lignes de fuite

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mardi 2 septembre 2008

lecture studieuse et lecture poignante

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(...) ou bien le livre m’excite et je lève tout le temps la tête pour rêver ou réfléchir à ce qu’il me dit, ou bien il m’ennuie, et je le lâche sans vergogne ; certes parfois il m’arrive de lire de la façon avide, gourmande, dont vous parlez ; mais c’est alors hors travail, qui s’applique ordinairement à des auteurs passés (d’Apulée à Jules Verne) ; la raison en est simple : pour lire, sinon voluptueusement, du moins « goulûment », il faut lire hors de toute responsabilité critique ; dès qu’un livre est contemporain, j’en suis, moi, lecteur, responsable, car il m’entraîne dans des problèmes de forme ou d’idéologie, au milieu desquels je me débats ; le plaisir de lecture, heureux, gourmand, auquel vous pensez, est toujours un plaisir passéiste.

« Roland Barthes contre les idées reçues » (entretien avec Claude Jannoud, Le Figaro, 27 juillet 1974). Œuvres complètes, IV, p. 564

De fait, il n'y a pas seulement un rythme propre à chaque lecteur, mais pour chaque lecteur une multitude de rythmes différents, en fonction des livres et des moments : le livre que dans un premier temps je dévore (et j'ai du mal à imaginer le plaisir de lire sans cette immersion première), je vais en déguster dans un second temps certains passages (que j’ai balisé) de manière plus lente, profonde, verticale, parfois les recopier ou les scanner (pour les citer ici ou les garder dans mes tablettes).

C’est la passionnante complexité de cette expérience qu'est la lecture que j'ai jadis tenté (un peu maladroitement, trouvé-je aujourd'hui, car empêtrée dans le cadre de cet exercice de style très spécifique qu'est une thèse) de décrire comme un mélange intime de « lecture poignante » (émotive, emportée, dévorante, rapide, horizontale) et de « lecture studieuse » (intellectuelle, critique, lente, verticale, fragmentaire).

lundi 1 septembre 2008

lectures idiorrythmiques

Faut-il lire vite ou lire lentement ?

Ce débat entre Berlol et Didier da Silva (par billets et commentaires successifs, et ne sachant où commenter, à mon tour j'ajoute un billet en forme de commentaire) m’amuse, car nous avions eu jadis cette même discussion à propos des idiorrythmes de lecture avec Berlol, qui lit trop lentement à mon goût ; j’ai moi-aussi gardé de l’enfance le goût de lire vite et d’« avaler les pages par centaines, dans une sorte de fièvre ou d’hallucination » ; la lecture plus lente, fragmentaire, m'est trop souvent imposée par l'impossibilité de dégager des plages de liberté, mais si j'ai le choix je la réserve à la relecture ... ou aux livres que je n'aime pas.

dimanche 31 août 2008

prenez garde à ces lignes

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Vous êtes à la campagne, il pleut, il faut tuer le temps, vous prenez un livre, le premier livre venu, vous vous mettez à lire ce livre comme vous liriez le journal officiel de la préfecture ou la feuille d’affiches du chef-lieu, pensant à autre chose, distrait, un peu bâillant. Tout à coup vous vous sentez saisi, votre pensée semble ne plus être à vous, votre distraction s’est dissipée, une sorte d’absorption, presque une sujétion, lui succède, vous n’êtes plus maître de vous lever et de vous en aller. Quelqu’un vous tient. Qui donc ? ce livre.

Un livre est quelqu’un. Ne vous y fiez pas.

Un livre est un engrenage. Prenez garde à ces lignes noires sur du papier blanc ; ce sont des forces ; elles se combinent, se composent, se décomposent, entrent l’une dans l’autre, pivotent l’une sur l’autre, se dévident, se nouent, s’accouplent, travaillent. Telle ligne mord, telle ligne serre et presse, telle ligne entraîne, telle ligne subjugue. Les idées sont un rouage. Vous vous sentez tiré par le livre. Il ne vous lâchera qu’après avoir donné une façon à votre esprit. Quelquefois les lecteurs sortent du livre tout à fait transformés.

Victor Hugo, « Du génie », Proses philosophiques de 1860-65

samedi 30 août 2008

hymne à la légèreté empêchée

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Les papillons sur neige

Dans un champ de neige, des fils tendus à deux centimètres du sol enserrent délicatement quelques centaines de papillons. Lorsque la température l’indique, leurs ailes battent et caressent le sol.
La poudreuse remue, le son vient juste après.
Frisetti quasi imperceptibles.
Pédale de bruit blanc.
Hélices de soie sur froid raisonnable.
Cette pièce est courte car les battements d’agonie ne peuvent durer plus de quelques secondes, même avec les espèces les plus résistantes.
Cette pièce est compliquée car on doit conserver les papillons finement ligotés dans de très longues et très coûteuses boîtes climatisées qu’on ouvrira, synchrones, au moment choisi.
Un tel holocauste papillonaire n’est pas très moral, mais qui a entendu cet hymne à la légèreté empêchée ne l’oubliera jamais.

Variante autorisée : Des feuilles à cigarettes remplacent les papillons. Quatre vingt sept pour cent d’effet poétique supprimé.
(p. 10)

Noiseglasses

Il y a de ces chochottes !
On a tellement domestiqué les sons de notre environnement avec des inventions comme l'audiomotique ou les corpositeurs que certaines personnes ne supportent même plus la magnifique disharmonie du son des villes, les frottements hasardeux de bruits qui n'étaient pas faits pour se rencontrer, les collisions désaccordées, les mariages contre-nature.
On a donc créé les noiseglasses, chaussées immédiatement par les pantouflards que trop de vie sonore éblouit. Les noiseglasses domptent, accordent, gèrent les volumes et trient les informations qui parviennent à nos oreilles.
Un klaxon devient une délicieuse tierce mineure, posée en habile contretemps sur les hauts talons qui vous croisent, eux-mêmes calqués sur le tempo d'une sirène d'ambulance, ostinato passager accordé aux mouettes survolant le camion poubelle pentatonique.

L'invention est assez récente et les résultats un peu lisses mais on peut espérer que tout cela va s'affiner. On voit déjà fleurir toute une flopée d'options.
Sur les chantiers, avec l'option « Baroque », le son des pelleteuses et des marteaux piqueurs devient un délice.
On peut aussi inverser le principe en amplifiant les disharmonies.
(p. 70-71)

Raisonnement

Il est entendu qu'un corps sonore mis en mouvement provoque une vibration qui va s'atténuant.
Mais pourquoi s'arrêterait-elle ?
Tous les sons passés résonnent encore, extrêmement faibles, dans un decrescendo infini. On ne les entend plus mais ils sont bien là.
Ils chargent les endroits, influencent une vocation de harpiste, se glissent dans la mélodie machinale d'un air qu'on sifflote, orientent les goûts, suggèrent des phobies et conditionnent le futur sonore environnant.

Ces harmoniques fantômes, diapasons des lieux.
(p. 94)

Effet papillon

Il n'est finalement pas tellement conseillé de pousser trop avant la réalisation de la première recette de ce recueil.
En effet, on nous informe, un peu tard il est vrai, des effets catastrophiques que les quelques concerts de papillons sur neige auraient soi-disant déclenché.
Raz-de-marée, typhons, tornades, tsunamis et tutti quanti.
Tout cela en Floride comme par hasard.

Le principe de précaution rend désormais illicite cette pratique. Vous pouvez donc bazarder vos boîtes climatisées ou en faire des pots d'effleur.
Désolé.
(p. 138)

Olivier Mellano, La Funghimiracolette et autres trésors de l'équilibre (MF, 2008)

Olivier Mellano, né à Paris en 1971, est aussi musicien : son premier livre est une symphonie de pièces musicales imaginaires – des « œuvres irréalisées, impossibles, futures, inaudibles, oubliées, inentendues mais toujours pensables » - en forme de poèmes flirtant avec la (science-)fiction.
Les pièces de cette partition vont souvent par paires : la « Funghimiracolette » qui donne le drôle de titre est une île (p. 59-60) ou une forêt (p. 125) ; ou par séries : à la fin du livre, une table des matières mais aussi une liste de neufs « Parcours thématiques » qui invite à relire chaque pièce comme faisant partie d’une fiction (friction ?)
L'ensemble compose une réjouissante machine textuelle à la Raymond Roussel, comme le souligne Emmanuel Tugny dans sa postface, « D’un théâtre des machines » (p. 141-144).

::: le site d’Olivier Mellano et sa page myspace
::: un entretien sur le Ralbum (Léo Scheer, 2008)
::: « L’effet papillon » selon Laure Limongi

vendredi 29 août 2008

en ligne et en couleurs

J’oubliai : en attendant le site, pour lire Jacques Roubaud en ligne et en couleurs sur votre écran d’ordinateur, il y a déjà :

::: Tokyo infra-ordinaire, 1 (Inventaire/Invention, 2003)

::: Tokyo infra-ordinaire, 2 (Inventaire/Invention, 2005)

::: Fuji san (publie.net, 2008)

::: et grâce à François Bon, j’apprends que la collection Fiction & Cie a désormais un site.

où en est ma mémoire

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En même temps que je continue à raconter mon parcours mathématique, avec pour horizon, dans cette demi-branche, troisième tiers maintenant, le moment de ma thèse, je cherche à voir, comme j'ai dit, où en est ma mémoire. Je ne perds jamais cet objectif de vue. Eh bien, ma mémoire, elle va mal. Je suis passé, sans bien m'en rendre compte au début, d'un état d'incertitude 'locale' sur la position des événements dans le passé à la constatation, oh combien regrettable, de la disparition de vastes secteurs du souvenir. Mais ce qui m'irrite le plus, c'est mon incapacité à situer chronologiquement, à l'année près! à deux années près quelquefois même!, des souvenirs que je conserve et que je veux rapporter. Dans un accès de faiblesse, je suis allé interroger Pierre Lusson, puis je suis allé interroger Bernard Jaulin. Je me suis rendu compte que leurs souvenirs étaient encore moins précis que les miens. Et qui plus est, ils s'en fichaient. Bernard me l'a dit on ne peut plus clairement. Cette entorse à mon protocole prosaïque, j'aurais pu l'éviter. Si je me trompe gravement, tant pis. J'ai d'autant moins d'hésitation à revenir au strict principe de non-vérification externe de mon souvenir que le statut de la demi-branche présente sera, selon toute vraisemblance, d'échapper à l'impression. Les autres morceaux de mon récit ont été publiés, depuis 1989, aux éditions du Seuil, dans la collection 'Fiction & Cie' que dirigeait Denis Roche. J'écris 'dirigeait' car, depuis quelques mois, il n'en est plus le responsable, ayant pris sa retraite. Au mois d'octobre 2004, il lui fut rendu l'hommage d'un cocktail de départ à la Maison de l'Amérique Latine, boulevard Saint-Germain. La veille le journal Le Monde l'avait interrogé. À cette occasion, la journaliste présentait un bilan de la collection qu'avait animée Denis Roche. Je vis avec intérêt que j'étais entièrement absent de cette évocation. J'en conclus que je devais peut-être prendre acte de cet effacement et ne pas chercher à ennuyer le successeur de Roche en lui présentant un volume de la suite, ce que cependant j'ai fini par faire. Je me disais que je pourrais le confier au site de l'Oulipo. Ce n'est pas qu'elle présente la moindre difficulté pour l'édition. Il n'y a ni couleurs ni parenthèses superposées, aucune bizarrerie typographique. De toute façon, la branche 5, dans ses versions 'longue' et 'trèslongue', sera également absente des librairies. Je crains fort qu'elle ne soit aussi absente de l'écran des ordinateurs. Le site de l'Oulipo, accessible à l'intervention personnelle de chaque oulipien, est de fabrication plutôt complexe, et il est hors de question qu'il puisse accommoder mes fantaisies. Well? Je ne sais si j'aurai le courage et les ressources financières adéquates pour me faire fabriquer un site personnel. Il est vrai que j'y songe depuis longtemps. Que depuis longtemps je rêve d'un état de mon texte où je pourrais faire jouer des contraintes pour le lecteur, avec des développements cachés, accessibles seulement à ceux qui seraient en mesure de résoudre quelques puzzles construits à partir de contraintes oulipiennes. J'y pense, j'y pense, mais j'hésite et finalement ne fais rien en ce sens.

Jacques Roubaud, Impératif catégorique (Seuil, 2008, p. 204-205)

... well ? il me paraît urgent que quelqu'un de compétent en crayons de couleur numériques lui vienne en aide, non ?

jeudi 28 août 2008

une rencontre confraternelle

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18 Un jour, vers le milieu des années 60, saisi d'une de ces crises de naïveté outrecuidante dont sont coutumiers les scientifiques, ayant travaillé mathématiquement quelque temps sur les modules algébriques de la syntaxe générative déployés par Marco Polo Schützenberger
18 1 immortalisé par Boris Vian en le personnage de 'l’affreux docteur Schütz'
19 ayant cru ouïr en une rumeur qui était parvenue jusqu'à mes oreilles mathématiques, que I’inconscient avait quelque chose à voir, structurellement, avec le langage, j’écrivis, à la suite d'un article que je lus dans le journal Le Monde, cet organe sacré de I’opinion, une lettre au docteur L., où je lui demandais
19 1 confraternellement
19 1 1 confraternellement dans mon esprit, je n’employai pas, bien sûr, cet adverbe dans ma missive
20 si, peut-être, il ne pensait pas que quelque syntaxe chomskyenne
20 1 et surtout post-chomskyenne
21 pouvait être utile dans sa partie.
22 Quelques jours plus tard, le téléphone sonna. Je décrochai
22 1 en ces temps-là, je répondais au téléphone
23 et dis : « Allô »
23 1 c'est ainsi qu'on dit généralement ; c'est l'équivalent de holo en espagnol ou pronto en italien, etc. ; on n'avait pas encore inventé le répondeur à cette époque, qui répond des choses généralement peu intéressantes
23 1 1 généralement, mais pas toujours ; je me souviens d'une exception ; la voix d'un répondeur, féminine, très douce, disait : « je suis tout seul ! Laissez-moi un message ! »
23 2 Quand je téléphone et que je tombe sur un répondeur, je raccroche immédiatement, tant je suis intimidé. Je n'insiste que quand j'appelle Claude Royet-Journoud parce que je sais que, si le repondeur est mis, c'est le plus souvent qu'il est Ià et il choisira de répondre, ou pas, en entendant le message. Un jour où il n'était pas là, je laissai le message suivant : « Ce message vous est offert par l'AILCR. Pour connaître le contenu de votre message, raccrochez et attendez le message suivant. » Je raccrochai et recommençai, cinq fois de suite, la même opération. La sixième fois, je dis : « Ici l'AILCR, Association internationale de lutte contre les répondeurs. Vous êtes le premier bénéficiaire de notre operation saturation. »
23 3 Ce fut mon premier essai de 'répondeur-art'.
24 Je décrochai donc et dis : « Allô. » Là-bas, à l'autre bout du fil, comme on dit, une voix dit : « C'est moi. » Il y eut un long et certain silence, au bout duquel la voix reprit la parole et dit (je crois) : « Lacan. » C'était lui. II me dit ensuite : « Il faut que nous parlions » ; et il me donna rendez-vous chez lui pour le lendemain. Quand je me présentai
24 1 c'était tout a côté de l'endroit où habitait autrefois Tristan Tzara auquel quelques jeunes idiots de mon genre rendaient parfois visite en 1951-52, histoire de se faire montrer les fameuses épreuves d’Alcools
25 il parut surpris de me voir : il me dit qu'il avait à faire à la librairie La Hune et m'invita à l'accompagner. II acheva de s'accoutrer et nous partîmes. Nous marchions côte a côte, lui perdu dans ses pensées, moi attendant qu'il amorce cette 'parlerie’ annoncée par son coup de téléphone. Nous prîmes la rue des Saints-Pères, nous tournâmes dans le boulevard Saint-Germain ; toujours sans un mot de sa part, ni du mien. En arrivant à la librairie, il me tendit la main en silence.
26 Je ne l'ai jamais revu.

Jacques Roubaud, Impératif catégorique (Seuil, 2008, p. 128-130)

Pour saluer l’excellente initiative de Sébastien Smirou, écrivain et psychanalyste : interroger Jacques Roubaud sur sa thèse « Non-Inc » : « Je n’ai pas d’inconscient » (p. 141, juste après la « non-parlerie » ci-dessus). C'est en une introduction et trois épisodes, là :

« Pourquoi un entretien avec Jacques Roubaud »
« Crise de vers et découverte de l’inconscient »
« Si les japonais n’ont pas d’inconscient, moi non plus »
« Le rêve n’existe pas »

mercredi 27 août 2008

les méchants programmes

... ont mangé le JLR2 :

On ne sait pas toujours contre quoi on se bat. Cependant, et surtout, le temps perdu sign(ifi)e la défaite.
Berlol, JLR mensuel, 27 août 2008

On espère le retrouver très vite - dans le temps.

mardi 26 août 2008

composez vous-même votre émission littéraire

Dans la série composez vous-même votre émission littéraire sur internet, les entretiens vidéo sur la rentrée littéraire mis en ligne par Mediapart présentent l'intérêt de laisser les écrivains parler sans les interrompre.

Le dernier est celui de Nina Bouraoui ; on retrouve également Régis Jauffret, Christine Angot (pour faire plaisir à Berlol et éclairer Caroline) et quelques autres, notamment les auteurs de certains des premiers romans que j’ai envie de lire, Tristan Garcia, Pierric Bailly ou Frédéric Ciriez.

lundi 25 août 2008

le comble du ridicule

Puisqu'il faut bien aborder la rentrée littéraire, et que contrairement aux bonnes résolutions prises ces dernières semaines en mettant (beaucoup trop) de livres en cartons je me suis déjà précipitée chez mes fournisseurs de came habituels, les libraires, les pages de rentrée du site des éditions Gallimard sont cette année encore un moyen de se faire une idée de certains livres grâce à des entretiens vidéo avec leurs auteurs. J'aurais de toutes façons acheté Lacrimosa, mais je sais désormais quel est « le comble du ridicule » selon Régis Jauffret.

::: en attendant de lire Lacrimosa, on peut lire aussi un article de Laure Limongi pour la Revue littéraire
::: et une belle défense contre « Le milieu hostile de l'ânerie » par Didier da Silva

dimanche 24 août 2008

des lignes qui bifurquent

samedi 23 août 2008

régression

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Il faudrait répudier ce moralisme : et apprécier nos comportements sans jugement de valeur, en simples stratégies animales. Une cruauté, une fraude, une fuite, un crime sont d’abord des tactiques de survie, d’expansion de plaisir : souvent elles réussissent, tandis que les vies vertueuses ou non-violentes échouent. La Nature est de droite.
Et les plus sales bêtes sont les plus riches d’avenir. On lit la conjecture selon laquelle l’homme de Neandertal homo sapiens à nos côtés il y a quatre cents siècles, aurait disparu parce que trop doux, face aux petits monstres au crâne rond que nous étions déjà et qui se sont, ici ou là, métissés avec lui. J’imagine sa tête d’âne et ses bons yeux, remplis d’un muet reproche pendant qu’on l’éventrait. Longtemps avant d’avoir domestiqué les loups, nous avons tenu ce frère en esclavage, et nous l’avons mangé.
Par quel miracle, et à quelle fin, serions-nous devenus moins féroces ? Est-ce le bilan de ce siècle d’horreur ?
Quelques peuples ont marqué une pause dans l’atrocité : tant leurs mains étaient lourdes de sang. Le temps qu’ils se décrassent, et tout recommencera.
Les valeurs « humaines » n’expriment que les prétentions d’un animal délirant de fausseté, qui s’est toujours surestimé immensément. Et l’on voit que, sous les noms de sagesse, d’affection, de bonté, de douceur, de solidarité, de raison, de savoir, il cache et il en idolâtre l’éternelle adversaire : obscure, tortueuse et sauvage, incontrôlable, immémoriale, absurde, à jamais criminelle, la force aveugle du vivant.
Années 80.

Tony Duvert, Abécédaire malveillant (Minuit, 1989, « Postface », p. 141-142)

Triste et étrange destin d’écrivain que celui de Tony Duvert, dont l’écriture originale aura été totalement occultée par le contenu de ses livres. Sa « pédhomophilie » (selon son propre terme) est très à la mode dans l’euphorie et la libération sexuelle des années 70, durant lesquelles il obtient en 1973 le prix Médicis, grâce notamment à son ami Roland Barthes, pour devenir scandaleuse voire criminelle dans les années 80 ; en ce début de 21e siècle où la régression moraliste et puritaine s’accentue, il ne trouverait sans doute pas d’éditeur….

Tony Duvert n’avait d'ailleurs plus rien publié depuis cet Abécédaire malveillant en 1989 et avait à 44 ans totalement disparu de la scène littéraire et publique pour retourner vivre chez sa mère, puis seul après la mort de celle-ci, à Thoré-la-Rochette, un village de 900 habitants dans le Loir-et-Cher. Son corps n’y a été découvert, avant-hier, que plus d’un mois après sa mort.

::: les pages des éditions de Minuit
::: un long entretien avec Guy Hocquenghem et Marc Voline pour Libération (11 avril 1979) (dans lequel, ô scandale, il osait en outre citer La Princesse de Clèves !)

vendredi 22 août 2008

la pétrification gogolienne de la vie

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Aujourd'hui, la littérature ce n'est plus l'écrit contre l'écran. Ce n'est même plus l'approche narrative qui s'est fondue tel un iceberg dans les eaux mêlées du storytelling. L'occupation a été préparée et précédée par des techniques et des pratiques de substitution. Le storytelling s'impose dans l'espace évidé du politique et du littéraire. Il prend leur place qui a été au préalable vidée de toute vitalité. L'« ennemi » occupe une forteresse vide. Ce qui a été dévitalisé dans les univers littéraires et politiques, c'est le nerf des possibles. Le langage des mondes possibles a cédé la place au monde des choses désirables... La politique à la gouvernance et la fiction au fantomatique.
Nous voilà inconsolables.

(...) Le storytelling d'aujourd'hui ne fait que rendre plus urgent, plus difficile, et plus exemplaire, la lutte contre le fantômatique propre à l'expérience humaine et qui se manifeste en particulier par la pétrification de la vie dans les clichés romanesques.
Narration industrielle. Jamais le refus d'une telle industrialisation des récits de vie n'a été aussi nécessaire, non pas seulement pour des raisons esthétiques ou morales : la défense de la « bonne littérature » ou de la « vérité vraie » deux fétiches dont on remercierait presque le marché de nous débarrasser s'il ne s'agissait que de cela. Mais il en va du langage et du possible contre la gestion politique des désirs et des corps. C'est un chant et un cri contre le rétrécissement des conditions de l'expérience, la pétrification gogolienne de la vie.

Christian Salmon, « Lettre à TINA », TINA, 1, p. 98-103

Christian Salmon, né en 1951 à Marseille, est chercheur au CNRS, et a publié notamment :
- Tombeau pour la fiction (Denoël, 1999)
- Devenir minoritaire. Pour une politique de la littérature (Denoël, 2003)
- Verbicide. Du bon usage des cerveaux humains disponibles (Climats, 2005)
- Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (La Découverte, 2007)

jeudi 21 août 2008

la fiction comme alternative

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La littérature invente de l'action fictive. De l'action fiction. De l'action en forme de fiction. La littérature est-elle capable alors d'inventer l'action future de l'espèce ? C'est cela l'ambition la plus totale. Inventer le futur de l'espèce. Littérature occupée à dire l'action future à faire par l'espèce. Aller jusqu'au bout : les actions futures à faire par les espèces qui pensent. Parce qu'il est presque certain que dans le futur seront créées plusieurs espèces à partir de l'espèce originelle homme. (…)

Comment faire de la fiction et comment faire de l'action, cela revient presque au même pour la pensée. Dit autrement : du point de vue de la pensée, faire de la fiction revient à égalité à faire de l'action et vice et versa. Parce que faire de l'action c'est toujours faire de la fiction. C'est juste une question de réglage de la temporalité. Il existe une couche chronologique où faire de la fiction s'apparentera à faire de l'action.

Est-ce cela le programme de cette branche de la littérature qu'est la science-fiction ? Non, parce que la science-fiction se préoccupe uniquement du côté fiction, même avec ce terme de science accolée devant. Non, parce que la science-fiction a choisi la forme désuète du roman, prétendre dire la fiction-action du futur avec cette forme est d'un anachronisme rédhibitoire. (…)

Cela sert à quoi la littérature occupée de la sorte ? Immédiatement, cela permet de fabriquer des fictions inédites, des fictions grandioses, et pendant longtemps. À terme, la fabrication de l'action du futur ça a tout de même de la gueule. La littérature sert à combler nos lacunes de connaissances, sert à créer de l'information inédite, que les autres disciplines de connaissance ne peuvent pas créer.

Dominiq Jenvrey, « La littérature doit s’occuper à fabriquer l’action du futur », TINA, 1, p. 125-127

(...même si je ne suis pas d'accord avec la généralisation du troisième paragraphe concernant la science-fiction...)

Dominiq Jenvrey publiera en octobre 2008, L’E.T., dans la collection « Déplacements » du Seuil.

mercredi 20 août 2008

there is no alternative

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Notons que la solution face à la désertification de l’espace littéraire n’est pas de multiplier les mirages Internet et les blogs en forme de rivière folle à descendre d’un scroll, bordée tous les trois posts des :-) et des ;-), que ce n’est pas un deuxième effet Kiss-Cool – YOU ARE THERE - qu’il faut à la littérature pour survivre dans le désert mais bien quelque chose de plus tout terrain.
(« Edito 1 », TINA, n°1, p. 7)

Notons que Tina n’est pas le diminutif de sainte Pristine, mais l’acronyme de « There Is No Alternative » (phrase utilisée par Margaret Thatcher dans les années 1980 pour justifier sa politique libérale - « en français : t’as pas le choix », d’aucun dixit) et le titre d’une revue belle comme un cœur, et dont le mignon petit format presque carré aux coins arrondis et au papier très agréable tient dans la poche.

Le premier numéro (que j’ai été ravie de découvrir en avant-première dans ma boîte aux lettres non-virtuelle) sort le 27 août 2008, et il est très riche :

un dossier de principe sur « La littérature occupée », par les animateurs de la revue, Éric Arlix, Chloé Delaume, Hugues Jallon, Dominiq Jenvrey, Emily King, Jean-Charles Massera, Jean Perrier et Guy Tournaye, avec le renfort de Pascale Casanova et Christian Salmon ;

mais aussi des « fictions » d'Emmanuelle Pagano (un extrait des Mains gamines à paraître), Lutz Bassmann (« Mille neuf cent soixante-dix-sept ans avant la révolution mondiale »), Karoline Georges, Patrick Bouvet, Émilie Notéris, Ian Soliane (découvert dans Hoax, des mêmes) et Nina Yargekov (qui publiera Tuer Catherine, devenu en ligne Cuisine interne, chez POL en février 2009).

mardi 19 août 2008

sainte pristine et ses anges en marshmallow

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::: quelque chose comme ça, cairo, pour sainte Pristine et ses anges en marshmallow ?

Sinon, la lourdeur et les disfonctionnements de netvibes m'agaçant un peu, j'essaie une nouvelle manière de suivre au plus près mes blogs préférés : j'ai exporté ma collection de fils rss vers un blog google qui permet de disposer d'un blogroll vivant, dont les liens se déplacent en tête de liste lorsqu'ils sont mis à jour (aussi magique que l'ascenseur des anges en marshmallow !)

lundi 18 août 2008

pristine splendeur


Il y a eu la langue de bois et il y a maintenant la langue de muesli, de marshmallow, de bouillie, de télé, qui règne seule. Nous en avons plein la bouche et plein les zoreilles (ou zoneilles ; l’un et l’autre se dit, ou se disent).
Il faut (c'est notre devoir républicain) faire quelque chose. Et qui peut faire quelque chose ? la poésie, par le truchement (voilà un beau mot ; les troubadours disaient « drogoman » ; cf. Peire Vidal) des poètes (ils sont là pour ça). Il n'est plus temps de rénover la langue, il n'est plus temps de la reconstruire, il n'est plus temps de la refonder. Il faut la faire re-être. Il faut re-singulariser les mots, leur restituer leur pristine splendeur (je vois avec horreur que ce mot n’est pas dans le dictionnaire ; s’agirait-il d’un mot anglais ? je n’ose y croire).
Il faut donc les mettre en forme, les placer dans une forme poétique. Il faut sonder les couches géologiques du langage, faire la paléontologie des langues. Il faut reconstituer ces fossiles qui sont les témoignages des plus anciens monuments poétiques de l'humanité. Il faut cloner les mammouths langagiers enfermés dans le permafrost des traditions figées.

Jacques Roubaud, « Rumination de la morale (élémentaire) » dans « Trois ruminations », Bibliothèque Oulipienne, n°81, 1996, p. 22

dimanche 17 août 2008

mouvements d'été dans la blogosphère

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Tandis que le bloc-notes du désordre est mis à jour par grappes de billets rétrospectifs, le Journal LittéRéticulaire 2.0 fait des essayages et change de look à chaque visite et l'autofictif revient par l'île d'Yeu.

(quand je dis « été » je ne parle pas de la météo, juste du calendrier !)

post-scriptum : Philippe De Jonckheere ajoute même un récapitulatif.

samedi 16 août 2008

les petits papiers qu’on y accroche

la toile par les petits papiers qu’on y accroche

Plutôt qu’une page de liens, je souhaite tenir à jour la liste des petits mots déposés ici ou là, dans les affinités découvertes, les réactions provoquées, qu’elles se soient prolongées par un échange ou soient restés paroles ouvertes. Manière de proposer une autre traversée d’Internet, anthologie de textes que j’incite à rejoindre ? On m’excusera de marcher par inspir et respir, jours où on en appelle à ce grand bruit des autres, jours où le confinement seul est favorable.

Très intéressante manière de faire part de ses affinités réticulaires que de tenir un « registre des envois » comme chambre 315 (et je ne dis pas ça parce que mes lignes de fuite ont eu l'honneur d'y figurer à deux reprises déjà !)

vendredi 15 août 2008

tromper le mourir

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Certains jours, il se plaît à écrire des phrases dont le vocabulaire et la syntaxe sont si simples, si incolores, qu'à peine déposées sur la page elles commencent aussitôt de s'effacer, emportant avec elles dans le silence les choses ou les créatures dont il avait cru un instant pouvoir fixer les traits. Il vide ainsi le monde de sa substance. Il ne contrarie pas le travail de sape de la mort, mais l'accompagne à sa manière, en aidant ce qui existe à disparaître, ou en contraignant à se taire cela qui espérait une voix... Dans le désœuvrement et le défaut d'amour, il continue d'écrire, avec l'impuissante exaltation du suicidé qui croit tromper le mourir en mimant son œuvre.

D'autres jours, un espoir irrésistible le reprend. Il songe de nouveau à la mer et aux ruelles des villes du Sud comme à la promesse d'un voyage plein de péripéties dont les mots auraient pour tâche de tracer la carte, de prévoir les étapes, de réserver les chambres d'hôtel, et même de visiter à l'avance les monuments considérables ou les îlots déserts. Il se reprend à espérer que l'aventure d'écrire ne soit pas sans importance et qu'elle retarde un peu l'heure de mourir.

Jean-Michel Maulpoix, Portraits d'un éphémère (Mercure de France, 1990, p. 103)

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