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écrivains

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dimanche 24 février 2008

gustave goûté

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Je prends un livre au hasard sur la pile à côté de mon corps et l'ouvre non sans peine. Les pages en sont si lisses que mes doigts croient caresser, une dernière fois, sa peau.
Au début, les lignes restent empilées les unes au-dessus des autres, puis des rigoles apparaissent, des fêlures blanches qui redonnent peu à peu un semblant de vie au rectangle noir. Enfin secs, mes yeux reconnaissent l'aberrante géographie de l'alphabet et il m'est donné de lire une phrase, une seule : « Nous étions à l'étude, quand le Proviseur entra, suivi d'un nouveau habillé en bourgeois et d'un garçon de classe qui portait un grand pupitre. »
C'est l'entrée en matière de Madame Bovary, le seul roman de Flaubert que j'ai lu et relu plus de dix fois, pour diverses raisons, à diverses époques. Toutes oubliées. Estée, me dis-je, Estée n'y sera pas. Je vais lire le livre d'une traite, train épris de rails, et quand le dernier tunnel me recrachera à l'air libre je serai guéri.

Madame Bovary : je te connais par cœur. Tu seras ma salvatrice musique d'ascenseur, mon passeport « easy listening » pour le monde des vivants, ou des zombis, peu importe, je corserai l'eau bénite s'il le faut, mais je survivrai au passage. Lire est évident, comme le mouvement de bascule du tabouret quand la corde se tend. (p. 14-15)

Le château, de construction moderne, à l'italienne, of course et cetera ! Coup d'éclat ! et tant pis pour ses deux ailes et trois perrons, ce soir je casse la baraque. (Quand j'étais petit, l'expression « sauter les descriptions » m'insupportait déjà, me croyait-on voué à un parcours hippique, attentions aux haies, plus haut, plus haut, ici une barre, blanche et rouge comme un dégueulis dentifrice figé horizontalement à un mètre vingt du sol, allez, élan, élan, on saute ! Alors que justement les descriptions, qu'elles fussent de corridors ne menant qu'à la désorientation de soi ou d'étangs grouillant d'une faune abjecte, permettaient cette dissolution qu'interdisait la bruyante partie de flipper des dialogues. J'aimais la façon sournoise qu'avait la description de s'exfolier sur la page, cette gangrène qu'elle promenait comme si de rien n'était, comme si le corps soi-disant sain du récit pouvait se passer de digressions infectieuses. Le décor n'était pas planté comme un radis, mais pierre après pierre, et dans chaque pierre il était possible d'entendre roucouler des siècles et des siècles d'érosion, de stupeur. L'œil pouvait se perdre dans les plis d'une robe et n'en jamais resurgir ( ( la nuit ( ( ( souvent) ) ) venait tout enterrer ) ) ; les paysages se taillaient la part du lion, et le lecteur-lion que j'étais les bouffait tranquillement, os par os, détachant les nerfs et les tendons avec la même application d'un amant dénombrant les taches de rousseur sur le dos ou les cuisses d'Estée qui ne reviendra pas, maintenant les descriptions je les fais sauter – et cetera !) Ce soir c’est la masse critique. (p. 65-66)

comme les taupes que je voyais aux branches qui avaient des vers leur grouillant dans le ventre, crevé, enfin.
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que je voyais aux branches qui avaient des vers leur grouillant dans le ventre, crevé, enfin.
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qui avaient des vers leur grouillant dans le ventre, crevé, enfin.
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grouillant dans le ventre, crevé, enfin.
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crevé, enfin.
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Enfin je sens, dans les plis de cette brève convulsion, battre le pouls de Celui qui l'a dégorgée à coups de giclée d'encre après avoir trempé sa plume dans son encrier en forme de crapaud.
Flaubert est là tout près, comme s'il se savait lu.
Profitant d'une soudaine capillarité, ou plutôt conductivité du papier, je me laisse aspirer, sliourp ! hors du tracé des mots pas encore secs et remonte tel un homme-obus le fût tendu de la plume. Parvenu à la jonction des doigts - ses doigts, bon sang ! les doigts de Flaubert ! -, je m'immisce sous les ongles ras, m'enivre de leur brutalité chantante, puis m'enfuis dans les veines minuscules que recèlent les boisseaux des nerfs - névrose, vous dis-je ! névrose… -, et en quelques instants j'ai atteint le coude qu'en pliant il - lui ! le grand homme ! - m'aide à contourner afin de mieux me propulser jusque dans le gras de l'avant-bras où après une ou deux hésitations musculaires je suis irrémédiablement hissé par la tension de l'épaule dont le brutal haussement me descelle et m'envoie forer, bien en deçà, sous l'éponge pulmonaire, jusqu'au cœur, gros comme celui d'un bœuf, tout persillé d'humeurs tonitruantes.
Les contractions de cette pompe affolée me cognent, c'est la raclée, j'essaie de me protéger mais en vain, je l'ai bien cherché, je l'ai mérité, et Faubert de moi ne fera, je le suppose, l'espère, qu'une - beurk - bouchée.
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Au fin fond de Flaubert - ridiculus sum ! - il fait nuit. (p. 130-132)

Claro, Madman Bovary (Verticales, 2007)

Décidé à soigner une rupture par l’immersion dans la relecture de Flaubert, le narrateur plonge dans Madame Bovary comme Alice dans le miroir, ou « Madman Bovary » dans une mission de super-héros. L’hommage est parfait car ludique et irrespectueux, oscillant entre déclaration d’amour et saccage : le texte de Claro s’élabore à même les plis de quelques citations préférées, dans un rapport très physique à la langue de Flaubert ( « gustave goûté » est le titre d’un chapitre ) et rend compte de manière jubilatoire des variations dans le rythme de la lecture, de fulgurances en lassitudes, d'hystérie en admiration stylistique.

(Christophe) Claro est né en 1962.
Il a publié :
- Ezzelina (Arléa, 1986)
- Insula Batavorum (Arléa, 1989)
- Le Massacre de Pantin (Fleuve noir, 1994)
- Éloge de la vache folle (Fleure noir, 1996)
- Livre XIX (Verticales, 1997)
- Enfilades (Verticales, 1998)
- Tout son sang brûlant (La Pionnière, 2000)
- Chair électrique (Verticales, 2003)
- Bunker anatomie (Verticales, Minimales, 2004)
- Black Box Beatles (Naïve, Sessions, 2007)
Claro a aussi traduit et fait découvrir en France de grands écrivains de langue anglaise (Pynchon, Rushdie, Danielewski, Kathy Acker, Dennis Cooper, James Flint, etc. etc.), et il est co-directeur avec Arnaud Hofmarcher de la collection Lot 49 aux éditions du Cherche midi.

en ligne :
Le clavier cannibale, son blog
Fric Frac Club
un entretien avec Delphine Heitz (Tick’art, 18 janvier 2008)
et des billets chez Babel XXV, Tabula rasa, Dernière marge et rougelarsenrose.

samedi 23 février 2008

vider les lieux

lise_beninca.jpg

La passivité me prend dès que je suis seule. Une inertie mauvaise qui engourdit le corps. Jean s'inquiète que je reste assise trop longtemps sur le rebord du lit, sur le rebord de la baignoire. Jean s'inquiéterait de me voir assise là, les pensées par associations tournant et tournant. Tu ne vas pas mettre deux heures pour te sécher, quand même. C’est que parfois l'idée d'action perd de son sens. Il me semble qu'il serait tout aussi bien de rester sans bouger, ne plus rien faire, ne plus m’inscrire dans des gestes, rester assise sur le rebord de la baignoire et m'arrêter là. Sors de la salle de bains le café refroidit. Quelle image de moi livrer aux yeux du dehors, dans quel corps me montrer, cheveux tirés le visage en avant avec sur la bouche un peu de rouge à lèvres. Je passe du temps à compter les petits carreaux de faïence qui décorent le pourtour de la baignoire. Du bleu du blanc du bleu. (p. 27-28)

Je rentre après des détours dans les ruelles voisines. J'évite le boulevard. D'en bas, j'y pense. N'y a-t-il pas trop d'indéfini là-haut ? Cet appartement avec toutes mes choses, les choses de ma vie, ma vie dedans. Est-il bien conseillé de monter les escaliers ? Je pourrais jeter les clés et n'y jamais retourner. Laisser en plan toutes mes affaires et ne plus donner de nouvelles. Décamper. Faire place nette. Débarrasser le plancher. Au bout de quelques mois de loyer impayé, les propriétaires commenceraient à s’inquiéter. Puis ils feraient venir un huissier pour constater mon départ. Ils débarrasseraient mes meubles et mes vêtements, les objets, ils en garderaient peut-être un au passage, tout simplement. Vider les lieux. Ils savent à peine qui je suis. Jean n'est pas inscrit sur le bail. J'existe à peine. (p. 46)

Lise Benincà, Balayer fermer partir (Seuil, Déplacements, 2008)

Lise Benincà, dont c'est le premier livre, vit à Paris et rédige des chroniques pour Le Matricule des Anges. Son écriture retenue et inventive, explore, en revendiquant l’héritage de Georges Perec (dont on retrouve même, décrit p. 38-39, l’« immeuble parisien dont la façade a été enlevée… »), le vide au cœur de chaque espace, public ou privé, extérieur ou corporel.

en ligne :
une lecture à la librairie Litote en tête et une autre lecture à la galerie Mycroft.
Lise Benincà sera l'invitée d’Alain Veinstein mardi prochain, le 26 février (Du jour au lendemain).

mercredi 20 février 2008

puisque pape il y a

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En fait, si chaque écrivain du nouveau roman était essentiellement différent, ils se rendaient tous compte que ce « mouvement » leur rendait service… Nathalie Sarraute disait : « En somme, c’est une association de malfaiteurs ».
(…) Aujourd’hui, de toute façon, on constate la même chose dans le monde entier, pas seulement en France : la conviction fait défaut.
(…) Il n’y a plus de grands espoirs idéologiques. L’époque du nouveau roman était celle où l’on croyait à la révolution. Enfin, peut-être pas moi... mais tout de même. Cela avait un effet sur la vie littéraire bien sûr, où les débats étaient d’une autre ampleur qu’aujourd’hui, mais aussi sur la littérature elle-même.
L’époque est prise d’une espèce de lassitude, désenchantement, lendemain de fête... Mais on ne sait jamais : peut-être que cela s’appelle l’aurore... »
Entretien avec Christine Ferrand (Livres Hebdo, 12 janvier 2001)

Une petite brassée de liens supplémentaires :
- rediffusion dans Ce soir ou jamais hier d’un entretien avec Frédéric Taddéï le 24 octobre 2007
- d'intéressantes archives de l’INA
- interrogé par Guillaume Durand, sur Marguerite Duras
- un dossier BibliObs avec des points de vue ... amusants

Quant à la photo ci-dessus, dénichée et commentée ici par François Bon, à qui je la vole (en espérant qu’il ne m’en voudra pas), elle est beaucoup moins connue, mais elle montre le « pape du nouveau roman » (comme vont répétant les journalistes) en prière sur la tombe du roman.

mardi 19 février 2008

pas tout à fait immortel

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Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi. Comme c’était de l’intérieur, on ne s’en est guère aperçu. Heureusement. Car je viens là, en deux lignes, de prononcer trois termes suspects, honteux, déplorables, sur lesquels j’ai largement concouru à jeter le discrédit et qui suffiront, demain encore, à me faire condamner par plusieurs de mes pairs et la plupart de mes descendants : « moi », « intérieur », « parler de ».

Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient (Minuit, 1984, p. 10)

Alain Robbe-Grillet est mort la nuit dernière. Même si ce n'est pas mon romancier préféré sur la photo de groupe, je lui sais gré d'avoir su rester impertinent et turbulent jusqu'au bout : se faire élire à l'Académie française était une belle revanche pour un nouveau romancier ; refuser ensuite de sacrifier aux rites de la vieille maison, et en conséquence n'y pas siéger, était mieux encore !

en ligne, pas grand chose :
un article de Michel Contat (Le Monde)
« Alain Robbe-Grillet : Bibliographie » par Christian Milat
et les pages des éditions de Minuit

jeudi 14 février 2008

les ficelles du métier

foucard_civil.jpg

Linda : Comment on parle aux jeunes ?
T'as quel âge toi ?
Linda : 19.
Et à 19 ans tu te demandes comment tu dois parler aux jeunes de ton âge ? On en est encore à se coltiner ce genre de problème. Ne colportez pas ces clichés d'adultes pédagogues qui n'ont rien réglé et ne veulent rien régler. On a déjà dit, dans ce stage, à quel point on se foutait des donneurs de leçon.
II n'y a pas de recette pour s'adresser à ce tout nouveau groupe homogène inventé par les adultes et les médias. C'est du masochisme collectif, ils ne se relèvent toujours pas d'avoir lâché tant de leste, eux, élevés dans le respect de l'autorité parentale et la tradition. Ils ont honte, cherchent le dialogue, maintenant, colmatent les brèches, inventent des catégories qui pourraient s'entendre sur une langue commune avec très peu de vocabulaire. Mais ces jeunes pseudo révoltés n'attendent de nous aucun ton particulier, ni concession, ni complicité : ils attendent de nous des réponses à certaines questions, pas qu'on émette encore des doutes sur leur capacité à comprendre.
Un jeune est un civil. Il cherche un pays, des lois, des recours, des actes, des marges de manœuvre, des libertés, des marchés, des produits, des avantages. La révolte, il s'en branle, l'obéissance, il s'en branle, le dialogue, il s'en branle.
La jeunesse, c'est vous. Vous restez frais avec l'uniforme. La Police est le métier qui produit le plus de jeunes officiants. Pourquoi ? Parce que c'est vous qui en avez le plus besoin, parce que vieillir c'est pour plus tard et là seulement on verra ce qu'on fera de la Police. (p. 129-130)

Mettre un mot comme incivilité sur le marché, c'est marginaliser ceux qui s'y livrent. Vous me direz qu'un simple mot ne risque pas de les émouvoir, mais justement si. Il crée un besoin, le besoin de mettre un terme aux incivilités. Encore rien de persuasif ? Si. Parce que tant que le mot ne circulait pas, c'était des libertés qu'on prenait. Il a scindé le principe de liberté en deux : les libertés et les incivilités.
La profession, le logement, les droits, les lois, ne suffisent pas au civil pour s'intégrer à sa société, il lui faut aussi ne pas commettre d'incivilités. En augmentant le nombre des civils marginaux pris en flag, il les pousse à regagner massivement leur légitimité. Bientôt, commettre une incivilité sera un peu honteux. (p. 143)

L'art des mystificateurs est de savoir préparer le terrain dans les moindres détails, mais il faut un certain aplomb pour venir défier la Police en son sein. Modena doit cette témérité au fait que sa mère a été un personnage de notre service, ayant occupé le poste de chef d'escadre durant toute sa carrière. Lana aurait pu enseigner à des recrues vue sa maîtrise du métier. Il n'était pas rare que nous lui demandions son avis avant une intervention délicate lorsque je débutais en ma qualité de jeune inspecteur. Aujourd'hui, Lana a pris sa retraite et s'occupe d'œuvres sociales à Fun ainsi que des œuvres de la Police dont elle assure la direction.
Modena était donc parfaitement bien informé des ressources du métier, d'autant qu'à 20 ans, il passait déjà le concours d'entrée à la Police madèrienne, sans résultat. Pourquoi l'avoir raté ? C'est un mystère complet : nos archives montrent des notes satisfaisantes venant s'ajouter aux garanties qu'offrait sa mère en pareille occasion. Il semble que ce soit un renoncement impromptu de sa part en plein milieu du concours d'admission. Sa passion d'instruire, déjà à cette époque, a dû submerger sa volonté d'exercer.
Impatience ? Non. C'est à presque 40 ans que Josh Modena a pris l'initiative de son usurpation, soit vingt ans après ce premier passage dans nos services. Il s’est donné le temps d’apprendre, de connaître toutes les ficelles du métier. (p. 159-160)

Daniel Foucard, Civil (Léo Scheer, Laureli, 2008)

Fiction polémique et piégeuse, imposture philosophique, réflexion pernicieusement drôle sur les pouvoirs trompeurs du discours et de la fonction sociale.

Daniel Foucard a publié auparavant :
- Peuplements (Al Dante, 1999)
- Stabilité (Poésie Express, 2000)
- Container traité de remplissage (Sens & Tonka, 2001)
- Novo (Al Dante/Léo Scheer, 2002)
- Cold (Léo Scheer, Laureli, 2006)

en ligne :
- lecture par l’auteur
- d’autres extraits chez Berlol, qui dit n’avoir pas aimé la chute, ce qui laisse perplexe
- Benjamin Berton, « Mais que fait la police ? » (fluctuat.net)
- Eric Loret, « Philosoflic » (Libération)
- Nathalie Quintane (Sitaudis)

vendredi 8 février 2008

vieille, revêche et écervelée

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Avant j’étais jeune et docile, je ne savais pas dire non et voulais faire plaisir à tout le monde. J’acceptais les demandes des photographes et répondais aux interviews alors même que je détestais cela, prendre la pose. Aujourd’hui, je suis vieille et revêche et voudrais n’en faire qu’à ma petite tête (de linotte ?), c’est-à-dire continuer d’écrire, mais le plus discrètement possible.
Ai-je tort, ai-je raison, je l’ignore, seulement je viens de passer deux ans (trois en comptant les rêveries préliminaires) dans la peau d’un homme qui, pour se réconcilier avec lui-même, décide de prendre le risque de (se) décevoir et me dis qu’il serait bon d’en prendre de la graine. Et puis j’ai toujours pensé que mes personnages avaient des vies plus intéressantes que la mienne...
Les malveillants diront « Elle se la pète », les bienveillants penseront « Elle a de la chance... ».
La chance, ou la faiblesse, de croire que ses personnages justement, sauront bien se défendre tout seuls...
Vieille, revêche et écervelée.
Voilà pour le cru 2008.
Mais attentive cependant.
Assez attentive pour répondre à toutes les interrogations que pourrait éveiller chez vous la lecture de ce nouveau roman.
Sachez donc que je me tiendrai de l’autre côté de l’écran et répliquerai de mon mieux pour me faire pardonner mon « manque de visibilité » ...
Bien à vous,
A. G.

Lettre d'Anna Gavalda aux journalistes, janvier 2008

mardi 5 février 2008

refonte ontologique

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Le débat progressait : les hommes pouvaient-ils être considérés comme des partenaires sexuels intéressants ? Sur le plateau d'Arte, les échanges furent animés. Il y avait du pour et du contre. Des femmes évoquèrent avec enthousiasme les joies de la pénétration. Une grosse pouffiasse blonde témoigna longuement, un second boudin, une Black obèse, renchérit. « Une bonne queue, il n'y a que ça de vrai », résuma d'une belle voix de gorge Emilia, une jeune attachée de presse de Prada, bien moulée, dotée d'une grande bouche de suceuse. On avait tout de suite envie de lui mettre coquette dans le bec. Elle pouvait avoir vingt-trois ans. Elle adorait se faire ramoner, la salope. Devant, derrière, susurrait-elle, j'aime tout ! Boudin Blanc et Boudin Noir firent chorus : la pénétration, c'était trop bon ! Mais leurs consœurs plus âgées n'eurent pas de mal à les convaincre de la tristesse de la chair. Une bite qui ramollit inexorablement devant la chatte d'une femme parce que la femme vieillit, c'est déprimant. Cela atteint profondément l'ego. On filma Emilia en plan fixe, avec en voix off des microrécits de vioques délaissées, frustrées, définitivement minées. Les mecs étaient des porcs, ils les avaient bien sautées au début, et puis après... Quand elles avaient eu trente ans, c'était déjà devenu très dur, à trente-cinq après deux grossesses, c'était la Berezina. Les types voulaient de la viande fraîche, de l'adolescente en jupette, leur sexe était lamentable devant celui de la femme qui les aimait, mais il se redressait comme un gourdin devant la première nymphette qui ramenait son petit cul. Pour les femmes aimantes, le sort était cruel : frustration, boulimie, solitude, somnifères et antidépresseurs, suicide souvent. Le joli visage d'Emilia la baiseuse paraissait horrifié, elle retint de longs instants ses larmes, de toutes ses forces. Ses muscles faciaux tremblotaient. Un silence total régnait sur le plateau de télévision éclairé de couleurs pastel.
Ce moment fut très émouvant, très télégénique. Puis Emilia éclata en sanglots, son mascara coula, elle faisait penser à Nosferatu. Elle se réfugia dans les bras de Stéphane Bern. Il paraissait légèrement déphasé. Des vieilles peaux la prirent alors dans leurs bras plus ou moins ridés, la dorlotèrent. Une radasse permanentée, éplorée elle aussi, la blottit contre sa poitrine flapie, lui murmura des paroles de consolation, comme une mère rassure un bébé qui vient de faire un cauchemar. Il y avait des solutions, elle n'était pas toute seule... La petite attachée de presse était inconsolable, une madeleine.
L'audience de l'émission battit des records : un « mouvement de masse » s'ensuivit. Un peu partout en France, puis dans tous les pays de l'Union européenne, il parut acquis qu'on ne pouvait pas se permettre de conserver l'humain mâle en l'état. Les guerres, la violence, la misère affective et sexuelle des femmes, ça allait bien comme ça. Lorsque l'abeille femelle revient à la ruche après l'accouplement, les ouvrières, pour préserver sa suprématie, effectuent un véritable massacre rituel des mâles présents. Le frelon est supprimé pour deux raisons : il n'est plus utile pour la reproduction, il constitue une menace s'il reste en vie. Il fallait se rendre à l'évidence. L'insémination artificielle déjà, le clonage bientôt avait une conséquence de taille : les hommes n'étaient plus indispensables à la pérennité de l'espèce humaine. Leur libido (libido sentiendi, libido dominandi) était visiblement incompatible avec les besoins fondamentaux des femmes. Une refonte ontologique s'imposait.
Fallait-il gazer ? Très largement, les Européennes, consultées par référendum, s'opposèrent à cette solution radicale. Cela rappelait visiblement des souvenirs pénibles, et de toute façon les infrastructures allemandes avaient été très mal entretenues. Une réponse s'imposa, un moyen terme en quelque sorte : les hommes seraient maintenus en vie, alimentés, éduqués normalement. Mais à la puberté, ils seraient châtrés et leur verge serait sectionnée à la base. L'ablation se ferait sous contrôle médical, sans drame ni douleur (la péridurale serait remboursée et pourquoi pas, si nécessaire, les antidépresseurs).

Héléna Marienské, « Restriction du domaine. À la manière de Michel Houellebecq », Le degré suprême de la tendresse (Héloïse d’Ormesson, 2008, p. 60-62)

un autre long extrait du pastiche (Lire)

lundi 4 février 2008

contraignons tout fous

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Pas facile à citer le pastiche de Perec, qui s'apprécie sur la longueur !
Je tente quand même le coup, préférant, pour ne pas choquer les âmes sensibles par des scènes trop sexuelles, trois passages paratextuels :

Vint alors, indiqua Swann, accompagnant la vocalisation qui avait fait fuir cinq intrus : Amour, amour qui supplanta Thanatos, qui bannit Cronos boulottant un à un tous fistons à lui. Amour oui, Amour du corps, surtout... Chair, plaisir, plaisirs donc. Mais plaisir puisant son maximum dans un puissant travail cognitif, dans un circuit rigolant du signifiant, dans un humour caracolant, dans un fictif oulipisant un roman au goût du jour... Fiction, conclut-il d'un ton fat, nouant tous actants (adjuvants ou opposants, malandrins ou mandarins, gus ou nanas) à la louf, à la maboul, à la dingo, à la zinzin ! (p. 164)

La lady fut ainsi qu'un flash, un voyant clignotant attirant l'iris, un corps irradiant l'inouï plaisir : l'Apparition.
« Un Canada-Dry, lança, soudain jovial au vu du court jupon, Bourba ragaillardi.
- Ah bon ? Un brin connotant, non ? grogna l'argousin, qui sous son air obtus avait lu (on l'a vu).
- Mais why not, aska tout à trac mon mafioso, vrai mastar mais instruit itou, à Janson, à Harvard, puis à la Sorbon. Allons-y allonzo ! Connotons donc, surconnotons un max, lipogrammons à tout va, contraignons tout fous, palindromisons à l'occasion, buvons ainsi un simili cocktail, un truc trichant, un « à la façon d » alcool, oulipisant à son tour, ma foi. Oui ! Trois fois oui, qu'il soit vu (pourquoi pas : qu'il soit lu), qu'il soit bu jusqu'au bout, par nous, ici, un imitant, un honorant, un gondolant faux-paraissant, un qui a coloris d'alcool, qui a goût d'alcool, qui a prix d'alcool, mais qui jamais au grand jamais fut alcool. »
On l'aurait dit saoul. Ah, l'amour !
« OK pour l'antifaçon canadadryant, admit Swann, bon flic. Mais pour moi, un grog. »
Romuald apporta un Canada, six moins cinq grogs.
On but. (p. 166)

Point crucial, pourtant, qui provoqua un grand baroud dans un circuit aristarcal mondial. Mikhaïl Bakhtin, lorsqu’il lut jadis l’ardu canadadryant miniroman (dit aussi CMR) qu’ami lisant, tu lis, toi, à l’instant, Bakhtin qui tout compris au fictif, plus malin qu’un pourtant pas idiot T. Todorov qui, lui, votait oui au plaisir du corps (non du corpus ! scripta-t-il, finaud), plus au point qu'un pourtant fort brillant Oswald Ducrot qui, non sans à-propos traitant Todorov d'idiot scribouillard, d'absurdus Sanctus Bovus, votait oui au scriptural, à l'affabulation, à l'attirail narratif, Bakhtin proposa, dans sa communication « Notations sur un hapax narratif : À Flora, ou l'apparition/disparition », communication qu'il consacra au substrat narratif du CMR qu'H.D.O. fournit aujourd'hui au public, Bakhtin donc conclut non sans brio qu'il s'agissait là d'un point ambigu, mais qu'ainsi tout vibrait là dans l'ambigu, dans l'infini profus. Son oui - l'oui, ouiiiiii à Flora, soyons clair - approuvait donc chatouillis, mais aussi roman, roman mais aussi chatouillis, dito roman chatouillant. Signalons rapido un point : sa conclusion n'ayant pas, mais alors pas du tout, satisfait Starobinski, ni Roland dit R.B. (qui soit qu'il s'appuyât sur Chomsky pour la fonction insignifiant/signifiant, soit qu'il s'inspira d'un L. Strauss pour l'opposition cru/cuit, proposait un laïus fort convaincant), pas plus qu'Hamon, ni Massimo Fusillo, ni Larthomas, un clash arriva. Un pugilat suivit. Mais mon fictif, ami lisant, va supprimant, caviardant, sucrant, tout hors-cursus. Ainsi va sa loi. Ah, roman, tant d'afflictions, d'horrifiants martyrs ton sacro-saint amour du continu nous fait-il subir ! (p. 187-188)

Héléna Marienské, « Flora, ou l’apparition. À la façon d’un mirifiant G.P. », Le degré suprême de la tendresse (Héloïse d’Ormesson, 2008)

dimanche 3 février 2008

croqueuse de styles

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On dérobe à la femme la parole, elle dérobe momentanément le sexe. Moi, je dérobe à mes auteurs leur style, le temps d'un récit. Rien à voir avec un « exercice littéraire ». C'est un livre politique (j'y tiens), et donc féministe (j'y crois). Un féminisme à ma mode, libertaire : un titre moqueur s'impose donc. Je le chipe à ce macho de Dali, qui définissait ainsi le cannibalisme : « le degré suprême de la tendresse ».
Reste maintenant, Lecteur, à te présenter mes honorables pastichés. Dans l'ensemble, je les ai choisis pour la force de leur style. Céline, Perec, Montaigne, La Fontaine et plus près de nous Houellebecq se sont imposés autant par l'originalité de leur inspiration que par l'autorité de leur écriture. Peu m'importait que les auteurs soient, ou non, célèbres. Il suffisait que je les aime, et avec tendresse. Les Historiettes de Tallemant des Réaux sont appréciées par un public lettré, mais on pourra goûter les caprices de l'entreprenante Marquise Héloïse sans avoir lu cet auteur méconnu. Ensuite, mille libertés par rapport au point de départ. Ce sont vraiment des textes libertins qu'on peut lire en oubliant tout à fait qu'ils sont des pastiches et n'y voir que les récits de fantaisies érotiques, celles d'une rate de petite vertu ou d'une star du Crazy, parmi d'autres friponnes. Parfois, la scène est traitée sur ce mode fantastico-comique qu'on ne trouve que chez Ravalec, ou sur un ton badin, avec La Fontaine et Montaigne. Il a même suffi de la suggérer, non sans désinvolture, chez Perec ou Céline. Bref, un prétexte à variations.
Pasticher est une étrange aventure : donner la parole à l'autre, à vrai dire la lui imposer, permet de lui faire dire ce qu'il n'a jamais osé formuler. Entrer par effraction dans le tréfonds d'un auteur, s'approprier son souffle, écouter ses silences, sonder son cœur et ses reins, révéler, au détour d'une phrase, les fantasmes qu'il a toujours tus... quelle jubilation, parfois.

Héléna Marienské, Le degré suprême de la tendresse (Héloïse d’Ormesson, 2008, « Préface », p. 9-10)

Pour passer d’une croqueuse d’hommes à quelques autres, je suggère la lecture du Degré suprême de la tendresse, d’Héléna Marienské : une série « savoureuse » (si j’ose dire s’agissant du motif de la castration punitive par morsure) de pastiches qui sont à la fois très drôles, au premier degré, et très intelligents, dans la « mémoire commune » entre auteur et lecteur qu’ils mettent en jeu.

Bien sûr mon pastiche préféré (c’est aussi celui de l’auteur, qui en parle longuement dans un entretien avec Sylvie Tanette pour la Radio Suisse Romande, dont la fin est tronquée, malheureusement) est le dernier, où elle ose se lancer dans une suite érotique de La Disparition de Georges Perec, sans e bien sûr mais avec aussi quelques autres des contraintes perecquiennes, et même des mots croisés : jubilatoire !

Héléna Marienské est agrégée de lettres et a publié en 2006, chez POL, un premier roman, Rhésus, qui a obtenu plusieurs prix.

deux critiques en ligne :
- « Houellebecq, pour rire » par Didier Jacob
- « Le degré suprême de la tendresse » par Stéphanie des Horts (Revue Littéraire, 33)

vendredi 1 février 2008

petites natures mortes au travail

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Ils viennent de ressortir en Folio (après une première édition en poche chez Points Seuil en 2001), alors si vous ne les avez pas lu lisez aussi, d'Yves Pagès, les 23 courts récits sur le monde du travail magnifiquement titrés « Petites natures mortes au travail ». En voici un comme apéritif :

L'unanimité moins une voix
Il est presque minuit, Mado sort du Fouquet's, avenue des Champs-Élysées. Elle vient d'y claquer un dixième de sa mensualité d'institutrice. Et alors ? Ces petites folies dépensières ont un goût de revanche. Et puis, quitter une banlieue déserte pour le centre ville, c'est le moindre des dépaysements en période estivale. Disons qu'elle s'est payé un dîner d'anniversaire. Pour fêter quoi ? Le trou noir des vacances scolaires. Quand les congés payés ressemblent à deux longs mois d'arrêt maladie. Au menu, ni gâteau, ni bougie, juste un kir et quelques gélules en guise d'apéritif. Pour s'en sortir, son thérapeute lui a conseillé de sortir. C'est fait. Dans le haut lieu du noctambulisme parisien, elle espérait croiser, du regard au moins, une vedette. Chou blanc, plutôt salé à l'addition. Après le repas, un filin, n'importe lequel, pour distraire son célibat.
Au cinéma, on aurait dit une salle de classe, mais sans élèves. Vingt-cinq rangées de fauteuils vides, tant mieux.
Deux heures plus tard, Mado rejoint son automobile, sans prendre garde à la foule tapageuse qu'elle traverse en somnambule. Tant pis, elle n'a plus le courage de tourner la clé du contact. Un autre cachet, et elle s'endort au volant, le corps en panne sèche. Mais les désœuvrés du samedi soir sont plus nombreux que d'habitude, et agités d'une joie unanime. La belle endormie, au point mort, les met en rage. Par dizaine, comme en apesanteur, ils marchent sur le toit de sa bagnole. Mado se réveille soudain en Enfer. Ce chahut juvénile lui rappelle certaines fins de cours... à moins que ce ne soient ses échecs scolaires qui reviennent la hanter. Les yeux mi-clos, elle démarre. Personne ne s'écarte. Au contraire, la multitude se densifie à mesure qu'elle revient à la réalité.
Des cris, des fanions tricolores, et puis du sang sur le pare-brise.
Madame X. a donc commis un crime. Avec ou sans préméditation ? Difficile d'en juger.
Ce soir-là, l'équipe de France de football venait de remporter la victoire face à onze Brésiliens somnolents. Ou médiqués à trop forte dose, comme Mado. Peu importe. Avait-on le droit d'ignorer l'événement ? De faire comme s'il n'avait pas eu lieu ? Pire encore, de manifester égoïstement son malheur alors qu’une une fête nationale battait son plein sur l'artère majeure de la ville lumière. Tous Français à tue-tête, sauf Mado, en son sommeil paradoxal. Tout un peuple élu à l'unanimité moins une voix.
Après une nuit blanche, Mado s'est constituée prisonnière dans un commissariat de banlieue. On l'a placée en observation à l'infirmerie psychiatrique de la Préfecture de police. Et pour cause. Il. faut avoir perdu sa raison sociale pour remonter seule et à contre-courant une autoroute de l'Information.
Quant au score provisoire : un mort, cent dix blessés, dont neuf dans un état grave.

Yves Pagès, Petites natures mortes au travail (Verticales, 2000, p. 65-67)

en ligne :
un beau commentaire de Marie Gauthier
et deux entretiens pour Périphéries et L'Humanité

jeudi 31 janvier 2008

délit de fuite dans les idées

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J’avais onze ans moins des poussières et aucun goût pour m’enfermer à livre ouvert, ni la patience après sept heures de tableau noir au collège. Même les bulles des bandes dessinées, je préférais ne pas m’y attarder, m’en sortir sans, et sauter les sous-titres aussi, en bas de l’écran, quand les films parlaient en version très originale. Rien que les images c’était suffisant, ça s’expliquait tout seul, contrairement à Marianne, qui cloîtrait ses heures creuses dans sa chambre à part, droit d’aînesse oblige, prière de ne pas déranger, silence on tourne les pages, pendant qu’elle se mettait en veilleuse sous les draps pour dévorer en douce sa bibliothèque rose, puis verte, puis dorée sur tranche jusqu’à mi-chemin d’insomnie.
Ce mardi 6 février 1973, vers 19 heures 15, pendant que ma sœur était censée travailler ses gammes au Conservatoire, moi, j’étais tout bêtement sur mon lit, plongé dans un bouquin de haute philosophie, studieux comme jamais. Si bizarre que ça puisse paraître, je déchiffrais un grand classique d’un autre âge, sans y piger grand-chose mais sans oser m’arrêter non plus, une ligne sur deux ou trois, du bout des yeux, au kilomètre, juste pour avoir l’air innocent, le plus absent possible, parce que j’avais peur de ce qui risquait d’arriver, l’engueulade qui m’attendait à coup sûr dès que ma sœur serait rentrée. Je voulais juste disparaître, en chien de fusil sur l’édredon, qu’on m’oublie définitivement, mais comme, vers 19 heures 15, dans l’appartement, il n’y avait personne pour confirmer que j’étais chez moi, en train de me cultiver, alors personne n’a voulu croire à mon alibi et on m’a soupçonné d’avoir brouillé les pistes exprès. Ensuite, c’est vite devenu impossible de démontrer le contraire, parce que vingt minutes de solitude, à ce stade de l’enquête, c’était juste un trou dans mon emploi du temps et, faute de témoin, à onze ans moins des poussières, ma parole contre la leur, ça comptait pour presque rien. (p. 13-14)

À la première question, d'abord je n'ai rien dit, ça leur servait à quoi de faire mine de pas savoir, alors que c'était écrit partout, sur l'étiquette pendue à mon cartable, sur chaque protège-cahier, sur la carte de bibliothèque, même cousu sur la doublure de mon anorak, et en grosses lettres sous une photo du journal qui traînait sur la table, à côté de leur machine à écrire, mais puisqu'ils insistaient, j'ai baissé la tête : Anselme. Et puis à la queue leu leu Romain Yves Émile.
À la deuxième question, j'ai préféré jouer franc jeu Onze ans moins des poussières, tout en devinant dans leur sourire en coin que ça sonnait un peu faux. T'avais dix ans tout court, dix et demi à la limite, mais avec eux chaque mot comptait double ou triple, comme au Scrabble, alors mes poussières en plus ou en moins, ça ne tombait pas juste. J'avais intérêt à rester bien droit sur ma chaise, sans me ronger jusqu'au sang, surtout les peaux mortes de l'index, qui dépassaient du sparadrap, pour ne pas gâcher l'examen et que je me rachète une bonne conduite. (p. 29)

Eux aussi, ça se voyait qu'ils avaient dû lire M. Kant et ses maximes catégoriques. Alors ils cherchaient à me tirer les vers du nez et le nom de mon complice, son âge, sa profession, parce que c'est lui, en me cachant, qui s'était mis hors la loi, et ça, il n'aurait pas dû pouvoir le vouloir, parce que nul n'est censé ignorer la nature fragile des enfants, c'est du bon sens universel, et en plus qui ne dit mot consent, et d'ailleurs celui qui consent à ne rien dire, c'est sa faute par omission, il n'avait qu'à pas garder le petit menteur et son secret dans le même sac, le beurre et l'argent du beurre, sinon c'est un cas très particulier d'enlèvement, un vrai péril en sa demeure, un outrage pervers à la vérité sur autrui, une assistance personnelle au danger, bref un délit de fuite dans les idées, et à la une de Détective ou de France-Soir, ça se paie d'une tête mise à prix.
Voilà, il était prévenu, et maintenant que j'étais délivré de ma promesse, j'avais intérêt à retourner dans le droit chemin, pour ne pas m'enfoncer plus bas, et laisser tomber ce faux ami qui m'avait poussé à la faute et aussi fait pousser des ailes en traître, dans le dos de mes proches parents et des autorités en uniforme, c'était mon tour de briser son silence dans l'œuf. (p. 36-37)

Yves Pagès, Le soi-disant (Verticales, 2008)

Yves Pagès aime explorer à travers les yeux de l’enfance les distorsions de la réalité : dans Le soi-disant, il emprunte les mots de Romain, « onze ans moins des poussières », innocent et coupable à la fois au milieu des enquêtes policière, judiciaire et psychiatrique, pour raconter un fait divers qui marqua les années 70, l'incendie du collège Edouard-Pailleron. Bien entendu, le « soi-disant », c'est celui qui se dit, mais aussi le soit-disant réel, qui s'échappe sans cesse tandis que se multiplient les glissements du langage, les hypothèses et les fausses pistes, avec comme fil rouge la lecture, impossible, de la Métaphysique des mœurs d’Emmanuel Kant.

Yves Pagès est né en 1963 et travaille aux éditions Verticales. Il a publié :
un essai, Les Fictions du politique chez L.-F. Céline (Seuil, 1994)
Les Gauchers (Julliard, 1993, Points Seuil 2005)
Prières d’exhumer (Verticales,1997)
Petites natures mortes au travail (nouvelles, Verticales, 2000, Folio 2007)
Le Théoriste (Verticales, 2001, Points Seuil 2003, Prix Wepler-Fondation La Poste 2001)
Portraits crachés (Verticales, «Minimales», 2003)

en ligne : un entretien avec Rebecca Manzoni (éclectik)

lundi 28 janvier 2008

l'exception de notre vie banale

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Les vaches aimaient la pluie. Elles auraient pu facilement aimer autre chose comme nous : l'esprit, la méthode, la puissance. Mais c'est l'eau du ciel finalement qu'elles aimaient. (p. 8)

Les vaches ont des robes pleines de ronces et de fleurs et de poudre des champs. Elles ne savent rien de l'exception de la vie terrestre sous les étoiles. Rien de l'exception de notre vie banale dans l'univers féroce toujours plein de notre cruelle errance avec dans la prairie tant de victoires perdues.
Comment expliquer l'impression qu'elles donnent d'être traversées par la vie même ? d'avoir une puissance identique à la vie ? Cette vie nue dans les champs. Cette vie sans propriétés. Ce corps immense et lourd et patient des vaches. (p. 9)

Les vaches ne lisent pas dans nos cœurs. Elles ne nous comprennent pas mieux que nous-mêmes. Jamais elles ne demandent notre reconnaissance ni notre gratitude ni notre haine comme nous le demandons à nous-mêmes. Et jamais nous ne les avons contemplées dans leur vérité. (p. 13-14)

Les personnes humaines trouvent aujourd'hui que les vaches n'ont plus figure humaine. Elles n'ont laissé derrière elles ni maîtres à penser ni histoires déchirantes ni métaphores sanglantes. (p. 15)

Les vaches n’avaient rien à maudire, n’avaient aucun regret d’innombrables survivances d’anciens mondes mal disparus. Ni de terre lointaine à conquérir ni d’océan à traverser.
Les vaches n’ont jamais dominé rien ni personne. (p. 19)

La mémoire des vaches n’a pas de profondeur. Elle est plate et douce et répétitive comme un très vieux chant. Elle contient des choses inoubliables et semblables à jamais. (p. 20-21)

Les vaches n'ont jamais eu besoin de notre vieille métaphysique s'embarrassant du caractère inéluctable et nécessaire de la mort.
Les vaches n'ont aucune superstition. Ni bonheur ni amour. Éternellement temporelles. Elles ignorent l'amnésie du repos. Leur existence même n'étant qu'un long repos actif dans les prés et les champs. (p. 29)

Frédéric Boyer, Vaches (POL, 2008)

Ce tout petit livre fait de courtes phrases hiératiques, énigmatiques, ironiques parfois, qui rappelle l’Ecclésiaste et reprend d’anciennes disputes sur la question de la grâce et du libre arbitre, est comme le contrepoint de la nouvelle traduction des Confessions de Saint Augustin que publie aussi Frédéric Boyer sous le titre Les aveux (POL, 2008).

mardi 22 janvier 2008

en traçant des gribouillis géants

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Dès que sa main va devenir assez agile pour tenir un crayon, l'enfant va séparer la matière en traçant des gribouillis géants, en ouvrant sur des cartons ou des grandes feuilles de larges fissures au crayon de couleur. Tous les enfants adorent dessiner. Jusqu'à six ou sept ans, ils réalisent un petit chef-d'œuvre de vérité à chaque fois qu'ils dessinent, ils voient avec leurs vrais yeux le monde tel qu'il est, ils peignent les dimensions et les significations tel que tout écrivain classique a rêvé de le faire : la maison est un carré et son toit est un triangle, la cheminée fait naître un fil dansant qui est sa fumée blanche. Le soleil projette des rayons dans toutes les directions, comme un gros oursin, et plus il fait chaud, plus ses antennes deviennent longues.
Le jour où ils découvrent l'orthographe et la grammaire, les enfants perdent le pouvoir de dessiner dans la vérité. La Société, alors, fait en sorte de les empêcher d'écrire. Beaucoup d'écrivains classiques résistent dès cet âge, mais la plupart ne parvient à retrouver la capacité d'écrire comme ils ont dessiné enfant, que très tard : après vingt ou trente années de pratique scripturaire. L'un d'eux, fils d'un professeur de médecine, n'a retrouvé ce don cette fois décuplé, qu'à l'âge de quarante ans, avant de mourir à cinquante-et-un ans, épuisé par dix années passées à écrire son gigantesque roman. S'il n'écrit pas, l'écrivain oublie tout.

Marc Pautrel, La vie des écrivains classiques

Marc Pautrel est né en 1967. Il a publié :
- Le métier de dormir (Confluences, 2005)
- Le voyage jusqu'à la planète Mars ou Lorsqu'aucun éditeur ne voulait de mon deuxième livre (Librairie olympique, 2006)
son blog : Ce métier de dormir

dimanche 20 janvier 2008

au milieu de toutes les lignes de fuite

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« On essaie de créer des liens, vous comprenez… »
Mais oui, je comprenais. Dans cette vie qui vous apparaît quelquefois comme un grand terrain vague sans poteau indicateur, au milieu de toutes les lignes de fuite et les horizons perdus, on aimerait trouver des points de repère, dresser une sorte de cadastre pour n’avoir plus l’impression de naviguer au hasard. Alors on tisse des liens, on essaie de rendre plus stables des rencontres hasardeuses. (p. 49-50)

Plus tard, j’ai ressenti la même ivresse chaque fois que je coupais les ponts avec quelqu’un. Je n’étais vraiment moi-même qu’à l’instant où je m’enfuyais. Mes seuls bons souvenirs sont des souvenirs de fuite ou de fugue. Mais la vie reprenais toujours le dessus. (p. 95)

Patrick Modiano, Dans le café de la jeunesse perdue (Gallimard, 2007)

en ligne :
Patrick Modiano
Le réseau Modiano
Dossier BiblioObs, avec notamment un entretien avec Jérôme Garcin

samedi 19 janvier 2008

refuser toute échappatoire au grotesque

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Au début de la journée, dans les matins de mon ancienne vie, tout se passait bien. Chaque chose était à sa place : les trottoirs le long des rues, les rues derrière les fenêtres, et le tissu de mon slip, enfilé à l'endroit, tendu mais adaptable, docile, tant que je trottinais pieds nus d'une pièce à l'autre de l'appartement. Il y avait cet accord tacite, une connivence entre mon corps et le monde, une promesse d'harmonie ; la réimbrication de toutes les choses les unes dans les autres, dont moi.
Peu après je sortais, poussais la porte de l'appartement, celle de l'ascenseur, puis celle de l'immeuble, chacune plus lourde, et à chaque poussée de l'épaule, voire de tout le tronc avec la hanche en appoint, je me sentais davantage prête. Ça se renforcait, ça me redressait, la journée qui venait commençait à me faire envie. Je quittais un silence clos pour rejoindre la rue ouverte, son flot d'appétits illuminés de ciel, et je sentais poindre la faim de vie. Et puis j'entrais dans la rue, l'extérieur m'enrobait, j'ajoutais mon agitation à celle des autres, mettais mes pas dans le sens de la marche. Dès les premières grandes enjambées à la lumière crue de l'heure qui tourne, le bout de tissu, jusque-là immobile et discret, plissait. Quelques mètres suffisaient pour que le slip se ramasse en paquet, se retire vrillé au milieu des fesses, s'y renfrogne, et n'en bouge plus. Je poursuivais mon chemin du même pas, sans jamais, absolument jamais intervenir. Mais chaque matin je me fracassais sur ce moment amer. La retraite du slip était mon emblème secret, celui des enthousiasmes avortés, du loupé intime. Alors je prenais le métro et j'allais au bureau.

Seulement, il y a quelques jours, j'ai décidé une chose simple et évidente à en être terrifiante : à partir de maintenant, me promis-je, parmi ce qui se présenterait de possible matériellement, je choisirais toujours de faire exactement ce que je voudrais. L'étendue de la chose m'a immédiatement saisie et intimidée, un champ de neige vierge éblouissante dont on ne verrait pas le bout. (p. 10-11)

Il faudrait que je pense à quelque chose qui canalise ma volonté, synthétise mes souhaits. Je pourrais me souvenir de ce sourire que tout enfant j'avais offert à une femme, puis retiré très vite, parce qu'il l'avait fait rire méchamment. La femme avait imité mon sourire en le singeant jusqu'à la grimace, elle avait dû le trouver trop large, insupportable, et je l'avais aussitôt ôté de ma bouche comme on décolle honteusement un poisson d'avril de son dos. Ce serait l'occasion, oui, de retrouver le cadavre de mon sourire, de le réanimer, de le porter en parade. (p. 27)

Sur-le-champ, avant de m'endormir, j'intègre un complément de programme à ma nouvelle vie, un défi permanent, une volonté fixe : refuser toute échappatoire au grotesque. Ne jamais nier le ridicule de sa personne, mais le chérir, le porter haut face aux autres et à leur propre clownerie. Je ferai face, dans mes robes de perroquet, sur mes chaussures de putain, je serai le cancer qui sent la cocotte poudrée. Je serai troublante comme le temps qui passe, aussi épuisante qu'une maladie mortelle. D'abord je les amuserai, tous, surtout tant que je me tiendrai au loin. Je suis ce qu'ils ont réussi à ne pas devenir, ce qu'ils ont pu éviter grâce à des décennies de travail. Et puis peu à peu, je m’approcherai, je mettrai le bout des doigts sur leurs beaux costumes de distinction, d’élégance naturelle, sur leurs cernes creusés par une cause importante. J’effleurerai d’abord, et puis j’enfoncerai les mains, je plongerai jusqu’aux coudes, je creuserai jusqu’à libérer d’eux ce fumet, cette odeur qu’ils reconnaîtront, effrayés et séduits. (p. 69-70)

Cécile Reyboz, Chanson pour bestioles (Actes sud, 2008)

Un premier roman surprenant, moderne chanson de geste qui se tient sans cesse sur le fil entre l'émotion et le grotesque.

Cécile Reyboz est née le 6 janvier 1968 à Paris
Elle a auparavant écrit pour le théâtre :
Sushis variés (2005)
Oolong (2006)
Des lampions de papiers (2007)

vendredi 18 janvier 2008

si peu de rien

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il est sept heures le mardi sept
octobre deux mille trois parking de champion
au soir les caddies s'étirent longuement
sur le bitume atteignent presque les bagnoles
de l'autre côté du passage central
à gauche une mère de famille charge
le coffre de sa voiture avec du
lait des petits suisses des bananes sa
fille la regarde faire en tenant le
caddie en embrassant tendrement une poupée à
droite un clochard pisse longuement contre le
mur de l'ancienne pharmacie maintenant en
ruines là juste derrière les bennes de
recyclage de verre donc de bouteilles en
grande partie la vapeur se lève se
mélange avec les nuages au dessus du
collège Boris Vian rénové qui ressemble à
un Titanic post soixante huit échoué là
parmi ces banquises de bitume ponctuées de
crottes d'ours polaires il ferme sa
braguette et il va rejoindre là les
copains qui gueulent eh ben toi tu
viens ou quoi il y va puis
s'ouvre une canette juste devant lui
une femme marche vite vers le supermarché
de pas décidé visage rouge une poussette
devant elle qui contient un petit caniche
grisâtre elle se ralentit un peu passe
devant le vendeur de Macadam Express qui
lui dit bonjour elle hoche la tête
les pigeons arrivent en quantité industrielle devant
les bennes où on a déposé une
quantité industrielle de bouts de baguettes moisissant
dans les flaques d'eau de pétrole
de bière de vin d'urine ils
becquètent les bouts de pain s'envolent
à droite à gauche secoués et lancés
par leurs becs puis tout le monde
se casse devant la bagnole qui arrive
vite très vite en prenant le parking
comme raccourci tout le monde sauf un
qui se fait choper vlan pas le
temps de se cacher pour mourir lui
et tout son temps pour être petit
à petit écrasé aplati dans le bitume
ses copains sont perchés sur le mur
de l'ex pharmacie plus qu'une
barrière entre le terrain vague crottes
et les pères de famille qui se garent (p. 33-34)

devant le collège Boris Vian le samedi
onze octobre à onze heure et demie
les mômes mâchent et crachent leur gum
créent un motif de pois grisâtres sur
bitume noirâtre entre crottes chamarrées de toutes
consistances qui laissent apparaître les habitudes alimentaires
de leurs fabricants pas assez de fibres
ici ou bien bien trop là-bas
les gens débarquent encore avec des clebs
tes types apparemment sportifs habillés en jogging
Nike et baskets Adidas et compagnie arrivent
à toute allure font crisser leurs pneus
s'arrêtent ouvrent les portails laissent marcher
pisser courir renifler chier leur pitbull / doberman
pendant que monsieur fume une clope adossé
à sa bagnole une fois Brutus vide
de divers excréments il vire sa clope
majeur sur pouce puis claque le mégot
trace une courbe de roquette en faisant
voler quelques étincelles rougeâtres avant de tomber
par terre là à côte d'une
nouvelle dune fumante les mômes mâchent encore
discutent entre eux de Star Academy Trois
de Charmed Six de on sait plus
on les regarde partir de là courir
les garçons se tapent dessus crient glissent
le miraculeux sens septième du citadin fait
qu'ils marchent courent glissent sautent tombent
pas dans la merde derrière les platanes
devant le grillage automatique qui s'ouvre
pour laisser passer la voiture encore immaculée
d'un prof du proviseur qui sait
les mômes eux la regardent même pas
ils s'entassent en petits groupes dans
leurs jeans leurs sweats leurs baskets américaines
leur uniforme uniforme reflété en face alors
que les grands sortent du lycée professionnel
un autre Titanic de verre et métal
échoué là en plein ville pour remplacer
en deux tours l'ancien qui datait
des années soixante et était tellement naze
déjà que la rouille dégoulinait le long
des murs coulait suintait des blessures béantes
des barres d'acier qui sortaient nues
du béton désarmé comme des os rouges
d'un dinosaure rongé par si peu
de temps si peu de pluie si
peu de soleil si peu de rien
refait flambant neuf flambant sous le soleil (p. 36-38)

Ian Monk, Plouk town (Cambourakis, 2007)

Une suite poétique rigoureusement organisée (11 parties composées chacune de X poèmes de XxX vers de X mots allant de 1 jusqu’à 11 : ci dessus 2 des 7 poèmes de 49 vers de 7 mots) pour évoquer, prosaïquement et avec un humour décapant, le quotidien déglingué d’une banlieue lilloise.

Ian Monk est né en 1960 près de Londres et vit depuis 1984 en France, à Lille, dans le quartier de Fives, où il écrit, traduit en anglais et anime des ateliers d’écriture. Il est membre de l’Oulipo depuis 1998.

mercredi 16 janvier 2008

une porte de sortie


La sœur dit à B : Tu dois t'aménager une porte de sortie. Alors on peut faire ça, s'aménager des portes de sortie ? Les portes de sortie existent. Les portes de sortie servent à sortir des impasses. Dans la vie, on s'aménage des portes de sortie. Tout le monde le fait. Il n'y a pas de honte à s'aménager des portes de sortie, ça n'est pas mesquin d'envisager des fuites possibles. On le fait pour autrui. En aménageant une porte de sortie, on évite à autrui d'aller trop loin, on évite le pire, en quelque sorte on le protège. On protège autrui d'un acte irréparable. À autrui aussi, on aménage une porte de sortie. En s'aménageant une porte de sortie, on aménage à autrui une porte également. On n'agit pas dans la vie comme s'il n'y avait pas de sortie possible. Agir comme s'il n'y avait pas de sortie possible, c'est irresponsable, comme pousser autrui à la perte.

Avec les autres (famille de fonctionnaires gauchistes, amis bien-pensants oints de bons sentiments), B ressemble à un singe, A ne la reconnaît pas, c'est fou. Plus grand monde ne vient.

Sauver sa peau, tout le monde peut le faire. Elle va s'élever avec ses grands sentiments.

Sarah Cillaire, 10 fois en moyenne (publie.net, 2008, p. 35-36)

Ce beau récit de Sarah Cillaire sur la violence au quotidien dans le couple fait partie des « formes brèves » contemporaines proposées par publie.net au prix de 1,3 €.

Sarah Cillaire est doctorante en littérature générale et comparée et chargée de cours à l’Université Paris 3
elle a co-fondé la revue Retors, dans laquelle on peut lire de précédents textes :
« Scène blanche » et « J’ai fait des progrès en tant qu’être humain »

lundi 14 janvier 2008

la muette perfection des cyborgs

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La solution exigeait une part d'irrationalité ; seul un humain pouvait ajouter à son analyse un paramètre échappant à la logique pure, et reproduire cette intuition indéfinissable jadis utilisée face aux chess computers. (p. 14)

Je me réveillai dans une chambre aux murs jaunes. Des vêtements s'échappaient de la petite valise en cuir posée sur le lit, une paire de bas, un déshabillé de soie. Au plafond, les moulures de plâtre formaient une tresse végétale ; je m'amusais à suivre la spirale de fleurs grisâtres tout un éprouvant, par à-coups, les étranges palpitations de la chair. De précédentes incarnations m’avaient révélé cette cénesthésie, mais les jeux orchestrés par V. Dee, ces projections à l’intérieur d’organismes archaïques, duraient généralement peu. Horrifié par le rythme des pulsations cardiaques, et par tous ces remous produits par le fonctionnement viscéral, je battais vite en retraite et retrouvais avec soulagement la muette perfection des cyborgs. (p. 14-15)

La main continua son exploration sur la poitrine, le ventre et la région pelvienne. Bien qu'un tel constat ne revêtît qu'une importance secondaire, ce serait donc en femina sapiens qu'il me faudrait agir. L'implant dressa immédiatement la liste des avantages afférents à cette qualité ontologique : intelligence émotionnelle, aptitude au langage, maîtrise du stress... des capacités plus développées que dans l'autre genre homo. Compte tenu de ce qui m'attendait, le programme avait opté pour la forme qui apparaissait maintenant dans l’étroit miroir vissé contre le mur, celle d'une jeune femme, de taille moyenne, aux longs cheveux bruns masquant les fosses claviculaires.

Mon cerveau analysait jusqu’à l’étourdissement un flot de nouvelles sensations. L'interaction avec le milieu exigeait une attention de tous les instants, les pieds pesaient curieusement sur le sol à la recherche d’un équilibre aléatoire. Si une posture requérait l’ensemble des muscles striés squelettiques, plus grande encore était l'énergie dépensée pour un simple exercice. Se lever exigeait un effort trente-cinq fois supérieur au fait de tendre le bras, mille fois supérieur à l'abaissement d'une paupière. Ma situation eût été identique si l'on m’avait subitement confié les commandes rudimentaires de la première fusée dans l'espace. Je n'éprouvais aucune difficulté à comprendre son fonctionnement, mais je m’effrayais, à chaque apprentissage, de la trivialité des manœuvres et de leur extrême fragilité. (p. 16-17)

Voilà exactement ce à quoi me destinait l’épreuve. Le corps que l’on m’avait attribué formait la base d’une conscience aliénée mais féconde. (p. 20)

Le futur est nécessairement inhumain (p. 66)

Robert Alexis, Flowerbone (Corti, 2008)

Ce télescopage très inhabituel entre un sujet est de science-fiction (pour stimuler sa créativité, un cyborg est envoyé en « stage de formation » dans le corps d’une américaine du milieu du vingtième siècle) et une écriture classique, retenue, elliptique, s’avère extrêmement séduisant.

Robert Alexis est né en 1956 et a publié deux autres romans :
- La Robe (Corti, 2006)
- La Véranda (Corti, 2007)

lundi 7 janvier 2008

la chapelle sixtine de notre siècle

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D'abord expliquer où nous sommes. Pour bien comprendre.

Le temps est lourd et nuageux. Brando ne le voit pas mais c'est ce que dit la météo. La maison est à l'ombre de la barre. C'est sa zone franche, rétractée. Personne ne vient. Banlieue nord, c'est l'espace de non-droit rêvé par la République. Glaise malléable à volonté, un lieu où les policiers ne se hasardent pas, les ambulances ne viennent pas, une zone délimitée par de grandes avenues, une zone où presque tout petit se vendre et s'acheter. Les bus ne se risquent plus. Ici, on parle une autre langue. Un autre jeu est en route. Avec ses règles très précises, ses conditions et, comme dans tout jeu, ses amendes et ses gages. Ce lieu est un monstre d'autarcie branché, câblé sur le reste de la planète grâce aux paraboles, bénitiers blancs à recueillir les grandes messes cathodiques. toutes braquées dans la même direction. Combien d'habitants ? Deux mille ? Certains disent plus. On ne compte pas. Autre chose à faire que des statistiques. La maison était là avant les immeubles. Il y a longtemps maintenant. Elle avait été construite alors qu'il n'y avait encore rien autour. Calme. Le long bâtiment dessine comme un flanc de falaise artificielle. Nu. Beauté de l'ouvrage humain. Trésor de puissance à créer des angles. (p. 31-32)

Télé. La télé graillonne en face de lui. À la fin, la télé sera poussée au maximum. La télé, c'est le compost du réel. Du fumier qui aide à vivre. La télé, c'est la chapelle Sixtine de notre siècle. Ses anges et ses démons que l'on reconnaît au premier coup d'œil, pour apprendre. Pour apprendre même à ceux qui ne veulent pas. Pour convaincre le cœur de chacun versé dans la sébile de la morale et apprendre à peser le pour et le contre suivant le cadrage de la caméra. La télé, c'est la chapelle Sixtine de notre vanité tout entière ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre sur notre orgueil à vouloir. Ses papes et ses nonnes d'un mètre quatre-vingts qui entrent dans les ordres de l'image en se faisant refaire les seins et les lèvres. Elles ont fait vœu de beauté éternelle et de jeunesse vorace. La télé a ses confessionnaux où, après avoir tout dit de ses péchés, des millions d'autres pauvres pécheurs vont décider de la punition à donner en envoyant des SMS. Désormais, c’est Dieu et ses actionnaires qui travaillent ensemble à un nouvel Évangile. (p. 51-52)

Pour arriver jusqu'ici, j'ai passé les frontières de petits territoires non officiels, des frontières mouvantes au gré des trafics, de la politique intérieure et des bandes qui prennent et perdent le pouvoir. J'ai passé des check-points tenus par des petits d'à peine une douzaine d'années. Dans leurs yeux, j'ai lu la rage et la misère extrême de ne pas avoir la force de leurs aînés. Ça viendra. Une meute aux dents de lait. Mais nombreuse dans les halls d'entrée. La rue est la meilleure école du désir.

Ça se passe quelque part dans les plis des zones HLM, des barres de béton qui tinrent si chaud aux rêves italiens, espagnols et arabes et chinois et portugais, et tous ceux qui sont venus chercher lorsqu'on les autorisait à prendre. Ça se passe à Grigny, ou Épinay-sur-Seine ou Clichy-sous-Bois, ou les quartiers Nord de Marseille. (p. 55)

Tarik Noui, Serviles servants (Léo Scheer, Laureli, 2007)

Brando et sa graisse envahissante comme allégorie maniériste (c'est un compliment) de notre monde gavé par la télévision d’images de violence et de guerre.

Tarik Noui est né en 1973. Il a déjà publié :
- La Cruauté (Loris Talmart, 2000)
- La Désolation des singes (P.A.R.C, 2003)
- La Treille des négriers (Melville / Léo Scheer, 2006)

en ligne :
- une belle analyse de Philippe Boisnard dans Libr-critique.
- les collages de Tarik Noui, découverts grâce à son éditrice, Laure Limongi.

dimanche 6 janvier 2008

le poulpe découvre internet

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Comme a dit un grand ponte de l’Internet, seuls les paranoïaques survivent. Le temps que tu appliques tes méthodes de toujours, n’importe qui de bien équipé t’abat le même boulot en deux temps, trois mouvements et t’es largué. (p. 82)
C’est le SGU, le système gesticulatoire universel. Aujourd’hui, comme on confond la communication et l’information, on confond la gesticulation et l’action. (p. 137)
Tu vas me dire que ça ressemble à un mauvais roman de gare que l’auteur aurait été pressé de conclure. (p. 153)
Ça tient quand même bizarrement la route ton affaire. Il y a des trucs un peu gros.
- Je te dis que si c’est ça l’explication, mon ami, donc c’est ça. La réalité maintenant n’a plus besoin d’être cohérente. Le vrai et le faux, le faux et le vrai et toutes les interprétations et théories se valent. T’as qu’à lire sur Internet… et ce truc est quand même un bon reflet de réel ou en tout cas du mental humain d’aujourd’hui. (p. 156)
Tout ce que je te raconte est non seulement plausible, mais c’est la vérité… Jusqu’à ce qu’il y ait une nouvelle vérité en tout cas. Tout ce qui compte c’est le début d’une affaire, et qu’il y ait une fin. Au milieu c’est le méli-mélo gesticulatoire qui profite à tout le monde, et puis voilà. Ça fait un tout et c’est l’essentiel. (p. 157)

Francis Mizio, Sans temps de latitude (Baleine, 2007)

Gabriel Lecouvreur, alias Le Poulpe, le privé libertaire inventé en 1995 par Jean-Bernard Pouy était jusqu'alors plutôt vieux jeu : il découvre dans cet opus internet et les gadgets électroniques ... et c'est très drôle.

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