lignes de fuite

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samedi 27 juin 2009

un prophète de notre post-humanité ?

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Wacko Jacko en offrait toujours plus ! Cela faisait longtemps qu'il donnait le spectacle d'une douloureuse entredévoration de l'image et du modèle, sans qu'il soit possible de déterminer ce qui chez lui était premier. Personne n'aurait su dire s'il s'incarnait plutôt dans l'original ou le reflet. Ou encore dans leur hypothétique entre-deux. Deux miroirs se renvoyant leur propre néant déformant ? Dans la surenchère au sublime et au grotesque qui, depuis la nuit des temps médiatiques, mettait aux prises les principes de Réalité et de Fiction au sein de chaque individu, mais jamais à un degré plus pathétiquement déchirant que dans le personnage de mutant hybride que s'était composé Michael Jackson (p. 15-16)

Le martyre d'un genre nouveau qu'endurait Michael Jackson, cet être mal défini, ni tout à fait toon ni tout à fait humain, ni vraiment noir ni vraiment blanc, ni enfant ni adulte - son martyre spécial ne tenait-il pas à sa faculté unique d'accueillir toutes les tares et contradictions de l'époque : l'amour de la nature, les phobies, le culte de la beauté, le métamorphisme, la jeunesse éternelle, la cryogénisation, la candeur de Bambi, le déchaînement de la violence, l'ubiquité, l'ennui, la chirurgie plastique, les films d'horreur et particulièrement ceux avec Boris Karloff et Vincent Price, la pudeur, le sexe extrême, la différence érigée en horizon moral indépassable, les clones, la réclusion, l'exhibitionnisme - non seulement de les accueillir, ces tares et contradictions, sans en rejeter aucune, mais de les incarner dans la chair étrangement composite qui était la sienne à leur degré maximum ? Son apparence, sa voix, son art, ses comportements, tour à tour outranciers ou doucereux, étaient-ils autre chose que la tentative de contenir, dans une même et frêle enveloppe corporelle, cette effrayante énergie disruptive ? Et si tel était le cas, cela n'en faisait-il pas un prophète de notre post-humanité ? voué à être adulé par les masses puis réprouvé par l'opinion - suscitant force extases glamour et pâmoisons collectives jusqu'en 1995 (cent trente-trois millions d'albums vendus, et combien de singles ? de tickets de concerts ?), le payant de la dérision populaire ensuite (les caricatures moquant l'homme-qui-avait-perdu-son-nez, les photos le montrant menottes aux poignets, les plaisantes perspectives de déconfiture financière, sanction logique de sa ruine morale et de sa décrépitude physique) - parce qu'il révélait dans la sphère publique ce que chacun de nous expérimentait déjà à petites touches dans la sphère privée, et vivrait demain au grand jour, comme lui, Michael « Bambi » Jackson, mais à doses de plus en plus élevées, exaspérantes, destructrices ?
Modèle ou créature, vous vivez dans l'imagination du public. La popularité est l'élément au sein duquel vous vous propagez. Mais plus votre popularité s'accroît et plus votre personnalité est diffractée, par le mental d'autrui, en une infinité de doubles, certains ressemblants, la plupart totalement aberrants. Pour tout personnage célèbre, tôt ou tard l'exigence de ressemblance cède le pas aux impératifs de la notoriété. « A-t-il jamais existé ? » en vient-on à se demander. On comprendrait qu'une créature comme Michael Jackson, si c'en est une, éprouve le besoin de rejoindre son modèle dans la réalité. (p. 23-25)

PAR ANTICIPATION, ON POUVAIT LIRE SUR LA FIGURE ARTIFICIELLE DE BAMBI FRANKENSTEIN LE RÉCIT VRAI DE LA PURE FICTION QUE SERAIT BIENTÔT CHACUNE DE NOS VIES. (p. 34)

Jean-Hubert Gailliot, Bambi Frankenstein (L’Olivier, 2006)

Né en 1961, co-fondateur des Editions Tristram en 1987, Jean-Hubert Gailliot a aussi publié :
- La Vie magnétique (L’Olivier, 1997)
- Les Contrebandiers (L’Olivier, 2000)
- L'Hacienda (L’Olivier, 2004)
- 30 minutes à Harlem (Petite Bibliothèque de l'Olivier, 2004)

jeudi 25 juin 2009

tous ont quelque chose pour eux dans la toile

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Lecture

Les livres sont ennuyeux à lire. Pas de libre circulation. On est invité à suivre. Le chemin est tracé, unique.
Tout différent le tableau : immédiat, total. À gauche, aussi, à droite, en profondeur, à volonté.
Pas de trajet, mille trajets, et les pauses ne sont pas indiquées. Dès qu'on le désire, le tableau à nouveau, entier. Dans un instant, tout est là. Tout, mais rien n'est connu encore. C'est ici qu'il faut commencer à LIRE.
Aventure peu recherchée, quoique pour tous. Tous peuvent lire un tableau, ont matière à y trouver (et à des mois de distance matières nouvelles), tous, les respectueux, les généreux, les insolents, les fidèles à leur tête, les perdus dans leur sang, les labos à pipette, ceux pour qui un trait est comme un saumon à tirer de l'eau, et tout chien rencontré, chien à mettre sur la table d'opération en vue d'étudier ses réflexes, ceux qui préfèrent jouer avec le chien, le connaître en s'y reconnaissant, ceux qui dans autrui ne font jamais ripaille que d'eux-mêmes, enfin ceux qui voient surtout la Grande Marée, porteuse à la fois de la peinture, du peintre, du pays, du climat, du milieu, de l'époque entière et de ses facteurs, des événements encore sourds et d'autres qui déjà se mettent à sonner furieusement de la cloche.
Oui, tous ont quelque chose pour eux dans la toile, même les propres à rien, qui y laissent simplement tourner leurs ailes de moulin, sans faire vraiment la différence, mais elle existe et combien instructive.
Que l'on n'attende pas trop toutefois. C'est le moment. Il n'y a pas encore de règles. Mais elles ne sauraient tarder ...

(1950)

Henri Michaux, Passages (1937-1963) (Gallimard, L’Imaginaire, p. 75-76)

mardi 23 juin 2009

certains jours les nouvelles technologies épuisent

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Quand il n'y a pas de nouveau héros,
on retravaille les anciens.

Bientôt, une puce sous la peau, un capteur
nous permettra de trimballer nos souvenirs.
Puissants comme Spider, nous serons une
maquette de sensations.
Quand des nanotubes circulent dans
les artères, le cerveau ne reçoit plus
d'informations.
Je peux encore dessiner un cavalier dans un
espace vierge, si je veux, en attendant.
Faire boire mon cheval à la rivière.
Bientôt, je serai l'homme augmenté ou
miniaturisé, je mènerai une bataille de
résistance sur la planète Voya Nui.
La mâchoire de Piraka s'ouvrira
et je serai phosphorescent.

Les nanomètres rendent léger,
font briller l'intérieur.

(On m'appellera Terminaison ou Focus).

Une puce sous la peau ?
La quatrième dimension ?
Cette puce deviendra un agenda compulsif.
Dans ce nouveau réseau de communication,
je ne sais pas si les toons auront encore de
l'intérêt.
Il faut leur réserver un cabinet noir.
Les sensations seront sismiques, ne pourront
se transmettre : une quantité de programmes,
les vies antérieures, l'infiniment petit de la
résistance personnelle (p. 38-39)

Certains jours, les nouvelles technologies
épuisent, le software, tout ce qui connecte (p. 42)

Véronique Pittolo, Ralentir Spider (Éditions de l’Attente, 2008)

Dans la collection SPOOM dirigée par Franck Pruja, une plongée dans la culture d’aujourd’hui à propos duquel une petite note de l’auteur, glissée dans le livre, dit :

Dans Ralentir Spider, je dresse une archéologie du toon, à travers une typologie de personnages issus de l’entertainment. Spiderman est une figure générique raccourcie en Spider pour évoquer le terme anglais speed, speeder : vitesse accélérée.
Il s’agit d’un clin d’œil à l’inflation vertigineuse des représentations de comics, le mot toon englobe à la fois l’univers de la BD, l’animation, les séries de science-fiction, les jeux vidéos et leurs dérivés (Pokemon, Jeux en ligne).
Entre addiction et aliénation, le monde virtuel imprègne l’imaginaire d’un adolescent, et produit d’autres modes d’exploration. Une collusion se produit entre ce monde artificiel et la réalité que l’on perçoit par bribes documentaires (attentats, catastrophisme exhibé par les médias).

Véronique Pittolo est née en 1960 à Douai. Elle a aussi publié :
- Montage (Fourbis, 1992)
- XY ou la Poursuite du Bonheur (Cahiers Ephémérides, 1998)
- Héros (Al Dante, 1998)
- Schrek (L’Attente, 2003)
- Chaperon Loup Farci (La Main Courante, 2003)
- Gary Cooper ne lisait pas de livres (Al Dante, 2004)
- Opéra isotherme (Al Dante, 2005)
- Exploration (Éoliennes, 2006)
- Danse à l’école (L’Attente, 2006)
- Hélène mode d’emploi (Al Dante, 2008)
- La Révolution dans la poche (publie.net, 2008)

lundi 22 juin 2009

un langage qui se tient au bord du vide

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5 -
des phrases ce ne sont pas des phrases qui sont parties au bout de la ligne
que tu as laissée - quand je respire c'est sur un pont entre des mots
ou sur une corde qui se déroule jusqu'au centre - une corde qui se dénoue
quand tu le veux - au centre bien au centre lettre après lettre - c'est le temps –
c'est tout le temps - par le nez par les yeux - quand une lèvre se tient –
quand j'attends les odeurs - quand une lèvre se tient sous une autre –
qu'elle respire et se noue - qu'elle retourne la spirale jusqu'au jour

39 -
nous entendons des phrases qui viennent d'ailleurs -
nous ne les arrêtons pas - elles se sont étrangement données –
elles sont faites pour passer dans l'espace - pour tomber –
elles traversent des champs de sable en sifflant - en signant –
alors nous défaisons les mots fuyants - les mots flottants –
nous cherchons s'il y a un monde pour nous parler –
nous sommes un langage qui se tient au bord du vide

Rémi Froger, lignes de dérivations (Éditions de L’Attente, 2009)

J’ai enfin trouvé - au Marché de la Poésie - ce joli volume rouge - que son titre et un billet de Sébastien Smirou m’avaient donné envie de lire et qui - avec des tirets comme seule ponctuation et intime respiration - tient toutes ses promesses -

Rémi Froger est né en 1956 et a publié aussi :
- Chutes, essais, trafics (POL, 2003)
- Des prises de vue (POL, 2008)
- Routes, repérages (publie.net, 2008)

vendredi 19 juin 2009

comment cohabiter sans servir ?

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La mouche est si bien organisée qu'elle a pu assidûment fréquenter l'homme depuis des milliers d'années, sans être mise à la porte, ni mise à travailler. Le tout sans se gêner et ne cherchant nullement comme le chat à feindre d'être apprivoisée. Allant même jusqu'à s'installer au bord de ses yeux et à puiser dans ses larmes admirablement salées l'appoint chloruré nécessaire à son régime. Avec la même aisance elle fréquente aussi de plus gros mammifères aux yeux confortables et nul doute qu'elle ne rêve d'yeux plus parfaits encore, creusés au lieu de bombés, pareils à des soucoupes, soucoupes vivantes, distillant le liquide exquis.
Voilà l'être que tout homme, dans une époque qui rend esclave, se doit de bien étudier au lieu des aigles, des lions et des chevaux, ou des princes qui ne lui apprendront jamais ce qu'il lui importerait tellement de savoir : « Comment cohabiter sans servir ? »

Henri Michaux, Passage (1937-1963) (Gallimard, L’Imaginaire, p. 143)

mercredi 17 juin 2009

faire toujours comme si

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Ils croient qu’il y a un truc : les relations, l’argent, le sexe, la drogue, etc. Pas un instant, ils ne pensent que tout vient de la méditation, de la discipline du vice, du travail. Par élégance, et par sécurité, donc, faire toujours comme si on était truqueur, vénal, accroché, fébrile, paresseux, bâclé.

Philippe Sollers, Carnet de nuit (Plon, 1989, p. 8-9)

Le premier Prix de la BnF a été attribué hier 15 juin à Philippe Sollers pour l'ensemble de son œuvre.

mardi 16 juin 2009

ils ressemblent beaucoup aux esclaves

::: quand banquiers et grands patrons se cotisent pour acheter du Debord le spectacle bat son plein !

lundi 15 juin 2009

et même si tout est faux

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Ainsi tout change rien n'est pareil tout change devient le
contraire de ce que c'était avant. Et pouvoir s'accorder
ainsi dans la distribution deux trois extraits de
prodigieuse vie singulière permet d'en varier le cours
du tout au tout d'en vivre simultanément plusieurs
plutôt qu'une seule et tout en dessinant chaque fois
un cas unique en perspective de composer de bascule
en bascule un bel assortiment qu'on n'a pas sur la terre
ou peu d'êtres occupent en même temps le présent. (p. 12)

Et je ne suis pas privée j'ai tant de choses les rivages
enchantés la côte et l'immense océan sauvage
et contre l'art d'être un iceberg belle scène du balcon sur
la mer écumante.

Et même si tout est faux fausse nuit fausse lune
transparente pure fausse marée sous la lumière
artificielle quand il me touche avec ses yeux me font
bien plus d'effet qu'une vraie main gauche un bras droit.

Alors Rex Harrison entrez s'il est quatre heures hantez
même à l'essai venez me dire my dear la nuit sur le
balcon venez me dire les mots qu'il faut pour faire un
livre d'homme.

Et peu m'importe que vous soyez voire sans ombre
pense le genre humain puisque avec vous j'ai les mêmes
bruits du monde extérieur et dans l'oreille et tout ce que
j'ai à dire et le timing. (p. 30-31)

Caroline Dubois, Comment ça je dis pas dors (POL, 2009)

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Puisqu'il suffit de les énoncer pour que les choses existent, pourquoi ne pas entrer dans le cadre pour y rencontrer de séduisants fantômes de cinéma ...

::: sur Caroline Dubois, voir aussi

samedi 13 juin 2009

seul, complètement seul, comme toujours

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LE CLOU

Monsieur Valéry connaissait des gens arrogants et il ne les aimait pas.
Pour monsieur Valéry, une personne était arrogante lorsqu'elle s'estimait supérieure à sa tâche : que ce soit servir à table, écrire ou peindre un tableau.
Monsieur Valéry expliquait :
- Je connais des gens qui marchent dans la rue comme s'ils faisaient une faveur à l'acte de marcher. Il est dangereux de s'estimer supérieur à sa tâche, expliquait monsieur Valéry.
- Si on a pour tâche d'enfoncer un clou dans le mur... (et il dessinait)

- ... et si on s'estime plus intelligent que cette tâche, on court le risque de manquer le clou et de se taper en plein sur le doigt.
- Mais on ne peut pas non plus se juger moins intelligent que sa tâche car, par inhibition, on court le risque de manquer le clou encore une fois et ainsi de se taper à nouveau en plein sur le doigt.
- C'est pourquoi, concluait monsieur Valéry, je me considère, en toutes circonstances, au même niveau que ma tâche. Je ne suis ni son chef, ni son employé. Moi et ma tâche sommes des choses d'égale intelligence dont les destins se croisent à un instant donné. Et c'est tout.
Monsieur Valéry, après cette dissertation philosophique, eut le souffle coupé, tellement il était heureux.

LA COMPÉTITION

Monsieur Valéry n'aimait pas les compétitions.
À propos de n'importe quelle épreuve, il disait que de la première à la dernière place le classement était entièrement à revoir.
Et il s'interrogeait :
- Battre les autres, dans quel but ? Perdre contre les autres, pour quelle raison ?
- Je préfère être vice-dernier ou sous-dernier, disait-il avec ironie.
Et il expliquait :
- Une compétition n'est juste que si tout le monde part sur un pied d'égalité. Mais cela est impossible, comme on le sait. Et si on était tous égaux, comment les uns pourraient-ils devancer les autres ? Dans une compétition les gens finissent toujours comme ils ont commencé, concluait monsieur Valéry.
Et monsieur Valéry disait encore :
- Ce que j'aimerais, c'est voir une course de cent mètres dans laquelle chaque piste terminerait à un point différent.
- Imaginez quatre pistes de cent mètres comme ça... (et il dessinait)

- ... de cette façon, continuait monsieur Valéry, en terminant la compétition, chaque athlète comprendrait mieux ce qui l'attend le lendemain. Même en cas de victoire, à la fin de la course il se retrouverait tout seul, ce qui est une petite leçon de vie.
Et après cette affirmation quelque peu ambiguë, monsieur Valéry continua sa promenade quotidienne, le corps légèrement courbé, le chapeau vissé sur la tête, et seul, complètement seul, comme toujours.

Gonçalo M. Tavares, Monsieur Valéry et la logique (2002) (Viviane Hamy, 2008, p. 61-64)

(pour les dessins, vous devrez acheter le livre !)

« O Bairro » (ou Le Quartier) est un drôle d’endroit peuplé d’écrivains célèbres, et où la logique est parfois la raison du plus fou.

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Gonçalo M. Tavares est né en 1970. Après avoir étudié la physique, le sport et l’art, il est professeur d’épistémologie à Lisbonne. Il a publié, au Portugal, des romans, recueils de poésie, essais, pièces de théâtre, contes et autres ouvrages inclassables.

Les Éditions Viviane Hamy ont également publié un roman, Jérusalem, en 2008, et « poursuivront la promenade dans ce drôle de quartier » avec les publications de Monsieur Kraus puis Monsieur Henri.

Et Monsieur Calvino, on pourrait l'avoir, aussi ?

::: lire aussi le premier chapitre, « Les amis »

::: un billet de Didier Jacob et un entretien, en français

::: et le blog de Gonçalo M. Tavares, en portugais

jeudi 11 juin 2009

une tête d'écrivain

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La photo

C'était vraiment une belle photo. Il ne put s'empêcher d'avoir un petit mouvement de vanité, une légère déglutition, et se dit, à haute voix, en se regardant dans la glace du salon : « C'est bien moi ! »
Ce fut alors un long souci, une attention de tous les instants. Lui qui ne sortait presque jamais se mit à fréquenter assidûment les cocktails d'éditeurs et les bars de Saint-Germain-des-Prés, en s'efforçant de ressembler à son portrait.
Il y parvint. Maintenant qu'il avait une tête d'écrivain, il ne lui restait plus qu'à écrire, il n'avait pas à s'en faire, on l'éditerait sûrement sur sa bonne mine. En quoi il se trompait, car les lecteurs n'achètent que les livres des auteurs qu'ils connaissent déjà. Il s'avisa qu'il était chauve comme une fesse, mais qu'il pouvait se faire sans effort une tête de Francis Ponge qu'il admirait beaucoup.
Ses premiers ennuis commencèrent lorsqu'il lut Du mouvement et de l'immobilité de Douve : il poussa le mimétisme jusqu'à s'acheter par correspondance une perruque d'Yves Bonnefoy. Il fut choqué que le Mercure de France lui demandât son tour de tête, il pensait que c'était un modèle standard.
C'est à cette époque que les éditeurs se mirent à exploiter sérieusement les produits dérivés. Il compléta sa perruque par une frange (Grasset) pour ressembler à Hervé Bazin, un fume-cigarettes (Gallimard), modèle Philippe Sollers, une boîte de poil à gratter pour prendre les tics de Malraux (vendue à la boutique de la BN), un décolleté de chemise blanche de Bernard-Henri Lévy fourni par L'Express à tout nouvel abonné avant la fin du mois, un lorgnon comme Léautaud (encore le Mercure) et, à cette occasion, il commença à tenir son journal intime.
Pour s'assurer une place dans le métro, il se déguisait parfois en vieil académicien, sans l'épée, qu'il jugeait dangereuse, ou en femme de lettres enceinte, selon les jours.
Quand il mourut comme Roland Barthes dans un moment d'inattention, on l'inhuma au Père-Lachaise, sous un saule en zinc payé par la Société des Gens de Lettres.

François Caradec, Entrez donc, je vous attendais. Contes et devis (Mille et une nuits, 2009, p. 62-63)

Pour ce recueil, composé peu avant sa mort en novembre dernier, d’hommages plus ou moins sérieux à tous les écrivains qu’il a aimés (ou moins aimés), le pataphysicien et oulipien avait aussi envisagé un autre titre, dont on regrette qu’il ait été écarté : « Quoi de plus émouvant à marée basse dans le creux d’un rocher qu’un bigorneau qui marche ».

mercredi 10 juin 2009

être gouverné

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Être GOUVERNÉ, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n’ont ni titre, ni la science, ni la vertu… Être GOUVERNÉ, c’est être à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C’est sous prétexte d’utilité publique et au nom de l’intérêt général être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre réclamation, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré. Voilà le gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale !

Pierre-Joseph Proudhon, Idée générale de la révolution au dix-neuvième siècle (Garnier frères, 1851, p. 341)

mardi 9 juin 2009

que ceux qui la veulent la prennent

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les éléments épars du lieu

Celui qui a offert la cassette des Cowboy Junkies fait des études d'histoire, rêve d'Australie, s'envole pour Canberra et photographie le désert (des souvenirs de rocs, graphiques, de tableaux granitiques) tandis qu'au tabac de la Sorbonne se dessinent les vies de ceux de la Villette. Pour l'instant ils naviguent sur le boulevard Saint-Michel, passent devant Mouna qui arrangue la foule (Mouna badgé de partout, traçant par terre ses slogans moqueurs à la craie, le grand amour des japonais), entrent dans des cinémas où la place ne coûte presque rien, s'affalent dans leurs grands fauteuils déchirés, lardés de coups de couteaux auxquels on a du mal à croire, puis discutent dans la cour d'honneur, les fesses calées sous la statue d'Hugo. Des librairies, des crêperies, un disquaire ; des marchands de frites, des musées, des bureaux de tabac ; des boutiques de photocopies, le vendeur ambulant du Monde, des librairies encore, anciennes, modernes, spécialisées, d'occase : généralement c'est simple, très simple ces balades aériennes où tout le monde vous porte, les amis, les scénarios de films, les bouquins introuvables, la foule. Quand la nuit tombe vous attrapez le 38. Par la vitre, les deux ponts de Paris qui livrent l'île de la Cité, les phares jaunes des voitures sur le quai rive droite vous allègent encore ce demi-cercle tracé de la Conciergerie à la place du Châtelet, compas qui prend la Seine, le ciel jusqu'à la tour Saint-Jacques c'est chez vous. Rien ni personne pour dire le contraire, vous contester la place.
C'est ce qu'il faudrait savoir transmettre (à celui à qui l'on écrit).

Margo chuchote dans « Postcard Blues »
With my head again clear
I think of words to send to you
To coax you bock to my side

Un décor de carte postale, ces deux rives de Seine ?
Peu importe : que ceux qui la veulent la prennent.

Anne Savelli, Cowboy Junkies / The Trinity Session ’til I’m dead (Le Mot et le Reste, Solo, 2008, p. 49-50)

Les trajets, plans-séquences, lumières et lieux d’une belle prose poétique qu’on peut retrouver dans Fenêtres open space, le blog d’Anne Savelli.

Anne Savelli est née en 1967 à Paris, et a publié aussi Fenêtres, open space (Le Mot et le Reste, 2007). Elle est en résidence au 104.

::: un article de Sereine Berlottier pour remue.net.

samedi 6 juin 2009

home

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J'ai longtemps cherché à ressentir cette émotion dont j'avais entendu parler, qui est celle qu'éprouve l'homme qui rentre à la maison. Bien sûr, je ressentais vaguement quelque chose dans le genre, en rentrant à Paris après un voyage, mais je trouvais ce sentiment plutôt con et superficiel, en tous les cas, il n'y avait pas de quoi en faire des histoires. Un jour - je ne sais, vraiment plus où, très loin de Paris, dans un milieu plutôt hostile et fermé -, tout à coup, venant d'un bar ou d'une voiture qui passait, étouffées, lointaines, j'ai entendu quelques mesures d'un vieux disque de Bob Marley ; j'ai alors poussé une sorte de soupir, comme les propriétaires terriens, dans les livres, en poussent en s'asseyant le soir dans un fauteuil, près de la cheminée, dans le salon de leur hacienda. Et n'importe où maintenant, à entendre, même de loin, Rat Race ou War, je ressens l'odeur, la familiarité, et le sentiment d'invulnérabilité, le repos de la maison.

Je vis avec un Indien, mort il y a de nombreuses années. Comme cela se faisait à l'époque entre ennemis, sa tête a été vidée, la peau amollie puis séchée sur des pierres et plus en plus petites. Ses cils et ses sourcils sont bien fournis ; ses lèvres, très belles, sont fermées par une petite ficelle, et il y a des lentes de poux dans ses cheveux. Les nuits d'orage, parfois, il faut que je me lève et que j'aille lui parler dans la pièce à côté. Un jour, je l'ai prêté pour qu'on me trouve un objet qui l'abrite de la poussière, comme dans les musées je suppose. Tout le temps de son absence, je promenais une solitude étrange d'une pièce à l'autre ; de son côté, il effrayait ses hôtes, déclenchait des orages la nuit, énervait tout le monde. Au point qu'on me l'a rapporté avant d'avoir eu le temps de trouver quoi que ce soit pour le protéger. Mais dès son retour tout s'est calmé, il n'y a aucune raison d'abriter un copain de la poussière.

Si l'on tient à désigner une catégorie d'individus qu'on estime être une catégorie parce qu'on estime qu'elle a un aspect, un vice ou un attribut commun, on a toujours intérêt à utiliser le mot insultant. Le mot insultant est toujours plus beau et plus imprécis, et on a toujours intérêt à utiliser le mot le moins précis, parce qu'il est le plus juste pour désigner une caractéristique commune. Après, bien après l'invention du mot insultant, on trouve toujours quelque salaud qui, pour faire entrer l'insulte dans le dictionnaire ou pour pouvoir l'utiliser en famille, invente un ou plusieurs mots neutres, prétendument objectifs, complètement faux, et incroyablement laids.

L'avantage provisoire du mot « frère » sur tout autre mot désignant ce qui lie quelqu'un à quelqu'un, c'est qu'il est dépourvu de toute sentimentalité, de toute affectivité ; ou, en tous les cas, on peut facilement l'en débarrasser. Il peut être dur, agressif, fatal, presque dit avec regret. Et puis il suggère l'irréversibilité et le sang (pas le sang des rois, des familles ou des races, celui qui est tranquillement enfermé dans le corps et qui n'a pas plus de sens ni de couleur ni de prix que l'estomac ou la moelle épinière, mais celui qui sèche sur le trottoir).

La position la plus humaine, il me semble, c'est celle du cocher qui attend, celle de l'assouplissement. On n'est définitivement pas assez bien fait pour se sentir bien debout, et couché, à la longue, on s'énerve ou on devient idiot. En position assise, avec le menton sur la poitrine, les yeux fermés - aux trois quarts ou tout à fait -, l'oreille en état de marche, les bras un peu écartés pour l'équilibre, comme ça, ça me plairait assez de passer la vie.

Bernard-Marie Koltès, « Home », dans Prologue et autres textes (Minuit, 1991, p. 119-121)

jeudi 4 juin 2009

protégé de la méchanceté du monde derrière des piles de livres

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Je crois que ça a commencé comme ça. Comme chaque jour, j'étais plongé dans mes travaux, protégé de la méchanceté du monde derrière des piles de livres disposées en rempart sur ma table. Un ancien conservateur parmi d'autres, membre de la communauté universelle des lecteurs, la seule internationale qui vaille encore. Un silence ouaté nous enveloppait, une vraie quiétude d'abbaye, juste de quoi nous donner l'illusion d'être des moines copistes. Dehors un crachin insidieux nous attendait, mais nul ne semblait pressé de le retrouver.
Bien à l'abri au cœur de cette nef des fous si sages, on se sentait retranché de la marche du temps, soustraits de l'ordinaire condition des hommes. Tous semblaient tacitement convaincus avec Mallarmé que tout, au monde, existe pour aboutir à un livre. Beaucoup seraient secrètement comblés que ce cloître fût un jour leur tombeau. En attendant, ils y vivent une sereine exaltation qui demeurera à jamais inaccessible à l'immense majorité de nos concitoyens. Quelque chose comme de la volupté, dans un lieu privilégié où le temps est en suspens.

Pierre Assouline, Fantômes ; avec des photographies de Jean-Pierre Bertin-Maghit (Portaparole, 2009, p. 19)

Une amusante nouvelle, pour découvrir quel acte impardonnable peut pousser un lecteur à tuer.

mercredi 3 juin 2009

si le soleil et la lune avaient des doutes

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Celui qui met en doute ce qu'il voit,
Quoi que tu puisses faire, il ne croira jamais.
Si le soleil et la lune avaient des doutes,
Aussitôt leur lumière s'éteindrait.

Hécate ou La Nuit de la Joie d'Enitharmon (Tate Gallery, vers 1795), et ces quelques vers extraits des Chants d'Innocence (1789) ... pour vous inviter à ne pas rater l'exposition « William Blake, le génie visionnaire du romantisme anglais », que le Petit Palais consacre jusqu'au 28 juin à l'œuvre graphique (dessins, aquarelles, gravures…) du poète.

::: lisez des billets moins paresseux que le mien, par exemple Elizabeth Legros, « Les soleils noirs de William Blake », Leaule ou Pierre Deschodt, « Doux malaise »

::: et, sur William Blake, explorez sans modération le Blake Digital Text Project et les Archives William Blake.

mardi 2 juin 2009

au gré des aiguillages

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le trajet est prévisible, malgré la pénombre il y aura Reggio d'Emilie puis Modène Bologne Florence et ainsi de suite jusqu'à Rome, sa douceur de fruit trop mûr, Rome, ville pourrissante flamboyante et cadavérique dont on comprend trop bien la fascination qu'elle peut exercer sur certains, Rome et la valise que je vais y remettre le temps que je vais y passer peut-être le choix est fait le choix est fait depuis que la déesse chanta la colère d'Achille fils de Pélée, son choix guerrier son honneur l'amour que Thétis sa mère lui portait et Briséis son désir qu'Agamemnon détenait comme Pâris possédait Hélène, celle qui m'attend à Rome dans ses plus beaux péplos, peut-être, comme le train ralentit à présent à l'approche d'une gare, que l'ennui me prend, de l'autre côté du couloir un homme d'une cinquantaine d'années fait des mots croisés avec sa femme dans une revue intitulée La Settimana enigmistica, la semaine énigmatique ou peu s'en faut, sa femme a l'air bien plus jeune que lui, à l'âge d'homme tout est plus difficile, dans le néant de l'indécision qui est le monde des voies et des aiguillages, elle m'attend, j'aime à croire que Sashka m'attend, (p. 113)

tout est plus difficile à l'âge d'homme vivre enfermé en soi entrechoqué miséreux empli de souvenirs je ne fais pas ce voyage pour rien, je ne me recroqueville pas comme un chien dans ce fauteuil pour rien, je vais sauver quelque chose je vais me sauver malgré le monde qui s'obstine à avancer péniblement à la vitesse d'une draisine manœuvrée par un manchot, en aveugle un train la nuit dans un tunnel le noir encore plus épais j'ai dû dormir un moment, si seulement j'avais une montre, je n'ai qu'un téléphone, il est dans ma veste à la patère, mais si je le prends je vais être tenté de vérifier que je n'ai aucun message et d'en envoyer un, toujours la passion pour les télégrammes, envoyer des signes dans l'éther comme des signaux de fumée des gestes sans objet des bras des mains tendues vers le néant, à qui pourrais-je envoyer un message, depuis ce téléphone à carte que j'ai pris soin de faire acheter par un clochard moyennant un gros pourboire, par chance il avait une pièce d'identité et n'était pas trop délabré, le vendeur n'a pas fait de difficultés, j'ai quitté mon appartement laissé quelques affaires chez ma mère vendu mes livres en vrac à un bouquiniste de la porte de Clignancourt pris trois quatre trucs, (p. 139

- curieux cette passion pour la lecture, un reste de Venise, de Marianne grande dévoreuse de livres, une façon de s'oublier de disparaître corps et biens dans le papier, petit à petit j'ai remplacé les romans d'aventures par les romans tout court, la faute à Conrad, à Nostromo et au Cœur des ténèbres, un titre en appelle un autre, et peut-être sans bien comprendre, qui sait, je me laisse porter, page après page, et bien que j'aie passé déjà une grande partie de ma journée de fonctionnaire trouble à lire - des notes, des rapports, des fiches, sur mon écran bien gardé - il n'y a rien alors que je désire plus qu'un roman, où les personnes soient des personnages, un jeu de masques et de désir, et petit à petit m'oublier moi-même, oublier mon corps au repos dans ce fauteuil, oublier mon immeuble, Paris, et jusqu'à la vie entière au gré des paragraphes ; des dialogues, des aventures, des mondes insolites, c'est ce que je devrais faire maintenant, continuer le récit de Rafaël Kahla, retrouver Intissar la Palestinienne et Marwan mort à un carrefour de Beyrouth, voyage dans le voyage, pour écarter la fatigue, les pensées, le train bringuebalant et les souvenirs – (p. 155)

comme des rails dans la nuit des traits des réseaux infinis de relais et nous, le plus souvent silencieux, étrangers qui ne nous ouvrons pas plus l'un à l'autre que nous ne le faisons à nous-mêmes, obscurs, obtus, perdus dans les innombrables rails qui entourent la gare de Bologne nœud ferroviaire inextricable, des aiguillages, des circuits, des voies de garage à n'en plus finir, une gare divisée en deux parties égales où au contraire de Milan le gigantisme du bâtiment est remplacé par la profusion des voies, la verticalité des colonnes par le nombre des traverses, une gare qui n'a besoin d'aucune démesure architecturale parce qu'elle est en soi démesurée, le dernier grand carrefour de l'Europe avant le cul-de-sac italien, tout transite par ici, les bouteilles de nero d'Avola venues des pentes de l'Etna que buvait Lowry à Taormine, le marbre des carrières de Carrare, les Fiat et les Lancia y croisent les légumes séchés, le sable, le ciment, l'huile, les peperoncini des Pouilles, les touristes, les travailleurs, les émigrants, les Albanais débarqués à Bari y foncent vers Milan, Turin ou Paris : tous sont passés par Bologne, ils ont vu leur train glisser d'une voie à l'autre au gré des aiguillages, (p. 241)

tout est plus difficile à l'âge d'homme la sensation d'être un pauvre type l'approche de la vieillesse l'accumulation des fautes le corps nous lâche traces blanches sur les tempes veines plus marquées sexe qui rétrécit oreilles qui s'allongent la maladie guette, la pelade les champignons de Lebihan ou le cancer de mon père terrassé par Apollon sans que le couteau de Machaon y puisse rien, la flèche était trop bien plantée, trop profonde, malgré plusieurs opérations le mal revenait, s'étendait, mon père a commencé à fondre, à fondre puis à sécher, il paraissait de plus en plus grand, étiré, son visage immense et pâli se creusait de cavités osseuses, ses bras se décharnaient, l'homme si sobre était presque complètement silencieux, ma mère parlait pour lui, elle disait ton père ceci, ton père cela, en sa présence, c'était sa pythie, elle interprétait ses signes, ton père est content de te voir, disait-elle lors de mes visites, tu lui manques, et le corps paternel dans son fauteuil se taisait, lorsque je m'approchais de lui pour lui demander comment il allait ma mère répondait aujourd'hui il va très bien, et petit à petit tout le monde perdait l'habitude de s'adresser directement à lui, nous consultions son oracle, mon père restait de longues heures assis à lire saint Augustin ou les Evangiles (p. 415)

Mathias Énard, Zone (Actes Sud, 2008)

Le 35ème prix du Livre Inter a été attribué aujourd’hui, par un jury composé de 24 auditeurs présidé par Marc Dugain, à Zone de Mathias Énard (Actes Sud, 2008), qui avait déjà obtenu notamment le Prix Décembre 2008.

Né en 1972 à Niort, Mathias Énard a publié auparavant :
- La Perfection du tir (Actes Sud, 2003)
- Remonter l'Orénoque (Actes Sud, 2005)
- Bréviaire des artificiers (Verticales, 2007)

::: sur Zone, lire aussi deux billets de Claro, « Énard : “the” bio » et « Iliade longtemps ».

lundi 1 juin 2009

échanger la joie de son cœur contre le réconfort de son estomac

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De nos jours, le candidat à la littérature, ou plutôt le candidat-artiste à la littérature, ou plus exactement le candidat-artiste à la littérature au ventre qui réclame et à la bourse vide, se trouve confronté à un violent paradoxe. Comme candidat, il est un homme qui n'a pas réussi, et un homme qui n'a pas réussi n'attire pas la popularité. Comme homme, il doit manger, or sa bourse est vide. Comme artiste possédant une authentique âme d'artiste, son plus grand plaisir consiste à épancher la joie de son cœur dans un texte imprimé. Et voici donc le paradoxe auquel il est confronté et qu'il doit résoudre : comment et selon quels usages doit-il chanter la joie de son cœur pour qu'une fois imprimé, ce chant lui fasse gagner son pain ?

Cela n'apparaît pas comme un paradoxe, tout du moins pas au candidat à la littérature alimentaire, ni à l'homme doté d'une âme d'artiste et d'une bourse bien remplie. Le premier, dépourvu d'ambition artistique, se contente de répondre à la demande du public. Le second, affranchi de la sordide nécessité, se satisfait d'attendre jusqu'à ce qu'il ait créé la demande. Quant à celui qui a réussi, il ne compte pas. Il a résolu le paradoxe. Mais l'homme aux rêves ambitieux et contraint par la sordide nécessité, voilà celui qui doit affronter la contradiction absolue. Cet homme ne peut épancher son âme d'artiste dans son travail et échanger ce travail contre du pain et de la viande. Le monde s'oppose étrangement et implacablement à ce qu'il échange la joie de son cœur contre le réconfort de son estomac. Et notre homme découvrira que ce que le monde demande le moins est ce qu'il admire le plus, et qu'il demande à cor et à cri ce qu'il n'admire pas du tout. (p. 15-17)

Arrive alors le candidat-artiste aspirant à déverser sur la page dactylographiée son chant inédit, à échanger la joie de son cœur contre le réconfort de son estomac, à faire quelque chose qui puisse vivre tout en vivant lui-même. À moins d'être de ces candidats-artistes extrêmement chanceux, il ne tarde pas à s'apercevoir que chanter grâce à sa machine à écrire et faire exister ce chant dans les pages d'un magazine sont des exercices sans aucun lien, que les joies de l'âme et les désirs du cœur, modelés dans une forme artistique durable, ne sont pas forcément de la littérature immédiate, en bref, que le maître qu'il cherche à servir pour le pain et la gloire ne veut pas entendre parler de lui. Alors qu'il s'assied pour reprendre son souffle, il aperçoit les candidats à la littérature alimentaire lui passer devant, en foule, se satisfaisant du pain et laissant tomber la gloire. Par définition, les gens appartiennent au plus grand nombre ou au petit nombre ; il y a divorce entre le pain et la gloire ; et là où le candidat-artiste rêvait de servir un maître, il en trouve deux : celui qui lui permettra de vivre et celui qui permettra à son travail de vivre, et ce qu’exige le premier, le second n’a pas grand-chose – voire rien – à en faire. (p. 26-28)

Jack London, Quiconque nourrit un homme est son maître. Traduit de l'anglais (États-Unis) par Moea Durieux (Éditions du Sonneur, La Petite collection, 2009)

dimanche 31 mai 2009

une transmnèse utile

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Elle avait choisi le corps d’un très grand mâle.
À son âge, elle ne tenait pas à assumer les conséquences du rut dans la peau d’une femelle dont le partenaire atteindrait les quarante tonnes en moyenne. En milieu aquatique, qui plus est, alors qu’elle n’avait déjà guère d’expérience à l’air libre. Et le peu qu’elle avait n’était pas vraiment concluant, c’était le moins qu’on puisse dire.
Le docteur Ann Kelvin chassa ses vains regrets par son évent. Un geyser d’air et d’eau d’une demi-douzaine de mètres emporta les rêves rapiécés et le romantisme suri qui avaient survécu à quatre-vingts années parmi les hommes. L’animateur du Marineland assis en tailleur sur le rebord d’émail bleu en fut trempé jusque dans ses sandales. En cette fin mai, c’était une douche assez fraîche, mais il rit et agita sa casquette avec enthousiasme tandis que les premières vannes s’ouvraient.
La nageoire caudale du grand cachalot battit avec douceur les vagues qui arrivaient dans la piscine. Devant lui, les écluses s’emplissaient une à une, et l’odeur des eaux du large lui parvenait de plus en plus forte, de plus en plus attirante. La peau épaisse et blanche, qui l’avait fait appeler évidemment Moby Dick pendant la première partie du séjour – jusqu’à ce que le responsable du projet s’avise des résonances sinistres et péjoratives de ce surnom –, frissonna lentement, une petite vague de rides qui parcourut dix-huit mètres de la queue puissante à l’énorme tête en forme de rostre. Ann ouvrit la gueule et laissa le goût des créatures marines et des carburants dégazés emplir la vaste ouverture ceinte de dents impressionnantes.
Oh, Seigneur, rien que pour cela, pour ce goût de sel et d’algues explosant dans sa bouche en étincelles minuscules et brûlantes de vie, rien que pour cela, vraiment, elle avait eu raison de dire oui !

Jeanne-A Debats, La Vieille Anglaise et le continent : nouvelle (Griffe d’Encre, 2008, p. 7-8)

Cette longue et belle nouvelle d’anticipation, écologiste mais pas moralisatrice, raconte « une transmnèse utile » (p. 12) et a obtenu le Grand Prix de l’Imaginaire (nouvelle francophone) 2009.

Jeanne-A Debats est née le 29 août 1965
Elle a publié aussi :
- Cendres : nouvelle – Dieu reconnaîtra les siens (2006)
- L'ogre de ciment : nouvelle – Fugue en Ogre mineur (Les Trois Souhaits, 2006)
- Fata Organa : nouvelle – Elément I : La Terre (Griffe d’Encre, 2007)

::: le blog de Jeanne-A Debats, où elle évoque notamment l’histoire de ce livre

samedi 30 mai 2009

la paisible ordonnance de sa toile

J'envie la perfection, la sérénité des lignes tracées par l'épeire diadème, l'araignée porte-croix de nos jardins. Au petit jour, dans le désordre des chrysanthèmes couchés en tout sens par les vents et pluies d'équinoxe, c'est un repos de découvrir la paisible ordonnance de sa toile toute neuve aux rayons étoilés, réunis en multiples polygones concentriques par des segments sans bavure, progressifs et parallèles, de plus en plus courts à mesure que l'on s'approche du centre où attend l'artiste dorée, satisfaite à juste titre de sa rigoureuse œuvre nocturne. Tout autour d'elle, accrochés régulièrement sur l'ensemble de la trame, brillent les innombrables diamants d'une fine rosée matinale, dont le faible poids courbe à peine les filins, comme la dentelle de girandoles d'une escadre illuminée.
Mais moi j'enrage et je désespère, je me débats contre le vide et je couvre de coulures improbables les murailles invisibles qui me cernent de toute part. Je suis enfermé, j'en suis sûr, et je l'ai déjà dit cent fois : enfermé. Autour de moi se dressent des parois de verre : là et ici, juste devant moi, et sur les côtés aussi et derrière moi encore. Prisonnier. Les chrysanthèmes, les rudbeckias d'automne, les phlox tardifs, les ultimes roses, tout cela se trouve de l'autre côté, dans le calme jardin de l'épeire porte-croix. Je suis enfermé dans une sorte de cube vide, abstrait, qui forme comme une explosive absence carrée dans la continuité des choses naturelles. Si j'en veux capturer le moindre reste, les mégots, les cacahuètes brisées, les croûtons de pain et autres menus déchets que par dérision l'on me jette, il me faut agir, construire en toute hâte des rets sur l'impalpable mur, qui sépare en deux mondes sans commune mesure le dehors et le dedans de ma cellule. Et je me doute bien, évidemment, que ce monde-ci - le mien - n'existe pas, qu'il n'est qu'un trou noir au milieu de la constellation vive et gaie des lumières de l'escadre.
Allons ! Pas d'excuses ! Pas de jérémiades ! Il faut me mettre au travail, une fois encore. Mû à nouveau par l'illusoire euphorie de l'action, je lance d'aventureuses lignes exploratrices autour de moi, dans tous les sens, avec des gestes nerveux et rapides, vite cassés. Je m'agite. Je me démène. J'essaie la passion, le désespoir, la fureur, les subterfuges, la petite surprise. Je frappe à droite. Je frappe à gauche. À droite encore. Je recommence, je répète, je ressasse. Je m'obstine. Je reviens en arrière. Puis, soudain, je frappe derechef juste devant moi... Aussitôt, je me retourne d'une brusque et imprévisible volte-face... Non. Rien... Au milieu de l'espace transparent qui m'enferme, perçant en son centre sans doute une porte scellée, il y a seulement un minuscule judas rond, qui est probablement un œil de caméra.
Je voudrais me remettre à mon ouvrage, mais une sorte de paralysie peu à peu me gagne. Je respire de plus en plus mal. Enfin, comme il fallait s'y attendre, je m'aperçois que je me suis pris moi-même au milieu d'un inextricable écheveau de fils enchevêtrés. Je tente un dernier soubresaut, en vain : il est trop tard. Je suis soudé au monde absent, soudé au vide. Dans l'immobilité définitive de mon corps, de mon visage qui ne peut même plus clore les paupières, je vois l'énorme araignée noire - moi - qui s'approche de moi pour me dévorer. Je pousse un hurlement muet de terreur.
Je me réveille. Les doubles rideaux ne sont pas fermés, ni seulement les voilages. Le jour se lève à peine. La pluie et le vent d'équinoxe battent la vitre, de l'autre côté d'une large baie rectangulaire qui occupe presque toute la paroi, juste en face de mon lit. Sur le fond blanchâtre du petit matin, les rameaux entremêlés du grand noyer tout proche, dénudé par la tempête, dessinent un réseau compliqué de courbes mouvantes, remplissant jusqu'aux extrêmes bords toute la surface de la toile avec ses lignes grises soulignées par des reflets luisants. Il n'y a pas un oiseau sur les branches, pas de loups blancs, pas d'araignée géante. Et les idéogrammes superposés formés par les ramures de l'arbre, inutile filet, sont apparemment privés de sens.

Alain Robbe-Grillet, Les derniers jours de Corinthe (Minuit, 1994, p. 206-208)

jeudi 28 mai 2009

la totalité des propositions vraies (avant)

Avec la « géologie blanche » de Philippe Rahm pour écrin et les magnifiques coupoles vertes comme ciel, la Force de l’Art 2, présentée au Grand Palais jusqu’au 1er juin, mérite une déambulation.

En commençant par les dames (pour faire plaisir à Martine Sonnet qui souligne à juste titre qu'elles ne représentent que 10% des artistes résidents, étiage malheureusement classique) j’ai aimé tout particulièrement :

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::: les splendides poubelles fondues rouge sang d’Anita Molinero

::: « Il y a 140 millions d’années, un animal glisse sur une pente fangeuse du Massif Central » de Virginie Yassef : la drôle et fascinante empreinte d’un ptérodactyle imaginaire

::: la « Matrice » proustienne de Véronique Aubouy

::: le troublant cerveau – container de Fabien Verschaere

::: la maison tronçonnée saupoudrée de sirop de glucose de Grout/Mazéas

::: l’étrange tourniquet monumental et miroitant de Gilles Barbier

::: bien sûr les ubuesques « Agitateurs » de Philippe Mayaux

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::: et surtout « La totalité des propositions vraies (avant) » de Julien Prévieux : le futur non advenu des livres obsolètes sauvés temporairement du pilon pour être présentés dans un manège circulaire, et aux murs, sur de grands tableaux noirs, des oracles étranges de diagrammes inspirés par le data mining.

Pour découvrir les autres œuvres, explorez sans modération le site, très complet, ou suivez un bon guide, par exemple :
::: lunettes rouges
::: ou espace-holbein : billets 1, 2, 3, 4 et 5.

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