lignes de fuite

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

écrivains

Fil des billets

mercredi 26 décembre 2007

notre nouveau drh ... hélas

Nicoshark.jpg

::: le prémonitoire Nico Shark de Frantico sort en format papier : si vous l’avez raté en ligne (avant qu'il disparaisse corps et bien pour ne laisser derrière lui que Nicoprout, le jeu) précipitez vous !

::: avant il y avait eu le Blog de Frantico (devenu un livre)

::: ensuite il y a eu le Blog du Faux Frantico qui se passait début 2008 (et qui est encore en ligne : il est encore temps de profiter de l'effet d'anticipation!)

::: de Lewis Trondheim, on peut aussi suivre en ligne les « Petits riens » (avec même des photos de vacances dedans !).

dimanche 23 décembre 2007

en lisant en écrivant

gracq_goncourt_1951.jpg

... Julien Gracq (27 juillet 1910 - 22 décembre 2007) est mort hier

je chasse l'inattendu

Lorsqu'on va aux puces, on va à la pêche à la trouvaille mais c'est elle qui vous saute aux yeux. Avec toute la puissance de propulsion des puces sauteuses qu'on fait gicler au ciel dans les cours d'école, ou d'un bouchon de bouteille de champ’ qui crève le ciel avec l'éjaculation de bain moussant après. La trouvaille, c'est pas tant l'objet en lui-même celui qu'on peut saisir entre nos mains, mais c'est le saisissement, le nôtre face à l'objet, par l'objet, qui nous fait « booh ! » comme un grand cousin sadique caché derrière les rideaux.
La trouvaille, c'est quelque chose de beau, c'est la beauté qui nous touche, une beauté poétique nous effleure timidement le bras, rien à voir avec une beauté marchande. Peu importe que ça soit un objet « de valeur » ou une acquisition à deux francs six sous, de toute façon, la trouvaille n'est pas considérée comme un objet précieux qu'on garderait dans une vitrine, qu'on mettrait sous clef, qu'on observerait à travers une vitrine et à travers le nuage de notre haleine sur la vitre.
La trouvaille n'est pas un simple objet trouvé (bien qu'un objet trouvé puisse être une véritable trouvaille), comme son nom l'indique, elle doit être dénichée, elle joue à cache-cache, il faut partir à la chasse au trésor comme un pirate. Mais c'est elle qui nous trouve et qui nous surprend. On la prend, elle nous surprend. On avait pu la rêver, mais non se la figurer nettement à l'avance. Elle nous inspire, nous aspire. Elle peuple la caverne de nos rêves, au royaume de la petite sirène. Ce sont des traces d'un monde qui ne nous est pas accessible, d'un monde perdu, passé... ce sont des objets qui ont traversé le temps et que l'on pourrait rapporter en souvenir d’un voyage si on s'embarquait à bord d'une machine à remonter le temps. La trouvaille émeut. Elle éveille la nostalgie de nous-même..
Les objets ont une vie propre, ils se font écho, se cassent, se démembrent. Ils forment un système de signes comme les mots se combinent et se recombinent dans un poème. La vie est un paradoxe, je chasse l'inattendu comme le pirate chasse le trésor. La vie... mise en danger. (p. 89-90)

J’ai toujours adoré les débuts, ça a quelque chose de magique. Mais je déteste les fins, comment peut-on aimer la fin ? C'est toujours triste et beau comme de vieilles lettres calligraphiées qui essayent de rester immobiles sur l'écran brillant mais qui ne peuvent pas s'empêcher de trembloter, irrépressibles sanglots. Il était une fois... et j'étais jeune à l'époque... et je ne lisais jamais un livre jusqu'au bout. Je voletais d'un début à l'autre, abeille qui récolte du pollen et danse d'une fleur à l'autre comme on fait l'amour. J'étais la danse et je dansais et je riais et je tombais et je dansais encore et encore à tout jamais.
J'aime pas les fins même si on peut dire que c'est la clef de voûte de l'histoire, la clef du sens. Peut-être que j'aime pas les sens ni les significations et tous ces machins-là, la vie n'a pas de sens de toute façon, si ? Nan, elle en n'a pas. Elle en a pas j'vous dis ! Y a bien que les petites amoureuses qui continuent à chasser les signes, telles des lépidoptérophiles, ces vieillards à barbe qui chassent les papillons dans le sud de la France. Bien sûr que c'est normal quand on est amoureux de chercher un sens à tout ce sur quoi nos yeux mettent la main, c'est après qu'on s'en mord les doigts, et ça fait mal... aussi mal qu'une morsure de cygne. Quand t'es amoureux, tu traques les signes encore plus méticuleusement que le plus zélé des étudiants en littérature cramponné à son surligneur fluo, et tu les trouves et tu les ramasses encore plus vite que M. Mauve ramassait ses biftons le jour où il est sorti du taxi avec 20000 francs en petites coupures dans les mains et que le vent les a éparpillés comme des feuilles mortes. Et comme M. Mauve, tu t'en fous pas mal de comment les gens y t'regardent alors que tu te précipites pour les récupérer et que tu les froisses dans tes mains avec tes jointures blanches tellement tu les serres fort parce que tu voudrais pas en perdre un seul.
C'est à la fin qu'on donne le verdict. C'est quand on a toute l'histoire qu'on peut mesurer les changements. C'est la manière dont les gens changent qui est intéressante. Je pense que quoiqu'il nous arrive dans notre vie, les échantillons de ce qu'on a été à différents moments de notre vie sont conservés quelque part en nous, dans des petites fioles alignées sur les étagères d'un petit placard spécial, au cas où on aurait besoin de mesurer combien on a changé... ou juste pour se faire du mal... on sait jamais quand ça peut être utile. Ça peut toujours servir. (p. 119-120)

Alizé Meurisse, Pâle sang bleu (Allia, 2007)

samedi 22 décembre 2007

le fil d'ariane se rembobine

alize_meurisse_pale_sang_bleu.jpg


Pour toute cervelle, une petite morille rose, enfermée à double tour dans ce précieux coffret que vous êtes. Vous pensez que vous êtes quelqu’un, quelque chose de stable, avec des limites bien définies, tracées proprement à la règle, quelque chose qu’on peut juger. (p. 10)

Tu n’incarnes rien, tu n’es qu’incarnat, rien qu’une entreprise de construction immobilière qui travaille en permanence pour rester égale à elle-même, combinant des éléments les uns avec les autres, métabolisant le monde pour en faire ton monde. Ton corps est une puissance qui doit être mise en danger pour se manifester, ton corps n’a pas de limites, tous les maillons de tes chaînes sont dans ta tête, ils sont aussi réels que ce dieu que tu as inventé pour que tout soit sous contrôle et pour pouvoir inculper ta chair. C’est elle la coupable, parce que la chair c’est la vie. T’es un mensonge, à chaque fois que tu dis « je »tu renies ton corps et sa multiplicité, son potentiel, sa force. Ta conscience tente de se rassurer mais là encore ce n’est qu’une ruse du corps pour s’intégrer à la société. (p. 11-12)

Un cercle vicieux c’est comme les tourniquets dans les parcs pour gamins : faut sauter avant de gerber ! Ça faisait un bon bout de temps que je restais assis là, sur le tourniquet, à me demander si mon cerveau avait pas attrapé la gangrène, et puis je me suis éclipsé. (p. 68)

Quand je m'affaisse un peu trop en moi, pareil à un vieux chien qui s'oublie derrière sa frange de chinoise, je suis assailli par une armée de tics qui me sursautent dessus. je ressasse. Je repense aux hontes, ça me brûle avec plus d'intensité que de l'huile bouillante qui pétille et explose dans une poêle, ça pénètre jusqu'au creux de la chair et ça fait chanter les os. Il faut que j'aille au bout de mes forces, que je me débarrasse de cette énergie qui se retourne contre moi à la nuit tombée. (p. 91)

If I ran the circus. Tout s'enchaîne à la ronde. Main dans la main, les ressemblances glissent les unes dans les autres avec un couinement de paupière astiquée contre la cornée. Toute chose en évoque une autre et les souvenirs se pêchent à la ligne. Le fil d'Ariane se rembobine pour former une balle dorée, un monde, une galaxie, qui tombe au fond du puits. La cotonnade du temps s'effiloche, le fil des années s'adoucit. (p. 109-110)

L'âme humaine est un invisible fluidique qui obombre le corps, l'intellect ne se plonge pas directement dans la matière mais l'enveloppe comme une ombre pour lui transmettre une faculté vitale, pour étendre le corps et accroître sa puissance. Les ombres ectoplasmiques qui viennent habiter parmi nous suturent la nature, animent le monde et font tourner les tables. Le poète est celui qui voit les ombres. Vivre c'est vivre au cœur du subtil. (p. 117)

Un avion gomme une bande blanche sur le bleu ciel uni. J'ai trois ans, je me cramponne au grillage en fer de la cour d'école. je regarde les voitures qui s'enfuient. Je suis crucifié par le gémissement de cet avion qui déchire le ciel de ma chair enfantine, et craquèle mon cœur en forme de boîte en porcelaine blanche. Si tu ouvres la boîte, tu la trouveras, la tristesse pure et vide, qui n'a pas de but et qui ne veut rien dire, la nostalgie utérine, le sanglot long des violons. Derrière moi, on entend les enfants qui bourdonnent et qui se battent. Mais la vie est trop courte. (p. 120)

Alizé Meurisse, Pâle sang bleu (Allia, 2007)

Pâle sang bleu est le premier roman d’Alizé Meurisse, née à Fontenay-aux-Roses en 1986.
Au début son écriture surprend et agace presque, mais elle finit par emporter et séduire : montée serrée, zappée, mixée, elle savoure les mots, le sens y glisse sans cesse d'une métaphore à l'autre, le « je » sans cesse s'y transporte sans crier gare d’un personnage à l'autre (et ils sont multiples) ... jusqu’à habiter un écureuil bleu pas si stupide (p. 105).

Lire, en ligne, une critique de Laurence Bourgeon (Zone littéraire)

jeudi 20 décembre 2007

l’explication de la vie n'explique rien

alabama-song2.jpg



Il est interdit de fumer - mais la famille de maman a bâti sa fortune sur le tabac. Des plantations de tabac à l'infini, jusqu'en Virginie, jusque dans le Maryland. Je suis la fille du juge, la petite-fille d'un sénateur et d'un gouverneur : je fume et je bois et je danse et je trafique avec qui je veux. Les jeunes pilotes de la base se seraient battus pour un signe de moi et lorsque enfin je leur accordais une danse je voyais leurs joues dorées s'étoiler de fossettes. Il y en avait deux qui rivalisaient de témérité pour m'avoir, ils détournaient leur avion tandem des couloirs aériens militaires et mettaient le cap sur Pleasant Avenue. Arrivés au-dessus de notre jardin, ils faisaient des figures dans le ciel, des loopings, des piqués, des tonneaux - et tout ça était si drôle, si terriblement excitant, si chevaleresque ; même Minnie était fière de l'hommage rendu à sa poupée blonde. Un jour de malchance ou de fatigue, le biplane est parti en vrille, et tous les jardins alentour ont retenu leur souffle jusqu'à ce que retentît plus loin, au-delà des faubourgs, le bref vacarme du crash. Une longue torchère s'éleva au-dessus des toits. Deux jeunes corps partaient en fumée dans une odeur noire de kérosène - deux jeunes corps qui la nuit d'avant dansaient sur leurs jambes immenses et souriaient de leurs joues étoilées, sentant si bon l'odeur des garçons bien, le cuir souple, le savon brut et, sous la fraîche eau de Cologne, tandis que l'effort de la danse noyait leur front de sueur et que l'odeur du corps reprenait le dessus, ce si troublant parfum de sauvagine où je baignais, serrée entre leurs bras, effrayée, ivre et heureuse.
Leur consomption dura deux minutes - un bûcher éclair, généreux, puissant et rapide à l'image de ces deux garçons qu'il dévorait. Il paraît que j'ai eu une crise alors, - la première -, et qu'on m'a donné de la morphine pour m'apaiser.
Depuis l'accident, une bonne partie de la ville professe que je suis le diable à tête blonde. Noir et or, oui.
Je suis une salamandre : je traverse les flammes sans jamais me brûler. C'est de là que me vient mon nom, parce que Minnie avait terriblement aimé une Zelda de papier, héroïne d'un roman oublié qui s'intitulait La Salamandre - et cette Zelda était une fière danseuse gypsie. (p. 32-33)

L’explication de la vie n'explique rien.
Plus je me livre au jeune docteur du Highland Hospital, plus je mesure l'échec de l'intelligence à saisir son essence. J'en ai tant vu de ces docteurs. (« Au moins cent! » affirme Scott et j'entends qu'il fait l'addition des honoraires.)
Celui-ci est jeune, et doux, son regard bleu marine me regarde sans me disséquer ni me soupçonner.
Treize mois dans ma vie - cela semble peu mais c'est bien trop déjà -, j’ai dû me cacher pour écrire. J'avais trente et un ans. J'acceptais pourtant l'empire et l'emprise sur moi d'un époux jaloux, névrosé et perdu. Jusqu'au jour où c'est devenu invivable.
Et pour une fois, depuis dix ans, depuis vingt cliniques au moins sur les deux continents, cette fois enfin le jeune docteur m'a dit : « Je vous crois. » (p. 95)

Car le monde nous abîme maintenant. ils disent que Scott vieillit trop vite, qu'il grossit, que l'alcool le défigure. Mais que croient-ils, les imbéciles ? Ses livres lui passent par le corps, ses romans trop rares et ses textes mercenaires tellement, tellement nombreux. Accessoirement, ses livres sont passés par mon corps aussi. Les gens, écrire, pour eux, c'est comme une longue conversation que l'on aurait avec soi-même, comme une confession devant le prêtre de la famille (je me rappelle le presbytère de Saint-Patrick, tout le laïus catho de ce curé irlandais qui sentait la friture et j'avais mal au cœur à cause des tubéreuses en vase sur le petit autel, les tubéreuses et l'huile rance, leur parfum capiteux mêlé au graillon, la tête me tournait, mauvais ménage, me disais-je, dangereux mariage, j'ai cru défaillir, tomber sur le pavé noir et blanc), et pour d'autres encore, écrire c'est comme se coucher devant un monsieur ou une demoiselle Freud.
Mais non : écrire c'est passer tout de suite aux choses sérieuses, l'enfer direct, le gril continu, avec parfois des joies sous les décharges de mille volts. (p. 96)

Je sais ce qu'on dit de moi. Ce que vous ont dit Scott, ma mère, mes soeurs.
Ils mentent, ou disons : ils se trompent. Scott et moi nous avions besoin l'un de l'autre, et chacun a utilisé l'autre pour parvenir à ses fins. Sans lui, je me serais retrouvée mariée au garçon gris, le substitut du procureur d'Alabama, autant dire que j'aurais été me jeter dans le fleuve avec du plomb plein les poches. Sans moi, il n'aurait jamais connu le succès. Peut-être même pas publié. Ne croyez pas que je le déteste. Je fais semblant de le haïr. Je l'admire. J'ai lu ses manuscrits, je les ai corrigés. Gatsby le Magnifique, c'est moi qui ai trouvé le titre, tandis que Scott s'enlisait dans les hypothèses saugrenues. J'estime mon mari, professeur. Mais cette entreprise à deux, ce n'est pas l'amour. (p. 115)

Gilles Leroy, Alabama song (Mercure de France, 2007)

Bien qu'il ait reçu le prix Goncourt, Alabama song est un bon roman, dont l'écriture rapide, rageuse, fragmentaire adopte sans hésitation le point de vue de Zelda sur Scott, et de Leroy sur Zelda, sans trop chercher à expliquer ce qui ne peut l'être.

mercredi 19 décembre 2007

faire semblant

garnier_roman_de_plage.jpg

Il cherchait une petite porte pour passer de l'autre côté de la chaleur, mais il n'était plus très sûr de la trouver. Qui lui avait dit que le corps mettait trois jours à s'habituer ? Au bout d'une semaine, il avait toujours l'impression d'être enfermé du mauvais côté du mur. Cinq degrés de plus qu'à Caracas, et surtout cette humidité qui pesait sur chaque cellule de son corps. Il se leva pour faire quelques pas au soleil en examinant avec angoisse les deux iguanes apprivoisés du club qui s'exposaient à la lumière. La veille, il avait essayé un peu de Xanax, pour se détendre, mais le goût lui restait dans la bouche et il ne savait plus d'où lui venait cette amertume persistante, si c'était l'eau suspecte et irisée de la piscine, la bière Polar qu'il était seul à extraire du grand réfrigérateur du self ou cette odeur de plastique rance qui imprégnait tout, la plage, le kiosque et les chambres. Ses vieilles armes le lâchaient. Le Xanax l'avait plongé dans une légère sensation d'asphyxie. Il ressassait un certain nombre de conseils, comme de ne pas boire de rhum, sous peine de sentir son cerveau envahi par une bulle visqueuse, brouillant sa vision, rendant même hasardeuse sa progression vers le petit bassin où les enfants, eux, semblaient avoir trouvé la porte magique pour vivre heureux dans l’étuve. Le problème du touriste, se disait-il planqué dans la salle du ping-pong, la seule climatisée à cette heure mortelle, le problème du touriste c’est qu’il reste un enfant attardé à qui on continue de promettre une journée formidable et pleine de surprises. Et cette attente, qu’il sait illusoire, contamine le peu de liberté qu’il s’accorde. elle l’oblige même à faire semblant, par contrat, de croire en des instants de plus en plus factices. (p. 9-10)

(…) ils feraient gravement le bilan de la journée au club, avec la même pauvreté dans l'échange qu'au fil de l'année dans leurs communications téléphoniques Paris-Caracas, où il était question de carnet scolaire et de progrès en natation. Stéphane n'était pas dupe et ne comprenait pas que Pablo se prête à ce jeu, on aurait dit un répertoire de théâtre japonais avec des masques hiératiques dans une version bon enfant, je te parle, moi ton fils comme à mon père et s'il te plaît fais un effort. Dans un instant de lucidité, il se demanda pourquoi son fils ne se mettait pas soudain à hurler « tu n'es rien du tout, tu n'es pas un père, tu n'es rien, je prends n'importe qui sur cette terrasse de restaurant, n'importe qui fera l'affaire mieux que toi et en plus, tout cela t'arrange, tu vas pouvoir enfin disparaître ! ». Or, c'était bien à lui que son fils s'adressait tranquillement tout en mangeant des frites, c'était bien lui qui devait répondre. Ainsi avait-il imaginé la vie des dernières familles royales, occupant une place à laquelle personne ne croyait plus, mais tenus de faire semblant de parler, d'agir et de manger dans des dîners de poupée, faire semblant de vivre en couple et semblant d'exercer le pouvoir. (p. 24)

Philippe Garnier, Roman de plage (Denoël, 2007)

Un club de vacances délabré aux allures de pénitencier dans lequel tout le monde fait semblant est le cadre d'une histoire improbable, oppressante et presque kafkaïenne, mais néanmoins drôle et légère, et terriblement universelle.

Philippe Garnier est né en 1964.
Il a publié deux essais :
La tiédeur (Presses universitaires de France, 2000)
Une petite cure de flou (Presses Universitaires de France, 2002)
et un autre roman :
Mon père s'est perdu au fond du couloir (Melville, 2005)

deux critiques en ligne :
- Nathalie Crom (Télérama)
- Benjamin Berton (fluctuat.net)

vendredi 14 décembre 2007

jusqu’à l’exténuation de toute parole

auxemery.jpg

jusqu’à l’exténuation de toute parole parler
jusqu’à l’épuisement lire dans la lumière
:
hommes, nous aurions dû être vivants
sous les espèces de l’arbre & de la pierre
:
& vois donc ces visages ces traits – tout ici s’efface
tout se met à flotter
dans l’indécis
:
seule certitude – le loquet de la glotte
se prolonge & se perd
sans fin

& dans le bol de lumière noire où les constellations font signe
vivre tête renversée lire lire lire & parler
jusqu’à ce que la lumière vire
& que les pierres crient
& les arbres

Auxeméry, Les Animaux Industrieux, Flammarion, 2007, p. 92

Parfois la mise en page blog limite beaucoup : ici impossible de restituer les blancs, les décrochements, les espaces de la page sans recourir à son image :

auxeremy_page.jpg

Poète et traducteur, Auxeméry (c’est un pseudonyme) est né en 1947

En ligne :
- un autre extrait, choisi par Dominique Fromentin : « Auxeméry : sortir des cercles »
- « La nature des choses », des extraits de Codex (Flammarion, 2001) (Géopoétique)
- la notice bio-bibliographique très complète de Poezibao
- une page remue.net
- « La bibliothèque idéale d’Auxeméry » (Revue des ressources)

vendredi 7 décembre 2007

il y a la peur

graff_photo2.jpggraff_photo.jpg

Derrière chaque photo, par-delà le plaisir et la joie, il y a la peur, peur du temps qui passe, de sa fugacité, peur de voir puis ne plus voir, vivre puis ne plus vivre, avoir vécu et n'en avoir nulle trace démonstrative, nul souvenir tangible ; derrière chaque photo, il y a la peur de mourir, et la preuve de notre mort. (p. 29)

Ce cliché ultime restant à prendre était tout autre, avait une valeur très différente. L'enjeu était à la fois personnel, intime, et universel, incluant l'histoire particulière du photographe et le monde dans sa globalité; d'un intérêt intemporel, présent, passé, futur, comme une image unique destinée à nous représenter aux yeux d'une civilisation extraterrestre. La photo, avec toute sa charge de solennité imposée, sera hautement symbolique, humainement déterminante. Elle devra être douée d'originalité, marier l'évidence et la surprise. Elle pourra être anecdotique avec la force édifiante d'une fable; panoramique avec l'intensité sourcilleuse d'une nature morte. Elle sera une tentative de synthèse, une démonstration, une célébration, un hymne. Depuis toujours, l'homme a ambitionné d'écrire Le Livre, de peindre Le Tableau, de composer La Musique, de réaliser Le Film; ce sera La Photo. Moi, Alain Neigel, simple photographe amateur, j'en donnerai ma vision, apporterai mon humble contribution à son édification.
J'allais devoir faire un choix, éliminer ce qui ne me paraîtrait pas essentiel, ou pas assez, avec l'envie, l'espoir, l'exigence, de trouver mieux, jusqu'à ce que je décide que ceci, qui était devant moi, que je voyais, serait ma photo. Dans ma chambre d'hôtel, je commençais à y réfléchir. Défilait devant mes yeux, comme un kaléidoscope, toute une théorie d'images convoquées par la pensée. Je ne sortais que pour aller manger à L'Archetto. (p. 62-63)

Eros se leva et sortit la tête par le toit ouvrant. Au moyen de son téléphone portable, il visionna sur écran le paysage qui défilait, comme s'il ne pouvait pas voir de ses yeux sans passer par un filtre. Je me rappelai le temps où, moi aussi, je m'abritais derrière un appareil photo, préférant à la réalité immédiate, la mise en image de cette réalité, comme une mise à distance, une prise de recul. Combien de fois j'ai porté à mes yeux mon appareil pour me cacher d'un spectacle que je ne savais voir ? Derrière chaque photographe, il y a, en fin de compte, un grand timide qui a peur d'être au monde nu et désarmé. Les appareils ressemblent à des masques, des loups de bal costumé, derrière lesquels on se dissimule. Les photos sont des actes manqués, des paroles sous silence, des baisers refoulés, des sourires figés, des yeux qui se ferment. (p. 100-101)

Laurent Graff, Il ne vous reste qu’une photo à prendre (Le Dilettante, 2007)

La métaphore de la photographie comme image de la mort prend vie et consistance dans ce récit fantastique, ironique et très attachant. Qui plus est il me donne envie de relire La Chambre claire !

Laurent Graff est né en 1968 ; il est archiviste et a publié :
Caravane (Le Rocher, 1998)
Il est des nôtres (Le Dilettante, 2000)
Les Jours heureux (Le Dilettante, 2001)
La vie sur Mars (Le Rocher, 2003)
Voyage, voyages (Le Dilettante, 2005)
Le Cri (Le Dilettante, 2006)

jeudi 6 décembre 2007

une sorte d'éponge informe

Encore quelques douceurs ?

Barthes (Roland)
On l’oublie facilement, mais Roland Barthes a choisi d’ouvrir ses Fragments d’un discours amoureux par une méditation sur la douceur. À deux reprises, l’idée de suicide se présente à lui « pure de tout ressentiment (aucun chantage à personne) ». « Cette pensée frôlée, tentée, tâtée (comme on tâte l’eau du pied) peut revenir. Elle n’a rien de solennel. Ceci est très exactement la douceur. »
Ces mouvements indistincts de l’âme qui détermine un flottement de soi, tandis que se disperse la petite collection d’opinions et de traits supposément distinctifs que chacun considère comme son moi, Roland Barthes excellait à les décrire ; non sans mélancolie. (p. 22-23)

Éponge
Redisons-le, après d'autres, puisque la banalité mérite une place dans un éloge de la douceur : un écrivain, en tant que tel, est une sorte d'éponge informe, molle et fade. Qu'il ait, par ailleurs, des opinions, une personnalité, une culture, de l'intelligence, après tout, pourquoi pas ? Mais ce n'est pas ce qui détermine son travail. (p. 52)

chocolat2.jpeg

Lecture
Il faut, nous dit Barthes, lire Sade selon un principe de délicatesse. À vrai dire, c'est toujours ainsi qu'il faut lire. La lecture est la plus subtile, la plus tendre, la plus raffinée, la plus raffinante de toutes les activités. C'est aussi celle qui exclut l'ensemble du champ social immédiat, ou m'exclut de lui. Je ne dis pas : qui exclut l'autre, puisque la lecture est la rencontre différée d'une altérité irréductible, qu'il s'agisse de l'univers d'un romancier chinois ou d'un poète portugais, si lointain et pourtant contemporain ; celui d'une épopée mésopotamienne ou d'une tragédie élisabéthaine. Toute œuvre est un autre monde possible ; elle supporte mal le bruit du monde, mais nous conduit à le mieux entendre. (...) (p. 74)

Mineur
Je me souviens vaguement de Gilles Deleuze disant un jour quelque part que la majorité, c’est ce qui exclut tout le monde. Je pourrais vérifier, c’est dans son Abécédaire peut-être ; mais j’ai la flemme ; s’il ne l’a pas dit, il aurait pu ; et cela me suffit. (p. 79)

Stoïcisme
On retient généralement de la morale stoïcienne les traits les plus grandioses. Ainsi de l'indifférence à sa propre douleur, qui est l'un des idéaux les plus spectaculaires du sage. Mais les stoïciens n'ignorent pas que rares sont ceux qui peuvent pratiquer une morale aussi exigeante. Aussi ont-ils imaginé la doctrine des préférables : nous devons nous efforcer, autant qu'il est possible, de choisir la conduite préférable, à défaut de l'idéale ; ce n'est pas là une démission, mais un courage. Il ne dépend pas de nous que nous atteignions chaque fois la cible ; mais il dépend de nous d'essayer.

Tapas
C'est le signe d'une civilisation raffinée, prévenante, que de proposer, sur de grands plateaux, de petites portions variées ; les tapas offrent toutes sortes de sensations, et le plaisir puéril et charmant de la dînette.

Ulysse
Si de tous les héros antiques Ulysse est celui qui nous touche encore le plus profondément, c'est qu'il est le héros de la ruse, c'est-à-dire du détour, de l'oblique, de l'intelligence technique, de l'esquive. Il doit sa survie à ces douceurs Achille, lui, est mort depuis longtemps, là-bas, à Troie.

Stéphane Audeguy, Petit éloge de la douceur (Folio, 2007)

Pour être tout-à-fait franche, d'autres lettres de cet abécédaire m'ont un peu déplu par leur côté « c'était mieux avant » ... mais un homme qui utilise si bien le point-virgule et les deux-points, ces ponctuations douces et indécises que j'affectionne tout particulièrement, ne peut être mauvais.

mercredi 5 décembre 2007

la douceur n'est pas un pouvoir

audeguy_douceur.jpg


Introduction à la vie douce
Si la douceur était une faiblesse, si elle n'était que le contraire de la violence, et le signe infamant d'une impuissance, on ne voit pas bien comment elle aurait pu survivre, depuis le temps, à tous ses ennemis.
Pour autant, la douceur n'est pas un pouvoir. Par exemple, elle peut difficilement donner lieu à l'élaboration d'un concept, ou de slogans. Sont-ce là les symptômes d'une coupable faiblesse ? Je ne crois pas. Simplement, la virulence, l'intensité, la puissance de la douceur ne se situent pas dans ce plan-là. Et si jamais la douceur parvenait un jour à occuper une situation dominante dans notre société, il faudrait aussi l'abandonner, comme on quitte une position, comme on déserte. Mais ce n'est pas, comme on dit, demain la veille.
La douceur est vouée à une irrémédiable minorité : ce charme est son secret. C'est précisément pourquoi, il me semble, toutes sortes de forces politiques, sociales, morales s'acharnent à la falsifier. Toute force réactive hait la douceur et cherche à la remplacer par d'odieux simulacres : la mièvrerie, la niaiserie, l'infantilisme, le consensus.
Je propose d'appeler ici douceur l'ensemble des puissances d'une existence libre ; définition générale, mais non vague, si l'on veut bien y réfléchir.
J'entends déjà ricaner les cyniques, les habiles, les réalistes, tous les petits malins à qui on ne la fait pas, et qui vont dire : la douceur, combien de divisions ? S'il faut défendre la douceur, c'est contre ces faibles-là, parce qu'ils sont les plus nombreux, et partant les plus forts. Mais comment la défendrons-nous ? On n'imagine pas un Manifeste, ni même un Traité de la douceur : trop de bruit, trop de gestes. L'éloge ici convient, qui fera un livre aux contours incertains, mais que la gaieté continûment inspire ; je ne sache pas qu'elle exclue la fermeté ou la force.
Cependant, dans ce combat très particulier que nous livrons pour la douceur, tous les moyens ne sont pas bons. En effet, la douceur suppose toujours une affirmation, une joie même si, par ruse et dans l'adversité, elle peut se présenter sous les espèces de la négativité. La douceur commande une sorte de guérilla, avec ses caches d'armes, ses décrochages, ses pièges et ses alliances. Dans ton combat contre le monde, seconde le monde : nous devons cette exhortation à l'un des génies les plus doux de la littérature mondiale. Tâchons de n'être pas indigne tout à fait de cette exhortation.

Stéphane Audeguy, Petit éloge de la douceur (Folio, 2007, p. 9-10)

Parce qu'on n'imagine pas un « manifeste » de la douceur, son éloge prend la forme légère d'un abécédaire drôle, émouvant et souvent surprenant :

Forme du présent livre
L’avantage de l’abécédaire est d’être entièrement arbitraire. En cela il soustrait son contenu au sérieux d’une logique univoque. Il fallait bien qu’un livre consacré à la douceur présentât quelques courbes ; et, comme disent les mécaniciens, du jeu. (p. 61)

Stéphane Audeguy est né à Tours en 1964, il a publié :
La théorie des nuages (Gallimard, 2005)
Fils unique (Gallimard, 2006)

D'autres extraits dans le tiers livre de François Bon

mardi 4 décembre 2007

quelque part en sibérie

lesbre_canape_rouge2.jpg


Sur un chemin de terre, un homme roulait une cigarette, debout, près d'un side-car vert, scarabée géant, compagnon de solitude. L'homme et sa machine, ensemble. De loin je reconnaissais tous les gestes, Gyl aussi roulait ses cigarettes. Il retenait la pincée de tabac au creux de la main, l'effritait du bout des doigts, la répartissait dans la pliure de la feuille, enfermait le tout après un léger coup de langue sur le bord du papier gomme. L'odeur de miel et de foin flottait, même si j'étais derrière la vitre du compartiment et l'homme à une dizaine de mètres. J'entendais presque le bruissement du tabac, j'imaginais les doigts agiles, le geste machinal, la tête ailleurs. Moment suspendu, rituel, intime. Il n'avait pas un regard pour le train qui reprenait de la vitesse et je pensais que c'était ça aussi le voyage, me réveiller quelque part en Sibérie, mais où ? Voir un homme se rouler une cigarette, le perdre de vue très vite, me souvenir de lui toujours.
Aujourd’hui encore, il m’arrive de penser à la brève apparition de cet inconnu surpris dans son intimité, à d’autres aussi qui de façon mystérieuse se sont installés dans ma mémoire, comme des témoins silencieux de mes errances.

C'était un moment de ma vie où la présence obsédante du monde, l'impuissance de tous les discours et celle de théories usées tourmentaient mes jours et mes nuits. Il me semblait n'avoir prise sur rien, le temps voulait m'engloutir, il m'engloutissait, du moins avais-je cette impression d'une lente et inexorable fin de tous nos espoirs. Je n'étais pas seule à percevoir cette insidieuse érosion des certitudes qui avaient emballé notre jeunesse, mais ce qui m'effrayait c'était le sentiment, que partageaient quelques-uns de mes amis, de ne rien pouvoir d'autre que de m'abîmer dans ce constat. J'avais lu dans un roman à propos de la mort des théories, On se demande jusqu'à quel point on les avait prises aux sérieux. J'en voulais à l'auteur pour sa cruelle hypothèse. Ce monde rêvé, cette belle utopie : être soi, pleinement soi, mais aussi transformer la société tout entière, pouvaient-ils n'être qu'enfantillages ? Nous consolaient-ils seulement d'être les héritiers orphelins des dérives commises à l'Est et ailleurs, que certains de nos aînés avaient fait semblant d'ignorer ? (p. 11-12)

Deux fois par semaine je descendais l'étage qui nous séparait pour lui faire un peu de lecture, ou lui raconter la vie de femmes qui m'étaient chères par leur insolence, leur courage, leur espièglerie parfois, leur destin tragique souvent. La lecture l'endormait, mais ces parcours peu ordinaires retenaient son attention au point qu'il arrivait qu'elle se prît pour Marion du Faouët, Olympe de Gouges, Milena Jesenskà, ou encore cette femme photographe de haute mer, Anita Conti, qui avait poursuivi sa passion jusqu'à un âge avancé. Toutes lui donnaient un regain de vitalité, elle se levait enfin et réclamait l'agitation extérieure, le monde vrai, l'aventure. Nous descendions les escaliers bras dessus bras dessous pour aller boire un verre au comptoir du café d'en face, avant de remonter les escaliers, cahin-caha, jusqu'au canapé rouge où je l'abandonnais à une douce euphorie. (p. 14)

Michèle Lesbre, Le canapé rouge (Sabine Wespieser, 2007)

Un voyage jusqu'au lac Baïkal qui est comme la vie, solitaire et très peuplé, immobile et lointain, d'une lumineuse mélancolie, celle qu'évoque l’une des nombreuses citations du livre, empruntée à Mme Roland (1771) :

La douce mélancolie que je défends n’est jamais triste, elle n’est qu’une modification du plaisir dont elle emprunte tous les charmes… Elle donne je ne sais quelle teinte de grand et de frappant à une perspective sauvage, à une forêt solitaire. (citée p. 143)

Michèle Lesbre est née le 25 novembre 1939. Elle a publié :
La belle inutile (Le Rocher, 1991)
Un homme assis (Manya, 1993 ; Librio, 2000)
Une simple chute (Actes sud, Babel noir, 1997)
Que la nuit demeure (Actes sud, Babel noir, 1999)
Victor Dojlida, une vie dans l’ombre : biographie (Noesis, 2001)
Nina par hasard (Le Seuil, 2001)
Boléro (Sabine Wespieser, 2003)
Un certain Felloni (Sabine Wespieser, 2004)
La petite trotteuse (Sabine Wespieser, 2005)

en ligne : Page France Culture

lundi 3 décembre 2007

de simples faisans

idiot_de_la_sorbonne.jpg

Il fit retour en lui-même et se demanda : « Pour échapper à l'idiotie, faut-il être en mouvement, faut-il arrêter tout ? Faut-il bouger ou se fixer ? Pour penser, faut-il décamper ou s'incruster ? Faut-il s'exiler ou se rapatrier, être l'oiseau sur la branche ou l'arbre enraciné ? Parfois nous croyons être actifs, nous ne sommes qu'agités. Mais souvent nous croyons être implantés et nous ne sommes qu'empêtrés. »
Il avait trente-trois ans : dans deux ans, il sera dépressif et dans cinq ans, suicidaire. Il se sentait devenir crétin.
Au troisième coup de cinq heures, il se souvint qu'il en avait été autrement. Il repensa aux années glorieuses où il était permis d'espérer. Dans les facultés, les lycées, dans la rue, les cafés, en ville, à la campagne, les Français étaient saisis du démon de la conversation et de la philosophie. Ils se sentaient autorisés à penser sur tout et par eux-mêmes. En vérité, il faut plaindre ceux qui ont raté une telle époque.
Mais subitement la fête s'était interrompue, le ciel s'était obscurci, les amis avaient vieilli brusquement, certains d'entre eux s'étaient mariés, avaient fait des enfants, étaient partis s'empavillonner en banlieue. C'était une panique froide. Sur les écrans de télévision, vêtus de vestes multicolores, des clowns baptisés « philosophes » faisaient semblant de se couper la parole. (p. 9-10)

Max prit son calepin de moleskine noire et l'ouvrit à la première page, où il écrivit ceci : « Le temps n'est pas au concept. Dans les librairies, les rayons de philosophie perdent des centimètres chaque année. Des astrologues obtiennent le titre de docteur avec félicitations du jury. Les universitaires posent en photo sur la couverture de leurs livres. Pour l'instant ils sont habillés mais un jour les profs de la Sorbonne poseront nus sur les calendriers comme des rugbymen. Le narcissisme ronge les meilleurs cerveaux, un intellectuel qui n'est pas photogénique n'intéresse personne. On écrit pour payer ses impôts, s'offrir une piscine ou un motoculteur. Les critiques littéraires s'abstiennent de lire les livres pour ne pas être influencés. Il faut penser en phrases courtes, résumer Platon en une minute, expliquer Nietzsche en deux « pitchs », réduire la Critique de la raison pure à trois propositions. L'aboutissement d'une carrière austère consacrée à l'étude des textes les plus rudes est de passer à la télévision. Ainsi Oscar von Balthazar lui-même, l'esprit le plus puissant du siècle, fait le saltimbanque à Télé-Luxembourg plutôt que de terminer une œuvre attendue depuis dix ans. D'autre part, la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a. C'est pareil avec les philosophes : ils ne peuvent penser que le pensable. D'ailleurs tout a déjà été pensé. »
Et Max, au fond d'un canapé éventré, conclut pour lui-même :
- On prend pour des penseurs de simples faisans, on prend pour des pensants de simples faiseurs. (p. 66-67)

Frédéric Pagès, L’Idiot de la Sorbonne (Maren Sell, Libella, 2007)

Davantage qu'un roman, une épopée burlesque, prétexte à développements métaphysiques aussi profonds que loufoques, par l’inventeur de Jean-Baptiste Botul, philosophe néokantien dont les opus enchantent les amateurs de philosophie et d'humour.

Agrégé de philosophie, Frédéric Pagès est né en 1950 à Suresnes.
Il est journaliste au Canard Enchaîné et l’un des « Papous dans la tête ».

Il a notamment publié :
- Le philosophe sort à cinq heures (F. Bourin, 1993)
- Descartes et le cannabis : pourquoi partir en Hollande (Mille et une Nuits, 1996)
- La Philosophie ou l’art de clouer le bec aux femmes (Mille et une Nuits, 2006)
Quant à Jean-Baptiste Botul, il est l'auteur de :
- La vie sexuelle d’Emmanuel Kant (Mille et une Nuits, 1999)
- Landru, précurseur du féminisme : la correspondance inédite, 1919-1922 (Mille et une nuits, 2001)
- Nietzsche ou le démon de midi (Mille et une Nuits, 2004)
- La métaphysique du mou (Mille et une Nuits, 2007)

jeudi 29 novembre 2007

c'est comme ça

c’est comme ça, oui, comme ça, et pas autrement
non, pas autrement
pas autrement
vous n’y pouvez, vous n’y pouvez
rien, rien changer, non, rien changer, c’est comme ça
comme ça, comme ça et pas
et pas
et pas autrement, non, c’est comme ça
comme ça, et pas autrement
non, pas autrement
c’est comme ça, comme ça, pas autrement, non, pas autrement
c’est comme ça, oui, comme ça
comme ça
c’est comme ça, comme
ça, c’est ça
comme ça, c’est
comme ça, c’est ça, ça
et pas autrement, autrement, non
c’est comme ça

Frédéric Dumont, téléologies (Éditions de l’Attente, 2007, p. 40)

teleologies.jpg

Frédéric Dumont est né le 30 août 1967.
Il est aussi vidéaste et plasticien, et a déjà publié :
fsyeofgaar ng (Amsterdam, 2003)
disposer/to arrange (Adéléo, 2005)
mond e (Les Cahiers de la Seine, 2005)

lundi 26 novembre 2007

sa gloire est celle du dernier panda

couv_chevillard.jpg

Méthodiquement, au fil des conciles et des conclaves, vous avez éliminé la concurrence. Voyez où cela vous a mené. Amère condition que celle de pape, seul au sommet de l’Église comme le coq du clocher. Vous y parvenez au terme de votre âge, souffrant déjà de la mort qui vous emportera. Vous jetez pourtant toutes vos forces dans la bagarre.

Une lutte de chaque instant contre le sommeil.

Dans sa nuit, le pape rêve de séminaires, de congrès où il se réunirait avec d’autres papes, ses pairs, au bord de piscines plus bleues que le ciel idéal, en l’absence de leurs enquiquinantes épouses. Mais même ce plaisir et ce soulagement lui sont défendus : la solitude vous prive aussi des joies de la solitude.

Je n’ai pour semblables que des morts.

Il rend parfois visite à ses prédécesseurs, gisants de pierre avares de conseils et d’encouragements. S’il admet qu’il ne saurait y avoir autant de papes que de boulangers, par exemple, ou de pharmaciens, il apprécierait d’avoir quelques confrères parmi ses correspondants. Ils échangeraient des informations, de bons tuyaux glanés dans la presse professionnelle, des adresses de fournisseurs.

On se rencontrerait aux réunions syndicales.

Mais la foule qui se masse sous ses fenêtres vient le voir parce qu’il est un spécimen unique. Sa gloire est celle du dernier panda. Il n’a guère le choix de son costume, le matin, son habilleur ne va tout de même pas décliner toute une gamme de vêtements pour cette seule pratique. Et pourtant, le pape n’est si différent nous. Il ouvre son journal avec la même fébrilité, la même hâte que nous, à la même page.

Les petites annonces.

Éric Chevillard, Dans la zone d’activité (Dissonances, 2007, « Le pape », 27)

int_rieur_chevillard.jpg

Je ne regrette certes pas d’avoir créé le prix lignes de fuite, car non seulement ce prix n’est pas doté, mais c’est à moi qu’il a valu un très beau cadeau, envoyé par son auteur même pour me remercier de lui avoir attribué ce prix à l’unanimité avec moi-même.

Au-delà même des textes savoureux d’Éric Chevillard, qui décrivent des humains emprisonnés dans les mots et les attributs de leur fonction professionnelle (voir aussi, notamment, l’ophtalmologue, le libraire, le chargé de com, la caissière ou la trapéziste) et où l'on trouve également quelques animaux, ce « livre bizarre » (c’est écrit dessus !) est un très bel objet, dont le graphisme est signé par Fanette Mellier, qui rappelle nos cahiers d’écoliers et dont la couverture s’orne en relief d’une toile d’araignée. Le mien possède une couverture jaune cousue de fil rouge : il y a quatre couleurs, vert, bleu, jaune, rouge, et 8 couleurs de fils de reliure, soit 32 combinaisons.

D’autres « livres bizarres » écrits notamment par Céline Minard, Laure Limongi et Louis Watt-Owen vont suivre, et une installation de Fanette Mellier complète le programme.

En ligne, d’autres extraits et descriptions, chez Caroline, Berlol et le Préfet maritime.

… et ne pas oublier d’en profiter pour aller lire le blllet du soir de L’autofictif d'Éric Chevillard.

jeudi 22 novembre 2007

s'imaginer la consistance d'un cube

person_propositions.jpg



47
S'imaginer la consistance d'un cube rend l'histoire plus
solide. L'air se raréfie, la tête est première et le cer-
veau s'y engouffre, impersonnel, gros comme une
carpe et posthume. Servant de modèle, des voitures
défilent sur le plateau d'une remorque au passage d'un
pont. Résumer les choses, colmater les brèches,
réduire l'horizon à l'issue duquel nous n'avons accès
qu'à tâtons, pour se muscler passe encore, juste pour
en éprouver la résistance dans l'effort. Relancez-vous,
c'est en beaucoup plus lourd que s'enfonce un visage
en parlant dans sa bouche, que s'empourprent ses
joues, que s'ouvre sa bouche à l'envers, que se mange
son corps au mot « cœur ». L'espace-temps est incer-
tain, de tes évolutions ratées, récits ébauchés, rêves
avortés, le projet n'aura jamais été que la description.

Xavier Person, Propositions d'activités (Le Bleu du ciel, 2007, p. 53)

Xavier Person est né en 1962. Il a publié auparavant :
Je sors faire quelques courses ou je préfèrerais ne pas écrire sur la poésie d'Emmanuel Hocquard (Au figuré, 2000)
Un bloc rectangulaire (Au figuré, 2003)
Best regards (Mix, 2003)

Pour « la description » de ces 80 blocs de texte cubiques (qui me rappellent les Kub Or de Pierre Alféri (POL, 1994)), on peut lire en ligne les excellentes critiques de :
- Sébastien Rongier (remue.net)
- François Bon (tiers livre)
- Philippe Boisnard (Libr-critique)
- et Guillaume Fayard (Sitaudis)

mercredi 21 novembre 2007

pour le moment je tiens

quifaitlafrance_petit.jpg

Il y a un an aussi, jour pour jour. Je m'appelle Ibrahim, j'ai vingt-deux ans, bac + 4, j'habite à Saint-Denis. Des fois ça va, mais des fois j'ai envie de péter un plomb et de tout envoyer bouler. Je ballotte de droite à gauche, mais ça va, pour le moment je tiens. Je ne sais pas comment et jusqu'à quand. Comme un rideau quoi. Voilà maintenant une pige que je suis au chômage et que chaque matin j'effectue la même cérémonie. Je reste là, à mater les rideaux, le faciès enfoncé dans mon oreiller. je devrais normalement être l'homme le plus occupé du monde, à courir partout pour trouver un job sans jamais fermer l'œil ni prendre de pause. Mais nous sommes là, moi et ma honte, enchaînés, à nous ignorer. Comme à son habitude, ma mère est allée vaquer à ses occupations. Ménage, courses, amies... Elle est femme de ménage dans un hôtel pourave d'Aubervilliers et elle est en congé toute cette semaine. Mon père, lui, est au bled pour le moment, mais en temps normal il fait la plonge dans un resto facho de Paris et, occasionnellement, il sort les poubelles d'un couple de retraités de Neuilly-sur-Seine. Je sais que ma mère n'est plus là, je n'entends plus la musique dans la cuisine. Elle n'est pas entrée dans ma chambre avant de s’en aller. Sans doute lassée de me voir faire de ce lit jauni et crade sur lequel je gis un radeau à la dérive. Je ne sais pas. Mais je la comprends. Elle pense que je suis devenu fou, que j'ai perdu la raison pour rester comme ça, à contempler la fenêtre et les murs de cette manière et à ne pas lui répondre quand elle s'adresse à moi. J'imagine sa peine, mais jacter ne m'intéresse pas, je n'en ai plus l'envie. De quoi vais-je lui parler ? De ces putains de rideaux qui me bouffent la cervelle et auxquels j'ai pensé plus d'une fois foutre le feu ? De ces treize étages et de mon envie de les compter de l'extérieur, une dernière fois, la tête en bas ? Ben quoi ? Que je suis surdiplômé et sans taf ? Allez, ça va... J'ai rien d'autre à raconter, moi, à part ces conneries. Mais ma mère a raison malgré tout. Bien que je sache formuler de jolies phrases, dire ou écrire des choses belles et gaies ou avoir le comportement d'un garçon joyeux et normal, je ne dois pas être très loin de la folie. Je la sens comme allongée sous mon lit à attendre que je cède à ses appels. Que j'insulte de tous les noms la mère et la sœur du banquier qui n'arrête pas d'appeler chez moi, que je le menace de mort ou bien que j'aille lui démolir la bouche et les doigts, pour qu'il ne puisse ni prononcer mon nom de famille ni composer mon numéro. Que je brise les jambes de ce facteur qui m'apporte chaque semaine des rappels de factures impayées, qu'à la prochaine blague vaseuse d'un flic, lors d'un contrôle, je lui découpe la gorge, lui boive son sang et jette son corps dans un camion benne. Que je lâche tout. Libérer ma rage en un déluge de braise. Que la rancœur fusille ma raison et que j'explose aux joues de ces gens comme une voiture piégée de Gaza... Pour le moment j'ai encore toute ma tête, alors je me contente de me taire, d'être lunatique, mauvais avec ma mère et d'attendre que le temps passe.

Khalid El Bahji, « Une nuit de plus à Saint-Denis », Chroniques d’une société annoncée (Stock, 2007, p. 123-125)

Le collectif « Qui fait la France ? » publie un recueil de nouvelles écrites par Samir Ouazene, Khalid El Bahji, Karim Amellal, Jean-Eric Boulin, Dembo Goumane, Faïza Guène, Habiba Mahany, Mabrouck Rachedi, Mohamed Razane, Thomté Ryam, et assorties d’un manifeste.

Parmi ces nouvelles très diverses, qui vont du plus burlesque au plus pathos, en passant par le pastiche et le romantisme, certaines me plaisent ( le livreur de pizza phobique des tours de Mabrouck Rachedi, le « racisme aveugle » vu par Habiba Mahany, le mythomane de Faïza Guène, « Abdel Ben Cyrano » impromptu en un acte de Mohamed Razane, Hamlet revu par Samir Ouazène, etc.) et d’autres moins, mais elles me donnent en tout cas envie d’aller découvrir les romans de ceux que je ne connaissais pas encore.

En ligne :
- un entretien vidéo (Respect Mag)
- un article de Fabrice Pliskin, « Qui fait la France ? Nous ! » (NouvelObs, 6 septembre 2007)
- la réponse (énervée) du Collectif
- le commentaire de Chronic’Art : « Qui fait la France ? versus Nouvel Obs, la polémique »

samedi 17 novembre 2007

jappements dans le vent

tugny_corbi_re.jpg

La clé est là, sous la surface dérisoire du portrait dont en effet exception pourrait être faite - comme est possible le suicide - mais qui trompe et doit être dénoncé comme trompant, comme « agréable mensonge » ou comme fabula - comme fable par le cynique qui est par culture pédagogue. (…)
Et ce qui porte la bonne nouvelle doit porter sur soi, charrier quelque chose en soi de l'unité eschatologique qui travaille tout : la langue et la prosodie doivent être jappements dans le vent, résistance marquée d'une histoire des formes à la corruption aimable des formes.
Ainsi naît un Art poétique composite et formidablement cohérent, à la fois nuit du poème et essai de soustraction du poème à sa fin, agonie souverainement ignée du poétique, soubresaut, indistinction brillante de deux tropismes de l'écriture saisie à son point de fulminence majeure : celui de faire poème, de faire roman, celui de défaire poème, roman ou plus exactement celui de rendre les armes du poème, du roman à une nuit du poétique et du romanesque, à une dissolution du poème et du roman dans un paradoxal murmure jaculatoire ou aboiement long et doux ; hoquets d'un point d'orgue de voix, tels sont les écrits de Tristan comme son corps est costume cahotant promené sur la nuit.

Emmanuel Tugny, Corbière le crevant (Leo Scheer, Laureli, 2007, p. 74-75)

Emmanuel Tugny est né en 1968.

En ligne :
notice et entretiens video chez Léo Scheer
un billet de Jean-Claude Bourdais
une critique de Philippe Boisnard
et de nombreuses citations au fil des jours chez Berlol, à partir de là.

dimanche 11 novembre 2007

une créature faite de matière

egan_radieux.jpg

Je suis né en 1961. La science-fiction me passionne depuis mon plus jeune âge, et j’ai lu la plupart de ses classiques durant ma jeunesse. J'ai étudié les mathématiques à l’université et un peu flirté avec la réalisation de films amateurs, mais j’étais vraiment un mauvais réalisateur. J’ai fini par travailler comme analyste programmeur durant une bonne dizaine d'années. Depuis 1990, je suis écrivain à temps plein.
Tout ce qui touche aux sciences me passionne, mais je pense que les sujets qui éveillent le plus ma curiosité se situent à l’intersection entre les domaines de la science et de la spéculation philosophique : des choses telles que la nature de l’expérience consciente et la nature fondamentale de la réalité. À mon avis, notre plus grande découverte de ces trois cents dernières années tient dans la prise de conscience que l’homme est une créature faite de matière, et que cette matière qui nous compose obéit aux mêmes lois physiques que n’importe quoi d'autre dans l'univers. Dans un sens, mon œuvre parle presque exclusivement de cela.

Réponse à la question « Pouvez-vous, en quelques mots, vous présenter à nos lecteurs ? », Entretien avec Denis Labbé, dans Bifrost, 45, janvier 2007, p. 138

Le deuxième volume de l’intégrale des nouvelles de l'australien Greg Egan, l'un des plus passionnants auteurs de science-fiction d'aujourd'hui, vient de paraître sous le titre Radieux aux éditions du Bélial.

à voir en ligne :
- le site de Greg Egan
- d'autres liens dans mon billet de l’an dernier sur le premier volume de nouvelles, Axiomatique (Bélial, 2006)
et, sur Radieux, les critiques de Mille feuilles et du Cafard cosmique.

jeudi 8 novembre 2007

une perversion inopportune

Panopticon.jpg

La maladresse d'Otto Maas fut d'autant plus frappante - et touchante - que je ne l'avais jamais vu se tromper. Puisqu'il me voyait lire sans cesse, toujours un volume à la main, ne sachant pas aller déjeuner avec quelque représentant de la ville ou du pays que nous visitions sans emporter deux ou trois pages arrachées dans la poche, comme si j'avais pu prendre la liberté de me plonger dans la lecture au beau milieu d'un repas - à vrai dire, je ne suis pas sûr d'en être incapable -, il voulut partager une expérience dans laquelle nous étions aux antipodes l'un de l'autre en évoquant l'un des seuls romans qu'il eût à son actif. « Vous connaissez Les Fourmis de Werber ? Passionnant. Costaud mais passionnant. Et puis toujours d'actualité. » Son intention était bonne et, au fond, je sentais bien qu'à travers lui c'était tout mon temps qui me plaignait deux fois : d'une part parce que je n'avais pas lu ce monument et d'autre part parce que je persistais à vouloir en découvrir d'autres quand il est criant qu'aujourd'hui il n'est guère d'activité plus inopportune. Plus tard je lirais sans déplaisir les trois épisodes de ce thriller entomologique et je comprendrais mieux ce qui, outre son succès mondial et pérenne, avait poussé Otto Maas à l'acheter et ce qui, outre sa bonne facture, le lui avait fait apprécier à ce point. Le devenir-insectoïde de l'homme est l'un des axes centraux de sa réflexion ; il en a tiré toutes les conséquences en fomentant à travers son travail son devenir-troglodyte. J'ai noté dans mes carnets une remarque qu'il me fit il n'y a pas si longtemps, à Canberra : « Au temps de la morale, les actes de barbarie étaient perpétrés par ceux qu'on appelait des "bêtes", des "loups". En notre aube de perfection technique, ce sont des hommes-fourmis, des insêtres humains, qui garantissent son prochain zénith. »
En compagnie d'Otto Maas, j'ai perçu mieux que jamais l'entrechoc de l'Éros et de la Machine qui secoue notre hors-saison de l'Histoire ; j'ai vu se confondre pour de bon « l'organisme » et « l'organisation ». Après, en effet, il ne semble pas judicieux de continuer à perdre son temps dans les livres. Après, en effet, quoi de plus vain que d'écrire pour essayer de se hisser à la hauteur - de vue, d'âme, d'homme - à laquelle porte, transporte, la littérature ? Et quoi de plus ballot surtout que de tenter l'aventure dans un langage qui se voudrait autant comptable de son passé que durable ? Tout ce qui dure est daté, me semble l'air de rien marteler l'air du temps. Or je vise à une prose surnaturelle, libidinale et nerveuse, dont la scansion serait une épiphanie de sens, toute chargée clé l'énergie de mes espoirs.
Autant concéder que, pour la plupart, mon français, c'est du chinois. Et si par bonheur je viens à bout des « Deux vies d'un amour », j'ignore qui me trouvera lisible et qui, d'abord, parmi les dernières officines à user de papier, voudra se risquer à la publication d'un livre rédigé dans le sabir d'un toujours illusoire certes mais crucial pour moi. Comme le cher Baudelaire - j'en conviens, je n'invente rien -, j'écris pour un frère - pour une sœur plus profondément encore, j'en ai conscience désormais - qui saura par-delà les années et les frontières rendre justice à ma folie, lui donner raison en somme, en la comprenant de l'intérieur, et même en renchérissant sur elle, non forcément de son stylo, mais dans la libre conduite de sa vie. Je ne prétends à rien d'autre lorsque je m'applique simplement à être conséquent avec mes goûts et mes douleurs.
Ainsi lorsque je me mettais à écrire au petit matin, je prenais soin de ne pas être surpris par Maas l'insomniaque. Ce n'est pas que je craignais de lui dévoiler les fragments que je continuais de réunir dans des chemises bleues, mais je ne tenais pas à éveiller sa défiance. Que je fasse partie de l'espèce protégée des lecteurs dont on ignore encore si on la relâchera dans la culture, soit. Mais que je verse dans cette perversion au point de la pratiquer moi-même, il y avait de quoi s'inquiéter. Du Secret, du Silence, des Sensations, tels étaient les trois S enchevêtrés comme trois vipères sur le caducée de l'écrivain que j'ambitionnerai longtemps de devenir. (p. 122-124)

Lorsque je lui ai proposé un titre, « Technosmose », pour la monographie que l'on était en train de préparer sur son ouvre, Otto Maas a été emballé. Ce n'est pas qu'il a sauté au plafond, les effusions ne sont pas son genre, mais je l'ai vu rosir et il a posé sa main sur mon épaule comme un général qui passe en revue ses bons petits soldats. Ce geste était révélateur car il ne prise guère les contacts physiques. Longtemps je me suis interrogé à propos de ses préférences sexuelles. J'ai découvert une nuit, sur un écran mis en veille, qu'il lui arrive de visiter un nombre impressionnant de sites pornographiques. J'ignore s'il s'en tient à ces échanges virtuels, si l'onanisme structure son quotidien ou si - comme j'ai tendance à le penser maintenant - la chasteté est le fin mot de son secret. J'ai noté la réflexion suivante la seule fois où lui et moi avons abordé le sujet : « L'abstinence et la puissance sexuelle sont les deux faces de la même pièce, qui confèrent à qui les possède un pouvoir unique sur les autres. L'abstinence, je parle de la seule qui vaille, la volontaire, vous place dans une position de surplomb et de liberté absolue dans uni monde que régissent les désirs de masse. »
Cela faisait six mois que nous vivions ensemble pour ainsi dire et lui n'en savait pas beaucoup plus à mon sujet. En tout cas il ne laissait que rarement filtrer une opinion sur moi, ou la preuve qu'il avait saisi un trait de ma personnalité. Je crois que sa réserve ne signifiait pas qu'il me méconnaissait. Il m'observait, n'en pensant pas moins, me guidant - qui sait ? - vers la seule chose que je ne cesserai pas de revendiquer et qui avait pris un certain tour avec l'apparition d'Iris - la disparue dans ma vie : un destin. Il lui arrivait cependant de m'interroger à propos des livres que je lisais, en avion ou devant la télévision. Il commençait à comprendre - à moins qu'il n'ait cherché à me faire comprendre à mon tour - ce que la littérature représente en tant qu'expérience d'éveil à la vie dans le somnambulisme, le terrorambulisme, le consomnambulisme général. On se retranche dans un bon livre et, aussi sombre soit-il, il nous projette au cœur d'un soleil. (p. 213-214)

Mathieu Terence, Technosmose (Gallimard, 2007)

En ligne : un entretien Maxence Grugier pour fluctuat.net.

mercredi 7 novembre 2007

l'œil de la proie

technosmose.jpg



« À la différence de ce que vous pourriez croire, ce n'est pas l'œil du prédateur qui voit le mieux, mais celui de la proie. L'œil de l'aigle est désespérément limité, comparé à celui d'une mouche. J'ai essayé de faire de ce système un œil de mouche. Pour cela je me suis mis à la place de l'être vivant qui a le plus peur au monde. La peur est le sentiment moteur numéro un en matière de progrès scientifique. »
À croire que la mutation qu'il prophétise pour rire n'a pas eu lieu et que les insectoïdes n'ont pas encore colonisé la planète puisque quelque chose en moi m'a fait me cabrer devant le point d'orgue de son architecture. Non pas qu'il me révolte - je ne crois pas à l'efficience des réactions frontales - mais j'ai vu là un condensé de tout ce à quoi je suis rétif, l'obsession du contrôle et de la gestion des vies qui ne laisse pas de me rebuter. Pour les mêmes raisons qui m'obligent à me raidir, cette substruction m'a passionné. Otto Maas considère que ses travaux précédents en ont été les brouillons et qu'elle fut le prototype des cités souterraines mises en chantier au Qatar et à Bahreïn. « Imaginer la prison idéale, c'est rêver de la société idéale », m'a-t-il confié, devant l'écran d'ordinateur où venaient d'apparaître les plans des lieux et le réseau de surveillance électronique correspondant - des documents top secret. « De nos jours, un endroit où vivent plusieurs communautés d'hommes ou de femmes doit offrir à chacun des garantes d'hygiène, de confort et même de luxe, si on veut y maintenir I’ordre. Si vous réunissez ces trois éléments, vous vous rendrez compte que la notion de liberté est on peut plus superflue. On construisait depuis toujours des prisons pour empêcher les gens d'en sortir. Bien qu'Atlin soit, du simple fait de son enterrement, celle dont on ne peut s'échapper, je l'ai d'abord conçue pour qu'on ne songe même pas à le faire, et qu’ensuite on ne le souhaite plus. » (p. 156-157)

Enfant, je me disais que l'île du Belvédère des Buttes-Chaumont était creuse et qu'une antenne de la Protection civile y logeait en secret, veillant sur Paris. J'ignore encore si j'avais raison, mais en accompagnant Otto Maas à Kuala Lumpur pour l'inauguration d'un nouveau site j'ai pensé que lui et moi, à quelques années de distance, avions eu la même idée. À trois kilomètres de la cité, une montagne avait été évidée par de titanesques bulldozers. Une sorte de dôme de plusieurs centaines de mètres de haut avait été construit à l'intérieur. Un ciel étoilé la nuit, ensoleillé le jour, avait été mis au point sur la voûte, au-dessus d'un lac artificiel de deux hectares. De ces eaux transparentes aux reflets de lagon - des animaux marins y évoluaient - émergeaient de petites îles sur lesquelles avaient été bâties une cinquantaine de maisons aux architectures inspirées du folklore mondial.
Quand je questionnai l'auteur de cet archipel in vitro à propos de ces villas, de ces cases, de ces fermes luxueuses, celui-ci se tut et appuya sur l'un des boutons du tableau de bord de la tour de contrôle, érigée au milieu des flots, dans laquelle nous nous trouvions. Les plaques de la voussure se retournèrent alors une à une et le ciel se transforma en un formidable miroir concave où se refléta le planisphère tout entier. Chaque île avait la forme d'un continent : Otto Maas avait reconstitué le monde sous terre. Ceux qui en avaient les moyens pourraient choisir d'habiter l'Afrique, l'Amérique, l'Europe, l'Asie, l'Océanie, dans ce lotissement planétaire et passer d'une région du globe à l'autre en toute sécurité, à bord d'un canot à moteur. La tête levée vers la terre, je restai bouche bée.
Je comprenais mieux ce dont Atlin avait été le banc d'essai. Et la discussion avec Otto Maas dans l'avion du retour tourna autour du thème de la servitude volontaire. « Je voulais prendre l'exact contre-pied des visions archaïques, sinistres, de la détention et de la surveillance que l'inconscient collectif véhicule. Si je réussissais mon bâtiment, la captivité devait finir par être un choix et le contrôle un gage de bien-être pour la population. C'est ce qui est arrivé, mis à part le cas Ferréol, je vous l'accorde. Fermé, l'œil martial, intrusif, du violent Big Brother quand s'ouvre celui bienveillant, compatissant, attentionné, empressé, obligeant, de ma Big Mother. C'est pour la santé des incorporées, c'est pour leur sécurité, leur tranquillité, que tout est conçu à Atlin. J'ajoute que le fin du fin est atteint quand il n'est plus nécessaire qu'une instance supérieure assure la sérénité du groupe parce que ce dernier, une fois les conditions réunies, l'assure lui-même. Le plus difficile est de soulager les individus de la notion du temps, douloureuse quand on est enfermé, inutile quand on ne l'est pas. J'aspire à une sorte de chronosthésie à travers l'utilisation des murs d'images, le travail sur les sons et la lumière, et aussi l'emploi des médicaments. Une personne qui a trop le futur en tête va se faire des idées. Ferréol devait être de ces gens. » (p. 199-201)

Mathieu Terence, Technosmose (Gallimard, 2007)

Ce roman d'anticipation (légère) nous invite à voir notre société à travers l'œil de la proie et les livres comme seule façon de s'enfuir de la prison panoptique en cours d'édification.

Mathieu Terence est né en mai 1972 à Sain-Germain-en-Laye. Il a publié auparavant :
Palace forever (Distance, 1996)
Fiasco (Phébus, 1997)
Journal d'un coeur sec (Phébus, 1999)
Les Filles de l'ombre : nouvelles (Phébus, 2002) Prix de la Nouvelle de l'Académie française
Aux dimensions du monde : poèmes (Léo Scheer, 2003)
Maître-chien (Phébus, 2004)

Quelques articles en ligne :
- Maxence Grugier, « Manuel de survie en milieu inhumain » (Fluctuat.net)
- Christophe Greuet, « Technosmose, captivités en creux » (Culture café)
- Laurent Simon, « Futur presque parfait » (Zone littéraire)
- Pierre Bottura (Chronic’Art)
- Hubert Artus, « L'anticipation renouvelle le roman politique » (Rue89)

- page 13 de 21 -