jeudi 9 avril 2009

une phrase qui s'arrête

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une ligne
c'est seulement une
phrase qui s'arrête puis une autre
la vie rime
avec la vie
nous sommes tous des rimes vivantes
qui cherchent
à finir leur phrase
il n'y a pas
de fin pour
dire
peut-être sans le savoir
nous ne sommes que les syllabes
de mots que nous commençons
mais nul n'a la phrase entière
le sens c'est seulement des bouts
de sens que nous sommes ce qui
manque
pour faire la phrase c'est chez
l'autre l'autre l'autre

Henri Meschonnic, Puisque je suis ce buisson (Arfuyen, 2001, p. 34)

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Henri Meschonnic, immense théoricien du langage et de la littérature, traducteur, poète et enseignant, né le 18 septembre 1932, est mort hier, le 8 avril 2009. Son dernier ouvrage, Pour sortir du postmoderne est paru en mars 2009 chez Klincksieck.

petit buisson de liens :

::: page des éditions Verdier
::: page des éditions Arfuyen
::: notice wikipedia

::: « Être Hugo aujourd’hui » et « Manifeste pour un parti du rythme » (1999) chez Patrick Rebollar
::: « Traduire ce que les mots ne disent pas, mais ce qu'ils font » (Meta, 3, 1995, p. 514-517)

::: entretien avec Jacques Ancet (1994) sur site de la revue Prétexte
::: « rencontre avec Henri Meschonnic » (Poezibao)

::: François Bon
::: Jean-Michel Maulpoix
::: Pierre Assouline

post scriptum :

::: Patrick Rebollar
::: Martin Ritman
::: Jacques Ancet

lundi 6 avril 2009

les chants d’une viande en révolte

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IVE : « Au-dessus, les tours. Des dieux dans des boites ! Avec leurs serviteurs, et leurs parasites.
Au-dessous la suburb. Des démons dans des caissons. Les mêmes !
Deux tyrans superposés, roulés dans les mêmes vagues de corruption et d’illusion.
Au milieu, les caves.
Les caves leur font peur. Les caves sont dangereuses. Les caves touchent le sol ! L’atmosphère ! Germes et toxines ! Et le terrible soleil.
Ils nous appellent « les Rats ».
Oui, je veux bien qu’on m’appelle : le Rat. »
C’est de moi. (p. 148)

TIOURÉE : J'ai vachement réfléchi à tout ça, à son succès - au public - à moi en fait.
C'est certain que vivre dans la suburb était moins pénible pour moi que pour ceux d'avant. On a tous un ancêtre qui est mort d'asphyxie ou de soif, ou dans un éboulement, un coup de gaz - c'était plus facile pour moi, oui. Cette facilité, ça faisait de moi, de nous tous en fait, des gens différents. Même avant yongyuan ou les stations orbitales, on sentait les mentalités changer. Je ne veux pas dire que nous nous sentions comme découpés en morceaux, mais que nous nous sentions nés en morceaux et que nous avions besoin d'une glue qui nous recolle. Tu vois, à force de tout dissocier - je veux dire, baiser, c'est faire un enfant en prenant du plaisir au niveau du sexe, un autre plaisir à travers la peau, et encore un autre grâce au lien social, et un autre avec le lien affectif. Si on dissocie, ça donne gamètes rectifiés, grossesse externe, orgasme par stimulation du thalamus ventral latéral postérieur droit, haha ! Lien social via le Parallèle plus une dose d'ocytocine pour la plénitude affective, c'est clair qu'on se sentait éparpillés et, surtout, contrôlés. Pas contrôlés par l'extérieur comme dans les quartiers politiques, mais par - par nous-mêmes, par le confort que donnaient cet éparpillement et ce contrôle.

OCTOPUCE : En miettes. On se sentait en miettes, en granulés, microbroyés. On se sentait comme ça. (...)

OCTOPUCE : La suburb, c'était le confort de la science plus la rigueur morale. C'est ce que pensaient nos ancêtres. Ils étaient fiers de ça. Mais nous, ce qu'on voyait, c'est qu'on était coincés entre une bande de trafiquants métaboliques et une bande de tueurs politiques et qu'au milieu, on n'était pas fiers. En miettes et pas fiers. Génial.

NOUNA : Les politiques, c'étaient seulement des assassins, mais les scientifiques, hou ! ces scientifiques. Ils avaient une sorte de niveau moral - un niveau plein de bulles. Ils avaient une telle idée de ce que le monde aurait dû être ! Une idée de la justice qui ne correspondait à rien ! Qui n'avait aucune, aucune réalité et qui n'en avait sûrement jamais eu aucune. Ils parlaient d'Havant, quand l'air était gratuit, des histoires de soleil pas terrible et d'eau comme ça - à volonté ! Tombant du ciel, houhouhou ! Ils parlaient de ça comme si ça aurait dû être normal ! Écoutez, je suis nulle en vieilles histoires, mais je suis certaine d'une chose : les gens d'autrefois qui vivaient au soleil au bord d'un cours d'eau, ils devaient être comme aujourd'hui : cernés par des hordes de connards bien décidés à piquer leur place et pisser dans leur rivière ! (p. 202-203)

Catherine Dufour, Outrage et rébellion (Denoël, Lunes d’encre, 2009)

C’est à travers la juxtaposition chaotique d’une multitude de monologues en miettes que Catherine Dufour tente de restituer le « cimetière hurlant » d’un monde d’après-demain dans lequel une partie de l’humanité est définitivement transformée en « parc humain ».
La forme très originale, et très différente de celle de ses précédents livres, de ces « chants d’une viande en révolte » (p. 164) dans un monde en ruines en rend d’abord la lecture difficile, puis, après une phase d’accommodation de l’œil (dirait Marcel), totalement envoûtante.

::: Eric Holstein (Actu SF)
::: Bruno Para (nooSFere)

dimanche 22 mars 2009

cet être à part, trop doué, extérieur à la planète

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Quand les choses vont bien, on ne se pose pas de questions sur soi. Même quand ça va mal, la plupart des gens ne pensent pas que leur être profond est à l’origine du problème. C’est pourtant ce que je crois : que c’est moi l’obstacle. Je dois trouver pourquoi ma place est celle d’un obstacle dans le monde. (p. 13)

Je ne tiens pas de journal, je ne parviendrais pas à la faire, je ne pourrais pas écrire comme je pense, poser noir sur blanc tous les secrets de dément qui me traversent sans cesse l'esprit, je suis trop paranoïaque pour oser offrir ainsi à un ennemi futur de quoi me porter préjudice. Et du reste, quelle importance accorder à des idées en lesquelles je ne crois pas et qui s'évaporeront définitivement de mon cerveau dans quelques heures ? Il ne faut écrire que ce qui est intangible en soi. Nous sommes plusieurs dans ma tête et un seul a le droit de parler, celui qui dit ce qui ne changera jamais, celui qui décide de l'avenir. C'est également lui qui enquête à présent sur ce passé dont l'existence est impossible à prouver, mi-légende, mi-souvenir partagé par autrui. (p. 25-26)

Comment a-t-il pu devenir ce que je suis, lui que tout prédestinait à être un autre ? Il était prévisible, il allait devenir un individu utile à la société, un homme franc et apprécié, sûr de lui-même et comblé, confiant dans le futur et connaissant son but dans la vie. Mais quelque chose s'est passé, qu'il est impossible de saisir, il leur a échappé, il leur a glissé entre les doigts, comme le sable, comme l'eau qui ne demeure nulle part stagnante, s'agite, s'évapore ou se solidifie.
Puisque le seul point commun entre jadis et maintenant, le seul être à avoir assisté à tout ce que j'ai vécu, c'est moi, je devrais pouvoir dire pourquoi. Mais je l'ignore. Je n'ai pas pris de notes, pas fait de filature. J'envie l'artiste Sophie Calle, qui en se scrutant sans cesse, a mis sa vie personnelle sous le microscope de ses œuvres. Un jour, dans les années 1980, elle demande à sa mère de la faire espionner par un détective privé qui lui rendra un rapport de filature qu'elle exposera en parallèle de son journal intime, pour souligner l'écart. Mais elle avait joué avec lui, se sachant suivie. Je voudrais avoir été suivi sans savoir que je l'étais.
Je voudrais que quelqu'un sonne à ma porte et me remette une épaisse enveloppe kraft contenant les documents de mon dossier de filature. Mais pas un dossier approximatif, pas un simple rapport de détective privé ou une courte fiche de Renseignements Généraux, non : je voudrais la vérité. À quoi occupais-je mes journées en dehors de l'école durant les années 1974-1984, et quels amis je voyais si j'en voyais. Je sais qu'il me manque des morceaux, que j'ai raté un épisode de ma vie et que la suite de ce qui se passe, souvent, n'a pas de sens parce qu'elle ne peut s'expliquer. Les rêves, ça a été ça, sans arrêt : je rêvais parce que mon esprit voulait trouver des causes. Pourquoi j'étais devenu cet être à part, trop doué, extérieur à la planète. (p. 35-37)

Marc pautrel, Je suis une surprise (Atelier In8, « Alter & Ego », 2009)

Qui est Marc Pautrel, dont le premier blog s’intitulait « La littérature » ? « détective de son improbable existence », il le révèle aujourd’hui sans embages dans ce livre : « une surprise » !

Marc Pautrel est né en 1967. Il a publié auparavant :
Ce métier de dormir (Confluences, 2005)
et La vie des écrivains classiques (publie.net, 2008)

::: en ligne voir son site, son blog, Ce métier de dormir, et, tout nouveau, un « carnet » d'écriture.

Je suis une surprise est le deuxième livre de la belle collection Alter & Ego dirigée par Claude Chambard aux éditions de l’Atelier in8.

mercredi 18 mars 2009

la nature du roman, si elle était connue

La nature du roman, si elle était connue, les romans seraient écrits par des fonctionnaires. Les thèmes des romans seraient enregistrés sur logiciel, les romans composés par ordinateur. La nature du roman est inconnue. Elle fuit sous l'esprit de celui qui écrit le roman comme la femme fuit, tout en s'abandonnant aux mains de son amant, tandis que sa propre imagination divague. La nature du roman est l'absence. Le roman n'est pas seulement mobile, il est mouvant, il se transforme en même temps qu'il se déroule, il ignore à jamais le prochain mot. La nature du roman est l'infini. Le roman est l'autobiographie en acte. Le romancier est une création de chaque instant. Il dit « Je » pour mentir. Il s'affirme homme et femme, ange et monstre, jeune homme et vieillard. Il meurt autant de fois qu'il faut. Il aime infatigablement. La nature du roman est le sexe. Le roman est un acte sexuel. La nature du roman est une femme rousse, dans une salle obscure, qui convoite un acteur de cinéma. « Tout à l'heure, chez moi, Lexington Avenue. » Elle ferme les yeux et s'enfonce les ongles dans les paumes. La nature du roman est un vieil homme, assis sur un pliant, la nuque protégée du soleil par un mouchoir, qui regarde, immobile, le paysage poussiéreux. Il boit une orchiatta, que lui apporte un jeune garçon de café, en qui il croit vaguement se reconnaître, et tirant de sa poche un carnet, il tente de noter un souvenir qui vient de lui traverser l'esprit. Sa main tremble. La nature du roman est la guerre entre le désir et la mémoire, entre l'écriture et le temps. La nature du roman est l'impossible.

Pierre Bourgeade, La nature du roman (Pauvert, 1993, p. 18-19)

Pierre Bourgeade, né le 7 novembre 1927 est mort il y a quelques jours, le 12 mars 2009, et a été enterré aujourd'hui.

Un site lui rend hommage.

mercredi 11 mars 2009

consortium de falsification du réel (suite)

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Le prix France Culture/Télérama 2009 à été attribué à Antoine Bello pour son roman Les Éclaireurs, paru le 5 février chez Gallimard ; il s’agit de la suite des Falsificateurs, paru en 2007 chez le même éditeur.

Le prix France Culture/Télérama avait été décerné auparavant à François Bégaudeau (Entre les murs, Verticales) en 2006, à Régis Jauffret (Microfictions, Gallimard) en 2007 et à Véronique Ovaldé (Et mon cœur transparent, L’Olivier) en 2008.

::: en entretien avec Bernard Strainchamps (Bibliosurf)
::: un entretien vidéo avec Sylvain Bourmeau (Mediapart, 10 mars 2009)

::: Raphaëlle Rérolle, « Les Éclaireurs, d'Antoine Bello : l'art du ton juste » (Le Monde, 26 février 2009)
::: Minh Tran Huy, « Antoine Bello, l'usine à illusions » (Le Magazine littéraire, février 2009)
::: Marie-Hélène Chabert, « Les Éclaireurs » (Télérama, 14 février 2009)

lundi 9 mars 2009

je ne veux pas être une serpillière

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Je ne fais pas le poids.
Naître fille : persécutée opprimée par mes parents, violée tuée par des passants.
Plus tard, je veux être un garçon, un homme.
Je le clame haut et fort : « Une femme amoureuse devient bête, perd la tête, est une machine molle. »
Femmes archétypales : celle qui au chômage vit des aides de l’État, pond des enfants ; celle qui avec un petit boulot cherche le soutien des hommes, rit à toutes leurs blagues ; celle qui est déjà morte.
« Comment dois-je agir pour échapper à ces images ? Je ne veux pas être une serpillière.
- Tu ne seras jamais une serpillière. »
Les femmes des tropiques, leur sang chaud, leur rythme dans la peau.
« Je refuse d’être assimilée à ces noires. »
Ça ne l’étonne même pas. (p. 43)

Le temps n'est pas cette belle chose linéaire : il est cyclique et devant moi vient fréquemment se casser la gueule la première : il appartient à quiconque se baisse pour le ramasser.
La face de traviole, à une encablure de l'autre côté à l'autre bout du monde, ces quelques centimètres.
Politisation. Falsification. Enseigner l'histoire. Ce qu'on apprend aux vaincus. Spasmes. Je me tourne vers la doite. Le cerveau fixe, le reste du corps, sa giration autour de cet axe. (p. 143)

Béatrice Rilos, Is this love (Le mot et le reste, 2009)

Pour prolonger la déplorable « journée de la femme », un très beau livre qui tente, de réécriture en réitérations, de réinventer ce que c’est qu’être femme et être noire, originaire de l’« île-de-France » et des Antilles.

Béatrice Rilos est née en 1979 ; elle est aussi plasticienne et a publié :
- Enfin on fera silence (Seuil, « Déplacements », 2007)
- et Ou les élections (publie.net, 2009)

Elle est également l’auteur d’un beau blog : erratique

jeudi 5 mars 2009

des lignes de fuite s'étaient tracées

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Des lignes de fuite s'étaient tracées, indépendantes de l'architecture, dessinant la direction de la bourrasque. C'étaient des pieds de chaises, des pots de fleurs, des cannes. Tous les objets trop franchement plus légers que l'air avaient été groupés par monceaux hétéroclites dans les recoins, sorte de premier classement général, encore sommaire. Les gobelets plastique, les tracts, les cheveux, les mouchoirs arrachés comme ils sortaient des poches, les verres de contact. Certains insectes aussi, bataillant encore pour revenir sur le ventre. Des vêtements légers retombaient du ciel, mais, nul n'étant nu, ils provenaient de leur fil à linge.
L'ordre revenait. Les balayeurs profitèrent de ce que leur travail avait été fait aux trois quarts, pelletant dans les tas de détritus, les brosses à cheveux restaurèrent les choucroutes, les panneaux indiquèrent de nouveau la bonne direction, et les conversations suivirent leur cours. (p. 67)

Ils s'éloignaient sous les arbres de l'avenue, la lumière grise les rasait, rebondissait sur eux. La deuxième bourrasque avait laissé des traces plus profondes que la première. Pas exactement des dégâts mais une dissonance généralisée, une erreur dans le parallélisme, des fautes de perspective. Les défauts des passants sautaient plus aux yeux, encore soulignés par le ciel. Il y avait trop de couleur dans la bouche de certains, cela débordait, d'autres avaient les oreilles mal faites, prenant leur racine presque au menton, les bras d'autres encore se pliaient mal ou la taille de la main était fausse. Et les maisons, peut-être échaudées par ces coups de grisou, après des siècles de sérénité, s'étaient ramenées à des formes simples, sans astragale ni festons, classiques. Les balayeurs poussaient devant eux des masses fluides de morceaux, tout ce qui, de la bille à la couronne dentaire, roule spontanément au loin sous l'effet des éléments mais qui, même. entassé, demeure multiple et fuyant. Les balayeurs paraissaient plutôt contents, en gardant le même geste, d'avoir changé de métier. Il ne s'agissait plus de brasser de la poussière ou de rassembler les immondices que les villes sèment sous elles comme des caravanes paralysées, mais de faire de beaux tas d'or et de camaïeux. Ils se croisaient et se saluaient, leur effectif ayant crû pour l'occasion, ôtaient leur bonnet de laine en souriant, poussant des fonds de tiroir et des bras de poupée. (p. 89)

Le cyclone pousse sans racines, dit Langre. Longtemps inexistant, absent des pensées, il finit par être là mais se signale par quelques signes qui sont en fait des modèles réduits de lui-même. Comme tous les cyclones et, en cela, il ressemble à quelque chose, celui-ci sera rond, possédera, central et unique, un œil où tout sera provisoirement plus calme. Rappelons-nous que le vent n'est, en soi, rien de spécial. Le vent est avant tout mouvement. Il est ce qui est déjà, ce qui a toujours été, ce qui bouge peu, mais sous une forme absolument déchaînée. L'eau possède aussi cette faculté de se mettre en marche. Ne nous plaignons pas, peu de choses l'ont. Le bitume quelquefois, l'été, sous l'action du soleil, mais à peine. La pierre s'érode bien plus qu'elle ne s'éboule, la neige passe le plus clair de son temps tapis, rares sont les avalanches. Certains éléments comme l'herbe ne sortent jamais de leur réserve ou alors doucement, sur les ruines. Je ne dis rien du feu qui est un cas spécial, car il n'existe que pour dévorer. Le bois, qu'il soit sur pied ou arrangé en meubles, ne sort de son état que par le feu ou les termites. Seul l'air peut se faire cyclone. Ne nous plaignons pas. (p. 122-123)

Luc Blanvillain, Olaf chez les Langre (Quespire, 2008)

J'aurais dû comme Didier da Silva suivre bien plus tôt le conseil de lecture d'Alain Sevestre, car ce premier roman-là est un vrai plaisir de lecture, intelligent et désopilant, écrit dans une langue ciselée et pleine de surprises : on attend le prochain avec impatience.

Luc Blanvillain semble bien exister, Didier, puisqu'il est mon "ami" dans facebook (!) : il est né le 7 novembre 1967, est enseignant en Bretagne, et aussi musicien.

mercredi 4 mars 2009

goncourt du premier roman

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Jean-Baptiste Del Amo, né en 1981 à Toulouse, s'est vu remettre hier le Prix Goncourt du premier roman pour Une éducation libertine (Gallimard, 2008).

::: son site

mardi 3 mars 2009

sur le rythme de la pensée nous nous inventons

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{ V. Impression du temps que nul ne dément }

Sur le rythme de la pensée, nous nous déployons.
À chaque éclosion, nous nous déroulons.
Nous connaissons l'impression du temps.
En chaque instant, nous nous réunissons.

Les vérités sont déjà sues et
Par l'avenir, notre mouvement est observé.
Arrachés de l'origine, personne ne saura
Ce qu'il nous reste de liberté.

Notre suite s'interrogera sur le déjà connu,
Librement calculé, ainsi conçu.

Séparés de l'issue, personne ne saura
Ce qu'il nous reste de liberté.

En saccades, dans l'espace,
À nous-mêmes, nous nous succédons.
À chaque battement, la pensée se noue et se dit ;
À chaque battement, nous figurons la vie narrée.

Dans son ensemble nous la pensons et
Sans partition nous nous vivons.
À partir de toutes fictions, de tout temps,
Sur le rythme de la pensée nous nous inventons. (p. 57-58)

Mathieu Brosseau, La nuit d’un seul (La Rivière échappée, 2009)

Mathieu Brosseau est né en 1977 à Lannion dans les Côtes d’Armor ; il est bibliothécaire à Paris.
Il a publié :
- L’Aquatone (La Bartavelle, 2000)
- Surfaces : Journal perpétuel (Caractères, 2003)
- Dis-moi (La Rivière échappée, 2008)

Depuis 2006, il anime la revue en ligne plexus-s.net et, depuis 2008, il codirige avec François Rannou la collection L’Inadvertance chez publie.net.

::: le site de Mathieu Brosseau

::: une lecture de Nathalie Riera (Poezibao)

lundi 2 mars 2009

comme si nous nous connaissions d'enfance

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<Tip - tip - tip. France Inter, il est huit heures. Le Journal, Jean Wallace>.

Ok, ok. Alors, au panneau LA MULATIÈRE/OULLINS, suivre AUTOROUTE DU SOLEIL pendant 17,1 km, (...), ok, (...), et au panneau AVIGNON/ LYON, suivre AUTOROUTE A54-E80 pendant 20,2 km. Arrivée : ARLES. Distance parcourue 269,2 km. Ok.

(Bruit fuyant du) <Merde!> (la bâche du camion me claque à la conscience rouge). Un Norbert Dentressangle, dont la nodosité du nom et du sigle me fascinent depuis des années et que je guette sur l'autoroute, au gré des déplacements, comme si nous nous connaissions d'enfance et qu'une amitié silencieuse, étoilée, nous liait les uns à l'autre. Une sorte de porte-bonheur au carré rouge, que je ne chéris pour moi qu'indirectement puisque j'en destine les pouvoirs à l'intérêt supérieur de ma bonne étoile - elle seule me protégeant en toutes circonstances. D'autres laissent pendre à leur rétroviseur un rosaire, une main de Fatma, une étoile de David, un fer à cheval jivarisé ou un sachet de lavande en tulle ; d'autres encore collent sur leur tableau de bord une photo des enfants ou du chien braves. Moi, je guette mon camion : il faut nécessairement que je croise un Norbert Dentressangle dans mon esprit pour que les dangers de la route se dissipent – ce qui fait craindre à Claire qu’ils n’augmentent en réalité vertigineusement à partir de ce moment précis.

Sébastien Smirou, « Paquito », p. 72-73 dans Action restreinte, Théories et expériences de la fiction, n°11: la chair et la lettre, 1er semestre 2009. sous la direction de Mathias Lavin et Aurélie Soulatges

« Paquito », dit la notice de Sébastien Smirou, est « extrait d’un roman qui restera inédit » : c’est dommage, on aimerait beaucoup lire la suite !

Dans ce numéro d'Action resteinte, on trouve aussi des textes de Dominique Quélen, Philippe Rahmy, Isabelle Zribi, Mathieu Brosseau, Alban Lefranc, entre autres.

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