lignes de fuite

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jeudi 25 janvier 2007

améliorer l'espèce

Mais bon, pourquoi m'étais-je mis dans la tête que les gens dans le monde virtuel seraient autres que dans la réalité ?
Si on y réfléchit bien, y'a pas de raisons. On y retrouve les mêmes jeux, enjeux, abus de pouvoir, égos et narcissismes, mensonges, artifices ou triches, aigreurs et autres supercheries...
Et les mêmes belles rencontres !
C'est la vie quoi !
Chacun reste libre de ses prothèses et de ses illusions.
Je me demande comment j'ai pu espérer un instant qu'Internet, conçu et fait par des êtres humains, échapperait (un peu) à la réalité et serait l'occasion d'améliorer l'espèce.
Jean-Claude Bourdais, Journal de Thiron-Gardais, 20 janvier 2007

Pour Cynthia 3000 et Berlol ... qui nous refont en ce moment Dallas ( « ton univers impitoyaaable » ) dans le réticule.

mercredi 24 janvier 2007

colère potentielle

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Je vois tellement de paranoïaques en ce moment que je me demande si je ne suis pas lucide, dit L'Hippopo à l'auditoire las qui attend, dans l'espoir d'y entrer, devant la Bibliothèque internationale de Bathory, parmi lequel se trouve Nico. Je l'ai lu dans le billet mensuel des lectrices. Nous, lectrices du sous-sol comme lectrices des étages, exigeons fermement que les portes du jardin s'ouvrent, et que nous puissions aller ingérer, durant nos pauses, notre demi-litre de café, de thé, et diverses matières grasses et sucrées, parmi les sapins, pousses et câbles métalliques. C'est une honte que cet agréable jardin de pins, de pousses, de câbles métalliques ne soit pas ouvert aux chercheurs. Il est inacceptable, peut-on lire dans le billet des lectrices, qu'aux différentes icônes qui nous font face dans la journée à l'intérieur de la BiB s'ajoutent des icônes en taille réelle de sapins, de pousses, de câbles métalliques. C'est à devenir fou. Un p'tit bonbon ? Dès lors il est indispensable pour l'hygiène mentale des chercheuses et des étudiantes, il est indispensable pour l'ensemble des rats de bibliothèque du sous-sol plus encore que pour les rats de bibliothèque qui courent dans les premier, deuxième, troisième étages, que les baies vitrées de la BiB s'ouvrent, de manière que nous puissions déjeuner, ingérer des excitants modernes, papoter sur l'herbe entre nous, et nous assurer que la verdure que nous voyons tous les jours depuis nos ordinateurs est suffisamment réelle pour pouvoir être respirée, touchée, et verdir nos habits. Mais elles.
Mais elles répondent : Ouvrir les portes du jardin de sapins n'est pas envisageable pour le moment. Nous n'y avions pas songé lors de la construction désastreuse de la bibliothèque en forme de bouquin et, de toute manière, nous ne pouvons l'envisager. Pour la protection des livres, continue le feuillet mensuel des représentantes des lectrices de la Bibliothèque internationale de Bathory, l'accès au jardin demeure impossible malgré nos demandes répétées. La direction dit : Si nous ouvrons les portes du jardin qui donne son nom au sous-sol (rez-de-jardin) comme aux étages (le haut de jardin), on peut craindre que des insectes divers produisent un mouvement de masse inverse à celui des lectrices durant leurs pauses. Des insectes pourraient profiter des allers-retours des lectrices pour s'introduire dans les salles de lecture et déposer des larves ou des chiures sur les pages. Le billet des lectrices poursuit : Le rêve que nous avions d'installer des bancs sur les parties grillagées s'est volatilisé. Vous hochez la tête. Vous êtes d'accord ? Comment ne pas être d'accord avec nos représentantes, nos soeurs de recherche, de rancune et d'insatisfaction, souffrant des mêmes fléaux et dysfonctionnements manifestes de la BiB, et plus précisément du sous-sol ? Vous l'aviez toujours pensé. Pique-niquer parmi les câbles métalliques et les pousses qui se battent en duel au sein du cloître ne vous a pas traversé l'esprit une seule seconde. Pique-niquer joyeusement en compagnie d'amies chercheuses ou étudiantes, un gobelet en plastique de café ou de thé dans la main, le cul enfoncé dans de la terre prélevée dans un champ irradié, ne vous aurait pas semblé alléchant il y a quelques heures. Mais à présent que le billet mensuel des lectrices du sous-sol vous a expliqué combien nous avions été injustement privées, et pour des raisons inexplicables, de joyeux pique-niques parmi les herbes folles les moustiques et les pigeons morts, vous voilà convaincues.
Avouez qu'il y a de quoi être paranoïaque. Au sein même du feuillet publié, financé, diffusé par l'autorité absurde qui règne sur la Bibliothèque internationale de Bathory, nos revendications, qui ne sont pas tout à fait les nôtres, se trouvent inscrites et diffusées dans un billet des lectrices, de façon que, satisfaites que nos revendications et insatisfactions soient traitées, défendues avec clarté et fermeté : Nous continuerons à nous battre, nous ne prenions pas la parole. Nous voyons cela partout. Regardez. Les publicités. N'avez-vous pas remarqué les publicités qui incluent contre-pubs et détournements de pubs ? À la fin du xxe siècle, les détournements de pubs ne se bornaient pas aux slogans dénués de fondement idéologique actuels, du type Marre de la pub. Aux spectacles qui tapissaient les rues, les couloirs, les murs du métro, des gares, qui envahissaient les magazines, les journaux, les images, la radio, certains avaient, à l'aide de stylos, de feutres, de marqueurs, de peinture, décidé d'y inscrire de tout autres messages que ceux diffusés par la société de consommation. AVALE TA LOI ! LES ÊTRES HUMAINS NE SONT PAS DES MARCHANDISES. VIVE LA SEXUALITÉ LIBRE ! À BAS LE TRAVAIL ! LE MARIAGE OU LA VIE ! À BAS L'ETAT, À BAS LES FLICS, À BAS LE FRIC ! NE TUEZ JAMAIS UN FLIC DE FACE ! TOUT ÉTAT POLICIER EST UN ÉTAT CHANCELANT ! À présent, la publicité intègre l'écriture à la main, des similidétournements, de façon à donner l'illusion aux gens que leurs frustrations et doléances muettes sont prises en compte par le spectacle. Ils font partie du spectacle, jusque dans leur colère et leur colère potentielle. Que réclamer après cela ? Qu'ajouter ? Que détourner ? Contre quoi tourner sa colère ? Quelle personnalité affirmer ? Quelle graphie ? Même si je ne voulais pas être paranoïaque, cette société du bonheur béat et creux m'en empêcherait.

Isabelle Zribi, Bienvenue à Bathory (Verticales, 2007, p. 112-115)

voyage en absurdie

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Quelle truculente connerie. Quelle construction grotesque. La Bibliothèque internationale de Bathory, disent-elles. Regardez. Mais regardez comme c'est laid. Monstrueux. Elles ont dépensé des milliards pour élever une construction ressemblant, disent-elles, à un livre ouvert. Quelle pitoyable connerie, une bibliothèque en forme de livre. Pourquoi ne pas l'avoir construite en forme de pomme ? Ça donne la gerbe d'entrer dans un bouquin. On est là pour lire des bouquins pas pour entrer dedans, non. Un p'tit bonbon ? dit L'Hippopo, une vieille habituée de la Bibliothèque internationale de Bathory, coutumière de cette jubilation négative devant la construction monumentale. Contraindre des milliers de personnes à entrer dans un bouquin chaque fois qu'elles voudront trouver un livre rare relève d'un procédé infamant digne des peines médiévales. Entrer dans un bouquin ouvert par la main de Monsieur le Président des Nations européennes ? Ou un bouquin ouvert par la main généreuse de l'actionnaire principale du monopole couvrant la fabrication de bouquins + la production de x chaînes d'Images + du journal généralement lu par les invitées de Bathory ? Quelle connerie, a-hu-rissante connerie. La joie la fait revivre. La Joie sinistre envahit L'Hippopo, qui doit faire partie du clan non organisé des fous de la Bibliothèque internationale de Bathory, une bibliothèque étant toujours fréquentée par une quantité non négligeable de fous.
Un p'tit bonbon ? L'Hippopo est quelqu'un d'important. Elle est vêtue d'un imperméable impeccable et suce des bonbons. Elle porte également un sac en plastique contenant un cahier, un stylo et un étui à lunettes. Elle est professeur dans un pays lointain aux moeurs et normes fort heureusement différentes de celles qui ont cours à la Bibliothèque internationale de Bathory. Elle est gonflée du bonheur qu'il y a à être dans le vrai et à assommer le monde entier de la vérité nue. Nudas veritas. Quelques élues doivent prendre conscience du désastre. Que l'on ne fasse pas semblant de trouver ça beau, intéressant ou commode. Pas commode. Une amie à moi est venue récemment à la Bibliothèque internationale de Bathory. Elle a des difficultés à marcher. Elle est vieux. Elle a des problèmes aux jambes. Elle m'a dit. Elle a raison. Elle m'a dit mais pourquoi ont-elles fait des escaliers ? Pourquoi ont-elles fait un escalier pour monter, pour ensuite devoir en prendre un second pour redescendre ? Elle la nomme la Bibliothèque internationale d'Absurdie. Quelle connerie, convenez-en, vous ne trouvez pas ça beau. Vous ne pouvez pas trouver ça beau, un livre rigide ouvert toujours à la même page.

Voyage en Absurdie, suite. Ce jardin. Ce joli jardin coincé entre les murs de la bibliothèque supposés nous évoquer des pages de livres. Ce cloître. Qu'il est beau et stimulant de marcher, et en marchant de penser, alors que l'on contemple un cloître qui offre à nos yeux diverses métaphores de nos connaissances. Qu'il est clair, qu'il est joli, qu'il est reposant, ce cloître d'arbres hauts coincé au milieu des pages d'un livre. L'image est belle. L'image est grandiose. Des arbres coincés entre les pages d'un livre. Quelle connerie. Vaste connerie. Vous n'allez pas me dire que vous travaillez bien sachant qu'elles ont mis des arbres pour nous cacher le soleil comme si on était les idiots d'une démonstration platonicienne. Elles ont mis des arbres de la montagne à côté d'un fleuve. Nous sommes à côté d'un fleuve et elles ont mis, non pas des arbres généralement plantés à côté des fleuves ou des rivières, non, elles ont planté, elles ont planté des arbres qui poussent généralement en haute montagne. Comment voulez-vous que ces arbres tiennent le coup ? Elles sont par conséquent obligées d'investir dans des câbles métalliques pour empêcher les arbres de s'écrouler sur les vitres de la bibliothèque, qui bordent les tables où nous essayons péniblement de travailler.

Isabelle Zribi, Bienvenue à Bathory (Verticales, 2007, p. 55-57)
(merci cairo de m'avoir signalé ce texte)

Isabelle Zribi est née en 1974
Elle co-anime la revue Action restreinte et a déjà publié M. J. Faust (Comp'Act, 2003)

Dans la Revue X, une vidéo sur fond de BiB.

mardi 23 janvier 2007

interfaces

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Petite revue de blogs, qui passe d'abord par une intéressante réflexion d'Olivier Ertzscheid sur la transformation actuelle de la notion d' « autorité », humaine et algorithmique.
J'aime quelle débouche sur la métaphore du labyrinthe : « Là où nous nous en servions jadis (du pagerank) pour tisser un fil d'Ariane nous permettant de sortir du labyrinthe des points de vue en nous forgeant le nôtre, nous nous en servons aujourd'hui pour nous donner les 2 ou 3 points de sortie les plus visibles du labyrinthe, sans qu'un quelconque parcours critique ait le temps de se mettre en place. » et se termine par une question : « D'autres dispersions, d'autres rassemblements suivront. Mais de quelle nature ? »

Peut-être que, dès demain, ou après-demain, nous pourrons tout simplement nous interfacer avec nos ordinateurs (Christophe Jacquemin dans automates intelligents) et nous uploader pour conquérir l'immortalité (Rémi Sussan dans InternetActu, qui reprend des propos de Marvin Minsky dans la revue The Edge).

Terminons (pour ceux à qui ces perspectives feraient peur) par cette amusante marche en arrière parodique : Get a first life, découverte grâce au postmodern frag*#%$§! de David Calvo, dont il faut lire aussi les promenades dans Second Life.

lundi 22 janvier 2007

un équivalent du silence

Il faut bien vous l'avouer aussi : en ce qui me concerne particulièrement, j'ai longtemps pensé que si j'avais décidé d'écrire, c'était justement contre la parole orale, contre les bêtises que je venais de dire dans une conversation, contre les insuffisances d'expression au cours d'une conversation même un peu poussée. Ressentant cela avec une espèce de malaise et de honte, bien souvent c'était contre cela, contre la parole orale que je me décidais à écrire, c'est ce qui me jetait sur mon papier. Pourquoi ? Pour m'en corriger, pour me corriger de cela, de ces défaillances, de ces hontes, pour m'en venger, pour parvenir à une expression plus complexe, plus ferme ou plus réservée, plus ambiguë peut-être, peut-être pour me cacher aux yeux des autres et de moi-même, pour me duper peut-être, pour parvenir à un équivalent du silence.

Francis Ponge, «Tentative orale », Méthodes (Gallimard, 1961, p. 237-238) Œuvres complètes, tome 1 (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, sous la direction de Bernard Beugnot, p. 654.)

(il s'agit de l'une des nombreuses citations compilées avec bonheur par Jean-Pierre Martin ; celle-ci se trouve p. 175)

dimanche 21 janvier 2007

hontologie

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Et, en ce sens, le Grand Livre de la littérature, tel qu'il continue de s'écrire au tournant de ce siècle, accompagnant à la fois la montée en puissance de l'homme à nu et la perte de l'individualité, donne à lire ce que Lacan appelait de ses voeux : « une hontologie, orthographiée enfin correctement ».
Cette « hontologie », on peut sans doute la déceler dans l'espace de la fiction, à travers tous ces drames singuliers et collectifs où s'impose la présence insoutenable de l'autre. Mais c'est peut-être d'abord dans le geste même de l'écriture adressée qu'elle se manifeste avec le plus d'intensité, dans cette sorte d'auto-analyse qu'est le procès même de la publication, lorsqu'il se confronte à des enjeux essentiels. C'est alors en somme une autre manière de renégocier verbalement les rapports entre la personne intime et le personnage public, de cacher et d'exposer le quant-à-soi aux yeux des autres. Une autre façon de paraître, de livrer en pâture l'homme de verre.
D'où ce silence aux franges de l'écrit, le travaillant de l'intérieur, cette présence à la fois inquiétante et stimulante qui aura hanté la page en train de s'écrire, celle d'un lecteur indiscret, faille probable dans la forteresse autoprotectrice de l'ouvre en cours. La honte propre à la littérature, ce serait ce malentendu recherché, inévitable, ce choc à secousses multiples entre l'auteur se construisant, s'inventant (tout à la fois pudique et impudique, secret et exhibitionniste), et le lecteur à venir.
Témoin inquiet de sa propre désubjectivation, partagé entre l'humilité et l'orgueil, l'homme de lettres ressemble ainsi étrangement à l'homme de la honte.

Jean-Pierre Martin, Le livre des hontes (Seuil, 2006, p. 19)

samedi 20 janvier 2007

un ange passe

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vendredi 19 janvier 2007

être tous les gens

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Le site des éditions Gallimard propose à l'occasion de la sortie aujourd'hui de son nouveau roman Microfictions une vidéo (très lente à charger!) dans laquelle Régis Jauffret commente son travail sur ce roman : il y affirme avec force que ce « bloc » de 500 courtes fictions (une page et demi environ) n'est absolument pas un recueil de nouvelles mais un roman, c'est-à-dire un « objet (...) rempli de personnages (...) bourré de gens jusqu'à la gueule », l'équivalent d'une « foule ». (comparable à celle qui peuplait Univers, univers).

On peut aussi lire en ligne :
- un article de Martine Laval (Télérama)
- un article de Philippe Lançon (Libération, 18 janvier 2007)

Pas en ligne, malheureusement, voir aussi l'excellent dossier du Matricule des anges (79, janvier 2007), dans lequel Thierry Guichard retrace l'itinéraire personnel et romanesque du romancier puis l'interroge longuement sur son livre. Régis Jauffret répond notamment :

il y a une tentative de plonger dans les cerveaux. Comme si dans une foule les crânes étaient transparents et les cerveaux lisibles ; c'est un peu l'impression schizophrène que j'ai. Quand je vois quelqu'un, je connais déjà sa vie. Une vie que je lui imagine, évidemment. (...)
Écrire, pour moi, c'est faire apparaître une population. Qui se construirait de l'intérieur, qui n'apparaît pas d'abord en tant que corps mais en tant que conscience. (...)
L'écrivain a quelque chose de compassionnel. L'écrivain doit arriver à souffrir à la place des autres, ressentir ce que les autres ressentent. Le soir, quand toutes les lumières sont allumées dans l'immeuble en face de chez moi, je pénètre dans tous les appartements et je peux arriver à être tous les gens. C'est le fantasme qui m'habite et me fait écrire. C'est d'autant plus vrai pour Microfictions. J'ai le sentiment que je peux arriver à être tout le monde. C'est faux, mais cette illusion a une part de vérité.
(...)
J'avais commencé à écrire ces histoires sans savoir exactement où j'allais. quand j'en ai écrit trois ou quatre, j'ai vu qu'elles avaient la même structure. J'ai décidé de poursuivre ainsi, et je n'ai pas ressenti ça comme une contrainte oulipienne.
En fait ce format d'une page et demie donné à chaque histoire, je le vois un peu comme un verre et voilà. C'est un parti pris qui rend l'écriture plus facile. J'essaie d'aller toujours vers la plus grande liberté dans l'écriture, et c'est la forme qui se crée qui permet cette liberté. Ce n'est pas du formalisme.
Ce livre, il est comme un paquet de petits Lu. Le petit Lu, c'est le premier biscuit manufacturé. Là, chaque histoire n'est pas le même gâteau, mais on a le même moule à chaque fois. Et le livre est une sorte de paquet de fictions.

Né à Marseille le 5 juin 1955, Régis Jauffret est l’auteur de :
- Les Gouttes : pièce en un acte (Denoël, 1985)
- Seule au milieu d'elle (Denoël, L'Infini, 1985)
- Cet extrême amour (Denoël, 1986)
- Sur un tableau noir (Gallimard, L'Infini, 1993)
- Stricte intimité (Julliard, 1996)
- Histoire d’amour (Verticales, 1998)
- Clémence Picot (Verticales, 1999)
- Autobiographie (Verticales, 2000)
- Fragments de la vie des gens (Verticales, 2000)
- Promenade (Verticales, 2001)
- Les Jeux de plage (Verticales, Minimales, 2002)
- Univers, univers (Verticales, 2003 ; Prix Décembre)
- L’enfance est un rêve d’enfant (Verticales, 2004)
- Asiles de fous (Gallimard, 2005, Prix Femina)
- Microfictions (Gallimard, 2007)
- Vivre encore, encore (avec un dvd) (Verticales, Minimales, février 2007)

post scriptum : Buzz littéraire publie quatre billets sur Régis Jauffret

mercredi 17 janvier 2007

la peau fantôme

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J'ai eu une peau fantôme pendant sept ans. Plus exactement, j'ai cru pendant sept ans que j'étais condamné par cette maladie de la mort qu'on appelle « douleur d'Orphée ». Or je ne me faisais guère d'idées, j'étais réellement atteint, ma peau était plus froide qu'un crime. Mais, au bout de sept ans, un hasard extraordinaire me fit croire, et me donna quasiment l'assurance que je pourrais échapper à cette maladie, m'en libérer. De même que je n'avais avoué à personne, sauf à des amis qui se comptent sur les doigts d'une main, que j'étais en proie à des pulsions de mort sans précédent, je n'avouai à personne, sauf à ces quelques amis, que j'allais m'en tirer, que je serais, par ce hasard extraordinaire, le premier Orphée gay de la mythologie à se retourner sciemment sur son aimé pour lui dire adieu. Repose en paix.

(derniers mots de La Peau fantôme, 2005, p. 120)

J'apprends par Livres hebdo que Marc Vilrouge est mort la nuit dernière à 35 ans.

Né le 9 mai 1971 à Enghien-les-Bains, il a publié :

L’Herbe de Saturne (Balland, 2000)
Sacrés Animaux ! (Seuil Jeunesse, 2001)
Air conditionné (Seuil, 2002)
Reproduction non autorisée (Le Dilettante, 2004)
La Peau fantôme (Le Dilettante, 2005)

Le Livre impossible (Le Dilettante, 2007) vient de paraître.

Site : L'oeuvre au rouge

mardi 16 janvier 2007

le défi au labyrinthe

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D'une part, il y a l'attitude aujourd'hui nécessaire pour affronter la complexité du réel, en refusant les visions simplistes qui ne font que confirmer nos habitudes de représentation du monde ; ce qui nous sert aujourd'hui, c'est la carte la plus détaillée possible du labyrinthe. D'autre part, il y a la fascination du labyrinthe en tant que tel, de la perte dans le labyrinthe, de la représentation de cette absence d'issues comme véritable condition de l'homme. Nous voulons porter notre attention critique sur la séparation des deux attitudes, tout en ayant présent à l'esprit qu'on ne peut pas toujours les distinguer avec une coupure nette (dans ce qui nous pousse à chercher l'issue, il y a toujours aussi une part (l'amour pour les labyrinthes en eux-mêmes ; et un certain acharnement à trouver l'issue fait aussi partie du jeu de la perte dans les labyrinthes).
Ceux qui croient pouvoir vaincre les labyrinthes en fuyant leurs difficultés restent en dehors ; et demander à la littérature, à partir d'un labyrinthe donné, de fournir la clé pour en sortir est donc une requête peu pertinente. Ce que peut faire la littérature, c'est définir le meilleur comportement possible pour trouver l'issue, même si cette issue n'est rien d'autre que le passage d'un labyrinthe à l'autre. C'est le défi au labyrinthe que nous voulons sauver, une littérature du défi au labyrinthe dont nous voulons dégager le noyau et que nous voulons distinguer de la littérature de la reddition au labyrinthe.

Italo Calvino, « Le défi au labyrinthe » (Il Menabo, 5, 1962).
Repris dans Défis aux labyrinthes. Textes et lectures critiques, 1 (Seuil, 2003, p. 115-116)

Constance Krebs publie dans remue.net les réponses à quelques questions qu'elle m'a posé le mois dernier concernant labyrinthe : je les reprends ici avec des liens pour s'orienter.

lundi 15 janvier 2007

tout autre que je ne suis

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Si peu maître de mon esprit seul avec moi-même, qu'on juge de ce que je dois être dans la conversation, où, pour parler à propos, il faut penser à la fois et sur-le-champ à mille choses. La seule idée de tant de convenances, dont je suis sûr d'oublier au moins quelqu'une, suffit pour m'intimider. Je ne comprends pas même comment on ose parler dans un cercle ; car à chaque mot il faudrait passer en revue tous les gens qui sont là ; il faudrait connaître tous leurs caractères, savoir leurs histoires, pour être sûr de ne rien dire qui puisse offenser quelqu'un. Là-dessus, ceux qui vivent dans le monde ont un grand avantage: sachant mieux ce qu'il faut taire, ils sont plus sûrs de ce qu'ils disent ; encore leur échappe-t-il souvent des balourdises. Qu'on juge de celui qui tombe là des nues : il lui est presque impossible de parler une minute impunément. Dans le tête-à-tête il y a un autre inconvénient que je trouve pire, la nécessité de parler toujours : quand on vous parle, il faut répondre ; et si l'on ne dit mot, il faut relever la conversation. Cette insupportable contrainte m'eût seule dégoûté de la société. Je ne trouve point de gêne plus terrible que l'obligation de parler sur-le-champ et toujours. Je ne sais si ceci tient à ma mortelle aversion pour tout assujettissement ; mais c'est assez qu'il faille absolument que je parle, pour que je dise une sottise infailliblement.
Ce qu'il y a de plus fatal est qu'au lieu de savoir me taire quand je n'ai rien à dire, c'est alors que, pour payer plus tôt ma dette, j'ai la fureur de vouloir parler. Je me hâte de balbutier promptement des paroles sans idées, trop heureux quand elles ne signifient rien du tout. En voulant vaincre ou cacher mon ineptie, je manque rarement de la montrer. Entre mille exemples que j'en pourrais citer, j'en prends un qui n'est pas de ma jeunesse, mais d'un temps où, ayant vécu plusieurs années dans le monde, j'en aurais pris l'aisance et le ton, si la chose eût été possible. (…)
Je crois que voilà de quoi faire assez comprendre comment, n'étant pas un sot, j'ai cependant souvent passé pour l'être, même chez des gens en état de bien juger : d'autant plus malheureux que ma physionomie et mes yeux promettent davantage, et que cette attente frustrée rend plus choquante aux autres ma stupidité. Ce détail, qu'une occasion particulière a fait naître, n'est pas inutile à ce qui doit suivre. Il contient la clef de bien des choses extraordinaires qu'on m'a vu faire, et qu'on attribue à une humeur sauvage que je n'ai point. J'aimerais la société comme un autre, si je n'étais sûr de m'y montrer non seulement à mon désavantage, mais tout autre que je ne suis. Le parti que j'ai pris d'écrire et de me cacher est précisément celui qui me convenait. Moi présent, on n'aurait jamais su ce que je valais, on ne l'aurait pas soupçonné même ; (...)

Jean-Jacques Rousseau (Confessions, III, Gallimard, Pléiade, 1959, p. 115-116)

second life

Déjà relayée par Berlol et La littérature, la librairie tiers livre en ligne mérite une visite :
la présentation est complète et convaincante, les vitrines fort tentantes, mais je ne passe pas à la caisse.

(je commande très peu en ligne car :
1. ma boîte aux lettres non-virtuelle est trop petite
2. j'aime bien feuilleter
2.1. j'ai la chance de passer plusieurs heures par semaine dans de bonnes librairies ... pour feuilleter les nouveautés
2.2. et le plaisir de travailler dans une bibliothèque ... pour feuilleter les livres déjà oubliés même des bonnes librairies avant de les leur commander).

en post scriptum, ce qu'en disent :
- Sylvain Janu
- Olivier Ertzscheid (Affordance)
- Nicolas Morin
- Bibliobsession
- Hubert Gullaud (La feuille)
- Cynthia 3000
- Fleurs de Tarbes

dimanche 14 janvier 2007

tout le monde le fait

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Dans « Littérature numérique et cætera », le n° 10 de la belle revue oulipienne Formules (en juin 2006), Frédéric Madre publie « Blog : un chien parmi les chiens, contraintes » (p. 145-149). Pour ceux qui ne l'auraient pas lu, cet article drôle, provocateur et parfois assez juste est aussi disponible en ligne. Précisons que Frédéric Madre avait créé en 2000 un des premiers blogs francophones, 2balles, dont on trouve des traces dans son site son site Pleine Peau. Son article commence comme ça :

Un homme va mourir, il ouvre un blog. Une femme prend un amant, elle ouvre un blog. Une jeune adolescente pense au suicide, se sent mal dans ce monde, ouvre un blog. Un chien traverse la rue. Il est 12 :27, il est 6 :58 PM, posté à 08 :32 :45 par. Craché par, Balancé par. mardi, 1 février 2005, le jour d’avant, le jour d’après. Un chien traverse la rue. Commentaires. Plus d’infos sur moi. Auteur. Page Suivante. J’observe de ma fenêtre un combat de SDF, la police n’intervient pas. J’update. Commentaires.

Nous sommes d’ignobles personnages, notre faute est grave et nos excuses piteuses car, prosélytes que nous étions de la liberté d’expression et de la simplification de l’accès à la publication sur le web, nous avons engendré une forme parfaite et abominable, à tel point parfaite (et donc, à tel point abominable) qu’elle est devenue indépassable et finira peut être par nous étouffer. Elle nous étouffe déjà, il n’y a plus d’espace, de pratique, qui échappe au blog : il s’applique à tout et tous s’y appliquent. À tel point, donc, que toutes les autres formes d’expression sur Internet en sont abandonnées. Plus d’œuvre, plus de création, des news. Plus d’hypertexte même, tout juste un petit lien parfois qui lui mène encore vers ce qui reste de non blog-isé, parfois, juste un petit texte, une date, une heure, un auteur, informe.

Voilà ce qui constitue le blog, une date une heure un chien qui traverse la rue un auteur qui va mourir. Commentaires. Tout le monde peut le faire, c’est ce qui en constitue le charme, tout le monde le fait, c’est ce qui en constitue le dramatique succès. (p. 145-146)

Serge Bouchardon, qui a coordonné le dossier « Littérature numérique et cætera », propose sur son site des résumés des autres articles, dont plusieurs sont très intéressants.

vendredi 12 janvier 2007

sur le fond de ténèbres

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Un soir il s’assit à sa table devant une feuille de papier blanc. C’était le printemps maintenant. La fenêtre de la chambre était ouverte sur la nuit tiède. L’une des branches du grand acacia qui poussait dans le jardin touchait presque le mur, et il pouvait voir les plus proches rameaux éclairés par la lampe, avec leurs feuilles semblables à des plumes palpitant faiblement sur le fond de ténèbres, les folioles ovales teintées d’un vert cru par la lumière électrique remuant par moments comme des aigrettes, comme animées soudain d’un mouvement propre, comme si l’arbre tout entier se réveillait, s’ébrouait, se secouait, après quoi tout s’apaisait et elles reprenaient leur immobilité.

Claude Simon, L'Acacia (Minuit, 1989, derniers mots, p. 380)

Le deuxième numéro des Cahiers Claude Simon, intitulé Claude Simon, maintenant, vient de paraître aux Presses universitaires de Perpignan. Il s'agit d'un volume d'hommage à l'écrivain mort en juillet 2005, qui réunit des textes d'écrivains, d'artistes, d'intellectuels attachés à son oeuvre, parmi lesquels Pierre Bergounioux, François Bon, Yves Bonnefoy, Michel Butor, Olivier Rolin, Pierre Soulages, etc.

Le prochain Séminaire de l'Association des Lecteurs de Claude Simon aura lieu le 3 février 2007. Pour d'autres informations et des liens, consulter la page Claude Simon de labyrinthe.

jeudi 11 janvier 2007

reconfigurer son dur

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« Après Pomme Q, vous ne regarderez plus votre ordinateur de la même façon » promet la quatrième de couv' : et c'est vrai ! Le premier roman d' Émilie Stone, journaliste, est une farce drôle et enlevée dont l'originalité est le narrateur : un ordinateur portable. Certes le style est assez basique mais d'entrée une « note de l'ordinateur » nous a malicieusement prévenus :

Vous ne vous imaginez pas les calculs effectués pour traduire mon langage binaire dans votre code humain à nuances. Si j'avais une tête, votre langue me l'aurait prise. Je vous demanderai donc un peu d'indulgence pour mon style parfois un peu binaire et mon accent informatique. Vous me devez bien ça, après tout ce que les miens font pour vous. (p. 14)

Le point du vue de l'ordinateur sur sa courte vie est dépaysant :

Je n'ai pas de nom. Juste un très long numéro de série. D'origine modeste et numérique, je suis né dans la tête d'un ingénieur américain protestant sous antidépresseurs et les mains d'une assembleuse taïwanaise confucéenne nettement moins bien payée. J'ai été conçu pour qu'un bobo urbain d'une capitale quelconque me tape sur le système, tant qu'il voudra. Le temps qu'un nouveau modèle lui donne une envie de faire de moi une occasion. (p. 9)
Au début, c'est vrai, vous faites attention. Vous nous protégez des chocs, de l'humidité, de la chaleur, (les mauvaises rencontres. Vous nous offrez de l'ombre, des barrettes de mémoire, des logiciels neufs, des programmes antivirus. Mais jamais rien pour nous remercier, non. Toujours pour mieux nous utiliser, sans nous abîmer, pour mieux nous revendre. Pourtant, nous remercier, vous pourriez. Seulement, à force de nous avoir sous la main dès que vous en avez besoin, vous ne réalisez plus tout ce que faisons pour vous. À longueur d'année, jour et nuit, vous nous allumez pour nous demander de l'aide pour écrire, dessiner, composer, calculer, jouer, vous masturber, classer vos photos de vacances, trouver une définition impossible, un billet d'avion en promotion la veille (les vacances, un coupe-faim illégal, une crème antirides du Népal, le régime sans régime, la version micro-ondes d'une recette (le votre grand-mère, (les barres d'or solides à prix cassé ou un partenaire sexuel consentant dans le quartier. Vous nous demandez de vous aider à vivre. Hommes, femmes, enfants, vieux beaux pervers, jeunes belles célibataires, chirurgien homo, chômeur bi, scénariste hétéro, on vous aide tous, sans distinction d'âge, de race, de sexe, ou (le religion. De plus en plus, (le plus en plus souvent, de plus en plus tôt. Pour tous ces « services rendus », on aurait pu compter sur un peu de considération de votre part. Erreur. À la moindre de nos défaillances, vous n'hésitez pas à nous insulter, à nous frapper même... Si une antenne « SOS ordinateurs battus » existait, elle serait débordée par son succès. D'après mes sources - à l'heure où vous les lirez ces données seront déjà dépassées par la réalité - un quart des humains britanniques ont vu un collègue frapper leur ordinateur, et un sur huit a entendu menacer gravement l'ensemble du département informatique. Je ne compte plus les potes qui se sont retrouvés les touches arrachées, l'écran explosé ; ceux qui ont fait des chutes mortelles d'escalier, sans mentionner les défenestrés... Si nous ne sommes pas tous des ordinateurs battus, compter sur la fidélité humaine reste un très mauvais calcul. Le jour ou vous craquez pour une machine plus jeune, plus puissante, plus mince, vous nous abandonnez sans hésiter. Sans même simuler le moindre regret. Quand vous ne voulez plus de nous, vous vous contentez de nous lâcher n'importe où, avec n'importe qui : parent réfractaire, enfant hyperactif, poubelle sans tri. Notre fin est forcément pathétique et notre heure de gloire courte : tous les dix-huit mois, une génération de machines deux fois plus puissantes débarque sur le marché. Un an et demi après notre naissance, nous passons, sans aucune assistance psychologique, du statut enviable de « nouveauté » à celui de bouffon d' « occasion ». (p. 10-12)

de même que ce qu'il pense des humains :

J'ai fait tout ce que j'ai pu pour l'aider, mais je ne peux pas reconfigurer son dur à lui. Je ne sais pas sous quel système d'exploitation il tournait, mais c'était un lent. (p. 31-32)
J'enregistrais, sans bien tout capter. Les données que j'accumulais défiaient la logique. En toute objectivité, c'était vraiment n'importe quoi, les humains. Et depuis longtemps. Ça faisait quand même des dizaines de milliers d'années que le modèle prouvait que fondamentalement quelque chose ne fonctionnait pas. Qui attendait quoi pour améliorer enfin sérieusement le modèle ? Plusieurs hypothèses : soit le fabricant avait mis la clef sous la porte, soit il était arrivé à son seuil d'incompétence, soit il trouvait son compte dans ce chaos. Seulement pour avoir le nom et l'adresse de ce fameux fabricant, rien n'avait l'air d'être plus compliqué à calculer. Impossible d'obtenir une réponse claire sur la question. Certains remettaient en cause l'existence même d'un fabricant... Même Google calait sur le sujet. (p. 34)

Émilie Stone, Pomme Q (Michalon, 2006)

post scriptum : Emilie Stone présente son roman dans buzz... littéraire.

mercredi 10 janvier 2007

provisoires survivants

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Patraque, le dernier livre de Frédéric Boyer (dont je n'aime pas tous les livres) est très réussi : il ne raconte pas votre gastro-entérite post-réveillon ; mais comment c'est l'humanité tout entière qui l'est, patraque.

Chacun porte une petite boîte à chaussures, avec dans cette boîte quelque chose qu'il appelle « ma vie ». Où le possessif sonne comme une cloche fêlée. Mais personne ne peut regarder dans la boîte de l'autre et vérifier qu'il y ait bien le mot « vie » et non pas une mouche morte ou un jouet d'enfant abandonné. La seule chose troublante est qu'un jour ou l'autre le type laisse tomber sa boîte et qu'on n'entend plus parler de lui. (p. 28)

Faites le compte, mon vieux. Plus de deux cents milliards d'êtres humains se sont succédé sur la planète depuis les débuts de l'espèce. Environ...
C'est une idée folle. C'est une idée à la fois pénible et attendrissante. Douloureusement et nécessairement absurde. Ahurissante. Nous ne sommes rien d'autre que la patience, que la douceur de ces chiffres, rien d'autre que l'idiotie avec laquelle nous nous représentons cet infiniment fini de l'espèce, et qui fait de nous de provisoires survivants.
Aujourd'hui, le soldat homo sapiens sapiens commence à se sentir bien seul.
Le mot humanité parmi les étendards des espèces vivantes désigne la foule de celles et ceux qui souffrent d'insatisfaction chronique, qui savent que tout ça est vrai et qui la bouclent.
Depuis ses débuts, c'est chaque fois la même infirmité, un entêtement stupide dans la routine aveugle et sourde de l'espèce. Longtemps les enfants voudraient avoir l'âge qu'ils n'ont pas encore, devenir grands, et réalisent brutalement un jour qu'ils sont passés dans le camp adverse. Celui des adultes et de la mort qui fait de nous tous des orphelins trop vite grandis, et vivant dans le souvenir d'un crime qui se serait effacé. Aucun d'entre nous n'a jamais rien vu venir. On passe des nuits sans sommeil, on se prive de manger et boire, et le résultat est toujours le même...
On en prend plein la gueule. (p. 80-81)

« L'existence est forcément dans l'erreur » (Voix lointaine de Marcel Proust)
L'existence comme la littérature occupe strictement le champ des erreurs.
Mais il est très difficile de découvrir l'erreur dans nos vies. Les explications psychologiques ou autres n'enlèvent jamais rien au fait que nous vivons dans l'erreur.
Le seul à avoir parfaitement compris ça, c'est le sorcier Marcel Proust. Une vie humaine n'a de récit que celui de ses erreurs.
Ça commence dans le noir et ça finit dans le noir. (p. 95-96)

Quelqu'un s'emporte, là-bas.
- Je vais engueuler les humains, dit-il. Je vais immoler les grands hommes à tous les imbéciles, et les martyrs à tous les bourreaux... Gustave Flaubert a lancé ça, le 16 décembre 1852, à sa maîtresse Louise Collet qui aurait sans doute préféré recevoir une invitation à danser. (…)
Tous les hommes devraient un jour enfiler la peau de Flaubert fatigué et engueuler comme lui le genre humain. Engueuler le peuple innombrable des morts.
Les hommes se racontent qu'ils sont des hommes. Ils jouent ce rôle-là depuis des millénaires. Ils sont tous intimement persuadés d'être des hommes. Certains jours un peu moins. Pour les hommes, l'humanité c'est comme au cinéma. Ils rêvent à moitié le rôle qu'ils ne jouent pas très bien. (p. 108-110)

L'humanité se sait superficielle mais par profondeur. Elle s'ennuie sur les terrasses ensoleillées comme au fond d'un vieux divan devant les mêmes séries télé. Plus les connaissances s'accumulent, plus l'humanité ressemble à une petite fille anorexique. Elle assiste, impuissante, à l'obésité mondiale. (p. 147)

Et si ce que nous tenions à cacher à tout prix était notre ressemblance commune ? Qu'il n'y ait pas tant de différences que ça entre nous ? Cet air ancien, vite stupide, que chaque visage humain porte sur lui. (Regardez-vous dans la glace.) (p. 149)

Frédéric Boyer, Patraque (POL, 2006)

mardi 9 janvier 2007

post-scriptum, paf et oulipo

post scriptum : J'ai bien fait d'en parler avant de l'avoir lu (d'ailleurs j'ai des excuses, il ne paraît que le 11 janvier m'a-t-on dit tout à l'heure en librairie) Pierre Bayard est l'un des invités de l'émission de reprise de Ce soir (ou jamais!), dont le débat - « La littérature fait-elle peur ? » - est de qualité (même Alain Finkielkraut n'agresse personne, c'est dire). Une parenthèse : fera plaisir à Berlol, fan de Frédéric Taddéï s'il en est, un des articles en ligne de Livres hebdo : « Taddéï s'impose dans le paf ».

Dans le « paf » (comme ils disent) encore, l'émission Metropolis d'Arte a inauguré samedi dernier une nouvelle formule et est désormais proposée en podcast.

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Parlant de métro (je sais, la transition est hasardeuse), je ne résiste pas à l'envie de créer un lien vers ce plan anagrammatique du métro parisien découvert grâce à Berlol encore.

J'en profite pour inciter tous ceux que l'exercice enchante à lire les Stations et tout le reste de l'oeuvre de Michelle Grangaud.

Sur l'Oulipo et ses jeux, on trouve par ailleurs plusieurs sites passionnants en ligne, par exemple :
- le site officiel de l'Ouvroir de Littérature Potentielle, dont la page de liens très riche permet d'aller plus loin
- la liste Oulipo, sur le site de Nicolas Graner
- le blog de "vanessa savanes" (nom un peu trop anagrammatique pour être vrai !)
- Oulipo & Co de Stéphane Barbery
- Fatrazie d'Alain Zalmanski
- Habiletés d'Elisabeth Chamontin
- Cette adresse comporte cinquante signes, d'Éric Angelini.

On peut aussi écouter en direct ou en différé en ligne l'excellente émission de Françoise Treussard sur France culture, Des papous dans la tête.
On peut enfin, si on préfère le live, aller écouter, un jeudi par mois, les « Jeudis de l'Oulipo » dans le grand auditorium de la Bibliothèque nationale de France.

lundi 8 janvier 2007

les livres que l'on n'a pas lu

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S'agissant de lecture, voici un livre dont je peux en toute bonne conscience parler sans l'avoir (encore) lu : Pierre Bayard, dont j'ai beaucoup aimé les précédents essais, qui regorgent de surprises, de romanesque et de paradoxes (Comment améliorer les œuvres ratées ? (Minuit, 2000), Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? (Minuit, 2004), Demain est écrit (Minuit, 2005)), publie Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? (Minuit, 2007).

Livres Hebdo (n° 671, 5 janvier 2007), propose (pas en ligne malheureusement) un entretien avec Jean-Maurice de Montremy où Pierre Bayard décrit la « non-lecture » comme une des clés de la lecture, effleure les concepts alléchants de « bibliothèque collective », de « livre-écran » et de « livre intérieur » et affirme qu' « un critique éprouvé se distingue, en effet, du tout venant par sa maîtrise de la non-lecture. (…) La véritable critique est, en fin de compte, la création d'un autre livre. »

Il nous offre également deux citations d'oscar Wilde : « Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la critique : on se laisse tellement influencer. »
et de Robert Musil : « Le secret de tout bon bibliothécaire est de ne jamais lire, de toute la littérature qui lui est confiée, que les titres et la table des matières. »

Je vais sans doute lire ce livre : jamais, décidément, je ne serais une bonne critique (tant mieux) ni une bonne bibliothécaire (plus gênant, ça!).

dimanche 7 janvier 2007

la lecture est une amitié

Spécialement pour les commentateurs de mon précédent billet, un petit bonus proustien (sans statue ni boulons, s'entend!) :

Sans doute, l’amitié, l’amitié qui a égard aux individus, est une chose frivole, et la lecture est une amitié. Mais du moins c’est une amitié sincère, et le fait qu’elle s’adresse à un mort, à un absent, lui donne quelque chose de désintéressé, de presque touchant. C’est de plus une amitié débarrassée de tout ce qui fait la laideur des autres. Comme nous ne sommes tous, nous les vivants, que des morts qui ne sont pas encore entrés en fonctions, toutes ces politesses, toutes ces salutations dans le vestibule que nous appelons déférence, gratitude, dévouement et où nous mêlons tant de mensonges, sont stériles et fatigantes. De plus, – dès les premières relations de sympathie, d’admiration, de reconnaissance, – les premières paroles que nous prononçons, les premières lettres que nous écrivons, tissent autour de nous les premiers fils d’une toile d’habitudes, d’une véritable manière d’être, dont nous ne pouvons plus nous débarrasser dans les amitiés suivantes ; sans compter que pendant ce temps-là les paroles excessives que nous avons prononcées restent comme des lettres de change que nous devons payer, ou que nous paierons plus cher encore toute notre vie des remords de les avoir laissé protester. Dans la lecture, l’amitié est soudain ramenée à sa pureté première. Avec les livres, pas d’amabilité. Ces amis-là, si nous passons la soirée avec eux, c’est vraiment que nous en avons envie. Eux, du moins, nous ne les quittons souvent qu’à regret. Et quand nous les avons quittés, aucune de ces pensées qui gâtent l’amitié : Qu’ont-ils pensé de nous ? – N’avons-nous pas manqué de tact ? – Avons-nous plu ? – et la peur d’être oublié pour tel autre. Toutes ces agitations de l’amitié expirent au seuil de cette amitié pure et calme qu’est la lecture. Pas de déférence non plus ; nous ne rions de ce que dit Molière que dans la mesure exacte où nous le trouvons drôle ; quand il nous ennuie nous n’avons pas peur d’avoir l’air ennuyé, et quand nous avons décidément assez d’être avec lui, nous le remettons à sa place aussi brusquement que s’il n’avait ni génie ni célébrité. L’atmosphère de cette pure amitié est le silence, plus pur que la parole. Car nous parlons pour les autres, mais nous nous taisons pour nous-mêmes. Aussi le silence ne porte pas, comme la parole, la trace de nos défauts, de nos grimaces. Il est pur, il est vraiment une atmosphère. Entre la pensée de l’auteur et la nôtre il n’interpose pas ces éléments irréductibles, réfractaires à la pensée, de nos égoïsmes différents. Le langage même du livre est pur (si le livre mérite ce nom), rendu transparent par la pensée de l’auteur qui en a retiré tout ce qui n’était pas elle-même jusqu’à le rendre son image fidèle, chaque phrase, au fond, ressemblant aux autres, car toutes sont dites par l’inflexion unique d’une personnalité ; de là une sorte de continuité, que les rapports de la vie et ce qu’ils mêlent à la pensée d’éléments qui lui sont étrangers excluent et qui permet très vite de suivre la ligne même de la pensée de l’auteur, les traits de sa physionomie qui se reflètent dans ce calme miroir. Nous savons nous plaire tour à tour aux traits de chacun sans avoir besoin qu’ils soient admirables, car c’est un grand plaisir pour l’esprit de distinguer ces peintures profondes et d’aimer d’une amitié sans égoïsme, sans phrases, comme en soi-même.

Marcel Proust, Journées de lecture (Contre Sainte-Beuve, Gallimard, Bibliothèque de ma Pléiade, 1971, p. 186-187)

100 millions d'amis

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Hubert Guillaud « dissèque » avec intelligence l' « amitié en ligne » qui est l'argument publicitaire de MySpace et d'autres sites du même type : la clé pour comprendre l'engouement qu'ils suscitent est la « question existentielle qui parcourt les cours de récréation » : « Es-tu mon ami ou pas ? ».

En dépit du goût pour la solitude qu'on leur prête volontiers, il semblerait que les écrivains aient aussi envie de se faire des amis, puisque Blogauteurs nous annonce que de plus en plus créent un profil MySpace. Outre les écrivains cités dans ce billet, j'ai aussi repéré les pages de Fabrice Colin, Régis Clinquart ou Arnaud Cathrine. Hubert Guillaud, encore, émet de sérieux doutes sur l'intérêt de ces pages. Même si je reste également un peu extérieure à tout celà, il me semble tout de même que certaines autodescriptions, certains blogs et même certains commentaires ont de l'intérêt. Et puis c'est tellement pratique pour connaître le signe astrologique des écrivains !

Terminons par une petite citation de la Recherche du temps perdu (ça ne fait jamais de mal !) sur le caractère « funeste » de l'amitié pour un artiste :

Les êtres qui en ont la possibilité - il est vrai que ce sont les artistes et j'étais convaincu depuis longtemps que je ne le serais jamais - ont aussi le devoir de vivre pour eux-mêmes ; or l’amitié leur est une dispense de ce devoir, une abdication de soi. La conversation même qui est le mode d’expression de l’amitié est une divagation superficielle, qui ne nous donne rien à acquérir. Nous pouvons causer pendant toute une vie sans rien dire que répéter indéfiniment le vide d’une minute, tandis que la marche de la pensée dans le travail solitaire de la création artistique se fait dans le sens de la profondeur, la seule direction qui ne nous soit pas fermée, où nous puissions progresser, avec plus de peine il est vrai, pour un résultat de vérité. Et l’amitié n’est pas seulement dénuée de vertu comme la conversation, elle est de plus funeste. Car l’impression d’ennui que ne peuvent pas ne pas éprouver auprès de leur ami, c'est-à-dire à rester à la surface de soi-même, au lieu de poursuivre leur voyage de découverte dans les profondeurs, ceux d’entre nous dont la loi de développement est purement interne, cette impression d’ennui, l’amitié nous persuade de la rectifier quand nous nous retrouvons seuls, de nous rappeler avec émotion les paroles que notre ami nous a dites, de les considérer comme un précieux apport, alors que nous ne sommes pas comme des bâtiments à qui on peut apporter des pierres du dehors, mais comme des arbres qui tirent de leur propre sève le nœud suivant de leur tige, l’étage supérieur de leur frondaison.

Marcel Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleur (Gallimard, 1988, Bibliothèque de la Pléiade, tome 2, p. 260)

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