lignes de fuite

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mercredi 27 mai 2009

me suis offert un premier rang de perles

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J'ai découvert ce soir (devinez grâce à qui ?) un nouveau joujou chronophage, Pearltrees, et me suis offert un premier rang de perles : plus le temps maintenant d'écrire un nouveau billet !

mardi 26 mai 2009

tout chat enfui finit à l'ombre du buis

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Félice fuyait, poursuivie par la voiture noire.
« Ces cochons m'ont lâchée avec tous mes bagages ; ils m'ont plantée sur le trottoir, et maintenant débrouille-toi. Ils m'ont jetée dans la gueule du loup ; pas moyen de retourner en arrière ; et je suis obligée de courir avec mes paquets sur les bras. »
La voiture noire suivait Félice au rythme de son pas, à quelques dizaines de mètres derrière elle.
« Comment monter dans un bus ? Je ne sais même pas où est l'arrêt, je ne sais même pas lequel je dois prendre ; et qu'est-ce qui l'empêchera de suivre le bus ? Quant à moi, je serai bien obligée d'en descendre à un moment ou à un autre. Ces cochons de paquets m'empêchent de réfléchir.
Félice ne se retournait plus, ne jetait plus de coup d'œil derrière elle ; elle localisait seulement, au travers des bruits, le ronflement du moteur au ralenti.
« Je n'arriverai pas à m'en débarrasser ; j'ai beau courir. Si je demandais de l'aide. Qu'on m'aide du moins à porter mes bagages ; si deux hommes qui me portent mes bagages m'entourent, ce cochon fera peut-être bien demi-tour. »
Félice était aux portes du cimetière. Elle se retourna d'une pièce et s'appuya à la grille. La voiture noire, à quelques dizaines de mètres devant elle, s'arrêta.
« Du moins, ce cochon ne peut pas entrer ici. »
Et elle franchit le portail.
La voiture noire se rangea. Le moteur tournait, enveloppant la carrosserie impénétrable de tourbillons de vapeurs sombres.
« Pour l'instant cela va. Mais quand il fera nuit ? Dans un quart d'heure il fera nuit ; quand il fera nuit, qu'est-ce que je ferai ? »
Félice posa ses paquets, s'assit et regarda sans bouger la grosse boule de fumée noire qui veillait, au-delà des portes du cimetière.

Dans les corridors de buis, Rose cherche son chat. Elle pousse ses deux lèvres serrées en avant, fait un trou au milieu - pas plus gros que celui d'une aiguille - et siffle
« Petit, petit, mon petit ; que t'ai-je fait ? Pourquoi partir ? Pourquoi t'escamoter des genoux de laine de ta Rose ? Tes-tu piqué la patte à une épingle perdue ? as-tu coincé ta moustache dans un méchant repli qui te l'a arrachée ? Mais qu'ai-je donc fait qui te chasse ? T'aurais-je excédé ? Mais je n'en ai rien vu, petit, au fond de ton regard ! Es-tu fâché alors ? Pourquoi ne pas s'expliquer ? T'aurais-je donc blessé ? Non, ce n'est pas possible. Oh, dans tous les cas, mon petit, oh, pardon ! Serais-tu las de ta vieille Rose ? Où es-tu, petit, petit, petit ? »
Elle gravit les pentes, parcourt les sentiers, étire encore davantage ses lèvres, et son sifflement pénètre l'épaisseur des buissons.

LE CIMETIÈRE DE LA COLLINE AUX CRAPULES

Une peuplade sauvage de chats habite le cimetière de la Colline aux Crapules. Ils se vautrent sur les tombes, s'enroulent aux croix de marbre, trônent aux faîtes des mausolées et font surgir leurs corps gras aux détours des oratoires.
C'est une communauté humaine cependant, très secrète, qui y gouverne clandestinement - sa puissance est impartagée, ses ramifications innombrables, ses cellules cloisonnées à l'extrême ; ses membres, aux visages desquels une terrible taciturnité monte la garde, sont insaisissables.
La seule idéologie connue de la secte est : la survivance éternelle des chats ; et la cause évidente de la multiplicité des chats à cet endroit se trouve dans les gros sacs que, plusieurs fois par jour, des gérontocrates graves et furtifs déballent au pied des buissons isolés, en faisant sortir de leurs lèvres de tout petits sifflements.
(Que celui qui a perdu son chat,
si la passion frustrée le consume ; si l'ardeur qui lui mord les entrailles lui fait croire qu'elle le ferait passer au-dessus de montagnes ; si les germes de l'abandon, du désespoir et de la timidité ont été étouffés au fond de lui par cette soudaine, insupportable et révoltante solitude ;
Que celui qui a perdu son chat,
s'il n'a pas peur du hasard ; s'il ne craint pas d'errer, aveugle, dans un dédale dont il ne retrouvera jamais le fil, ni de frôler la découverte d'un inquiétant pouvoir dont il ne saura jamais rien,
Que celui-là
sache que tout chat perdu se retrouve ici, que tout chat enfui finit à l'ombre du buis, que tous les chemins errants de chats conduisent à la porte du cimetière de la Colline aux Crapules, aux creux des mains de ses maîtres grognons ;
Qu'il
s'embusque derrière une touffe de feuilles, se mêle aux stucs et aux angelots, guette le sac déballé et le petit sifflement imperceptible ;
Qu'alors
il se jette sur la silhouette penchée, s'y agrippe, la questionne sans relâche, menace de l'étrangler, ne se laisse duper par aucun artifice. S'il est un vrai terroriste, il parviendra à ses fins. Il remontera la filière,
il passera d'un « Voyez ce vieux monsieur, là-bas » à un
« Demandez à la dame du bout de l'allée » ;
Et il ne peut pas alors ne point retrouver son transfuge, goinfrant à l'ombre d'un vieillard haineux ;
mais si on lui dit, sans hésitation : « un roux tacheté ? depuis avant-hier ? impossible »,
alors, qu'il s'abandonne au désespoir, car son chat est perdu, pour toujours.)

Félice fut poussée hors du cimetière par des sifflements diaboliques, par la nuit qui tombait, par des ombres qui parcouraient l'allée.

Bernard-Marie Koltès, La Fuite à cheval très loin dans la ville : roman (1976) (Minuit, 1984, incipit, p. 7-10)

::: site Bernard-Marie Koltès
::: dossier France Culture

lundi 25 mai 2009

les yeux peints des peintres

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De Giorgio De Chirico, je connaissais surtout, comme tout le monde, la première période métaphysique, exaltée par les surréalistes, et dont j'aime assez les « dépaysages » (Cocteau) et les perspectives chaotiques aux ombres déportées et aux points de fuite multiples ; beaucoup moins les périodes suivantes, les très ... mystérieux « Bains mystérieux », les copies de maîtres anciens et les « replay » dignes des meilleurs faussaires.

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Mais ce sont, comme souvent, surtout les autoportraits qui m'ont arrêtée (les yeux peints des peintres m'attirent toujours) : dans certains, Giorgio De Chirico se peint à la manière de peintres anciens (un peu comme aujourd'hui Cindy Sherman se photographie) ; dans l'autoportrait de 1924 ci-dessus, on croit même reconnaître un « pastiche par anticipation » d'Enki Bilal ; très émouvants aussi le retrait derrière l'image maternelle, ou les nus acceptant de vieillir.

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à lire en ligne, les billets de :
::: Catherine Pomparat (remue.net)
::: Lunettes rouges
::: Elizabeth Legros (Sédiments)
::: Dominique Hasselmann

dimanche 24 mai 2009

l’ombre d’un rêve fuyant

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La vie ne serait-elle qu’un immense mensonge ? Ne serait-elle que l’ombre d’un rêve fuyant ? Ne serait-elle que l’écho des coups mystérieux frappés là-bas contre les rochers de la montagne dont personne paraît-il n’a vu le versant opposé.

Sur la terre, il y a bien plus d’énigmes dans l’ombre d’un homme qui marche au soleil que dans toutes les religions passées, présentes et futures.

Giorgio de Chirico, Manuscrits (Archives de la Fondation Giorgio et Isa de Chirico, Rome)

« La fabrique des rêves », exposition rétrospective consacrée par le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris à Giorgio de Chirico (1888–1978) se termine ce soir.

vendredi 22 mai 2009

écrire de lignes en lignes

vassiliou_gravite.jpg

l'objet: impression
la date: lundi 12 janvier 2004 21:44
de: angelekalia@wanadoo.fr
à: moinous@nouillorque.us

Ben moi je crois que j'écris de lignes
en lignes. C'est drôle mais je
vois ce que j'écris avant de l'écrire. Comme quand
j'étais gosse. J'ai appris à lire
en regardant. J'écoutais pas, je regardais. J'ai
jamais eu le sentiment de savoir lire, je
savais reconnaître, c'est
tout. Ben aujourd'hui, c'est un peu pareil, je reconnais avant
d'écrire. Tout
passe par les yeux. Des fois j'ai
l'impression que j'écris en surface, sans fond, sans
sens. C'est possible ça, d'écrire
sans sens ? Oui, ça
doit être possible.

Véronique Vassiliou, Le + et le - de la gravité (Comp’act, 2006, p. 58)

::: un bel article d'Anne Malaprade pour Poezibao

jeudi 21 mai 2009

les sauvages se situent sur la ligne

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Carnet 20

Les sauvages se situent sur la ligne.

La ligne sauvage n'est pas une frontière. Elle n'est pas à la crête. C'est l'inverse d'une frontière.

Une frontière marque la limite d'un territoire.

Le territoire sauvage n'existe pas.

Les sauvages se situent donc sur une ligne.

Ils se tiennent sur un fil.

Ils sont en constante recherche d'équilibre, c'est-à-dire toujours un peu en déséquilibre.

Le sauvage tangue.

Presque tous les sauvages sont des funambules.

Ils se situent entre, mais pas au milieu. À la limite, au bord.

Ils tentent de rester entre.

Ce qui est toujours à l'extrême.

Ainsi la ligne entre deux territoires est à l'extrême de l'un ou au début d'un autre.

Se situer entre, pour un sauvage, c'est mettre en rapport.

Le rapport entre deux entités produit de l'autre.

La ligne sauvage est donc autre.

Les sauvages aiment composer de l'autre. C'est inhérent à leur être.

Ils pratiquent à outrance l'intersection, l'intérim, l'intermittence, l'interposition, l'interstice, l'intervalle, l'intervention, l'interversion.

Véronique Vassiliou, Le coefficient d’échec (Comp’act, 2002, p. 60)

L’inconvénient – l’avantage ? – avec les bonnes anthologies comme Sac à dos, c’est qu’elles donnent envie d’aller relire les recueils dont elles citent des extraits …!

Véronique Vassiliou est née à Toulon le 1er juillet 1962.
Elle a publié aussi :
Geste 8 et 5 (Messidor, 1991)
La Voix (La Main courante, 1992)
Seuils (Harpo &, 2000)
Appellation contrôlée (Fidel Anthelme, 2000)
N.O. Le détournement (Comp'act, 2002)
Une petite nappe verdâtre mal découpée (Contre-Pied, 2004)
Le + et le - de la gravité (Comp'Act, 2006)
Rose & Madeleine, avec Fabienne Yvert (Harpo &, 2006)
Le Petit Vassiliou ménager illustré (Contre-Pied, 2007)
L'Almanach Vassiliou (Argol, 2009)

mercredi 20 mai 2009

la liberté de trouver à redire

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Cryptée par essence (mais pas toujours)

Parce qu'elle opère la langue à cœur ouvert, la découpe, la met en tranche, en transe, en traces, produit effets loupes et perspectives gigognes, la poésie peut paraître parfois indéchiffrable. Un peu comme un code-barres dont le sens nécessite un décodeur. En réalité, l'illisibilité procède souvent d'un trop d'évidence, mais on ne dira jamais assez que l'illisible naît toujours d'abord d'une défaillance de lecture (pour Jakobson, l'illisibilité serait même ce qui caractérise la poésie vivante). Cryptages à des fins de décryptages des cryptages, appauvrissement de la langue démasquant la pauvreté des discours, mise en boucle donnant à voir la médiatisation répétitive du monde, trompe-l'œil trompe-leurres, grossissement de l'illusion par laquelle se constituent pourtant les sociétés, etc., autant de procédures d'écritures qui, au-delà de leurs apparentes et aberrantes anormalités, jettent au contraire une lumière crue, aveuglante sur le réel.

Épidermique par vocation (mais pas toujours)

Mettre en cause le monde c'est d'abord mettre en cause ce qui le nomme. C'est aussi résister à l'in-jonction de devoir à tout prix le nommer, de lui donner du sens. Voilà pourquoi la subversion par la langue ne peut être que subversion de la langue, dissidence par dissonance. Il ne s'agit plus de réenchanter le monde, mais au contraire de le soumettre à une observation critique. Ou alors de le réanchanter par d'autres moyens que ceux qui ont déchanté.
D'ailleurs la poésie déjoue aussi le faux enchantement des images. Dans une société où il n'est de réel que représenté, la poésie, en tant que système de représentation ne représentant que lui-même c'est-à-dire, déjà, du représenté, peut donc aider à démonter les mécanismes aliénants du spectacle. Il existe aussi une position de distance amusée, moins grave, qui joue de la dérision, du grotesque en guise de bras-d'honneur aux violences du monde parodie des discours, pastiches des jargons, barbarie soumise aux barbarismes, que l'on rencontre chez Charles Pennequin, notamment. Le poème comme « virgule de résistance » (Smirou)

Comique par nature (mais pas toujours)

Comique la poésie ? Souvent oui. Parce que les aberrations de sa langue et les moyens qu'elle se donne pour interroger le réel produisent parfois de très comiques incongruités. À la dichotomie sérieux/comique se substituent ici encore par effet de contamination, des matières hybrides où le comique s'insinue dans des formes (l'accumulation, le répétitif, etc.) qui, a priori, ont d'autres objectifs. Comment par exemple ne pas voir tout ce qu'il y a de comique (en l'espèce, comique de répétition) dans les syllogismes diaboliques de Christophe Tarkos ou de Gherasim Luca ?
Il y aurait beaucoup de naïveté à penser que le rire ne fait que rire. Car le malaise n'est jamais loin, révélateur en même temps que conjuration de la névrose. Pour Baudelaire le rire « d'origine diabolique » « est intimement lié à l'accident d'une chute ancienne, d'une dégradation physique et morale ». C'est parce qu'il est « satanique » qu'il est « profondément humain ».
La mise à distance de l'objet poétique, la guerre contre l'esprit de sérieux trouvent avec le rire, sous toutes ses formes, une arme totale: le rire jaune ou la farce, l'ironie ou la caricature, le calembour ou le trait d'esprit, le burlesque ou l'humour noir, etc., autant d'outils dont s'est toujous saisi la poésie, pour faire tomber les masques, revoir la copie du réel, dénoncer la bêtise, enrayer le tragique. Le comique est donc aussi anti-conformiste.
Stéréotypes assénés en vérités métaphysico-sociologiques de Nathalie Quintane, érudition joueuse de Jacques Roubaud, outrance taxinomique de Valère Novarina, truculence comico-inquiétante de Jean-Pascal Dubost, liste tordue-joueuse de Jacques Jouet, loufoqueries contrôlées de Jean-François Bory, idiotie tragi-comique de Charles Pennequin, abécédaire incongru-farceur de Pascal Commère, syllogismes litaniques de Jacques Rebotier, baroquisme de James Sacré, détournements, dérision et auto-dérision chez la plupart (Olivier Cadiot ou Jérôme Mauche), etc., on pourrait multiplier les exemples (et qu'on me permette de m'inviter dans cette fine équipe).
Enfin, si le rire procède aussi de rapprochements hasardeux, inattendus, contre-nature (« du mécanique plaqué sur du vivant », comme le définit Bergson), alors... N'est-ce pas ainsi que se définit, dans son acception la plus générale, la poésie ?

Cérébrale par tradition/
difficile par méchanceté (pas toujours)

Non, la poésie n'est jamais difficile. Elle permet au contraire de voir le réel sans les écrans et les illusions qui nous en séparent habituellement. C'est d'ailleurs cette hypervisibilité qui peut désarçonner, parfois. Non, la poésie n'est jamais difficile. Elle ne l'est pas parce qu'elle nous donne les moyens de regarder différemment, et de voir ce qui, généralement, ne se voit pas. Elle n'est pas difficile parce qu'elle ouvre, chaque fois, des espaces de création qui sont le lieu de formes et d'inventions d'une extrême inventivité, et le plus souvent, de radicales et bienheureuses fantaisies. Elle n'est pas difficile parce que, dans les méandres et les rugosités de sa langue, dans ses étrangetés, ses dissonances et ses faux dysfonctionnements elle fournit d'incomparables outils pour éprouver le monde, résister à ses barbaries et ses médiocrités, et comme tel, peut redonner à l'homme contemporain toute sa liberté de penser, de juger, de rêver, et aussi, ce qui n'est pas la moindre des choses, de trouver à redire.

Jean-Michel Espitallier, « Longue vue, foreuse, couteau suisse ». Introduction de Sac à dos. Une anthologie de poésie contemporaine pour lecteurs en herbe (Le mot et le reste, 2009, p. 31-35)

Suit une belle sélection de textes de Pierre Alferi, Jean-Marie Barnaud, Philippe Beck, Julien Blaine, Jean-François Bory, Olivier Cadiot, Ivar Ch’vavar, Pascal Commère, Jacques Demarcq, Jean-Pascal Dubost, Antoine Emaz, Jean-Michel Espitallier, Raymond Federman, Christophe Fiat, Albane Gellé, Michelle Grangaud, Bernard Heidsieck, Jacques Jouet, Virgine Lalucq, Ghérasim Luca, Cécile Mainardi, Jérôme Mauche, Bernard Noël, Valère Novarina, Charles Pennequin, Pascale Petit, Véronique Pittolo, Nathalie Quintane, Jacques Rebotier, Jacques Roubaud, Valérie Rouzeau, James Sacré, Anne Savelli, Eugène Savitzkaya, Jacques Sivan, Sébastien Smirou, Jude Stéfan, Christophe Tarkos, Véronique Vassiliou.

mardi 19 mai 2009

comment je pense quand je pense ?

J) Comment je pense

Comment je pense quand je pense ? Comment je pense quand je ne pense pas ? En cet instant même, comment je pense quand je pense à comment je pense quand je pense ?
« Penser/classer », par exemple, me fait penser à « passer/clamser », ou bien à « clapet sensé » ou encore à « quand c'est placé ». Est-ce que cela s'appelle « penser » ?
Il me vient rarement des pensées sur l'infiniment petit ou sur le nez de Cléopâtre, sur les trous du gruyère ou sur les sources nietzschéennes de Maurice Leblanc et de Joe Shuster ; c'est beaucoup plus de l'ordre du griffonnage, du pense-bête, du lieu commun.
Mais, tout de même, comment, « pensant » (réfléchissant ?) à ce travail (« PENSER/CLASSER »), en suis-je venu à « penser » au jeu de morpion, à Leacock, à Jules Verne, aux Esquimaux, à l'Exposition de 1900, aux noms que les rues ont à Londres, aux igames, à Sei Shônagon, au Dimanche de la vie, à Anthémius et à Vitruve ? La réponse à ces questions est parfois évidente et parfois totalement obscure : il faudrait parler de tâtonnements, de flair, de soupçon, de hasard, de rencontres fortuites ou provoquées ou fortuitement provoquées :
méandres au milieu des mots ; je ne pense pas mais je cherche mes mots : dans le tas, il doit bien y en avoir un qui va venir préciser ce flottement, cette hésitation, cette agitation qui, plus tard, « voudra dire quelque chose ».
C'est aussi, et surtout, affaire de montage, de distorsion, de contorsion, de détours, de miroir,
voire de formule, comme le paragraphe suivant voudrait le démontrer.

K) Des aphorismes

Marcel Benabou ( Un aphorisme peut en cacher un autre, Bibliothèque Oulipienne, n° 13, 1980 ) a conçu une machine à fabriquer des aphorismes ; elle se compose de deux parties : une grammaire et un lexique.
La grammaire recense un certain nombre de formules communément utilisées dans la plupart des aphorismes ; par exemple :
A est le plus court chemin de B à C
A est la continuation de B par d'autres moyens
Un peu de A éloigne de B, beaucoup en rapproche
Les petits A font les grands B
A ne serait pas A s'il n'était B
Le bonheur est dans A, non dans B
A est une maladie dont B est le remède
Etc.
Le lexique recense des couples (ou trios, ou quatuors) de mots qui peuvent être des faux synonymes (amour/amitié, parole/langage), des antonymes (vie/mort, forme/fond, mémoire/ oubli), des mots phonétiquement proches (foi/ loi, amour/humour), des mots groupés par l'usage (crime/châtiment, faucille/marteau, science/vie), etc.
L'injection du vocabulaire dans la grammaire produit ad lib. des quasi-infinités d'aphorismes tous plus porteurs de sens les uns que les autres. D'ores et déjà, un programme d'ordinateur, conçu par Paul Braffort, en débite à la demande une bonne douzaine en quelques secondes :
La mémoire est une maladie dont l'oubli est le remède
La mémoire ne serait pas mémoire si elle n'était oubli
Ce qui vient par la mémoire s'en va par l'oubli
Les petits oublis font les grandes mémoires
La mémoire ajoute à nos peines, l'oubli à nos plaisirs
La mémoire délivre de l'oubli, mais qui nous délivrera de la mémoire ?
Le bonheur est dans l'oubli, non dans la mémoire
Le bonheur est dans la mémoire, non dans l'oubli
Un peu d'oubli éloigne de la mémoire, beaucoup en rapproche
L'oubli réunit les hommes, la mémoire les sépare
La mémoire nous trompe plus souvent que l'oubli
Etc.
Où est la pensée ? Dans la formule ? Dans le lexique ? Dans l'opération qui les marie ?

Georges Perec, Penser/Classer (1982) (Hachette, Textes du XXe siècle, 1985, p. 173-176)

dimanche 17 mai 2009

habiter, plus petit dénominateur commun

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Au même moment, un jeune cadre japonais dans l'industrie alimentaire, un jeune cadre japonais déjà usé, éreinté, à bout, siphonné par son travail, regarde lui aussi la ville d'en haut, d'encore plus haut, du treizième étage, et ça n'est pas Paris mais Tokyo.
Livide, creusé, visage luisant de fatigue et de stress quand il décline, retombe, mue en perles de sueur, costume en drap de laine bleu marine, chemise synthétique blanche auréolée, large nœud de cravate noire défait, le front contre l'immense hublot de sa capsule hermétique. Et bien sûr ce qu'il voit ce qu'il regarde ce sont les lumières de la ville comme toujours dans ces cas-là, sauf que lui ne trouve ça ni beau ni rien, c'est juste que c'est la nuit et que la voie publique s'éclaire, et les appartements et les enseignes lumineuses, dont celles qui vantent les produits sous vide fabriqués par son entreprise.
Il est 22 heures, le jeune cadre rentre à l'instant de son bureau en open space et n'ira pas rejoindre sa femme et son fils dans la banlieue résidentielle qu'il a choisie pour des raisons strictement financières, rien à voir avec la qualité de vie, se fout du calme et de la verdure. Pas le temps, trop fatigué, trop loin, improductif. Il a choisi, payable au trimestre et économique, un module au dernier étage de la Nakagin Capsule Tower inaugurée en 1972 pour accueillir les forçats en col blanc qui se contentent d'un bol de riz et de trois ou quatre bières Asahi solitaires avant de s'allonger quelques heures puis d'y retourner, du lundi au vendredi. Tout confort, fonctionnel, pas de temps ni d'espace à perdre. (p. 48-49)

Habiter, plus petit dénominateur commun, la limite, le presque rien. Ce sont à peine des cabanes - petits abris sommaires -, plutôt des amas de matériaux de récupération empilés de manière à configurer un cube, une forme approchante, à l'intérieur duquel pouvoir se glisser, tant bien que mal. Un clapier plutôt : des palettes récupérées sur des chantiers sont dressées à la verticale, de longues planches de bois forment parfois un toit mais le plus souvent ce sont des bâches qui ferment l'abri. Les cabanes sont couvertes de cartons plats, de plastiques transparents, noirs épais, bleus piquetés, verts enduits, de sacs de gravats découpés et dépliés, de couvertures bariolées, parfois un carré de tôle ondulée. Empilements de branchages et de toiles pour se calfeutrer et créer un peu d'obscurité. De grosses pierres, des pneus retiennent au sol les bâches contre le vent. L'été, quelques vêtements et une serviette sèchent pas loin sur une branche. Au sol des palettes pour s'isoler de l'humidité des sous-bois, maintenir ses affaires au sec, se déchausser. Et puis des duvets, des sacs de couchage, parfois une couverture de survie en aluminium, distribués par les humanitaires, des cartons aussi. Un plaid écossais tendu sur le devant de la cabane figure la porte de l'abri, le seuil, là où le vent s'engouffre pourtant. Des branchages recouvrent le toit bâché afin de le camoufler et de le maintenir ; devant, un tabouret pliant, trace de convivialité - camping à l'heure du rosé quand la chaleur tombe un peu. (...)
Début janvier, une fine pellicule de neige couvre le bois et, la nuit, les cabanes éclairées par les feux de camp sont comme des tentes de Bédouins dans le désert, à peine dissimulées par l'enchevêtrement d'arbres clairsemés ; des pans de tissus et de couvertures colorés retombent comme des rideaux de théâtre. Les cabanes s'allument et ce sont des feux follets, des lampions doucement battus par la brise du soir, des balises de détresse, des spots de couleurs dans l'indistinct vert-de-gris des sous-bois; au-dessus passent des lignes à haute tension. L'œil un instant apaisé se fixe passivement sur cette couverture orange éclairée par les flammes, y voit quelque chose de vivant, d'animé, quelque chose de l'ingéniosité humaine qui empiète sur la détresse. Des ombres qui s'animent, ça bouge dans les cabanes où l'on se tient courbé, mais quand même on se tient, presque à hauteur d'homme.
Et puis le jour se lève, la neige a tourné en boue grise et collante, les abris à nouveau se fondent dans les décharges sauvages qui colonisent les bois, on ne veut plus croire que ces cabanes sont habitées, perdues au milieu des détritus elles y ressemblent, échouées comme des radeaux, amenées là par une tempête sauvage, une mer démontée, de ces mers que prennent les exilés pour une vie meilleure. Le sol est jonché de bouteilles et sacs plastique, de boîtes de conserve vides et rouillées, d'emballages divers, de vêtements déchirés et rigidifiés par la crasse, abandonnés là après avoir été imprégnés de gaz lacrymogène. (p. 80-83)

Joy Sorman, Gros œuvre (Gallimard, 2009)

En 13 nouvelles - ou 13 chapitres – Joy Sorman explore l’expérience d’habiter, dont les deux faces heureuse et malheureuse, dans notre époque de mobilité et de précarité, se déclinent en habitats de crise et de fortune, de fuite ou de folie : un mobil home posé en plein Paris, la « jungle » de Calais, la vraie maison de carrelage de Jean-Pierre Raynaud, le faux camping-car de luxe de Grisélidis Réal, les capsules à dormir pour cadres japonais, un algeco de chantier avec vue sur Paris, un bunker militaire, la salle de congrès de la place du Colonel-Fabien, la République éphémère du collectif Exyzt … toutes ces habitations belles et improbables sont évoquées avec une précision documentaire qui bascule régulièrement dans la fantaisie et l’invention poétique.

Joy Sorman est née en 1973 et a publié auparavant :
- Boys, boys, boys (Gallimard, 2005)
- Du Bruit (Gallimard, 2007)
Elle fait également partie du comité de rédaction de la revue Inculte.

vendredi 15 mai 2009

une indifférence dont nous ne connaissons pas la raison

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De l'autre côté de l'écran, Nuno se sent de plus en plus seul. Il est tard dans la nuit. Il finit par se déconnecter de Paridaiza et prend un gros livre à la couverture blanche dans sa bibliothèque. Si aucun événement ne vient dans les jours suivants donner une inflexion à son existence, il ne lui restera plus qu'à apprendre par cœur ces lignes du philosophe Heidegger : « La fuite, le travers, les apparences, l'égarement sont aujourd'hui renforcés... Sommes-nous devenus nous-mêmes à ce point insignifiants que nous ayons besoin d'un rôle ?... Est-ce parce que s'ouvre devant nous, à partir de toutes choses, une indifférence dont nous ne connaissons pas la raison ? » Dans le silence nocturne, il relit plusieurs fois ces mots opaques qui glissent comme des pierres incandescentes au creux de son ventre.
Ce qui est certain, c'est que, malgré Paridaiza, il s'ennuie un peu sans Clara et aux archives de l'Arsenal. L'ennui, se dit-il, vient de ce que l'âme, souffrant de ses possibilités restées en friche et ralentie par l'indécision, finit par tomber dans le puits du vide, au fond duquel il y a encore davantage de possibilités en friche, ce qui est très ennuyeux, etc.
À moins que l'ennui, cet engourdissement qui a la saveur de la poussière, ce soit de ne pas voir que nous sommes le puits et les possibilités en friche ?

Luis de Miranda, Paridaiza (Plon, 2008, p. 49)

jeudi 14 mai 2009

singulier, c'est-à-dire fêlure ascendante

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Voilà l'essence des âmes : des plis qui se font et se défont à chaque instant dans tous les sens ; c'est un « prurit », une « inquiétude ». Comme si mille petits ressorts agissaient dans diverses directions, selon des forces élastiques. L'âme est un être vivant, multiple, un réseau infini et bouillonnant de microvariations différentielles. (p. 13-14)

Aucune singularité qui ne se soutienne pas de la ligne de rupture, mais qui ne se contente pas de fuir, puisqu'une fuite perpétuelle est d'ailleurs impossible. C'est en tenant compte des trois lignes, de la coupure, de la rupture et de la fêlure que l'individu peut devenir singulier, c'est-à-dire fêlure ascendante. C'est pourquoi il n'y a qu'une seule ligne, comme Deleuze l'a suggéré. Et cette ligne est un flux qui monte ou descend en zig-zag et qui fait parfois éclater les bouchons égotistes, se heurtant ici à une coupure, là à une rechute.
Ce n'est pas seulement un travail de la pensée par lequel la différence se fait singulièrement, car la pensée ne sait pas faire la différence entre le possible et le réel. Pour que la singularité soit singulière, elle doit faire parler le réel par le corps, les sens. Mais le réel qui se manifeste, c'est de la différence couplée au possible de la pensée et aux coupures égotistes. C'est un mouvement incessant, sisyphien, et l'individu qui se croirait arrivé retomberait « hors du plan » et deviendrait objet.
L'exercice du faire-exister-ce-qui-n'existe-pas n'est pas un travail à réaliser une fois pour toutes, mais un perpétuel effort, sans fin, qui à chaque instant risque de retomber dans la coupure ou la séparation représentative. À chaque instant le monde devient objet et à chaque instant la volonté recrée le sujet. Mais peut-on jamais séparer le sujet de l'objet, peut-on couper en deux un éclair, ou dire que d'un côté de l'éclair ce n'est pas la même nuit que de l'autre côté ?
Je suis présent dans un lieu, entouré de personnes. On me somme d'avoir une identité, c'est-à-dire qu'on me somme de choisir ma ligne de conduite. Vais-je montrer une identité de coupure, par exemple un diplôme ou un titre ? Vais-je montrer une identité de rupture, c'est-à-dire pousser un cri, un rire délirant ou tenir des propos « incohérents » ? Vais-je montrer ma fêlure, c'est-à-dire pousser une complainte légère, comme en passant, ou répondre à côté, par une métaphore ? Chaque fois que je tente de manifester ma présence par une ligne de conduite, je me fais objet, je mime le vécu. (p. 45-46)

Seconde hypothèse de la territorialisation des impressions différentielles : l'habitude. Nous l'avons vu, la répétition est ce qui enferme en tant que sillonner névrotique du même pli, mais aussi ce qui libère en tant que résistance, en tant que faire exister ce qui n'existe pas. Car il y a une habitude du faire et une habitude du ne pas faire, qui est refus persistant de se laisser (dé)faire, de se laisser couper. Et c'est plutôt ce dernier qui libère les impressions « La répétition devient une progression et même une production, quand on cesse de l'envisager relativement aux objets qu'elle répète, dans lesquels elle ne change rien, ne découvre rien et ne produit rien, pour l'envisager au contraire dans l'esprit qui la contemple et dans lequel elle produit une nouvelle impression... »
En somme, on peut dire que, du point de vue du sujet, la ligne de coupure est l'acceptation d'une habitude imposée de l'extérieur, tandis que la promenade sur la ligne de fêlure ascendante est la résistance d'une habitude d'écoute de l'intérieur. (p. 66)

Luis de Miranda, Une vie nouvelle est-elle possible ? Deleuze et les lignes (Nous, 2009)

Un commentaire intéressant, que je ne pouvais manquer de lire et dont on peut feuilleter ici les premières pages, autour des notions deleuziennes de ligne de coupure, ligne de fêlure, ligne de rupture et ligne de fuite, notamment cernées dans Mille plateaux, et sur la manière dont chacun de nous peut en tenir compte dans sa ligne de conduite.

Luis de Miranda, né au Portugal en 1971, est romancier, philosophe et éditeur.
Il a publié des essais :
Ego Trip : La Société des artistes-sans-œuvre (Max Milo, 2003 ; J’ai Lu, 2008)
Peut-on jouir du capitalisme ? (Punctum, 2008)
et des romans :
Romans Joie (Le Temps des Cerises, 1997)
La mémoire de Ruben (Gamma Press, 1998)
Le spray (Calmann-Lévy, 2000)
À vide (Denoël, 2001)
Moment magnétique de l'aimant (La Chasse au Snark, 2002)
Expulsion, avec Helène Delmotte (Max Milo, 2005)
Paridaiza (Plon, 2008)

::: A r s e n a l d u M i d i. Le laboratoire créaliste de Luis de Miranda (2004/2007)
::: le blog du Créalisme

mercredi 13 mai 2009

le meilleur moyen de rendre le droit d’auteur impopulaire

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Le projet de loi qui doit être voté aujourd’hui s’exposerait donc, s’il était adopté, à de nombreuses critiques : cumul de sanctions, suppression d’Internet et de la messagerie hors contrôle du juge, fichage des internautes, surveillance de et par les fournisseurs d’accès, sanction collective (la connexion Internet bénéficie le plus souvent à un foyer) en opposition avec le principe de la sanction d’un auteur identifié…
Le gouvernement français a choisi ainsi le meilleur moyen de rendre le droit d’auteur impopulaire, en France et en Europe.

Ligue des Droits de l'Homme, 11 mai 2009

La loi Hadopi est probablement l'une des plus stupides qu'il ait été donné au Parlement d'adopter. (...)
Cette loi est le symptôme d'un aveuglement, d'une stupidité archaïque face à l'angoissante vitesse du changement qui s'est opéré depuis quelques dizaines d'années. Aller contre Internet de la sorte, avec le bâton, le casque et les ciseaux, c'est aller contre la jeunesse, l'avenir, l'enthousiasmante créativité qu'Internet a libérée. (...)
Cette loi non seulement ne protège pas les droits des créateurs, non seulement attente à la liberté sous de nombreux aspects, mais surtout agresse, voire insulte cette partie de la population qui - jeune peut-être - vit la mondialisation sans états d'âme, celle qui épouse le mouvement de l'histoire avec gaieté, curiosité, effronterie, qui utilise, crée, exploite, détourne l'outil du siècle.

Éric Rochant, Le Monde, 12 mai 2009

La loi Hadopi a été adoptée à l’Assemblée par 296 voix pour et 233 voix contre ; elle sera présentée demain dès l’aube au Sénat et probablement votée.

Mais l'incompatibilité avec le droit communautaire ainsi que les autres questions demeurent ; et la résistance s’organise :

::: « Plan de Résistance anti-Hadopi ABCDEFUCK » de Linux Manua
::: « Tutoriel : rendre votre ordinateur HADOPI® - compatible » de Brave Patrie
::: ou, dernière option, s'en aller « hacker la noosphère », comme le propose Boulet.

mardi 12 mai 2009

hadopire

C'est aujourd'hui qu'est prévu le vote par l'Assemblée nationale de la loi « Création et Internet », surnommée Hadopi : petit bouquet de liens (avec plein d'autres liens à l'intérieur) :

::: Irène Delse
::: S.I.Lex
::: Martine Billard

::: les « Dixit Hadopi » recueillis par Libération
::: Numerama
::: SVM
::: PC INpact
::: La quadrature du net
::: Génération Science-fiction
::: Ce soir ou jamais (5 mai)

dimanche 10 mai 2009

quatre dangers pour les lignes de fuite

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Mais, de ces trois lignes, nous ne pouvons pas dire que l'une soit mauvaise, ou l'autre bonne, par nature et nécessairement. L'étude des dangers sur chaque ligne, c'est l'objet de la pragmatique ou de la schizo-analyse, en tant qu'elle ne se propose pas de représenter, d'interpréter ni de symboliser, mais seulement de faire des cartes et de tirer des lignes, en marquant leurs mélanges autant que leurs distinctions. Nietzsche faisait dire à Zarathoustra, Castaneda fait dire à l'Indien Don Juan : il y a trois et même quatre dangers, d'abord la Peur, puis la Clarté, et puis le Pouvoir, et enfin le grand Dégoût, l'envie de faire mourir et de mourir, Passion d'abolition. La peur, nous pouvons deviner ce que c'est. Nous craignons tout le temps de perdre. La sécurité, la grande organisation molaire qui nous soutient, les arborescences où nous nous accrochons, les machines binaires qui nous donnent un statut bien défini, les résonances où nous entrons, le système de surcodage qui nous domine, nous désirons tout cela. « Les valeurs, les morales, les patries, les religions et les certitudes privées que notre vanité et notre complaisance à nous-mêmes nous octroient généreusement, sont autant de séjours que le monde aménage pour ceux qui pensent se tenir ainsi debout et au repos, parmi les choses stables ; ils ne savent rien de cette immense déroute où ils s'en vont... fuite devant la fuite. »
Nous fuyons devant la fuite, nous durcissons nos segments, nous nous livrons à la logique binaire, nous serons d'autant plus durs sur tel segment qu'on aura été plus dur avec nous sur tel autre segment, nous nous reterritorialisons sur n'importe quoi, nous ne connaissons de segmentarité que molaire, aussi bien au niveau des grands ensembles auxquels nous appartenons que des petits groupes où nous nous mettons, et de ce qui se passe en nous dans le plus intime ou le plus privé. Tout est concerné, la façon de percevoir, le genre d'action, la manière de se mouvoir, le mode de vie, le régime sémiotique. L'homme qui rentre, et qui dit « Est-ce que la soupe est prête ? », la femme qui répond « Quelle tête tu fais ! tu es de mauvaise humeur ? » : effet de segments durs qui s'affrontent deux à deux. Plus la segmentarité sera dure, plus elle nous rassure. Voilà ce qu'est la peur, et comment elle nous rabat sur la première ligne.
Le deuxième danger, la Clarté, semble moins évident. C'est que la clarté, en fait, concerne le moléculaire. Là aussi, tout est concerné, même la perception, même la sémiotique, mais sur la seconde ligne. Castaneda montre par exemple l'existence d'une perception moléculaire que nous ouvre la drogue (mais tant de choses peuvent servir de drogue) : on accède à une micro-perception sonore et visuelle qui révèle des espaces et des vides, comme des trous dans la structure molaire. C'est précisément cela, la clarté : ces distinctions qui s'établissent dans ce qui nous paraissait plein, ces trous dans le compact ; et inversement, là où nous voyions tout à l'heure des terminaisons de segments bien tranchées, il y a plutôt des franges incertaines, des empiètements, des chevauchements, des migrations, des actes de segmentation qui ne coïncident plus avec la segmentarité dure. Tout est devenu souplesse apparente, des vides dans le plein, des nébuleuses dans les formes, des tremblés dans les traits. Tout a pris la clarté du microscope. Nous croyons avoir tout compris, et en tirer les conséquences. Nous sommes de nouveaux chevaliers, nous avons même une mission. Une micro-physique du migrant a pris la place de la macro-géométrie du sédentaire. Mais cette souplesse et cette clarté n'ont pas seulement leur danger, elles sont elles-mêmes un danger. D'abord parce que la segmentarité souple risque de reproduire en miniature les affections, les affectations de la dure : on remplace la famille par une communauté, on remplace la conjugalité par un régime d'échange et de migration, mais c'est encore pire, des micro-Œdipe s'établissent, les micro-fascismes font loi, la mère se croit obligée de branler son enfant, le père devient maman. Obscure clarté qui ne tombe d'aucune étoile, et qui dégage une telle tristesse : cette segmentarité mouvante découle directement de la plus dure, elle en est la compensation directe. Plus les ensembles deviennent molaires, plus les éléments et leurs rapports deviennent moléculaires, l'homme moléculaire pour une humanité molaire. On se déterritorialise, on fait masse, mais pour nouer et annuler les mouvements de masse et de déterritorialisation, pour inventer toutes les reterritorialisation marginales encore pires que les autres. Mais surtout la segmentarité souple suscite ses propres dangers qui ne se contentent pas de reproduire en petit les dangers de la segmentarité molaire, ni d'en découler ou de les compenser nous l'avons vu, les micro-fascismes ont leur spécificité qui peuvent cristalliser dans un macro-fascisme, mais qui peuvent aussi bien flotter pour leur compte sur la ligne souple et baigner chaque petite cellule. Une multitude de trous noirs peuvent très bien ne pas se centraliser, et être comme des virus qui s'adaptent aux situations les plus diverses, creusant des vides dans les per-ceptions et les sémiotiques moléculaires. Des interactions sans résonance. Au lieu de la grande peur paranoïaque, nous nous trouvons pris dans mille petites monomanies, des évidences et des clartés qui jaillissent de chaque trou noir, et qui ne font plus système, mais rumeur et bourdonnement, lumières aveuglantes qui donnent à n'importe qui la mission d'un juge, d'un justicier, d'un policier pour son compte, d'un gauleiter d'immeuble ou de logis. On a vaincu la peur, on a quitté les rivages de la sécurité, mais on est entré dans un système non moins concentré, non moins organisé, celui des petits insécurités qui fait que chacun trouve son trou noir et devient dangereux dans ce trou, disposant d'une clarté sur son cas, son rôle et sa mission, plus inquiétante que les certitudes de la première ligne.
Le Pouvoir est le troisième danger, parce qu'il est sur les deux lignes à la fois. Il va des segments durs, de leur surcodage et résonance aux segmentations fines, à leur diffusion et inter-actions, et inversement. Il n'y a pas d'homme de pouvoir qui ne saute d'une ligne à l'autre, et qui ne fasse alterner un petit et un grand style, le style canaille et le style Bossuet, la démagogie du bureau de tabac et l'impérialisme du grand commis. Mais toute cette chaîne et cette trame du pouvoir plongent dans un monde qui leur échappe, monde de flux mutants. Et c'est précisément son impuissance qui rend le pouvoir si dangereux. L'homme de pouvoir ne cessera de vouloir arrêter les lignes de fuite, et pour cela de prendre, de fixer la machine de mutation dans la machine de surcodage. Mais il ne peut le faire qu'en faisant le vide, c'est-à-dire en fixant d'abord la machine de surcodage elle-même, en la contenant dans l'agencement local chargé de l'effectuer, bref en donnant à l'agencement les dimensions de la machine : ce qui se produit dans les conditions artificielles du totalitarisme ou du « vase clos ».
Mais il y a encore un quatrième danger, et sans doute est-ce celui qui nous intéresse le plus, parce qu'il concerne les lignes de fuite elles-mêmes. Nous avons beau présenter ces lignes comme une sorte de mutation, de création, se traçant non pas dans l'imagination, mais dans le tissu même de la réalité sociale, nous avons beau leur donner le mouvement de la flèche et la vitesse d'un absolu, - ce serait trop simple de croire qu'elles ne craignent et n'affrontent d'autre risque que celui de se faire rattraper quand même, de se faire colmater, ligaturer, renouer, reterritorialiser. Elles dégagent elles-mêmes un étrange désespoir, comme une odeur de mort et d'immolation, comme un état de guerre dont on sort rompu : c'est qu'elles ont elles-mêmes leurs propres dangers qui ne se confondent pas avec les précédents. Exactement ce qui fait dire à Fitzgerald : « J'avais le sentiment d'être debout au crépuscule sur un champ de tir abandonné, un fusil vide à la main, et les cibles descendues. Aucun problème à résoudre. Simplement le silence et le seul bruit de ma propre respiration. (...) Mon immolation de moi-même était une fusée sombre et mouillée. » Pourquoi la ligne de fuite est-elle une guerre d'où l'on risque tant de sortir défait, détruit, après avoir détruit tout ce qu'on pouvait ? Voilà précisément le quatrième danger : que la ligne de fuite franchisse le mur, qu'elle sorte des trous noirs, mais que, au lieu de se connecter avec d'autres lignes et d'augmenter ses valences à chaque fois, elle ne tourne en destruction, abolition pure et simple, passion d'abolition. Telle la ligne de fuite de Kleist, l'étrange guerre qu'il mène, et le suicide, le double suicide comme issue qui fait de la ligne de fuite une ligne de mort.

Gilles Deleuze ; Félix Guattari, Mille plateaux (Minuit, 1980, p. 277-280)

samedi 9 mai 2009

faire fuir le monde

Quant aux lignes de fuite, elles ne consistent jamais à fuir le monde, mais plutôt à le faire fuir, comme on crève un tuyau, et il n’y a pas de système social qui ne fuie pas tous les bouts, même si ses segments ne cessent de se durcir pour colmater les lignes de fuite.

Gilles Deleuze ; Félix Guattari, Mille plateaux (Minuit, 1980, p. 249)

vendredi 8 mai 2009

inventer nos lignes de fuite

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Individus ou groupes, nous sommes traversés de lignes, méridiens, géodésiques, tropiques, fuseaux qui ne battent pas sur le même rythme et n'ont pas la même nature. Ce sont des lignes qui nous composent, nous disions trois sortes de lignes. Ou plutôt des paquets de lignes, car chaque sorte est multiple. On peut s'intéresser à l'une de ces lignes plus qu'aux autres, et peut-être en effet y en a-t-il une qui est, non pas déterminante, mais qui importe plus que les autres... si elle est là. Car, de toutes ces lignes, certaines nous sont imposées du dehors, au moins en partie. D'autres naissent un peu par hasard, d'un rien, on ne saura jamais pourquoi. D'autres doivent être inventées, tracées, sans aucun modèle ni hasard : nous devons inventer nos lignes de fuite si nous en sommes capables, et nous ne pouvons les inventer qu'en les traçant effectivement, dans la vie. Les lignes de fuite, n'est-ce pas le plus difficile ? Certains groupes, certaines personnes en manquent et n'en auront jamais. Certains groupes, certaines personnes manquent de telle sorte de ligne, ou l’ont perdue.

Gilles Deleuze ; Félix Guattari, Mille plateaux (Minuit, 1980, p. 247-248)

jeudi 7 mai 2009

invisible dans le flux

une belle photo
par Olivier Roller
dans tiers livre
(mais je n'ose plus!)

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(cette autre image est extraite de la vidéo d'Isabelle Rozenbaum, qui m'autorise à la publier)

Créer sur Internet, c'est différent de mettre simplement du texte en accès ou de créer du flux. Créer sur Internet, c'est mettre en relation des informations éparses, des connaissances séparées, et fabriquer avec de la fiction. C'est compliqué à faire, et généralement les créations littéraires sur Internet sont décevantes. Il faut penser la chose différemment du texte papier et l'écrivain est mal outillé pour cela. Timidement, j'ai commencé avec un jeu fictionnel et fonctionnel, lancé simultanément sur vingt sites et blogs existants, le jour de la sortie en librairie de L'E.T., fiction concrète, le jeudi 16 octobre 2008. Il en reste des traces sur mon site parce que bien évidemment le jeu s'est effacé très rapidement. Au bout de quinze jours, il était déjà invisible dans le flux. Et c'est, du coup, toute la difficulté de la création littéraire sur Internet. Pour le jeu, j'avais créé une dizaine de blogs, contenant les définitions des concepts fictionnels utilisés, eux sont encore existant, se sont eux qui ponctuent l'interview. Mais le jeu tenait. Parce qu'il y était question de soucoupes volantes et d'extraterrestres. Aussi, l'aspect fugitif et temporaire de la création et à mettre en relation avec l'aspect lui-même fugitif et temporaire de l'observation d'une soucoupe volante. Le jeu était composé de questions-réponses constituées en un jeu de pistes, le lecteur-joueur se baladait de liens en liens, de sites en sites donc, cherchant les réponses aux questions et cherchant également les définitions des concepts fictionnels incorporés aux réponses. Mes prochaines créations fictionnelles sur Internet seront, elles-aussi, en relation avec la sortie d'un livre papier. Et cela peut et doit se préparer bien en amont, dès le début de l'écriture d'un livre. Ainsi, je suis actuellement en train d'écrire K, une fiction qui, du coup, ne sera pas publiée au moins avant deux ou trois ans (temps de l'écriture + temps de l'édition). Eh bien, je prépare en même temps son versant sur Internet ! Je mets en place des éléments qui sont en ligne quelque part, mais cachés. Ils sont préparés en même temps que le texte, ils sont pensés en même temps que le texte et le texte de K pense avec ces éléments fictionnels mis en place sur Internet. Bien entendu, K s'écrit avec Internet également. Internet est une des grandes matières premières de K. Tout ce savoir prêt à être fictionnalisé... c'est très excitant !

Extrait d'un entretien de Dominiq Jenvrey avec Caroline Hoctan et Jean-Noël Orengo

::: voir aussi, sur la même page du site D-Fiction, une vidéo et deux textes inédits
::: le site de Dominiq Jenvrey
::: et, sur lignes de fuite, ici, , , et encore .

mercredi 6 mai 2009

quitter la toile ...!?

Internet est une poubelle, dit-il ... nous sommes tous des pirates, disent-ils ... et la photographie utilisée hier « frauduleusement » a été retirée à la demande de son auteur :

« Monsieur. Artiste - Auteur de photographie. J’attire votre attention sur l’utilisation frauduleuse de la photographie représentant Caroline Dubois, qui apparaît sur votre site « lignes de fuite » sans mention d’auteur et sans mon autorisation.
Cette photographie n’est pas libre de droit. En conséquence je vous demande de bien vouloir la retirée d’Internet. »

... il est des nuits de grande lassitude où l'on se demande s'il n'est pas temps de quitter la toile !?

mardi 5 mai 2009

devenir la copie d'une sorte de faux autre

PHOTOGRAPHIE RETIREE
A LA DEMANDE DE SON AUTEUR

Je me demande pourquoi entendre de sa propre bouche sortir des mots prononcés par des autres est une chose si rassurante et bonne et si l'on peut quels mots de quels autres selon quelle qualité la plus - la qualité de qui. De qui choisir la qualité selon laquelle on peut vouloir entendre de sa propre bouche sortir des mots prononcés par des autres et que ce soit si bon si rassurant de qui choisir - les mots ça je me demande. (p. 55)

Moi de ma propre bouche j'entends souvent sortir des mots prononcés par des autres - des vrais autres - vrais dans la réalité mais aussi des faux autres - X déjà existants mais faux dont je décide - selon telle ressemblance telle qualité de devenir une sorte de copie mais en vrai - dans la réalité. Et c'est très amusant de pouvoir devenir la copie d'une sorte de faux autre - fausse mais en vrai - dans la réalité. (p. 56)

Je me demande pourquoi ça énerve tellement tout le monde quand on prend du plaisir à faire de sa bouche sortir des mots qui viennent de la bouche des autres et de quelle nature exacte est cet énervement. De quelle nature exacte est cet énervement ça vraiment je me demande de quelle nature - quand les mots qui sortent de la bouche nous rassurent - avec en eux les autres - soi les autres - et les rapports secrets. (p. 61)

Caroline Dubois, « Pose moi une question difficile », p. 51-67 dans rup&rud – l’intégrale – 1999-2004 (L’Attente, 2009)

Caroline Dubois est née en 1960. Elle a aussi publié :
- La réalité en face / la quoi ?, avec Anne Portugal (Al Dante, 1999)
- Summer is ready when you are, avec Françoise Quardon et Jean-Pierre Rehm (Joca Seria, 1999)
- Pose moi une question difficile (rup&rud, 2000)
- Je veux être physique (Farrago, 2000)
- Arrête maintenant (L'Attente, 2001)
- Malécot (contrat maint, 2003)
- C'est toi le business (POL, 2005)
et comment ça je dis pas dors (POL, 2009) qui vient de sortir et que je vais me procurer au plus vite !

::: la photo ci-dessus me plait bien et vient de la notice du cipM

lundi 4 mai 2009

post-scriptum

Sébastien Smirou n'est pas content parce qu'il n'a pas assez de commentaires sur son blog Si tu vois ce que je veux dire, pourtant excellent, et il en est réduit à fabriquer de fausses nécros : rendez-lui visite !

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