lignes de fuite

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écrivains

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lundi 22 juin 2009

un langage qui se tient au bord du vide

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5 -
des phrases ce ne sont pas des phrases qui sont parties au bout de la ligne
que tu as laissée - quand je respire c'est sur un pont entre des mots
ou sur une corde qui se déroule jusqu'au centre - une corde qui se dénoue
quand tu le veux - au centre bien au centre lettre après lettre - c'est le temps –
c'est tout le temps - par le nez par les yeux - quand une lèvre se tient –
quand j'attends les odeurs - quand une lèvre se tient sous une autre –
qu'elle respire et se noue - qu'elle retourne la spirale jusqu'au jour

39 -
nous entendons des phrases qui viennent d'ailleurs -
nous ne les arrêtons pas - elles se sont étrangement données –
elles sont faites pour passer dans l'espace - pour tomber –
elles traversent des champs de sable en sifflant - en signant –
alors nous défaisons les mots fuyants - les mots flottants –
nous cherchons s'il y a un monde pour nous parler –
nous sommes un langage qui se tient au bord du vide

Rémi Froger, lignes de dérivations (Éditions de L’Attente, 2009)

J’ai enfin trouvé - au Marché de la Poésie - ce joli volume rouge - que son titre et un billet de Sébastien Smirou m’avaient donné envie de lire et qui - avec des tirets comme seule ponctuation et intime respiration - tient toutes ses promesses -

Rémi Froger est né en 1956 et a publié aussi :
- Chutes, essais, trafics (POL, 2003)
- Des prises de vue (POL, 2008)
- Routes, repérages (publie.net, 2008)

lundi 15 juin 2009

et même si tout est faux

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Ainsi tout change rien n'est pareil tout change devient le
contraire de ce que c'était avant. Et pouvoir s'accorder
ainsi dans la distribution deux trois extraits de
prodigieuse vie singulière permet d'en varier le cours
du tout au tout d'en vivre simultanément plusieurs
plutôt qu'une seule et tout en dessinant chaque fois
un cas unique en perspective de composer de bascule
en bascule un bel assortiment qu'on n'a pas sur la terre
ou peu d'êtres occupent en même temps le présent. (p. 12)

Et je ne suis pas privée j'ai tant de choses les rivages
enchantés la côte et l'immense océan sauvage
et contre l'art d'être un iceberg belle scène du balcon sur
la mer écumante.

Et même si tout est faux fausse nuit fausse lune
transparente pure fausse marée sous la lumière
artificielle quand il me touche avec ses yeux me font
bien plus d'effet qu'une vraie main gauche un bras droit.

Alors Rex Harrison entrez s'il est quatre heures hantez
même à l'essai venez me dire my dear la nuit sur le
balcon venez me dire les mots qu'il faut pour faire un
livre d'homme.

Et peu m'importe que vous soyez voire sans ombre
pense le genre humain puisque avec vous j'ai les mêmes
bruits du monde extérieur et dans l'oreille et tout ce que
j'ai à dire et le timing. (p. 30-31)

Caroline Dubois, Comment ça je dis pas dors (POL, 2009)

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Puisqu'il suffit de les énoncer pour que les choses existent, pourquoi ne pas entrer dans le cadre pour y rencontrer de séduisants fantômes de cinéma ...

::: sur Caroline Dubois, voir aussi

samedi 13 juin 2009

seul, complètement seul, comme toujours

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LE CLOU

Monsieur Valéry connaissait des gens arrogants et il ne les aimait pas.
Pour monsieur Valéry, une personne était arrogante lorsqu'elle s'estimait supérieure à sa tâche : que ce soit servir à table, écrire ou peindre un tableau.
Monsieur Valéry expliquait :
- Je connais des gens qui marchent dans la rue comme s'ils faisaient une faveur à l'acte de marcher. Il est dangereux de s'estimer supérieur à sa tâche, expliquait monsieur Valéry.
- Si on a pour tâche d'enfoncer un clou dans le mur... (et il dessinait)

- ... et si on s'estime plus intelligent que cette tâche, on court le risque de manquer le clou et de se taper en plein sur le doigt.
- Mais on ne peut pas non plus se juger moins intelligent que sa tâche car, par inhibition, on court le risque de manquer le clou encore une fois et ainsi de se taper à nouveau en plein sur le doigt.
- C'est pourquoi, concluait monsieur Valéry, je me considère, en toutes circonstances, au même niveau que ma tâche. Je ne suis ni son chef, ni son employé. Moi et ma tâche sommes des choses d'égale intelligence dont les destins se croisent à un instant donné. Et c'est tout.
Monsieur Valéry, après cette dissertation philosophique, eut le souffle coupé, tellement il était heureux.

LA COMPÉTITION

Monsieur Valéry n'aimait pas les compétitions.
À propos de n'importe quelle épreuve, il disait que de la première à la dernière place le classement était entièrement à revoir.
Et il s'interrogeait :
- Battre les autres, dans quel but ? Perdre contre les autres, pour quelle raison ?
- Je préfère être vice-dernier ou sous-dernier, disait-il avec ironie.
Et il expliquait :
- Une compétition n'est juste que si tout le monde part sur un pied d'égalité. Mais cela est impossible, comme on le sait. Et si on était tous égaux, comment les uns pourraient-ils devancer les autres ? Dans une compétition les gens finissent toujours comme ils ont commencé, concluait monsieur Valéry.
Et monsieur Valéry disait encore :
- Ce que j'aimerais, c'est voir une course de cent mètres dans laquelle chaque piste terminerait à un point différent.
- Imaginez quatre pistes de cent mètres comme ça... (et il dessinait)

- ... de cette façon, continuait monsieur Valéry, en terminant la compétition, chaque athlète comprendrait mieux ce qui l'attend le lendemain. Même en cas de victoire, à la fin de la course il se retrouverait tout seul, ce qui est une petite leçon de vie.
Et après cette affirmation quelque peu ambiguë, monsieur Valéry continua sa promenade quotidienne, le corps légèrement courbé, le chapeau vissé sur la tête, et seul, complètement seul, comme toujours.

Gonçalo M. Tavares, Monsieur Valéry et la logique (2002) (Viviane Hamy, 2008, p. 61-64)

(pour les dessins, vous devrez acheter le livre !)

« O Bairro » (ou Le Quartier) est un drôle d’endroit peuplé d’écrivains célèbres, et où la logique est parfois la raison du plus fou.

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Gonçalo M. Tavares est né en 1970. Après avoir étudié la physique, le sport et l’art, il est professeur d’épistémologie à Lisbonne. Il a publié, au Portugal, des romans, recueils de poésie, essais, pièces de théâtre, contes et autres ouvrages inclassables.

Les Éditions Viviane Hamy ont également publié un roman, Jérusalem, en 2008, et « poursuivront la promenade dans ce drôle de quartier » avec les publications de Monsieur Kraus puis Monsieur Henri.

Et Monsieur Calvino, on pourrait l'avoir, aussi ?

::: lire aussi le premier chapitre, « Les amis »

::: un billet de Didier Jacob et un entretien, en français

::: et le blog de Gonçalo M. Tavares, en portugais

jeudi 11 juin 2009

une tête d'écrivain

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La photo

C'était vraiment une belle photo. Il ne put s'empêcher d'avoir un petit mouvement de vanité, une légère déglutition, et se dit, à haute voix, en se regardant dans la glace du salon : « C'est bien moi ! »
Ce fut alors un long souci, une attention de tous les instants. Lui qui ne sortait presque jamais se mit à fréquenter assidûment les cocktails d'éditeurs et les bars de Saint-Germain-des-Prés, en s'efforçant de ressembler à son portrait.
Il y parvint. Maintenant qu'il avait une tête d'écrivain, il ne lui restait plus qu'à écrire, il n'avait pas à s'en faire, on l'éditerait sûrement sur sa bonne mine. En quoi il se trompait, car les lecteurs n'achètent que les livres des auteurs qu'ils connaissent déjà. Il s'avisa qu'il était chauve comme une fesse, mais qu'il pouvait se faire sans effort une tête de Francis Ponge qu'il admirait beaucoup.
Ses premiers ennuis commencèrent lorsqu'il lut Du mouvement et de l'immobilité de Douve : il poussa le mimétisme jusqu'à s'acheter par correspondance une perruque d'Yves Bonnefoy. Il fut choqué que le Mercure de France lui demandât son tour de tête, il pensait que c'était un modèle standard.
C'est à cette époque que les éditeurs se mirent à exploiter sérieusement les produits dérivés. Il compléta sa perruque par une frange (Grasset) pour ressembler à Hervé Bazin, un fume-cigarettes (Gallimard), modèle Philippe Sollers, une boîte de poil à gratter pour prendre les tics de Malraux (vendue à la boutique de la BN), un décolleté de chemise blanche de Bernard-Henri Lévy fourni par L'Express à tout nouvel abonné avant la fin du mois, un lorgnon comme Léautaud (encore le Mercure) et, à cette occasion, il commença à tenir son journal intime.
Pour s'assurer une place dans le métro, il se déguisait parfois en vieil académicien, sans l'épée, qu'il jugeait dangereuse, ou en femme de lettres enceinte, selon les jours.
Quand il mourut comme Roland Barthes dans un moment d'inattention, on l'inhuma au Père-Lachaise, sous un saule en zinc payé par la Société des Gens de Lettres.

François Caradec, Entrez donc, je vous attendais. Contes et devis (Mille et une nuits, 2009, p. 62-63)

Pour ce recueil, composé peu avant sa mort en novembre dernier, d’hommages plus ou moins sérieux à tous les écrivains qu’il a aimés (ou moins aimés), le pataphysicien et oulipien avait aussi envisagé un autre titre, dont on regrette qu’il ait été écarté : « Quoi de plus émouvant à marée basse dans le creux d’un rocher qu’un bigorneau qui marche ».

mardi 9 juin 2009

que ceux qui la veulent la prennent

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les éléments épars du lieu

Celui qui a offert la cassette des Cowboy Junkies fait des études d'histoire, rêve d'Australie, s'envole pour Canberra et photographie le désert (des souvenirs de rocs, graphiques, de tableaux granitiques) tandis qu'au tabac de la Sorbonne se dessinent les vies de ceux de la Villette. Pour l'instant ils naviguent sur le boulevard Saint-Michel, passent devant Mouna qui arrangue la foule (Mouna badgé de partout, traçant par terre ses slogans moqueurs à la craie, le grand amour des japonais), entrent dans des cinémas où la place ne coûte presque rien, s'affalent dans leurs grands fauteuils déchirés, lardés de coups de couteaux auxquels on a du mal à croire, puis discutent dans la cour d'honneur, les fesses calées sous la statue d'Hugo. Des librairies, des crêperies, un disquaire ; des marchands de frites, des musées, des bureaux de tabac ; des boutiques de photocopies, le vendeur ambulant du Monde, des librairies encore, anciennes, modernes, spécialisées, d'occase : généralement c'est simple, très simple ces balades aériennes où tout le monde vous porte, les amis, les scénarios de films, les bouquins introuvables, la foule. Quand la nuit tombe vous attrapez le 38. Par la vitre, les deux ponts de Paris qui livrent l'île de la Cité, les phares jaunes des voitures sur le quai rive droite vous allègent encore ce demi-cercle tracé de la Conciergerie à la place du Châtelet, compas qui prend la Seine, le ciel jusqu'à la tour Saint-Jacques c'est chez vous. Rien ni personne pour dire le contraire, vous contester la place.
C'est ce qu'il faudrait savoir transmettre (à celui à qui l'on écrit).

Margo chuchote dans « Postcard Blues »
With my head again clear
I think of words to send to you
To coax you bock to my side

Un décor de carte postale, ces deux rives de Seine ?
Peu importe : que ceux qui la veulent la prennent.

Anne Savelli, Cowboy Junkies / The Trinity Session ’til I’m dead (Le Mot et le Reste, Solo, 2008, p. 49-50)

Les trajets, plans-séquences, lumières et lieux d’une belle prose poétique qu’on peut retrouver dans Fenêtres open space, le blog d’Anne Savelli.

Anne Savelli est née en 1967 à Paris, et a publié aussi Fenêtres, open space (Le Mot et le Reste, 2007). Elle est en résidence au 104.

::: un article de Sereine Berlottier pour remue.net.

jeudi 4 juin 2009

protégé de la méchanceté du monde derrière des piles de livres

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Je crois que ça a commencé comme ça. Comme chaque jour, j'étais plongé dans mes travaux, protégé de la méchanceté du monde derrière des piles de livres disposées en rempart sur ma table. Un ancien conservateur parmi d'autres, membre de la communauté universelle des lecteurs, la seule internationale qui vaille encore. Un silence ouaté nous enveloppait, une vraie quiétude d'abbaye, juste de quoi nous donner l'illusion d'être des moines copistes. Dehors un crachin insidieux nous attendait, mais nul ne semblait pressé de le retrouver.
Bien à l'abri au cœur de cette nef des fous si sages, on se sentait retranché de la marche du temps, soustraits de l'ordinaire condition des hommes. Tous semblaient tacitement convaincus avec Mallarmé que tout, au monde, existe pour aboutir à un livre. Beaucoup seraient secrètement comblés que ce cloître fût un jour leur tombeau. En attendant, ils y vivent une sereine exaltation qui demeurera à jamais inaccessible à l'immense majorité de nos concitoyens. Quelque chose comme de la volupté, dans un lieu privilégié où le temps est en suspens.

Pierre Assouline, Fantômes ; avec des photographies de Jean-Pierre Bertin-Maghit (Portaparole, 2009, p. 19)

Une amusante nouvelle, pour découvrir quel acte impardonnable peut pousser un lecteur à tuer.

mardi 2 juin 2009

au gré des aiguillages

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le trajet est prévisible, malgré la pénombre il y aura Reggio d'Emilie puis Modène Bologne Florence et ainsi de suite jusqu'à Rome, sa douceur de fruit trop mûr, Rome, ville pourrissante flamboyante et cadavérique dont on comprend trop bien la fascination qu'elle peut exercer sur certains, Rome et la valise que je vais y remettre le temps que je vais y passer peut-être le choix est fait le choix est fait depuis que la déesse chanta la colère d'Achille fils de Pélée, son choix guerrier son honneur l'amour que Thétis sa mère lui portait et Briséis son désir qu'Agamemnon détenait comme Pâris possédait Hélène, celle qui m'attend à Rome dans ses plus beaux péplos, peut-être, comme le train ralentit à présent à l'approche d'une gare, que l'ennui me prend, de l'autre côté du couloir un homme d'une cinquantaine d'années fait des mots croisés avec sa femme dans une revue intitulée La Settimana enigmistica, la semaine énigmatique ou peu s'en faut, sa femme a l'air bien plus jeune que lui, à l'âge d'homme tout est plus difficile, dans le néant de l'indécision qui est le monde des voies et des aiguillages, elle m'attend, j'aime à croire que Sashka m'attend, (p. 113)

tout est plus difficile à l'âge d'homme vivre enfermé en soi entrechoqué miséreux empli de souvenirs je ne fais pas ce voyage pour rien, je ne me recroqueville pas comme un chien dans ce fauteuil pour rien, je vais sauver quelque chose je vais me sauver malgré le monde qui s'obstine à avancer péniblement à la vitesse d'une draisine manœuvrée par un manchot, en aveugle un train la nuit dans un tunnel le noir encore plus épais j'ai dû dormir un moment, si seulement j'avais une montre, je n'ai qu'un téléphone, il est dans ma veste à la patère, mais si je le prends je vais être tenté de vérifier que je n'ai aucun message et d'en envoyer un, toujours la passion pour les télégrammes, envoyer des signes dans l'éther comme des signaux de fumée des gestes sans objet des bras des mains tendues vers le néant, à qui pourrais-je envoyer un message, depuis ce téléphone à carte que j'ai pris soin de faire acheter par un clochard moyennant un gros pourboire, par chance il avait une pièce d'identité et n'était pas trop délabré, le vendeur n'a pas fait de difficultés, j'ai quitté mon appartement laissé quelques affaires chez ma mère vendu mes livres en vrac à un bouquiniste de la porte de Clignancourt pris trois quatre trucs, (p. 139

- curieux cette passion pour la lecture, un reste de Venise, de Marianne grande dévoreuse de livres, une façon de s'oublier de disparaître corps et biens dans le papier, petit à petit j'ai remplacé les romans d'aventures par les romans tout court, la faute à Conrad, à Nostromo et au Cœur des ténèbres, un titre en appelle un autre, et peut-être sans bien comprendre, qui sait, je me laisse porter, page après page, et bien que j'aie passé déjà une grande partie de ma journée de fonctionnaire trouble à lire - des notes, des rapports, des fiches, sur mon écran bien gardé - il n'y a rien alors que je désire plus qu'un roman, où les personnes soient des personnages, un jeu de masques et de désir, et petit à petit m'oublier moi-même, oublier mon corps au repos dans ce fauteuil, oublier mon immeuble, Paris, et jusqu'à la vie entière au gré des paragraphes ; des dialogues, des aventures, des mondes insolites, c'est ce que je devrais faire maintenant, continuer le récit de Rafaël Kahla, retrouver Intissar la Palestinienne et Marwan mort à un carrefour de Beyrouth, voyage dans le voyage, pour écarter la fatigue, les pensées, le train bringuebalant et les souvenirs – (p. 155)

comme des rails dans la nuit des traits des réseaux infinis de relais et nous, le plus souvent silencieux, étrangers qui ne nous ouvrons pas plus l'un à l'autre que nous ne le faisons à nous-mêmes, obscurs, obtus, perdus dans les innombrables rails qui entourent la gare de Bologne nœud ferroviaire inextricable, des aiguillages, des circuits, des voies de garage à n'en plus finir, une gare divisée en deux parties égales où au contraire de Milan le gigantisme du bâtiment est remplacé par la profusion des voies, la verticalité des colonnes par le nombre des traverses, une gare qui n'a besoin d'aucune démesure architecturale parce qu'elle est en soi démesurée, le dernier grand carrefour de l'Europe avant le cul-de-sac italien, tout transite par ici, les bouteilles de nero d'Avola venues des pentes de l'Etna que buvait Lowry à Taormine, le marbre des carrières de Carrare, les Fiat et les Lancia y croisent les légumes séchés, le sable, le ciment, l'huile, les peperoncini des Pouilles, les touristes, les travailleurs, les émigrants, les Albanais débarqués à Bari y foncent vers Milan, Turin ou Paris : tous sont passés par Bologne, ils ont vu leur train glisser d'une voie à l'autre au gré des aiguillages, (p. 241)

tout est plus difficile à l'âge d'homme la sensation d'être un pauvre type l'approche de la vieillesse l'accumulation des fautes le corps nous lâche traces blanches sur les tempes veines plus marquées sexe qui rétrécit oreilles qui s'allongent la maladie guette, la pelade les champignons de Lebihan ou le cancer de mon père terrassé par Apollon sans que le couteau de Machaon y puisse rien, la flèche était trop bien plantée, trop profonde, malgré plusieurs opérations le mal revenait, s'étendait, mon père a commencé à fondre, à fondre puis à sécher, il paraissait de plus en plus grand, étiré, son visage immense et pâli se creusait de cavités osseuses, ses bras se décharnaient, l'homme si sobre était presque complètement silencieux, ma mère parlait pour lui, elle disait ton père ceci, ton père cela, en sa présence, c'était sa pythie, elle interprétait ses signes, ton père est content de te voir, disait-elle lors de mes visites, tu lui manques, et le corps paternel dans son fauteuil se taisait, lorsque je m'approchais de lui pour lui demander comment il allait ma mère répondait aujourd'hui il va très bien, et petit à petit tout le monde perdait l'habitude de s'adresser directement à lui, nous consultions son oracle, mon père restait de longues heures assis à lire saint Augustin ou les Evangiles (p. 415)

Mathias Énard, Zone (Actes Sud, 2008)

Le 35ème prix du Livre Inter a été attribué aujourd’hui, par un jury composé de 24 auditeurs présidé par Marc Dugain, à Zone de Mathias Énard (Actes Sud, 2008), qui avait déjà obtenu notamment le Prix Décembre 2008.

Né en 1972 à Niort, Mathias Énard a publié auparavant :
- La Perfection du tir (Actes Sud, 2003)
- Remonter l'Orénoque (Actes Sud, 2005)
- Bréviaire des artificiers (Verticales, 2007)

::: sur Zone, lire aussi deux billets de Claro, « Énard : “the” bio » et « Iliade longtemps ».

dimanche 31 mai 2009

une transmnèse utile

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Elle avait choisi le corps d’un très grand mâle.
À son âge, elle ne tenait pas à assumer les conséquences du rut dans la peau d’une femelle dont le partenaire atteindrait les quarante tonnes en moyenne. En milieu aquatique, qui plus est, alors qu’elle n’avait déjà guère d’expérience à l’air libre. Et le peu qu’elle avait n’était pas vraiment concluant, c’était le moins qu’on puisse dire.
Le docteur Ann Kelvin chassa ses vains regrets par son évent. Un geyser d’air et d’eau d’une demi-douzaine de mètres emporta les rêves rapiécés et le romantisme suri qui avaient survécu à quatre-vingts années parmi les hommes. L’animateur du Marineland assis en tailleur sur le rebord d’émail bleu en fut trempé jusque dans ses sandales. En cette fin mai, c’était une douche assez fraîche, mais il rit et agita sa casquette avec enthousiasme tandis que les premières vannes s’ouvraient.
La nageoire caudale du grand cachalot battit avec douceur les vagues qui arrivaient dans la piscine. Devant lui, les écluses s’emplissaient une à une, et l’odeur des eaux du large lui parvenait de plus en plus forte, de plus en plus attirante. La peau épaisse et blanche, qui l’avait fait appeler évidemment Moby Dick pendant la première partie du séjour – jusqu’à ce que le responsable du projet s’avise des résonances sinistres et péjoratives de ce surnom –, frissonna lentement, une petite vague de rides qui parcourut dix-huit mètres de la queue puissante à l’énorme tête en forme de rostre. Ann ouvrit la gueule et laissa le goût des créatures marines et des carburants dégazés emplir la vaste ouverture ceinte de dents impressionnantes.
Oh, Seigneur, rien que pour cela, pour ce goût de sel et d’algues explosant dans sa bouche en étincelles minuscules et brûlantes de vie, rien que pour cela, vraiment, elle avait eu raison de dire oui !

Jeanne-A Debats, La Vieille Anglaise et le continent : nouvelle (Griffe d’Encre, 2008, p. 7-8)

Cette longue et belle nouvelle d’anticipation, écologiste mais pas moralisatrice, raconte « une transmnèse utile » (p. 12) et a obtenu le Grand Prix de l’Imaginaire (nouvelle francophone) 2009.

Jeanne-A Debats est née le 29 août 1965
Elle a publié aussi :
- Cendres : nouvelle – Dieu reconnaîtra les siens (2006)
- L'ogre de ciment : nouvelle – Fugue en Ogre mineur (Les Trois Souhaits, 2006)
- Fata Organa : nouvelle – Elément I : La Terre (Griffe d’Encre, 2007)

::: le blog de Jeanne-A Debats, où elle évoque notamment l’histoire de ce livre

vendredi 22 mai 2009

écrire de lignes en lignes

vassiliou_gravite.jpg

l'objet: impression
la date: lundi 12 janvier 2004 21:44
de: angelekalia@wanadoo.fr
à: moinous@nouillorque.us

Ben moi je crois que j'écris de lignes
en lignes. C'est drôle mais je
vois ce que j'écris avant de l'écrire. Comme quand
j'étais gosse. J'ai appris à lire
en regardant. J'écoutais pas, je regardais. J'ai
jamais eu le sentiment de savoir lire, je
savais reconnaître, c'est
tout. Ben aujourd'hui, c'est un peu pareil, je reconnais avant
d'écrire. Tout
passe par les yeux. Des fois j'ai
l'impression que j'écris en surface, sans fond, sans
sens. C'est possible ça, d'écrire
sans sens ? Oui, ça
doit être possible.

Véronique Vassiliou, Le + et le - de la gravité (Comp’act, 2006, p. 58)

::: un bel article d'Anne Malaprade pour Poezibao

jeudi 21 mai 2009

les sauvages se situent sur la ligne

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Carnet 20

Les sauvages se situent sur la ligne.

La ligne sauvage n'est pas une frontière. Elle n'est pas à la crête. C'est l'inverse d'une frontière.

Une frontière marque la limite d'un territoire.

Le territoire sauvage n'existe pas.

Les sauvages se situent donc sur une ligne.

Ils se tiennent sur un fil.

Ils sont en constante recherche d'équilibre, c'est-à-dire toujours un peu en déséquilibre.

Le sauvage tangue.

Presque tous les sauvages sont des funambules.

Ils se situent entre, mais pas au milieu. À la limite, au bord.

Ils tentent de rester entre.

Ce qui est toujours à l'extrême.

Ainsi la ligne entre deux territoires est à l'extrême de l'un ou au début d'un autre.

Se situer entre, pour un sauvage, c'est mettre en rapport.

Le rapport entre deux entités produit de l'autre.

La ligne sauvage est donc autre.

Les sauvages aiment composer de l'autre. C'est inhérent à leur être.

Ils pratiquent à outrance l'intersection, l'intérim, l'intermittence, l'interposition, l'interstice, l'intervalle, l'intervention, l'interversion.

Véronique Vassiliou, Le coefficient d’échec (Comp’act, 2002, p. 60)

L’inconvénient – l’avantage ? – avec les bonnes anthologies comme Sac à dos, c’est qu’elles donnent envie d’aller relire les recueils dont elles citent des extraits …!

Véronique Vassiliou est née à Toulon le 1er juillet 1962.
Elle a publié aussi :
Geste 8 et 5 (Messidor, 1991)
La Voix (La Main courante, 1992)
Seuils (Harpo &, 2000)
Appellation contrôlée (Fidel Anthelme, 2000)
N.O. Le détournement (Comp'act, 2002)
Une petite nappe verdâtre mal découpée (Contre-Pied, 2004)
Le + et le - de la gravité (Comp'Act, 2006)
Rose & Madeleine, avec Fabienne Yvert (Harpo &, 2006)
Le Petit Vassiliou ménager illustré (Contre-Pied, 2007)
L'Almanach Vassiliou (Argol, 2009)

mercredi 20 mai 2009

la liberté de trouver à redire

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Cryptée par essence (mais pas toujours)

Parce qu'elle opère la langue à cœur ouvert, la découpe, la met en tranche, en transe, en traces, produit effets loupes et perspectives gigognes, la poésie peut paraître parfois indéchiffrable. Un peu comme un code-barres dont le sens nécessite un décodeur. En réalité, l'illisibilité procède souvent d'un trop d'évidence, mais on ne dira jamais assez que l'illisible naît toujours d'abord d'une défaillance de lecture (pour Jakobson, l'illisibilité serait même ce qui caractérise la poésie vivante). Cryptages à des fins de décryptages des cryptages, appauvrissement de la langue démasquant la pauvreté des discours, mise en boucle donnant à voir la médiatisation répétitive du monde, trompe-l'œil trompe-leurres, grossissement de l'illusion par laquelle se constituent pourtant les sociétés, etc., autant de procédures d'écritures qui, au-delà de leurs apparentes et aberrantes anormalités, jettent au contraire une lumière crue, aveuglante sur le réel.

Épidermique par vocation (mais pas toujours)

Mettre en cause le monde c'est d'abord mettre en cause ce qui le nomme. C'est aussi résister à l'in-jonction de devoir à tout prix le nommer, de lui donner du sens. Voilà pourquoi la subversion par la langue ne peut être que subversion de la langue, dissidence par dissonance. Il ne s'agit plus de réenchanter le monde, mais au contraire de le soumettre à une observation critique. Ou alors de le réanchanter par d'autres moyens que ceux qui ont déchanté.
D'ailleurs la poésie déjoue aussi le faux enchantement des images. Dans une société où il n'est de réel que représenté, la poésie, en tant que système de représentation ne représentant que lui-même c'est-à-dire, déjà, du représenté, peut donc aider à démonter les mécanismes aliénants du spectacle. Il existe aussi une position de distance amusée, moins grave, qui joue de la dérision, du grotesque en guise de bras-d'honneur aux violences du monde parodie des discours, pastiches des jargons, barbarie soumise aux barbarismes, que l'on rencontre chez Charles Pennequin, notamment. Le poème comme « virgule de résistance » (Smirou)

Comique par nature (mais pas toujours)

Comique la poésie ? Souvent oui. Parce que les aberrations de sa langue et les moyens qu'elle se donne pour interroger le réel produisent parfois de très comiques incongruités. À la dichotomie sérieux/comique se substituent ici encore par effet de contamination, des matières hybrides où le comique s'insinue dans des formes (l'accumulation, le répétitif, etc.) qui, a priori, ont d'autres objectifs. Comment par exemple ne pas voir tout ce qu'il y a de comique (en l'espèce, comique de répétition) dans les syllogismes diaboliques de Christophe Tarkos ou de Gherasim Luca ?
Il y aurait beaucoup de naïveté à penser que le rire ne fait que rire. Car le malaise n'est jamais loin, révélateur en même temps que conjuration de la névrose. Pour Baudelaire le rire « d'origine diabolique » « est intimement lié à l'accident d'une chute ancienne, d'une dégradation physique et morale ». C'est parce qu'il est « satanique » qu'il est « profondément humain ».
La mise à distance de l'objet poétique, la guerre contre l'esprit de sérieux trouvent avec le rire, sous toutes ses formes, une arme totale: le rire jaune ou la farce, l'ironie ou la caricature, le calembour ou le trait d'esprit, le burlesque ou l'humour noir, etc., autant d'outils dont s'est toujous saisi la poésie, pour faire tomber les masques, revoir la copie du réel, dénoncer la bêtise, enrayer le tragique. Le comique est donc aussi anti-conformiste.
Stéréotypes assénés en vérités métaphysico-sociologiques de Nathalie Quintane, érudition joueuse de Jacques Roubaud, outrance taxinomique de Valère Novarina, truculence comico-inquiétante de Jean-Pascal Dubost, liste tordue-joueuse de Jacques Jouet, loufoqueries contrôlées de Jean-François Bory, idiotie tragi-comique de Charles Pennequin, abécédaire incongru-farceur de Pascal Commère, syllogismes litaniques de Jacques Rebotier, baroquisme de James Sacré, détournements, dérision et auto-dérision chez la plupart (Olivier Cadiot ou Jérôme Mauche), etc., on pourrait multiplier les exemples (et qu'on me permette de m'inviter dans cette fine équipe).
Enfin, si le rire procède aussi de rapprochements hasardeux, inattendus, contre-nature (« du mécanique plaqué sur du vivant », comme le définit Bergson), alors... N'est-ce pas ainsi que se définit, dans son acception la plus générale, la poésie ?

Cérébrale par tradition/
difficile par méchanceté (pas toujours)

Non, la poésie n'est jamais difficile. Elle permet au contraire de voir le réel sans les écrans et les illusions qui nous en séparent habituellement. C'est d'ailleurs cette hypervisibilité qui peut désarçonner, parfois. Non, la poésie n'est jamais difficile. Elle ne l'est pas parce qu'elle nous donne les moyens de regarder différemment, et de voir ce qui, généralement, ne se voit pas. Elle n'est pas difficile parce qu'elle ouvre, chaque fois, des espaces de création qui sont le lieu de formes et d'inventions d'une extrême inventivité, et le plus souvent, de radicales et bienheureuses fantaisies. Elle n'est pas difficile parce que, dans les méandres et les rugosités de sa langue, dans ses étrangetés, ses dissonances et ses faux dysfonctionnements elle fournit d'incomparables outils pour éprouver le monde, résister à ses barbaries et ses médiocrités, et comme tel, peut redonner à l'homme contemporain toute sa liberté de penser, de juger, de rêver, et aussi, ce qui n'est pas la moindre des choses, de trouver à redire.

Jean-Michel Espitallier, « Longue vue, foreuse, couteau suisse ». Introduction de Sac à dos. Une anthologie de poésie contemporaine pour lecteurs en herbe (Le mot et le reste, 2009, p. 31-35)

Suit une belle sélection de textes de Pierre Alferi, Jean-Marie Barnaud, Philippe Beck, Julien Blaine, Jean-François Bory, Olivier Cadiot, Ivar Ch’vavar, Pascal Commère, Jacques Demarcq, Jean-Pascal Dubost, Antoine Emaz, Jean-Michel Espitallier, Raymond Federman, Christophe Fiat, Albane Gellé, Michelle Grangaud, Bernard Heidsieck, Jacques Jouet, Virgine Lalucq, Ghérasim Luca, Cécile Mainardi, Jérôme Mauche, Bernard Noël, Valère Novarina, Charles Pennequin, Pascale Petit, Véronique Pittolo, Nathalie Quintane, Jacques Rebotier, Jacques Roubaud, Valérie Rouzeau, James Sacré, Anne Savelli, Eugène Savitzkaya, Jacques Sivan, Sébastien Smirou, Jude Stéfan, Christophe Tarkos, Véronique Vassiliou.

dimanche 17 mai 2009

habiter, plus petit dénominateur commun

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Au même moment, un jeune cadre japonais dans l'industrie alimentaire, un jeune cadre japonais déjà usé, éreinté, à bout, siphonné par son travail, regarde lui aussi la ville d'en haut, d'encore plus haut, du treizième étage, et ça n'est pas Paris mais Tokyo.
Livide, creusé, visage luisant de fatigue et de stress quand il décline, retombe, mue en perles de sueur, costume en drap de laine bleu marine, chemise synthétique blanche auréolée, large nœud de cravate noire défait, le front contre l'immense hublot de sa capsule hermétique. Et bien sûr ce qu'il voit ce qu'il regarde ce sont les lumières de la ville comme toujours dans ces cas-là, sauf que lui ne trouve ça ni beau ni rien, c'est juste que c'est la nuit et que la voie publique s'éclaire, et les appartements et les enseignes lumineuses, dont celles qui vantent les produits sous vide fabriqués par son entreprise.
Il est 22 heures, le jeune cadre rentre à l'instant de son bureau en open space et n'ira pas rejoindre sa femme et son fils dans la banlieue résidentielle qu'il a choisie pour des raisons strictement financières, rien à voir avec la qualité de vie, se fout du calme et de la verdure. Pas le temps, trop fatigué, trop loin, improductif. Il a choisi, payable au trimestre et économique, un module au dernier étage de la Nakagin Capsule Tower inaugurée en 1972 pour accueillir les forçats en col blanc qui se contentent d'un bol de riz et de trois ou quatre bières Asahi solitaires avant de s'allonger quelques heures puis d'y retourner, du lundi au vendredi. Tout confort, fonctionnel, pas de temps ni d'espace à perdre. (p. 48-49)

Habiter, plus petit dénominateur commun, la limite, le presque rien. Ce sont à peine des cabanes - petits abris sommaires -, plutôt des amas de matériaux de récupération empilés de manière à configurer un cube, une forme approchante, à l'intérieur duquel pouvoir se glisser, tant bien que mal. Un clapier plutôt : des palettes récupérées sur des chantiers sont dressées à la verticale, de longues planches de bois forment parfois un toit mais le plus souvent ce sont des bâches qui ferment l'abri. Les cabanes sont couvertes de cartons plats, de plastiques transparents, noirs épais, bleus piquetés, verts enduits, de sacs de gravats découpés et dépliés, de couvertures bariolées, parfois un carré de tôle ondulée. Empilements de branchages et de toiles pour se calfeutrer et créer un peu d'obscurité. De grosses pierres, des pneus retiennent au sol les bâches contre le vent. L'été, quelques vêtements et une serviette sèchent pas loin sur une branche. Au sol des palettes pour s'isoler de l'humidité des sous-bois, maintenir ses affaires au sec, se déchausser. Et puis des duvets, des sacs de couchage, parfois une couverture de survie en aluminium, distribués par les humanitaires, des cartons aussi. Un plaid écossais tendu sur le devant de la cabane figure la porte de l'abri, le seuil, là où le vent s'engouffre pourtant. Des branchages recouvrent le toit bâché afin de le camoufler et de le maintenir ; devant, un tabouret pliant, trace de convivialité - camping à l'heure du rosé quand la chaleur tombe un peu. (...)
Début janvier, une fine pellicule de neige couvre le bois et, la nuit, les cabanes éclairées par les feux de camp sont comme des tentes de Bédouins dans le désert, à peine dissimulées par l'enchevêtrement d'arbres clairsemés ; des pans de tissus et de couvertures colorés retombent comme des rideaux de théâtre. Les cabanes s'allument et ce sont des feux follets, des lampions doucement battus par la brise du soir, des balises de détresse, des spots de couleurs dans l'indistinct vert-de-gris des sous-bois; au-dessus passent des lignes à haute tension. L'œil un instant apaisé se fixe passivement sur cette couverture orange éclairée par les flammes, y voit quelque chose de vivant, d'animé, quelque chose de l'ingéniosité humaine qui empiète sur la détresse. Des ombres qui s'animent, ça bouge dans les cabanes où l'on se tient courbé, mais quand même on se tient, presque à hauteur d'homme.
Et puis le jour se lève, la neige a tourné en boue grise et collante, les abris à nouveau se fondent dans les décharges sauvages qui colonisent les bois, on ne veut plus croire que ces cabanes sont habitées, perdues au milieu des détritus elles y ressemblent, échouées comme des radeaux, amenées là par une tempête sauvage, une mer démontée, de ces mers que prennent les exilés pour une vie meilleure. Le sol est jonché de bouteilles et sacs plastique, de boîtes de conserve vides et rouillées, d'emballages divers, de vêtements déchirés et rigidifiés par la crasse, abandonnés là après avoir été imprégnés de gaz lacrymogène. (p. 80-83)

Joy Sorman, Gros œuvre (Gallimard, 2009)

En 13 nouvelles - ou 13 chapitres – Joy Sorman explore l’expérience d’habiter, dont les deux faces heureuse et malheureuse, dans notre époque de mobilité et de précarité, se déclinent en habitats de crise et de fortune, de fuite ou de folie : un mobil home posé en plein Paris, la « jungle » de Calais, la vraie maison de carrelage de Jean-Pierre Raynaud, le faux camping-car de luxe de Grisélidis Réal, les capsules à dormir pour cadres japonais, un algeco de chantier avec vue sur Paris, un bunker militaire, la salle de congrès de la place du Colonel-Fabien, la République éphémère du collectif Exyzt … toutes ces habitations belles et improbables sont évoquées avec une précision documentaire qui bascule régulièrement dans la fantaisie et l’invention poétique.

Joy Sorman est née en 1973 et a publié auparavant :
- Boys, boys, boys (Gallimard, 2005)
- Du Bruit (Gallimard, 2007)
Elle fait également partie du comité de rédaction de la revue Inculte.

vendredi 15 mai 2009

une indifférence dont nous ne connaissons pas la raison

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De l'autre côté de l'écran, Nuno se sent de plus en plus seul. Il est tard dans la nuit. Il finit par se déconnecter de Paridaiza et prend un gros livre à la couverture blanche dans sa bibliothèque. Si aucun événement ne vient dans les jours suivants donner une inflexion à son existence, il ne lui restera plus qu'à apprendre par cœur ces lignes du philosophe Heidegger : « La fuite, le travers, les apparences, l'égarement sont aujourd'hui renforcés... Sommes-nous devenus nous-mêmes à ce point insignifiants que nous ayons besoin d'un rôle ?... Est-ce parce que s'ouvre devant nous, à partir de toutes choses, une indifférence dont nous ne connaissons pas la raison ? » Dans le silence nocturne, il relit plusieurs fois ces mots opaques qui glissent comme des pierres incandescentes au creux de son ventre.
Ce qui est certain, c'est que, malgré Paridaiza, il s'ennuie un peu sans Clara et aux archives de l'Arsenal. L'ennui, se dit-il, vient de ce que l'âme, souffrant de ses possibilités restées en friche et ralentie par l'indécision, finit par tomber dans le puits du vide, au fond duquel il y a encore davantage de possibilités en friche, ce qui est très ennuyeux, etc.
À moins que l'ennui, cet engourdissement qui a la saveur de la poussière, ce soit de ne pas voir que nous sommes le puits et les possibilités en friche ?

Luis de Miranda, Paridaiza (Plon, 2008, p. 49)

jeudi 14 mai 2009

singulier, c'est-à-dire fêlure ascendante

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Voilà l'essence des âmes : des plis qui se font et se défont à chaque instant dans tous les sens ; c'est un « prurit », une « inquiétude ». Comme si mille petits ressorts agissaient dans diverses directions, selon des forces élastiques. L'âme est un être vivant, multiple, un réseau infini et bouillonnant de microvariations différentielles. (p. 13-14)

Aucune singularité qui ne se soutienne pas de la ligne de rupture, mais qui ne se contente pas de fuir, puisqu'une fuite perpétuelle est d'ailleurs impossible. C'est en tenant compte des trois lignes, de la coupure, de la rupture et de la fêlure que l'individu peut devenir singulier, c'est-à-dire fêlure ascendante. C'est pourquoi il n'y a qu'une seule ligne, comme Deleuze l'a suggéré. Et cette ligne est un flux qui monte ou descend en zig-zag et qui fait parfois éclater les bouchons égotistes, se heurtant ici à une coupure, là à une rechute.
Ce n'est pas seulement un travail de la pensée par lequel la différence se fait singulièrement, car la pensée ne sait pas faire la différence entre le possible et le réel. Pour que la singularité soit singulière, elle doit faire parler le réel par le corps, les sens. Mais le réel qui se manifeste, c'est de la différence couplée au possible de la pensée et aux coupures égotistes. C'est un mouvement incessant, sisyphien, et l'individu qui se croirait arrivé retomberait « hors du plan » et deviendrait objet.
L'exercice du faire-exister-ce-qui-n'existe-pas n'est pas un travail à réaliser une fois pour toutes, mais un perpétuel effort, sans fin, qui à chaque instant risque de retomber dans la coupure ou la séparation représentative. À chaque instant le monde devient objet et à chaque instant la volonté recrée le sujet. Mais peut-on jamais séparer le sujet de l'objet, peut-on couper en deux un éclair, ou dire que d'un côté de l'éclair ce n'est pas la même nuit que de l'autre côté ?
Je suis présent dans un lieu, entouré de personnes. On me somme d'avoir une identité, c'est-à-dire qu'on me somme de choisir ma ligne de conduite. Vais-je montrer une identité de coupure, par exemple un diplôme ou un titre ? Vais-je montrer une identité de rupture, c'est-à-dire pousser un cri, un rire délirant ou tenir des propos « incohérents » ? Vais-je montrer ma fêlure, c'est-à-dire pousser une complainte légère, comme en passant, ou répondre à côté, par une métaphore ? Chaque fois que je tente de manifester ma présence par une ligne de conduite, je me fais objet, je mime le vécu. (p. 45-46)

Seconde hypothèse de la territorialisation des impressions différentielles : l'habitude. Nous l'avons vu, la répétition est ce qui enferme en tant que sillonner névrotique du même pli, mais aussi ce qui libère en tant que résistance, en tant que faire exister ce qui n'existe pas. Car il y a une habitude du faire et une habitude du ne pas faire, qui est refus persistant de se laisser (dé)faire, de se laisser couper. Et c'est plutôt ce dernier qui libère les impressions « La répétition devient une progression et même une production, quand on cesse de l'envisager relativement aux objets qu'elle répète, dans lesquels elle ne change rien, ne découvre rien et ne produit rien, pour l'envisager au contraire dans l'esprit qui la contemple et dans lequel elle produit une nouvelle impression... »
En somme, on peut dire que, du point de vue du sujet, la ligne de coupure est l'acceptation d'une habitude imposée de l'extérieur, tandis que la promenade sur la ligne de fêlure ascendante est la résistance d'une habitude d'écoute de l'intérieur. (p. 66)

Luis de Miranda, Une vie nouvelle est-elle possible ? Deleuze et les lignes (Nous, 2009)

Un commentaire intéressant, que je ne pouvais manquer de lire et dont on peut feuilleter ici les premières pages, autour des notions deleuziennes de ligne de coupure, ligne de fêlure, ligne de rupture et ligne de fuite, notamment cernées dans Mille plateaux, et sur la manière dont chacun de nous peut en tenir compte dans sa ligne de conduite.

Luis de Miranda, né au Portugal en 1971, est romancier, philosophe et éditeur.
Il a publié des essais :
Ego Trip : La Société des artistes-sans-œuvre (Max Milo, 2003 ; J’ai Lu, 2008)
Peut-on jouir du capitalisme ? (Punctum, 2008)
et des romans :
Romans Joie (Le Temps des Cerises, 1997)
La mémoire de Ruben (Gamma Press, 1998)
Le spray (Calmann-Lévy, 2000)
À vide (Denoël, 2001)
Moment magnétique de l'aimant (La Chasse au Snark, 2002)
Expulsion, avec Helène Delmotte (Max Milo, 2005)
Paridaiza (Plon, 2008)

::: A r s e n a l d u M i d i. Le laboratoire créaliste de Luis de Miranda (2004/2007)
::: le blog du Créalisme

jeudi 7 mai 2009

invisible dans le flux

une belle photo
par Olivier Roller
dans tiers livre
(mais je n'ose plus!)

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(cette autre image est extraite de la vidéo d'Isabelle Rozenbaum, qui m'autorise à la publier)

Créer sur Internet, c'est différent de mettre simplement du texte en accès ou de créer du flux. Créer sur Internet, c'est mettre en relation des informations éparses, des connaissances séparées, et fabriquer avec de la fiction. C'est compliqué à faire, et généralement les créations littéraires sur Internet sont décevantes. Il faut penser la chose différemment du texte papier et l'écrivain est mal outillé pour cela. Timidement, j'ai commencé avec un jeu fictionnel et fonctionnel, lancé simultanément sur vingt sites et blogs existants, le jour de la sortie en librairie de L'E.T., fiction concrète, le jeudi 16 octobre 2008. Il en reste des traces sur mon site parce que bien évidemment le jeu s'est effacé très rapidement. Au bout de quinze jours, il était déjà invisible dans le flux. Et c'est, du coup, toute la difficulté de la création littéraire sur Internet. Pour le jeu, j'avais créé une dizaine de blogs, contenant les définitions des concepts fictionnels utilisés, eux sont encore existant, se sont eux qui ponctuent l'interview. Mais le jeu tenait. Parce qu'il y était question de soucoupes volantes et d'extraterrestres. Aussi, l'aspect fugitif et temporaire de la création et à mettre en relation avec l'aspect lui-même fugitif et temporaire de l'observation d'une soucoupe volante. Le jeu était composé de questions-réponses constituées en un jeu de pistes, le lecteur-joueur se baladait de liens en liens, de sites en sites donc, cherchant les réponses aux questions et cherchant également les définitions des concepts fictionnels incorporés aux réponses. Mes prochaines créations fictionnelles sur Internet seront, elles-aussi, en relation avec la sortie d'un livre papier. Et cela peut et doit se préparer bien en amont, dès le début de l'écriture d'un livre. Ainsi, je suis actuellement en train d'écrire K, une fiction qui, du coup, ne sera pas publiée au moins avant deux ou trois ans (temps de l'écriture + temps de l'édition). Eh bien, je prépare en même temps son versant sur Internet ! Je mets en place des éléments qui sont en ligne quelque part, mais cachés. Ils sont préparés en même temps que le texte, ils sont pensés en même temps que le texte et le texte de K pense avec ces éléments fictionnels mis en place sur Internet. Bien entendu, K s'écrit avec Internet également. Internet est une des grandes matières premières de K. Tout ce savoir prêt à être fictionnalisé... c'est très excitant !

Extrait d'un entretien de Dominiq Jenvrey avec Caroline Hoctan et Jean-Noël Orengo

::: voir aussi, sur la même page du site D-Fiction, une vidéo et deux textes inédits
::: le site de Dominiq Jenvrey
::: et, sur lignes de fuite, ici, , , et encore .

mardi 5 mai 2009

devenir la copie d'une sorte de faux autre

PHOTOGRAPHIE RETIREE
A LA DEMANDE DE SON AUTEUR

Je me demande pourquoi entendre de sa propre bouche sortir des mots prononcés par des autres est une chose si rassurante et bonne et si l'on peut quels mots de quels autres selon quelle qualité la plus - la qualité de qui. De qui choisir la qualité selon laquelle on peut vouloir entendre de sa propre bouche sortir des mots prononcés par des autres et que ce soit si bon si rassurant de qui choisir - les mots ça je me demande. (p. 55)

Moi de ma propre bouche j'entends souvent sortir des mots prononcés par des autres - des vrais autres - vrais dans la réalité mais aussi des faux autres - X déjà existants mais faux dont je décide - selon telle ressemblance telle qualité de devenir une sorte de copie mais en vrai - dans la réalité. Et c'est très amusant de pouvoir devenir la copie d'une sorte de faux autre - fausse mais en vrai - dans la réalité. (p. 56)

Je me demande pourquoi ça énerve tellement tout le monde quand on prend du plaisir à faire de sa bouche sortir des mots qui viennent de la bouche des autres et de quelle nature exacte est cet énervement. De quelle nature exacte est cet énervement ça vraiment je me demande de quelle nature - quand les mots qui sortent de la bouche nous rassurent - avec en eux les autres - soi les autres - et les rapports secrets. (p. 61)

Caroline Dubois, « Pose moi une question difficile », p. 51-67 dans rup&rud – l’intégrale – 1999-2004 (L’Attente, 2009)

Caroline Dubois est née en 1960. Elle a aussi publié :
- La réalité en face / la quoi ?, avec Anne Portugal (Al Dante, 1999)
- Summer is ready when you are, avec Françoise Quardon et Jean-Pierre Rehm (Joca Seria, 1999)
- Pose moi une question difficile (rup&rud, 2000)
- Je veux être physique (Farrago, 2000)
- Arrête maintenant (L'Attente, 2001)
- Malécot (contrat maint, 2003)
- C'est toi le business (POL, 2005)
et comment ça je dis pas dors (POL, 2009) qui vient de sortir et que je vais me procurer au plus vite !

::: la photo ci-dessus me plait bien et vient de la notice du cipM

dimanche 3 mai 2009

la seule chose qui m’intéresse vraiment

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Nous sommes en janvier 1999. J’ai publié quelques rares textes en revue mais, pour la première fois, j’ai miraculeusement en main une série de poèmes dont je sais qu’elle peut constituer la seule chose qui m’intéresse vraiment : un livre. Elle fonctionne en système et, d’une certaine façon, elle en appelle d’autres. Je ne connais absolument rien à l’état de l’édition de poésie en France ; je ne me pose d’ailleurs pas la question de savoir si ce texte plairait à quelqu’un ou non. Je ne marche même pas sciemment dans les pas d’Emmanuel Hocquard ou d’autres auteurs qui, avant moi, auraient fait des livres « sur le métier ». Je suis juste un jeune auteur légitimement pressé qui veut, de son texte, un objet-livre.

Pas d’imprimerie à la cave ? Qu’à cela ne tienne : je mets en page sous Quark X-Press (format 13x13 ; police Gill Sans, à l’époque), et je fonce acheter Canson noir, Canson blanc, massicot, plioir, agrafes, colle et cartouches d’encre. Je fais tourner l’imprimante reliée à mon ordinateur et, hardi petit, en quelques jours, je réalise avec le plus grand soin 25 exemplaires de Simon aime Anna.

Paradoxalement, 25 exemplaires, c’est déjà beaucoup. (Je devine ici des sourires). C’est beaucoup à fabriquer, quand il faut imprimer, découper, plier et agrafer chaque feuille à la main ; mais c’est surtout beaucoup à offrir. Choisir 25 destinataires pour ce qui est mon premier livre m’est même incroyablement difficile. Je ne suis pas tellement gêné de faire un cadeau, non. Je cherche simplement qui pourrait bien le recevoir, ou pourrait le bien recevoir. Je suis embarrassé du choix, à ma façon.

Mais en retour, même si je ne devine pas encore que c’est ce dont il s’agit, je vais demander qu’on me fasse, à moi, d’autres cadeaux.

J’ai réalisé Simon aime Anna en auteur candide et je vais poursuivre exactement dans la même veine. J’ai tellement besoin de faire des livres que je vais simplement en chercher les textes ailleurs, auprès de poètes dont j’aime beaucoup le travail, et qui fonctionnent un peu, à leur insu et au mien, comme d’autres parties de moi. (Vous voyez qu’il n’y a vraiment rien de glorieux dans l’aventure).

Sébastien Smirou, « Ce livre n’est pas un cadeau », préface de rup&rud – l’intégrale – 1999-2004 (L’Attente, 2009, p. 9-11)

Ce généreux petit livre rassemble sept livres de Pierre Alferi, Caroline Dubois, Peter Gizzi, Eric Houser, Anne Parian, Anne Portugal, et Sébastien Smirou, publiés une première fois entre 1999 et 2004 dans le cadre d’une aventure de « micro-édition » initiée par Sébastien Smirou : rup&rud, « perspective littérale inversée » de pur et dur.

Sébastien Smirou est né en 1972, il est aussi psychanalyste et a publié aussi :
- Simon aime Anna (rup & rud, 1999)
- Mon Laurent (POL, 2003)
- Ma girafe (Contrat maint, 2006)
- Beau voir. Bestiaire (POL, 2008)
- Je voudrais entrer dans la légende (contrat maint, 2008)

La totalité de la préface est reprise par Sébatien Smirou dans deux billets de son blog Si tu vois ce que je veux dire : « Ce livre n’est pas un cadeau » (part 1) et (part 2).

samedi 2 mai 2009

all numerical life, perfectphone et proxifun

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Parallèlement, son activité de blogueur l'amène à découvrir l'existence de l'ANL, cette forme extrême de vidéo-blog, conséquence logique de la miniaturisation croissante des modes d'enregistrement numérique et de l'intégration psychique des programmes de télé-réalité. L'ANL, pour All Numerical Life, regroupe des blogueurs qui ont choisi d'enregistrer et de diffuser tout ou partie de leur vie. Certains ne capturent que le son (ce sera le cas pour Dominique Dubois), d'autres le son et l'image. Certains feront une sélection a posteriori, d'autres laisseront s'écouler le flux de leur vie en temps réel. (p. 22)

Mais bon, le PerfectPhone est un véritable objet d'art : design épuré à l'extrême, ultrafin, robe en cuir noir et titane brossé, clavier remplacé par un écran tactile 3,2 pouces en verre minéral traité antitraces, touche principale plaquée or blanc. Là je parle du mien car il y a trois modèles différents, disponibles en quatre finitions et vingt-quatre coloris.
Le PerfectPhone est un smartphone multimédia qui fait aussi GPS et caméra vidéo + appareil photo 12 megapixels équipé d'un triple zoom optique. Il est doté d'un disque dur interne de 16 Go, d'un lecteur de cartes mémoire, et fourni avec un chargeur, un kit oreillette à commande vocale, un câble usB, une station d'accueil et un étui en cuir. Mais sa vraie originalité réside dans son lecteur/graveur RFID, ce qui fait qu'il sert notamment de clé pour les appartements et de moyen de payement sans contact à Zen City.
Protection contre la perte : le PerfectPhone lance une alarme s'il est éloigné d'une certaine distance (à paramétrer) de la puce de son propriétaire.
Protection contre le vol : reconnaissance de l'empreinte digitale du propriétaire à chaque allumage ou avant chaque transaction (du coup pas de codes à retenir), couplée à la RFID. Le PerfectPhone ne fonctionne qu'à moins de deux mètres de la main de son propriétaire, qui porte la puce (au fait, je me la fais implanter dans deux jours).
On peut modifier à volonté les informations personnelles contenues dans le PerfectPhone (à l'exception des données confidentielles comme l'état civil, les coordonnées bancaires, les codes d'accès à son domicile ou son groupe sanguin, ça va de soi) et décider de les transmettre ou pas.
Là, vous vous dites probablement : « Bon OK, mais à quoi ça sert au juste ? » Excellente question.
Premièrement, on rentre dans son téléphone les renseignements que l'on souhaite partager. Par exemple : Dominique Dubois, 30 ans, célibataire, centres d'intérêt : guitare, jeu d'échecs, lecture, cinéma, rock. Ensuite, on choisit son statut de connexion : connecté / déconnecté / contactez-moi / par écrit uniquement / par oral uniquement / ne pas contacter/ invisible. On peut donc émettre ou non ces données que d'autres liront ou non sur leur propre PerfectPhone
(dans un rayon de dix mètres pour cette première génération), ce qui en fait le premier appareil au monde permettant de créer un réseau de socialisation live. On partage donc des informations comme dans un site de réseau social, mais seulement avec les gens qui se trouvent à proximité. C'est le réseau Proxifun.
Si vous lisez les données de quelqu'un qui est déjà parti mais qui vous intéresse, vous pouvez essayer de le localiser à nouveau si son émetteur GPS est activé. Il y a également moyen de créer des communautés dont seuls les membres pourront accéder à vos informations personnelles. Par exemple, en n'acceptant de n'être contacté que par des femmes célibataires de moins de vingt-cinq ans, des amateurs de tuning ou des amis de vos amis. On peut aussi mettre un lien vers son blog ou ses pages perso. Ces données sont alors accessibles immédiatement car toute la ville est couverte en wifi.
J'ignore combien de gens à Zen City utilisent Proxifun et dans quel but. C'est d'ailleurs un mystère qu'il me tarde d'éclaircir. (p. 61-62)

Grégoire Hervier, Zen City (Au Diable Vauvert, 2009)

Un thriller d'anticipation (légère, l'anticipation) amusant et efficace : bienvenue à Zen City, où tous les habitants sont équipés d'une puce RFID, très pratique pour faire leur courses, et assurer leur sécurité …!

Grégoire Hervier est né en 1977 à Villeneuve Saint-Georges. Zen city est son deuxième roman après Scream test (Au Diable Vauvert, 2007).

::: en ligne, plein d’infos, de bonus et de liens sur le site graphiquement très réussi

et des critiques :
::: ActuaLitté, qui propose les premières pages
::: Soleil Vert
::: le Cafard cosmique
::: Cunéipage
::: Lily et ses livres
::: BibliObs.

vendredi 1 mai 2009

qu’est-ce que je fais là ?

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Depuis quelques mois, sans qu’il me soit possible de relier ce nouvel état à quelque événement que ce soit, j’entends par là un événement probant dont l’évidence remettrait chaque chose à sa place et chasserait en un rien de temps mes vertiges, mes sueurs froides, ma présence ici m’apparaît soudain d’une totale incongruité et tient en quelques mots : qu’est-ce que je fais là ? Qu’est-ce que je fais dans cette tour semblable à toutes celles que j’aperçois de mon bureau et que j’ai vues sortir de terre ces deux dernières années, pousser comme des champignons, un immeuble tout de verre fumé dont la plupart des occupants réguliers me sont inconnus, situation qui, en dépit de sa banalité ou plutôt en raison de sa banalité même, n’en relève pas moins pour moi, à certaines heures de la journée, de la plus parfaite absurdité quand je ne vois pas dans ce fourre-tout studieux et anonyme la manifestation supérieure de quelque cruauté, de quelque intention malfaisante ? Mais il peut tout aussi bien se faire, à d’autres moments de la journée, que mon statut de rouage minuscule, de composant insignifiant égaré dans l’organigramme complexe de l’entreprise me procure un soulagement égal en intensité à celui que je ressens lorsque je me retrouve seul à l’étage et que je contemple, rasséréné, les fauteuils et les couloirs vides : l’anonymat comme la solitude constituent quelquefois autant de trésors qu’il n’est pas inutile de préserver quand l’hostilité gagne tout autour de moi, me dis-je alors, profitons-en.
Encore ces rêveries sans consistance - comment nommer autrement les idées confuses qui me viennent à l'esprit ? - ne s'aventurent-elles guère au-delà de la raison de ma présence en cet endroit ou de tout autre lieu dans lequel je serais amené à exercer ce qu'on appelle un emploi, une activité professionnelle, comme si j'encourais un risque d'une tout autre ampleur à entrer dans le détail des finalités de mon travail, préoccupations qui, en surgissant hors des habitudes qu'on désire nous instiller (fidélité, engagement, responsabilité) et dans lesquelles je me suis glissé jusque-là sans trop y penser puisque je reconnais être d'une nature plutôt docile et accommodante, susciteraient, je le pense, des interrogations susceptibles d'ébranler la dynamique de labeur joyeux à laquelle, ni plus ni moins que les autres, j'ai pris part sans discuter, n'étaient les égarements de ces derniers mois.

Frédérique Clémençon, Traques (L’Olivier, 2009, p. 62-63)

Frédérique Clémençon entremêle de manière envoûtante les monologues de quatre perdants, exclus chacun à leur façon par la société actuelle et son langage fonctionnel (gulièrement cité en contrepoint), mais pas pour autant résignés à se laisser enfermer dans leur définition sociale.

Frédérique Clémençon est née en 1967, et a publié :
- Une saleté (Minuit, 1998)
- Colonie (Minuit, 2003)

::: Christine Ferniot (Télérama, 10 janvier 2009)
::: d’autres citations dans le JLR 2.0 de Berlol

jeudi 30 avril 2009

votre sécurité est enfin assurée

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Je comprends, vous ne vous attendiez pas à tant de terreur. Je comprends. Souvent, la réalité, il faut y apporter quelque peu de la créance, y croire. Cela vous est difficile ? Je vois... De toute façon, nous ne vous demandons pas d'y croire - enfin, si, bien sûr - mais d'acquiescer, parce que vous verrez, nous agissons dans votre intérêt. Pour la santé. Pour la sûreté. De vos précieux bambins. Cela va sans dire, lesdits enfants devront passer aussi par un petit stage dans nos établissements. Comment ça ? Comment ça pas mes enfants. Madame, je ne vais tout de même pas vous apprendre qu'en chacun de ces marmots se trouve la purulence à circonscrire. Je ne vais tout de même pas vous apprendre qu'en chacun de nous, le mal absolu se terre, et attend son heure, simple moment de déclenchement, détonateur larvé. Mais non, voyons, je ne vous prends pas pour une idiote. Oui, je sais, ces clichés, vous les connaissez par cœur. Dans ce cas, pourquoi ne pas coopérer ? Oui, j'en suis bien conscient, l'éducation que vous donnez à votre rejeton est des plus parfaites, oui... oui... j'ai bien compris, socialisé dès le plus jeune âge, très bien, a appris à ne pas se moquer de ses camarades handicapés, ou bègues, ou gros, oui, cela est en effet très bien, je suis prêt à vous féliciter, vous apporter toute chose scintillante, ce n'est pas la question. Non, je regrette ce n'est pas la question. Ou alors, vous nous avez mal entendus. Je crois user pourtant d'une langue parfaitement in-tel-li-gible, n'est-ce pas ? Bien. Merci. Dans ce cas, vous comprenez notre propos. Nous sommes là pour prévenir. Pré-ve-nir. Nous « venons avant », compris ? Le simple constat ne nous suffit plus. Croyez-vous que savoir que nous sommes tous potentiellement mauvais nous satisfasse ? Bien sûr que non. Cela va sans dire. Le mal absolu, c'est quand même pas rien. Bien, vous êtes d'accord ? Nous sommes là pour pré-ve-nir. Imaginez vous avoir engendré le prochain Hitler, accouché l'actuel Caligula, pondu le nouveau Néron. Vous en convenez, cela ne ferait pas très beau dans l'arbre généalogique. Imaginez ! Mais rendez vous compte.. madame, ma bonne dame... (p. 27-28)

La question n’est pas de savoir s’ils produiront bien, mais comment la fragilité de leur corps ne leur permettra pas autre chose que le travail
Le travail ne sera pas compétitif, il sera machinal tout à fait (p. 44)

« Votre sécurité est enfin assurée
sereins vous enfouissez vos regards
au creux d'un oreiller de cécité
dans les miroirs vous regardez
déconfits, remplies votre rides
les stigmates du renoncement
votre sécurité est enfin assurée
ensemble nous empruntons le chemin
de la félicité promise.

Alors impassible il se tint aux rebords du territoire.
La frontière du lieu départageant néant et tout. Sous ses pieds se désagrégeaient pierres et silex, fracas léger en regard de celui, émergeant, de la foule. Approchant, plus en plus. Derrière lui, l'autre côté du monde, son revers, à jamais ; devant, l'autre, celui de l'habitude, du pour toujours accepté. Il entend au loin venir l'affluence, se figure la multitude, enflée, s'imagine la cohue contre la digue, fracassée. Son cerveau, interféré d'images, il sait qu'ils veulent sa peau. Ils ne supportent pas sa voix, la discordance de sa voix au sein de l'harmonie mondiale, son chant à côté du monde, du moins du leur. Ils diront parodie, ils diront mensonge, ils diront littérature. Tout ceci n'est que littérature - fantasmes. C'est-à-dire invention. Nous, nous sommes dans le monde. Nous, nous ne nous trompons pas, jamais. Il le sait, ils ne supportent pas l'image, renvoyée dans la parodie. Et pourtant il a vu, ses yeux se sont faits d'argent les miroirs du réel enfin retrouvé. Vraiment. La rumeur enfle ; il peut au loin voir des visages, s'approchant. Depuis la dernière ligne, l'horizon s'affirme grouillant, prolifère de corps en mouvement. (p. 66-68)

Clément Ribes, La question (IMHO, 2009)

Ce récit spéculatif et poétique qui pose les bonnes questions sur les obsessions sécuritaires d'aujourd'hui est le premier livre de Clément Ribes, né en 1989.
Il publie aussi un texte intitulé « Le travail » dans le numéro 3 de la revue TINA (è®e , avril 2009).

::: on peut aussi lire les premières pages du livre sur le site de Chloé Delaume

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