lignes de fuite

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

dimanche 3 mai 2009

la seule chose qui m’intéresse vraiment

rup_et_rud.jpg

Nous sommes en janvier 1999. J’ai publié quelques rares textes en revue mais, pour la première fois, j’ai miraculeusement en main une série de poèmes dont je sais qu’elle peut constituer la seule chose qui m’intéresse vraiment : un livre. Elle fonctionne en système et, d’une certaine façon, elle en appelle d’autres. Je ne connais absolument rien à l’état de l’édition de poésie en France ; je ne me pose d’ailleurs pas la question de savoir si ce texte plairait à quelqu’un ou non. Je ne marche même pas sciemment dans les pas d’Emmanuel Hocquard ou d’autres auteurs qui, avant moi, auraient fait des livres « sur le métier ». Je suis juste un jeune auteur légitimement pressé qui veut, de son texte, un objet-livre.

Pas d’imprimerie à la cave ? Qu’à cela ne tienne : je mets en page sous Quark X-Press (format 13x13 ; police Gill Sans, à l’époque), et je fonce acheter Canson noir, Canson blanc, massicot, plioir, agrafes, colle et cartouches d’encre. Je fais tourner l’imprimante reliée à mon ordinateur et, hardi petit, en quelques jours, je réalise avec le plus grand soin 25 exemplaires de Simon aime Anna.

Paradoxalement, 25 exemplaires, c’est déjà beaucoup. (Je devine ici des sourires). C’est beaucoup à fabriquer, quand il faut imprimer, découper, plier et agrafer chaque feuille à la main ; mais c’est surtout beaucoup à offrir. Choisir 25 destinataires pour ce qui est mon premier livre m’est même incroyablement difficile. Je ne suis pas tellement gêné de faire un cadeau, non. Je cherche simplement qui pourrait bien le recevoir, ou pourrait le bien recevoir. Je suis embarrassé du choix, à ma façon.

Mais en retour, même si je ne devine pas encore que c’est ce dont il s’agit, je vais demander qu’on me fasse, à moi, d’autres cadeaux.

J’ai réalisé Simon aime Anna en auteur candide et je vais poursuivre exactement dans la même veine. J’ai tellement besoin de faire des livres que je vais simplement en chercher les textes ailleurs, auprès de poètes dont j’aime beaucoup le travail, et qui fonctionnent un peu, à leur insu et au mien, comme d’autres parties de moi. (Vous voyez qu’il n’y a vraiment rien de glorieux dans l’aventure).

Sébastien Smirou, « Ce livre n’est pas un cadeau », préface de rup&rud – l’intégrale – 1999-2004 (L’Attente, 2009, p. 9-11)

Ce généreux petit livre rassemble sept livres de Pierre Alferi, Caroline Dubois, Peter Gizzi, Eric Houser, Anne Parian, Anne Portugal, et Sébastien Smirou, publiés une première fois entre 1999 et 2004 dans le cadre d’une aventure de « micro-édition » initiée par Sébastien Smirou : rup&rud, « perspective littérale inversée » de pur et dur.

Sébastien Smirou est né en 1972, il est aussi psychanalyste et a publié aussi :
- Simon aime Anna (rup & rud, 1999)
- Mon Laurent (POL, 2003)
- Ma girafe (Contrat maint, 2006)
- Beau voir. Bestiaire (POL, 2008)
- Je voudrais entrer dans la légende (contrat maint, 2008)

La totalité de la préface est reprise par Sébatien Smirou dans deux billets de son blog Si tu vois ce que je veux dire : « Ce livre n’est pas un cadeau » (part 1) et (part 2).

samedi 2 mai 2009

all numerical life, perfectphone et proxifun

hervier_zen_city.gif

Parallèlement, son activité de blogueur l'amène à découvrir l'existence de l'ANL, cette forme extrême de vidéo-blog, conséquence logique de la miniaturisation croissante des modes d'enregistrement numérique et de l'intégration psychique des programmes de télé-réalité. L'ANL, pour All Numerical Life, regroupe des blogueurs qui ont choisi d'enregistrer et de diffuser tout ou partie de leur vie. Certains ne capturent que le son (ce sera le cas pour Dominique Dubois), d'autres le son et l'image. Certains feront une sélection a posteriori, d'autres laisseront s'écouler le flux de leur vie en temps réel. (p. 22)

Mais bon, le PerfectPhone est un véritable objet d'art : design épuré à l'extrême, ultrafin, robe en cuir noir et titane brossé, clavier remplacé par un écran tactile 3,2 pouces en verre minéral traité antitraces, touche principale plaquée or blanc. Là je parle du mien car il y a trois modèles différents, disponibles en quatre finitions et vingt-quatre coloris.
Le PerfectPhone est un smartphone multimédia qui fait aussi GPS et caméra vidéo + appareil photo 12 megapixels équipé d'un triple zoom optique. Il est doté d'un disque dur interne de 16 Go, d'un lecteur de cartes mémoire, et fourni avec un chargeur, un kit oreillette à commande vocale, un câble usB, une station d'accueil et un étui en cuir. Mais sa vraie originalité réside dans son lecteur/graveur RFID, ce qui fait qu'il sert notamment de clé pour les appartements et de moyen de payement sans contact à Zen City.
Protection contre la perte : le PerfectPhone lance une alarme s'il est éloigné d'une certaine distance (à paramétrer) de la puce de son propriétaire.
Protection contre le vol : reconnaissance de l'empreinte digitale du propriétaire à chaque allumage ou avant chaque transaction (du coup pas de codes à retenir), couplée à la RFID. Le PerfectPhone ne fonctionne qu'à moins de deux mètres de la main de son propriétaire, qui porte la puce (au fait, je me la fais implanter dans deux jours).
On peut modifier à volonté les informations personnelles contenues dans le PerfectPhone (à l'exception des données confidentielles comme l'état civil, les coordonnées bancaires, les codes d'accès à son domicile ou son groupe sanguin, ça va de soi) et décider de les transmettre ou pas.
Là, vous vous dites probablement : « Bon OK, mais à quoi ça sert au juste ? » Excellente question.
Premièrement, on rentre dans son téléphone les renseignements que l'on souhaite partager. Par exemple : Dominique Dubois, 30 ans, célibataire, centres d'intérêt : guitare, jeu d'échecs, lecture, cinéma, rock. Ensuite, on choisit son statut de connexion : connecté / déconnecté / contactez-moi / par écrit uniquement / par oral uniquement / ne pas contacter/ invisible. On peut donc émettre ou non ces données que d'autres liront ou non sur leur propre PerfectPhone
(dans un rayon de dix mètres pour cette première génération), ce qui en fait le premier appareil au monde permettant de créer un réseau de socialisation live. On partage donc des informations comme dans un site de réseau social, mais seulement avec les gens qui se trouvent à proximité. C'est le réseau Proxifun.
Si vous lisez les données de quelqu'un qui est déjà parti mais qui vous intéresse, vous pouvez essayer de le localiser à nouveau si son émetteur GPS est activé. Il y a également moyen de créer des communautés dont seuls les membres pourront accéder à vos informations personnelles. Par exemple, en n'acceptant de n'être contacté que par des femmes célibataires de moins de vingt-cinq ans, des amateurs de tuning ou des amis de vos amis. On peut aussi mettre un lien vers son blog ou ses pages perso. Ces données sont alors accessibles immédiatement car toute la ville est couverte en wifi.
J'ignore combien de gens à Zen City utilisent Proxifun et dans quel but. C'est d'ailleurs un mystère qu'il me tarde d'éclaircir. (p. 61-62)

Grégoire Hervier, Zen City (Au Diable Vauvert, 2009)

Un thriller d'anticipation (légère, l'anticipation) amusant et efficace : bienvenue à Zen City, où tous les habitants sont équipés d'une puce RFID, très pratique pour faire leur courses, et assurer leur sécurité …!

Grégoire Hervier est né en 1977 à Villeneuve Saint-Georges. Zen city est son deuxième roman après Scream test (Au Diable Vauvert, 2007).

::: en ligne, plein d’infos, de bonus et de liens sur le site graphiquement très réussi

et des critiques :
::: ActuaLitté, qui propose les premières pages
::: Soleil Vert
::: le Cafard cosmique
::: Cunéipage
::: Lily et ses livres
::: BibliObs.

vendredi 1 mai 2009

qu’est-ce que je fais là ?

clemencon_traques.jpg


Depuis quelques mois, sans qu’il me soit possible de relier ce nouvel état à quelque événement que ce soit, j’entends par là un événement probant dont l’évidence remettrait chaque chose à sa place et chasserait en un rien de temps mes vertiges, mes sueurs froides, ma présence ici m’apparaît soudain d’une totale incongruité et tient en quelques mots : qu’est-ce que je fais là ? Qu’est-ce que je fais dans cette tour semblable à toutes celles que j’aperçois de mon bureau et que j’ai vues sortir de terre ces deux dernières années, pousser comme des champignons, un immeuble tout de verre fumé dont la plupart des occupants réguliers me sont inconnus, situation qui, en dépit de sa banalité ou plutôt en raison de sa banalité même, n’en relève pas moins pour moi, à certaines heures de la journée, de la plus parfaite absurdité quand je ne vois pas dans ce fourre-tout studieux et anonyme la manifestation supérieure de quelque cruauté, de quelque intention malfaisante ? Mais il peut tout aussi bien se faire, à d’autres moments de la journée, que mon statut de rouage minuscule, de composant insignifiant égaré dans l’organigramme complexe de l’entreprise me procure un soulagement égal en intensité à celui que je ressens lorsque je me retrouve seul à l’étage et que je contemple, rasséréné, les fauteuils et les couloirs vides : l’anonymat comme la solitude constituent quelquefois autant de trésors qu’il n’est pas inutile de préserver quand l’hostilité gagne tout autour de moi, me dis-je alors, profitons-en.
Encore ces rêveries sans consistance - comment nommer autrement les idées confuses qui me viennent à l'esprit ? - ne s'aventurent-elles guère au-delà de la raison de ma présence en cet endroit ou de tout autre lieu dans lequel je serais amené à exercer ce qu'on appelle un emploi, une activité professionnelle, comme si j'encourais un risque d'une tout autre ampleur à entrer dans le détail des finalités de mon travail, préoccupations qui, en surgissant hors des habitudes qu'on désire nous instiller (fidélité, engagement, responsabilité) et dans lesquelles je me suis glissé jusque-là sans trop y penser puisque je reconnais être d'une nature plutôt docile et accommodante, susciteraient, je le pense, des interrogations susceptibles d'ébranler la dynamique de labeur joyeux à laquelle, ni plus ni moins que les autres, j'ai pris part sans discuter, n'étaient les égarements de ces derniers mois.

Frédérique Clémençon, Traques (L’Olivier, 2009, p. 62-63)

Frédérique Clémençon entremêle de manière envoûtante les monologues de quatre perdants, exclus chacun à leur façon par la société actuelle et son langage fonctionnel (gulièrement cité en contrepoint), mais pas pour autant résignés à se laisser enfermer dans leur définition sociale.

Frédérique Clémençon est née en 1967, et a publié :
- Une saleté (Minuit, 1998)
- Colonie (Minuit, 2003)

::: Christine Ferniot (Télérama, 10 janvier 2009)
::: d’autres citations dans le JLR 2.0 de Berlol

jeudi 30 avril 2009

votre sécurité est enfin assurée

ribes_question.jpg

Je comprends, vous ne vous attendiez pas à tant de terreur. Je comprends. Souvent, la réalité, il faut y apporter quelque peu de la créance, y croire. Cela vous est difficile ? Je vois... De toute façon, nous ne vous demandons pas d'y croire - enfin, si, bien sûr - mais d'acquiescer, parce que vous verrez, nous agissons dans votre intérêt. Pour la santé. Pour la sûreté. De vos précieux bambins. Cela va sans dire, lesdits enfants devront passer aussi par un petit stage dans nos établissements. Comment ça ? Comment ça pas mes enfants. Madame, je ne vais tout de même pas vous apprendre qu'en chacun de ces marmots se trouve la purulence à circonscrire. Je ne vais tout de même pas vous apprendre qu'en chacun de nous, le mal absolu se terre, et attend son heure, simple moment de déclenchement, détonateur larvé. Mais non, voyons, je ne vous prends pas pour une idiote. Oui, je sais, ces clichés, vous les connaissez par cœur. Dans ce cas, pourquoi ne pas coopérer ? Oui, j'en suis bien conscient, l'éducation que vous donnez à votre rejeton est des plus parfaites, oui... oui... j'ai bien compris, socialisé dès le plus jeune âge, très bien, a appris à ne pas se moquer de ses camarades handicapés, ou bègues, ou gros, oui, cela est en effet très bien, je suis prêt à vous féliciter, vous apporter toute chose scintillante, ce n'est pas la question. Non, je regrette ce n'est pas la question. Ou alors, vous nous avez mal entendus. Je crois user pourtant d'une langue parfaitement in-tel-li-gible, n'est-ce pas ? Bien. Merci. Dans ce cas, vous comprenez notre propos. Nous sommes là pour prévenir. Pré-ve-nir. Nous « venons avant », compris ? Le simple constat ne nous suffit plus. Croyez-vous que savoir que nous sommes tous potentiellement mauvais nous satisfasse ? Bien sûr que non. Cela va sans dire. Le mal absolu, c'est quand même pas rien. Bien, vous êtes d'accord ? Nous sommes là pour pré-ve-nir. Imaginez vous avoir engendré le prochain Hitler, accouché l'actuel Caligula, pondu le nouveau Néron. Vous en convenez, cela ne ferait pas très beau dans l'arbre généalogique. Imaginez ! Mais rendez vous compte.. madame, ma bonne dame... (p. 27-28)

La question n’est pas de savoir s’ils produiront bien, mais comment la fragilité de leur corps ne leur permettra pas autre chose que le travail
Le travail ne sera pas compétitif, il sera machinal tout à fait (p. 44)

« Votre sécurité est enfin assurée
sereins vous enfouissez vos regards
au creux d'un oreiller de cécité
dans les miroirs vous regardez
déconfits, remplies votre rides
les stigmates du renoncement
votre sécurité est enfin assurée
ensemble nous empruntons le chemin
de la félicité promise.

Alors impassible il se tint aux rebords du territoire.
La frontière du lieu départageant néant et tout. Sous ses pieds se désagrégeaient pierres et silex, fracas léger en regard de celui, émergeant, de la foule. Approchant, plus en plus. Derrière lui, l'autre côté du monde, son revers, à jamais ; devant, l'autre, celui de l'habitude, du pour toujours accepté. Il entend au loin venir l'affluence, se figure la multitude, enflée, s'imagine la cohue contre la digue, fracassée. Son cerveau, interféré d'images, il sait qu'ils veulent sa peau. Ils ne supportent pas sa voix, la discordance de sa voix au sein de l'harmonie mondiale, son chant à côté du monde, du moins du leur. Ils diront parodie, ils diront mensonge, ils diront littérature. Tout ceci n'est que littérature - fantasmes. C'est-à-dire invention. Nous, nous sommes dans le monde. Nous, nous ne nous trompons pas, jamais. Il le sait, ils ne supportent pas l'image, renvoyée dans la parodie. Et pourtant il a vu, ses yeux se sont faits d'argent les miroirs du réel enfin retrouvé. Vraiment. La rumeur enfle ; il peut au loin voir des visages, s'approchant. Depuis la dernière ligne, l'horizon s'affirme grouillant, prolifère de corps en mouvement. (p. 66-68)

Clément Ribes, La question (IMHO, 2009)

Ce récit spéculatif et poétique qui pose les bonnes questions sur les obsessions sécuritaires d'aujourd'hui est le premier livre de Clément Ribes, né en 1989.
Il publie aussi un texte intitulé « Le travail » dans le numéro 3 de la revue TINA (è®e , avril 2009).

::: on peut aussi lire les premières pages du livre sur le site de Chloé Delaume

mercredi 29 avril 2009

car l'avenir est notre métier

black-out4.jpg

« Qui contrôlera le futur ?

Nous, le peuple de la science-fiction, auteurs, traducteurs, illustrateurs, critiques et chroniqueurs, essayistes, libraires, blogueurs, éditeurs et directeurs de collection, tenons à exprimer par ce texte notre opposition à la loi Création et Internet.

C'est un truisme de dire que la science-fiction se préoccupe de l'avenir et que nombre de ses acteurs ont dénoncé les dérives possibles, voire probables, des sociétés industrielles et technologiques ; le nom de George Orwell vient spontanément aux lèvres, mais aussi ceux de John Brunner, Norman Spinrad, Michel Jeury, J.-G. Ballard, Frederik Pohl & Cyril M. Kornbluth, et bien d'autres encore.

La science-fiction sait déceler les germes de ces dérives dans le présent, car c'est bien du présent que rayonnent les avenirs possibles, et c'est au présent que se décide chaque jour le monde de demain.

La méfiance face aux nouveaux développements technologiques et aux changements sociaux qui en résultent, la peur de l'avenir et le désir de contrôle d'une société obnubilée par un discours sécuritaire… tout cela a déjà été abordé par la science-fiction, et s'il est une chose dont elle a permis de prendre conscience, c'est que les technosciences et leurs développements sont la principale cause de changement dans nos sociétés modernes. De ces changements en cours ou en germe, nul ne peut prévoir les retombées mais on sait aussi qu'élever des barrières ou des murs n'amène qu'à les voir tomber un jour, de manière plus ou moins brutale. Aussi, plutôt qu'interdire, la sagesse, mais aussi le réalisme, devrait inciter à laisser libre cours à la liberté d'innover et de créer. Le futur qu'il nous faut inventer chaque jour ne doit pas être basé sur la peur, mais sur le partage et le respect.

La loi Création et Internet, rejetée le 9 avril dernier à l'Assemblée nationale, doit être de nouveau soumise à la fin du mois à la représentation nationale.

Cette loi, dont on nous affirme qu'elle défendra les droits des artistes et le droit d'auteur en général, nous apparaît surtout comme un cheval de Troie employé pour tenter d'établir un contrôle d'Internet, constituant par là même une menace pour la liberté d'expression dans notre pays.

Les artistes, les créateurs, tous ces acteurs de la culture sans qui ce mot serait vide de sens, se retrouvent instrumentalisés au profit d'une loi qui, rappelons-le, contient des mesures telles que le filtrage du Net, l'installation de mouchards sur les ordinateurs des particuliers, la suspension de l'abonnement à Internet sans intervention d'un juge et sur la base de relevés d'IP (dont le manque de fiabilité a depuis longtemps été démontré) effectués par des sociétés privées et l'extension de mesures prévues à l'origine pour les services de police luttant contre le terrorisme à l'échange non autorisé de fichiers entre particuliers.

Profondément attachés au droit d'auteur, qui représente l'unique ou la principale source de revenus pour nombre des travailleurs intellectuels précaires que nous comptons dans nos rangs, nous nous élevons contre ceux qui le brandissent à tout bout de champ pour justifier des mesures de toute façon techniquement inapplicables, certainement dangereuses, dont le potentiel d'atteinte aux libertés n'est que trop évident aux yeux de ceux qui, comme nous, pratiquent quotidiennement dans le cadre de leur travail l'expérience de pensée scientifique, politique et sociale qui est au cœur de la science-fiction.

Également conscients de l'intérêt et de la valeur des communautés créatives, nous nous élevons aussi contre les dangers que cette loi fait peser sur le monde de la culture diffusée et partagée sous licence libre, qui constitue une richesse accessible à tous.

Internet n'est pas le chaos, mais une œuvre collective, où aucun acteur ne peut exiger une position privilégiée, et c'est une aberration de légiférer sur des pratiques nées de la technologie du XXIe siècle en se basant sur des schémas issus du XIXe siècle, songez-y.

Car l'avenir est notre métier. »

Puisque le projet de loi Hadopi ou « Création et Internet », rejeté le 9 avril dernier par l'Assemblée nationale, doit être de nouveau soumis aujourd'hui à l'Assemblée nationale, je cite ici intégralement, pour ceux qui ne l'auraient pas encore lu, cet appel des auteurs, éditeurs, illustrateurs et autres acteurs du monde de la SF, publié le 25 avril dernier sur l'excellent blog Génération Science-Fiction, et auquel je souscrit entièrement.

post-scriptum : lire aussi un entretien de Roland C. Wagner avec Erwan Cario pour Libération (29 avril 2009)

mardi 28 avril 2009

au milieu des lignes de fuite et de leurs promesses d'horizon

veinstein_lignes.gif

Lignes de fuite

Le bonheur de danser
dans un espace zébré d'éclairs...

À chaque attaque du pied
je suis pris dans un déluge de feu.
Je dois m'assurer de la fermeté du sol
pour me prouver que je ne rêve pas.
Fouler une piste, c'est aussi faire apparaître
la réalité du sol, tester sa solidité
pour en retirer l'impression que la terre ferme existe,
et même qu'elle tourne rond.

Danser,
c'est prendre pied dans le monde
allégé de tout le poids de sa vie,
de tout ce qui est enfoui dans la mémoire.

J'appelle danser l'emportement qui est le mien
au milieu des lignes de fuite
et de leurs promesses d'horizon.
Pas d'autre raison de vie, je n'en démords pas,
que de se laisser emporter par une danse,
d'en exécuter les pas
au rythme d'enfer d'une musique
qui vous martèle l'assurance
que la mort ne vous a pas pris pour cible.

Alain Veinstein, Le développement des lignes (Seuil, Fiction & Cie, 2009, p. 87)

lundi 27 avril 2009

regarder dans les hublots

Vous avez jusqu’au 3 mai seulement pour aller regarder dans les hublots, au 104, la réplique grandeur nature de la Villa Arpel, le décor de Mon oncle (1958) de Jacques Tati.

104.jpg arpel1.jpg

::: un entretien avec Macha Makeïeff, et un deuxième
::: un photo reportage d’Anne Savelli, qui est en résidence au 104
::: et quelques extraits de Mon oncle , ici, et encore là : personnellement, je ne m’en lasse pas ... et j'ai l'impression que je ne suis pas la seule, car aussi bien au 104 qu'à l'exposition « Jacques Tati. Deux temps, trois mouvements » de la Cinémathèque (avec pipe ! ... mais que je retournerai visiter quand il y aura un peu moins de monde) tous les badauds sont scotchés, fascinés, devant les écrans où passent en boucle des extraits.

arpel2.jpg arpel4.jpg

Au 104 également, une belle libraire, annexe du Merle Moqueur, est ouverte depuis le 21 avril dernier ; Anne Savelli l'a aussi photographiée.

post-scriptum : à lire en écho, le billet de Wictoria sur Mon oncle.

post-scriptum 2 : l'exposition est prolongée jusqu'au 31 mai (en raison sans doute de l'explosion des visites générée par mon billet) : profitez-en !

::: site Jacques Tati

dimanche 26 avril 2009

une distance impraticable entre lui et la vie

villemain_morts_sensuivent.gif


La vie avait achevé de faire de Jean-Charles Langlois le pessimiste qu'enfant il avait déjà pressenti en lui. Certains traits de notre caractère nous sont en effet immédiatement perceptibles dès la petite enfance : les enfants ne peuvent se le formuler ainsi, mais il est avéré que nombre d'entre eux éprouvent nettement quelques mouvements de l'âme qu'ils se surprendront, à l'âge adulte, à retrouver intacts. D'aussi loin qu'il se souvienne, les miroirs d'enfance renvoyaient à Jean-Charles Langlois le sentiment d'une forme un peu aqueuse de mélancolie doublée d'une lucidité qui le laissait souvent interdit. Au regard des grands et de leur optimisme nécessaire, cela passait pour une onde poétique, une curiosité prometteuse. Mais si le petit Jean-Charles avait été en âge de mettre ses humeurs en concepts, certainement aurait-il démenti la sentimentalité adulte : il n'ouvrait grands les yeux que par étonnement devant ce qu'il constatait du monde. Comme chez les personnages des romans qu'il aimait, Langlois eut très tôt l'impression d'une distance impraticable entre lui et la vie : l'avancement dans l'âge lui permettra simplement de la creuser et d'en décider souverainement. (p. 125-126)

Mon contemporain sera une femme. Comme ses initiales sont les mêmes que celles de Marguerite Duras et qu'elle-même est écrivain, c'est par ce procédé que je la désignerai.
M.D. sera à sa table de travail, achevant la relecture d'un recueil de nouvelles qu'elle espère pouvoir adresser ces jours prochains à son éditeur, et ce faisant être dans les temps pour la rentrée littéraire de janvier. Sans illusion toutefois : elle n'a pas la notoriété de l'autre. Et puis ce n'est pas une question de notoriété, mais de talent. Elle n'en est pas dépourvue, elle le sait bien, mais enfin tout cela reste cantonné à une littérature qui ne passera pas l'hiver, et la mort moins encore.
Sans qu'elle ait très bien compris pourquoi ni comment la chose avait pu se produire, M.D. aura achevé d'écrire le recueil en un mois. La première nouvelle est datée du 21 juillet 2004, la dernière (il y en aura dix) du 21 août. Jamais elle n'aura écrit aussi vite. Elle se demandera d'ailleurs ce qui a bien pu la conduire à n'inventer que des histoires où rôde l'inlassable de la mort. Bien sûr elle aura lu les classiques, Chandler, Hammett, Simenon, mais enfin le roman policier, pas même le polar, n'étaient à proprement parler sa littérature. Mais la mort c'est la vie, alors à quoi bon se lancer dans la vie si c'est pour en gommer la mort. Et si ce n'est pas la mort c'est la violence, la même chose en pire. La preuve, elle n'a jamais eu peur de la mort, toujours de la violence. On n'a jamais peur de ce qu'on ne connaît pas.
Donc, M.D. sera à sa table de travail. Elle relira mot à mot ces histoires qui lui tombèrent sous les doigts, s'étonnant elle-même de leur rythme, de leur sonorité, de leurs caprices, quand ce n'est pas des personnages eux-mêmes. C'est qu'ils sont si réels ces personnages, si proches. Elle se demandera si le lecteur aura conscience de la réalité fantomatique de ces personnages dans son cerveau. Car M.D. n'aura jamais eu besoin des critiques pour évaluer les limites de son art. Elle se dira que tout ça n'est pas si mauvais au fond, que cela vaut bien quelques-uns de ces succès qu'ils exhibent dans les devantures, mais enfin elle sait parfaitement que tout se destinera toujours au vent, aux landes au vent et à la nuit. (p. 147-148)

Marc Villemain, Et que morts s’ensuivent (Seuil, 2009)

De la mélancolie à l'humour noir, du cannibalisme à la critique littéraire, ces onze nouvelles diaboliquement efficaces, suivies par une amusante « exposition des corps », explorent « l'inlassable de la mort » et de la violence à travers une brassée de personnages que l'on devine souvent, en effet, très proches de l'auteur ... et peut-être le personnage récurrent de Géraldine Bouvier est-il comme une figure de lectrice (?).

Marc Villemain est né le 1er octobre 1968.
Il a publié auparavant :
- Monsieur Lévy (Plon, 2003)
- Et je dirai au monde toute la haine qu’il m’inspire (Maren Sell, 2006)
et il est aussi blogueur :
::: Cyclothymies, fluctuations, paradoxes et autres angoisses..., son blog
::: Les sept mains, blog collectif
::: son site

samedi 25 avril 2009

il y a un vertige taxonomique

perec_penser_classer.jpg

N) Questions

Penser/classer
Que signifie la barre de fraction ?
Que me demande-t-on, au juste ? Si je pense avant de classer ? Si je classe avant de penser ? Comment je classe ce que je pense ? Comment je pense quand je veux classer ?

S) Exercices de vocabulaire

Comment pourrait-on classer les verbes qui suivent : cataloguer, classer, classifier, découper, énumérer, grouper, hiérarchiser, lister, numéroter, ordonnancer, ordonner, ranger, regrouper, répartir ?
Ils sont ici rangés dans l'ordre alphabétique.
Ces verbes ne peuvent pas tous être synonymes ; pourquoi aurait-on besoin de quatorze mots pour décrire une même action ? Donc ils sont différents. Mais comment les différencier tous ? Certains s'opposent d'eux-mêmes, tout en faisant référence à une préoccupation identique, par exemple, découper, qui évoque l'idée d'un ensemble à répartir en éléments distincts, et regrouper, qui évoque l'idée d'éléments distincts à rassembler dans un ensemble.
D'autres en suggèrent de nouveaux (par exemple : subdiviser, distribuer, discriminer, caractériser, marquer, définir, distinguer, opposer, etc. ), nous renvoyant à ce balbutiement initial où s'énonce péniblement ce que nous pouvons nommer le lisible (ce que notre activité mentale peut lire, appréhender, comprendre). (p. 154-155)

C) Les classifications

Il y a un vertige taxonomique. Je l'éprouve chaque fois que mes yeux tombent sur un indice de la Classification Décimale Universelle (C.D.U.). Par quelles successions de miracles en est-on venu, pratiquement dans le monde entier, à convenir que :
668.184.2.099
désignerait la finition du savon de toilette et
629.1.018-465
les avertisseurs pour véhicules sanitaires, cependant que :
621.3.027.23
621.436:382
616.24-002.5-084
796.54
913.15
désignaient respectivement : les tensions ne dépassant pas 50 volts, le commerce extérieur des moteurs Diesel, la prophylaxie de la tuberculose, le camping et la géographie ancienne de la Chine et du Japon !

O) Les hiérarchies

Il y a les sous-vêtements, les vêtements et les survêtements, cela sans idée de hiérarchie. Mais s'il y a des chefs et des sous-chefs, des sous-fifres et des sous-ordres, il n'y a pratiquement jamais de sur-chefs ou superchefs ; le seul exemple que j'ai repéré est « surintendant », qui est une appellation ancienne ; d'une manière plus significative encore, il y a dans le corps préfectoral des sous-préfets, au-dessus des sous-préfets des préfets, et au-dessus des préfets, non pas des sur-préfets ou des super-préfets mais, qualifiés d'un acronyme barbare apparemment choisi pour signaler qu'il s'agit de grosses légumes, des « IGAMES ».
Parfois même le sous-fifre persiste même après que le fifre a changé de nom ; dans le corps des bibliothécaires, il n'y a précisément plus de bibliothécaires ; on les appelle conservateurs et on les classe en classes ou en chef (conservateur de deuxième classe, de première classe, de classe exceptionnelle, conservateur en chef) ; par contre, dans les bas étages, on continue d'employer des sous-bibliothécaires. (p. 162-163)

Georges Perec, Penser/Classer (1982) (Hachette, Textes du XXe siècle, 1985)

Encore un peu de Perec, pour le plaisir et car les bibliothécaires qui me lisent apprécieront sûrement (... et les autres aussi) !

Et puisque tiers livre m'a fait rougir ce matin, je recommande à mon tour quelques jardins paysagers en forme d'univers Netvibes : 130 blogs littérature & Internet, Liminaire, Les Flux Litor, La Bibliosphère du Bibliobsédé, les liens de Blandine Longre, et quelques autres listés là (liste à compléter, bien entendu).

vendredi 24 avril 2009

cet ordre est déjà caduc

twitter-logo.png

Mon problème, avec les classements, c'est qu'ils ne durent pas ; à peine ai-je fini de mettre de l'ordre que cet ordre est déjà caduc.
Comme tout le monde, je suppose, je suis pris parfois de frénésie de rangement ; l'abondance des choses à ranger, la quasi-impossibilité de les distribuer selon des critères vraiment satisfaisants font que je n'en viens jamais à bout, que je m'arrête à des rangements provisoires et flous, à peine plus efficaces que l'anarchie initiale.
Le résultat de tout cela aboutit à des catégories vraiment étranges ; par exemple, une chemise pleine de papiers divers et sur laquelle est écrit « A CLASSER » ; ou bien un tiroir étiqueté « URGENT 1 » et ne contenant rien (dans le tiroir « URGENT 2 » il y a quelques vieilles photographies, dans le tiroir « URGENT 3 » des cahiers neufs).
Bref, je me débrouille.

Georges Perec, Penser/Classer (1982) (Hachette, Textes du XXe siècle, 1985, p. 163-164)

Cette citation tutélaire pour évoquer ma perplexité quant au classement le plus approprié pour les flux rss, maintenant nombreux, que j'ai accumulés dans mon « univers » netvibes : le retour (partiel) au rassurant mais frustrant ordre alphabétique ne me satisfait que modérément, et je continue d'utiliser en parallèle le blogroll dynamique créé à partir d'un autre agrégateur google reader.

De plus, non contente de passer énormément de temps sur facebook, je me suis décidée (après quelques simagrées, comme quand je dois me décider à aller me baigner et que les vagues ne sont pas au moins à 28 degrés) à m'inscrire également sur twitter : et me voici gazouillant de concert et découvrant de jolis mots québécois comme « tabarouette » ... et surtout plein de nouveaux sites et blogs à ajouter dans mes agrégateurs ! misère !

jeudi 23 avril 2009

j'intègre, par le langage

barthes_journal_de_deuil.jpg


29 octobre 1977

En prenant ces notes, je me confie à la banalité qui est en moi. (p. 27)

29 octobre 1977

Les désirs que j'ai eus avant sa mort (pendant sa maladie) ne peuvent plus maintenant s'accomplir, car cela signifierait que c'est sa mort qui me permet de les accomplir - que sa mort pourrait être en un sens libératrice à l'égard de mes désirs. Mais sa mort m'a changé, je ne désire plus ce que je désirais. Il faut attendre - à supposer que cela se produise - qu'un désir nouveau se forme, un désir d'après sa mort. (p. 28)

31 octobre

Je ne veux pas en parler par peur de faire de la littérature - ou sans être sûr que c'en ne sera pas - bien qu'en fait la littérature s'origine dans ces vérités. (p. 33)

10 novembre

Gêné et presque culpabilisé parce que parfois je crois que mon deuil se réduit à une émotivité.
Mais toute ma vie n’ai-je été que cela : ému ? (p. 53)

21 novembre

Je sais maintenant d'où peut venir la Dépression relisant mon journal de cet été, j'en suis à la fois « charmé » (pris) et déçu : donc, l'écriture à son maximum n'est tout de même que dérisoire. La Dépression viendra quand, du fond du chagrin, je ne pourrai même pas me raccrocher à l'écriture. (p. 72)

30 novembre

Vita nova, comme geste radical (discontinuer – nécessité de discontinuer ce qui marchait avant sur sa lancée).

Deux voies contradictoires sont possibles :
1) Liberté, Dureté, Vérité
(retourner ce que j’étais)
2) Laxisme, Charité
(accentuer ce que j’étais) (p. 84)

18 mai 1978

La mort de mam. : peut-être est-ce la seule chose, dans ma vie, que je n'ai pas pris névrotiquement. Mon deuil n'a pas été hystérique, à peine visible aux autres (peut-être parce que l'idée de la « théâtraliser » m'aurait été insupportable) ; et sans doute, plus hystérique, affichant ma dépression, renvoyant tout le monde, cessant de vivre socialement, aurais-je été moins malheureux. Et je vois que la non-névrose, ce n'est pas bon, ce n'est pas bien. (p. 139)

1er août 1978

(Peut-être déjà noté)
Me suis toujours (douloureusement) étonné de pouvoir - finalement - vivre avec mon chagrin, ce qui veut dire qu'il est à la lettre supportable. Mais - sans doute - c'est parce que je peux, tant bien que mal (c'est-à-dire avec le sentiment de ne pas y arriver) le parler, le phraser. Ma culture, mon goût de l'écriture me donne ce pouvoir apotropaïque, ou d'intégration : j'intègre*, par le langage.

Mon chagrin est inexprimable mais tout de même dicible. Le fait même que la langue me fournit le mot « intolérable » accomplit immédiatement une certaine tolérance

* faire entrer dans un ensemble - fédérer - socialiser, communiser, se grégariser. (p. 187)

6 octobre 1978

(Cette après-midi, embarras épuisants de tâches en retard. Ma conférence au Collège > Pensée du monde qu'il risque d'y avoir > Émotivité > PEUR. Et je découvre (?) ceci:)

PEUR : toujours affirmée - et écrite - comme centrale chez moi. Avant la mort de mam., cette Peur : peur de la perdre. Et maintenant que je l'ai perdue ?
J'ai toujours PEUR, et peut-être plus encore, car, paradoxalement encore plus fragile (d'où mon acharnement à la retraite, c'est-à-dire à joindre un lieu intégralement à l'abri de la Peur).

- Peur, donc, de quoi, maintenant ? - De mourir moi-même ? Oui, sans doute - Mais, semble-t-il, moins - je le sens - car, mourir, c'est ce qu'a fait mam. (fantôme bienfaisant du : la rejoindre)
- Donc, en fait : tel le psychotique de Winnicott, j'ai peur d'une catastrophe qui a déjà eu lieu. Je la recommence sans cesse en moi-même sous mille substituts.

- D'où, sur l'heure, tout un emportement de pensées, de décisions.

- Exorciser cette Peur, en allant là où j'ai peur (lieux faciles à repérer, grâce au signal d'émotivité).

- Liquider d'arrache-pied ce qui m'empêche, me sépare d'écrire le texte sur main. : le départ actif du Chagrin : l'accession du Chagrin à l'Actif.

(Texte qui devrait finir sur cette fiche, sur cette ouverture (accouchement, défection) de la Peur.) (p. 216-217)

15 décembre 1978

Sur fond de détresse, de panique (harcèlement, tâches, malveillance littéraire), boule de chagrin qui monte :
1) Beaucoup, autour de moi, m'aiment, m'entourent, mais aucun n'est fort : tous (nous sommes tous) fous, névrosés - sans parler des lointains genre RH. Seule mam. était forte, parce qu'elle était intacte de toute névrose, de toute folie.
2) J'écris mon cours et en viens à écrire Mon Roman. Je pense alors avec déchirement à l'un des derniers mots de mam. : Mon Roland ! Mon Roland ! J'ai envie de pleurer.

(Sans doute je serai mal, tant que je n'aurai pas écrit quelque chose à partir d'elle (Photo, ou autre chose).) (p. 227)

Roland Barthes, Journal de deuil (Seuil ; IMEC, 2009)

lire aussi :
::: Arnaud Maïsetti
::: Fabula
::: BibliObs

mardi 21 avril 2009

courant d'un être en fuite sans fin

Annocque_liquide.jpg

Une autre brindille encore apparaît à gauche à la surface du fleuve et s'approche à la même vitesse apparemment constante (rapide ou lente, impossible à décider vraiment),
à la même vitesse apparemment constante passe devant le banc puis disparaît à droite, dessinée en noir sur l'éclat blanc du soleil à la surface de l'eau où le regard peine à s'attarder.
Il semblerait facile de définir à l'avance la trajectoire de chacune, parallèle forcément à celle de la précédente, de la prochaine.
Mais à l'issue d'une observation vraiment attentive (autrement dit : longue ; autrement dit : à l'issue d'une attente, d'une station prolongée sur ce banc - une heure ? plus ? sans montre c'est difficile à préciser),
à l'issue d'une observation suffisante, digne de ce nom, il est clair qu'il n'en est rien, qu'il n'en est rien pour certaines en tout cas de ces brindilles qui sans raison apparente, sans qu'aucun obstacle puisse être identifié s'arrêtent soudain en tournant lentement sur elles-mêmes - et même parfois contre toute attente paraissent remonter contre le sens du courant sur quelques centimètres.
Le phénomène (attracteur étrange ?) est suffisamment troublant pour retenir l'attention et faire regretter une éventuelle distraction passée lors d'une séance d'initiation à la mécanique des fluides. Dans quelle classe était-ce ? avant ou après le bac ?
(Ce n'est même plus de la distraction, a dit Suzanne hier soir, la main sur la poignée, c'est...) (p. 9-10)

Encore se payer de mots pour rehausser quelque peu cet état trop avéré d'insignifiante victime.
La main soucieuse d'accompagner le pompeux discours intérieur s'est saisie d'un minuscule caillou parmi la terre poussiéreuse entre les pieds, tellement tassée qu'elle ne mérite même plus ce nom ni aucun autre non plus
(Elle a cherché, pourtant, la main, un plus gros caillou. En vain : ici les cailloux sont tous minuscules et luisants d'usure.)
et l'ayant lancé, le minuscule caillou, dans l'eau à quelques mètres du bord, en guise de ponctuation, elle reste en suspens à mi-hauteur pendant que les yeux
maintenant s'attardent au centre approximatif des cercles fugaces que sa chute y a causés.
S'arracher à sa propre et tellement naturelle banalité bien sûr ne fait plus partie des espérances à l'approche de la cinquantaine,
mais tout de même la voir encore tellement évidente est bien un peu douloureux.
(Des adhérences ; quelque chose comme ça en déchirures sourdes au fond des entrailles.) (p. 47-48)

Ensuite ; le temps, comme on dit, passa.
C'était ça, d'ailleurs, qui était formidable avec lui : il n'était pas nécessaire de faire quoi que ce soit pour qu'il passe. Pour ça il pouvait vraiment prétendre à la confiance de tous. Il allait passer. C'était sûr.
Alors il est passé. D'abord un petit peu.
Ensuite il a continué, même quand plus personne ne lui demandait rien. Sûrement même qu'il continue, aujourd'hui encore, sur ce banc au bord du fleuve.
Après tout c'est bien lui qui permet aux yeux de voir l'eau couler.
Mais c'est moins grave, ou plutôt c'est moins important, ou plutôt c'est sans conséquence, à présent. (p. 61-62)

Pareillement le fleuve au lit séculaire coule en des flots toujours renouvelés ;

alors que cette station prolongée du corps assis sur le banc face à l'eau au parcours massif et continu
est à l'origine d'une illusion qui voudrait bien faire appeler « endroit du fleuve » (comme on dit « partie du corps ») cette section, seule accessible à la vue, du courant d'un être en fuite sans fin (l'être et la fuite),
absent déjà au loin en dépit de son apparente présence, présent toujours en partie malgré son perpétuel effort d'absence,
- présence // absence ; ces deux idées s'aiguisant, s'échauffant au contact l'une de l'autre dans leurs mouvements contraires -
et dont la course perpétuelle depuis la nuit des temps ne parvient seulement qu'à marquer par contraste l'immobilité - elle aussi illusoire - du banc.) (p. 69 et 71)

Philippe Annocque, Liquide (Quidam, 2009)

J'aime beaucoup l'usage singulier que Philippe Annocque fait du passage à la ligne, des parenthèses et de tous les signes de ponctuation dans ce beau récit où un narrateur définitivement liquide remplit comme des vases successifs les rôles de sa vie.

Philippe Annocque, dont vous connaissez sans doute le blog, est né en 1963 et a déjà publié :
- Une affaire de regard (Seuil, 2001)
- Chroniques imaginaires de la mort vive (Melville, 2005)
- Par temps clair (Melville, 2006)

::: pour trinquer avec l'auteur

lundi 20 avril 2009

appréhender le réel comme une myriade de réalités floues

ballard.jpg


La notion de surveillance
Ce n'est pas la société qui a changé dans son approche de la surveillance, ce sont uniquement ses moyens techniques. Toutes les sociétés ont tenté d'installer une dynamique de contrôle. Bien sûr, quand il y a le Panopticon de Bentham, ce n'est pas aussi efficace qu'une logique de prison moderne à la Guantanamo, mais la volonté sous-tendue derrière est la même : ces sociétés sont mues par une dynamique de contrôle fascisante. Et cette surveillance s'est toujours exprimée de différentes manières, c'est-à-dire de façon imposée (étatiquement, ou par les seigneurs de guerre, la monarchie, un chef de tribu, etc.) ou internalisée en chacun - c'est le résultat d'une société de surveillance digérée, achevée, réussie. Dans un livre comme I.G.H., j'ai essayé d'explorer cette idée d'organisation interne. Finalement, le contrôle des masses est d'autant plus efficace quand il est intégré chez tout un chacun. On n'a même plus à demander aux gens de dénoncer leurs voisins, ils se dénoncent... à eux-même ! Ce sont eux leurs premiers censeurs, et toute autre attitude vis-à-vis de l'autorité leur semble incroyable. Regardez en Corée du Nord ce qui se passe : le pays est tellement reclus depuis plusieurs années que si on ouvrait tout à coup leurs frontières, cela ne servirait à rien pendant un premier temps : ils ont intégré l'idée d'être dominés, et ne peuvent se libérer de ce joug et de cette surveillance constante en quelques mois. Cela demandera sûrement même plusieurs générations... Les caméras, les programmes d'Échelon et ses grandes oreilles planétaires, les scans électroniques, le GPS, le traquage ADN... Tout cela ne sont que des artefacts contemporains qui témoignent de volontés séculaires. L'homme n'a fait qu'appliquer toujours la même règle ; la technologie lui a fourni de nouveaux outils, qui sont effectivement souvent plus efficaces, mais rien de plus.

L’inversion du régime démocratique
Le régime démocratique a échoué avec l'apparition, au sein du cadre démocratique, de factions totalitaires. Par définition, la démocratie - plus encore que la République - doit autoriser ses excroissances totalitaires, ou tout au mieux, les tolérer. Comment, dès lors, résister à la montée du populisme, de doctrines politiques qui ne fonctionnent qu'à partir d'une logique affective ? Tout au long du XXe siècle, cela a été l'écueil de la démocratie telle qu'elle était définie à son départ.
Et puis, il ne faut pas oublier que certaines civilisations ne sont pas culturellement démocratiques. Ce n'est ni un bien, ni un mal. En aucun cas, je ne veux émettre de jugement à ce sujet, mais imposer le système républicain puis démocratique à certaines sociétés relève tout simplement de l'absurde, de la contre-nature. Les forcer à penser et agir comme une démocratie occidentale, c'est de l'impérialisme doctrinaire. Une fois que l'Occident aura compris cela, je pense que les rapports avec les pays à tendance dictatoriale seront bien plus détendus... La seule façon qu'a trouvée le régime démocratique universel de s'adapter à ces « erreurs » totalitaires, c'est d'inverser sa dynamique de tolérance et de créer un système politique aux apparences libertaires, mais aux contours fermement liberticides.
Quelques philosophes politiques ont trouvé un nom pour ce phénomène : c'est le capitalisme. (...)

Science-fiction et monde contemporain Quand j'ai commencé à écrire, je ne crois pas que je savais ce qu'était la science-fiction. Oh, bien sûr, il y avait toutes sortes d'auteurs qui se réclamaient de cette forme, mais ce n'était ni ce que je connaissais, ni ce à quoi j'aspirais. La science-fiction a toujours eu pour moi un double désavantage : je ne voyais que très peu ce qu'avait à faire la science dans les livres qui s'en réclamaient, et j'ai toujours considéré l'écriture comme un révélateur de réalités. Je conviens qu'il est très facile de critiquer les œuvres de science-fiction, trop même. Même si je ne me suis pas toujours reconnu dans les courants science-fictionnels, j'estime que des œuvres d'écrivains comme Ian Banks ou Michael Moorcock sont de grandes œuvres littéraires, peu importe le genre catégoriel. Je ne pense pas que mon œuvre se divise entre fiction « classique » et science-fiction ; d'un côté, j'ai une œuvre autobiographique, que j'ai voulue la moins égoïste possible, de l'autre une œuvre fictionnelle.
Ma science-fiction, puisqu'il faut bien l'appeler comme ça, est plus une « real-fiction », comme on parle de « real-politik » : elle appréhende le réel comme une myriade de réalités floues ; elle tente de tracer les contours d'un monde contemporain que beaucoup tendent à placer dans le futur, proche ou non. L'idée d'écrivain de science-fiction a beaucoup évolué. Des gens comme William Gibson ou Bruce Sterling, avec leur pratique de ce que certains ont appelé le « cyberpunk » ont aidé à installer l'auteur de science-fiction dans la réalité. Dans ses derniers livres, Gibson aborde beaucoup la notion de cartographie, de comment les espaces sont triés, distribués, scannés en permanence. Cette réflexion est typique de la New-Wave science-fictionnesque. Je me sens très proche d'auteurs comme eux. (...)

J.G. Ballard, « Entretien avec Jérôme Schmidt » (Shepperton, 2008) dans J.G. Ballard, hautes altitudes, sous la direction de Jérôme Schmidt & Émilie Notéris (e®e, 2008, p. 13-15 et 18-19)

Né le 15 novembre 1930 à Shangaï, James Graham Ballard est mort ce dimanche 19 avril au matin.

::: http://www.jgballard.com/
::: http://www.ballardian.com/

dimanche 19 avril 2009

à la sainte emma

bovary.jpeg

::: prenez l'Hirondelle d'Yonville : une visite s'impose

des lignes de fuite interrompues par l’horizon

mancha.jpg


Au-dedans est le silence ronronnant de soi, des machines souplement réglées par la vitesse égale. Au-dedans est l’immobilité. Au-dedans la nausée de l’immobilité réglée sur la vitesse du train. Et au-dehors, c’est le monde qui semble aller, qui va. Quand le train part, c’est toujours cette vieille illusion d’enfant qui revient : la gare s’éloigne, et c’est comme si c’était elle qui se mettait en mouvement. Jamais l’évidence s’impose en premier lieu que c’est le train qui part, non : mais que la gare puisse s’éloigner, qu’elle puisse soudain prendre le large derrière le train immobile, c’est une réalité qui paraît toujours plus plausible à l’esprit. L’illusion persiste parfois—et la nausée du train trouve des raisons plus valables que le balancement pour s’installer ; par exemple : le train n’avance pas, mais c’est le dehors, la terre avec ses maisons et ses routes, ses villes, ses ponts et ses camions, qui reculent : le train ne fait que produire ce mouvement de retrait du monde — pourquoi pas. Variante : ce ne serait ni le train ni le monde qui s’en irait, mais en soi, son propre esprit dévalé en arrière, et que le corps, immobile lui aussi, arrimé au train, échouerait à retenir. Ou toutes ces raisons à la fois, également indémêlables et incompréhensibles : et ce serait cette incompréhension qui produirait la nausée.

On est ici à l’abri. Derrière la vitre, c’est davantage qu’une paroi qui nous protège. On est au-dedans. Et dehors passe le monde. On peut le voir à chaque instant, d’ici. Au-dedans de nous, le train rejoue sa mélodie et sans s’en apercevoir , on adopte rapidement son rythme, sa respiration (dans la poitrine, le cœur : et dans les jambes, le battement de sang, la dilution des veines : le goût écœurant dans la bouche). Le train au-dedans de nous scande bientôt sa pulsation, régulière et balancée. Au-dehors, c’est toute une extériorité privée de cette mobilité qui se déploie. Un espace réduit à cela : étendue déposée sur le sol, ancrée en terre, et étirée le long du train jusqu’à l’arrivée — le monde tel qu’on le devine derrière une vitre, et qui ne serait que la partie de soi privée de vitesse : une seule et même durée allongée sur un seul et même espace défilant, toujours déjà défilé. Mais assis comme au bord du monde, c’est autre chose que le monde qu’on voit défiler , qu’on voit passer infiniment : autre chose, oui. Ce serait davantage la passée du monde—ce tremblement des lignes qui dessinent, sous un coup de pinceau aussi long que le trajet, l’horizon comme une route parallèlement empruntée par le monde qui longe celle que le train prend.

La vitre nous protège. La vitre est un abri autant qu’un poste d’observation. La vitre est un cadre, le seul possible pour mesurer combien se produit sur nous la diffraction sensible qui nous permet de nous saisir du monde, en retour. Ce qui passe au-dehors produit sur nous l’immobilité qui nous le fait voir : voir ce que le monde cache tant qu’il demeure immobile ; comprendre aussi ce que le renversement des positions engage dans cette perception non des lignes du monde mais de son trajet, littéralement, en mouvement. Quand le train longe la route et dans un souffle dépasse des véhicules, l’impression première (que les voitures sont happées en arrière) ne dure pas. Bientôt s’impose une autre évidence : chaque voiture avalée accélère encore, par contraste, la marche du train — semble même doubler sa vitesse, nourrissant la hâte d’une dévoration toujours plus avide d’elle même.

Ce qu’on laisse derrière soi, à côté de soi — moins des routes qui vont, que des chemins qui partent : des lignes de fuite interrompues par l’horizon.

Arnaud Maïsetti & Jérémy Liron, La Mancha (publie.net, 2009, p. 7-9)

vendredi 17 avril 2009

la gratuité c’est le vol

Chez actuSF, je ne résiste pas à l’envie de vous conseiller aussi la lecture d’Appel d’air, un petit recueil publié en 2007 mais qui reste très actuel. Le sous-titre en est : « trente auteurs de science-fiction s’interrogent sur la France qui se lève tôt… ». Le texte de Sylvie Lainé, savoureux, s'intitule « Chômeurs et fils » (p. 59-61) ; « La gratuité c’est le vol » de Roland C. Wagner (p. 22-23 et ci-dessus) est plus que jamais d’actualité !

::: quelques unes de ces nouvelles lues par leurs auteurs sur le site de l’éditeur.

jeudi 16 avril 2009

l'analogie donne du sens

laine_espaces_insecables.jpg

Bonjour Aston,
J'ai fait l'essai avec le codage symbolique de Fourier. Tout à fait étonnant. Il y a une interface visuelle, bien sûr. J'ai obtenu des fractales assez surprenantes, la densité des grains de sable s'exprime directement sous forme d'une mesure géométrique, et la granularité correspond à des niveaux de gris. J'aimerais bien que tu le testes aussi. Si ça te paraît intéressant, je pense pouvoir y ajouter la couleur. Ce serait parfait pour traduire la composition chimique. En fait, c'est plutôt joli, dans le genre froid et sophistiqué.

La réponse se fit un peu attendre, Aston n'était pas encore prêt, Lulu avait mal évalué sa disponibilité. Ou bien il réfléchissait à autre chose. Peut-être qu'il pensait avec Georgio, ou avec Placek. Penser avec, c'est comme ça qu'ils disaient, maintenant. Penser avec, ça ressemblait à danser avec. Quand on danse, quelquefois, on se marche sur les pieds, ou bien il y en a un qui danse à contretemps. Quand on pense en se décalant, ça doit faire comme des dissonances. Elle raisonnait toujours par analogie, déformation professionnelle sans doute. L'analogie permet de percevoir ce qu'on est incapable de percevoir sous forme brute. L'analogie donne du sens. Elle produit des représentations qui parlent, aux yeux, au cœur et aux oreilles.

Salut Aida,
C'est bien, dis donc ! Ainsi tu peux repérer si les grains sont tassés ou pas. Il faudrait faire l'essai sur un matériau plus compressible, pour être sûr. Tu essaies la mousse de polyuréthane ? Nous on en a plein, ici. Je ferai des tests en parallèle. As-tu réfléchi au relief ? Il faut trouver une caractéristique variable selon la mesure, on l'envoie en différé sur les deux canaux optiques. Et hop ! Tu as des creux et des bosses partout où ça se décale. Je te contacte dans une heure, Placek a besoin de moi pour le déverrouillage des filtres. Il pue de colère parce qu'il n’y arrive pas tout seul. Ça urge ;-)

Elle ne déconnecta pas tout de suite. Le relief, bien sûr, elle y avait déjà pensé. La mousse de polyuréthane expansé : intéressant ! Elle tenta d'imaginer les découpes et les volutes que l'interface permettrait de visualiser. Mais en fait, elle essayait surtout d'imaginer ce que c'était de ressentir la colère de quelqu'un. Une émotion violente chez l'autre provoquait habituellement des nausées chez un télépathe. Malaises, vertiges, sueurs froides, auxquels le cerveau cherchait une explication rationnelle : il suggérait alors des odeurs déplaisantes, des sensations visqueuses ou glaciales, des goûts amers ou métalliques... Le corps souffrait, l'effet suggérait la cause.

Sylvie Lainé, « Définissez - priorités » (2000), Espaces insécables (actuSF, 2008)

Sylvie lainé est née en 1957.
Ces nouvelles ont auparavant été publiées en revues, depuis 1985.
Elle a aussi publié, chez actuSF, un autre recueil : Le Miroir aux Eperluettes.

en ligne :
::: un entretien vidéo
::: la préface de Catherine Dufour, à laquelle je souscrit entièrement
::: et un article de Jean-Claude Vantroyen (Le Soir, 3 avril 2009)

ActuSF, c’est un site internet très vivant, mais c’est aussi une collection baptisée « les 3 souhaits » : des petits livres très jolis, à tirage limité, avec de belles couvertures (celle-ci est due à Gilles Francescano) ... et surtout de bons auteurs.

mercredi 15 avril 2009

la marquise sortit à cinq heures

sene_roman.jpg

Chapitre II

Un instant après. Un peu plus tard. Le temps passa. Les jours passèrent. Deux jours plus tard. Ils attendirent. À dix heures et quart. Le samedi suivant. Elle attendit. Après. Quelques temps après. Quand. Au bout d’un moment. Six secondes s’écoulèrent. Ce fut le matin. Le matin suivant. Encore quelques matins. Comme d’habitude ce matin là, elle. À midi. Le soir tombait. La pluie continuait de s’abattre. Ce fut le matin. Il patienta. Vers neuf heures et demie. Le même jour. Après cela. Ils restèrent longtemps. L’après-midi. Il regarda sa montre. Une semaine. Deux semaines. Au terme du mois. Un matin. Il faisait beau temps. Il pleuvait. Le ciel couvert. Le ciel ouvert.

Joachim Séné, Roman (publie.net, 2009)

Prenant au mot la collection « formes brèves », Joachim Séné réduit le roman à son « essence » ou son « épure », en cinq courts chapitres où ne subsistent du genre que les chevilles narratives.

::: le blog et le site de Joachim Séné
::: un billet de Martine Sonnet

mardi 14 avril 2009

écrire c'est récuser le monde

Écrire, selon moi, répond à un besoin de corriger le monde, pour se venger d'en être, d'y être, d'être l'otage des fictions qu'on (la parole commune, l'idéologie et les croyances qui s'y stratifient) tente de nous faire prendre pour la réalité. Écrire c'est refuser ces visions assujetties. Écrire c'est récuser le monde. Refuser, récuser, c’est faire monter l’obscurité dans l’obscène clarté des fictions qui nous livrent au monde en prétendant nous le livrer.

Christian Prigent, Une erreur de la nature (POL, 1996, p. 86)

lundi 13 avril 2009

l'écart entre les fictions et le réel

vasset_machand_de_canons.jpg

AVERTISSEMENT
Journal intime d'un marchand de canons est le premier volume d'une série qui se poursuivra avec Journal intime d'un affameur, Journal intime d'un manipulateur, et d'autres titres encore.
À l'origine du projet, l'écart sans cesse grandissant entre les fictions dont on nous abreuve ad nauseam et un réel presque invisible, comme relégué à la périphérie du champ de vision. Faits de la même matière molle, douceâtre, envahissante, les romans, les sitcoms et les blockbusters ne suscitent plus qu'un désir réflexe, presque inconscient, semblable à celui de la salivation activée par l'odeur des frites et du hamburger encore chaud.
En arrière-plan de ces histoires prémâchées s'agite un réel globalisé dont on ne sait rien ou presque : échanges confus, soubresauts incompréhensibles, violence irraisonnée... La présente série voudrait se confronter à ce jeu de flux et éprouver la fiction aux pointes les plus acérées du réel. Chaque épisode se propose de décrire le fonctionnement d'un pan de l'économie mondialisée habituellement soustrait aux regards. Rien n'y sera inventé : les événements relatés dans chaque épisode auront effectivement eu lieu, les noms seront les vrais, tout comme les dates.
Malgré ce parti pris de véracité, cette série n'est pas une enquête journalistique : celui qui dit « je » dans les pages qui vont suivre, s'il énonce des faits véridiques, n'existe pas. Ses agissements, sa carrière et son emploi du temps, bien que parfaitement vraisemblables, ont été inventés pour ménager un point de vue interne dans un système mondial habituellement appréhendé de l'extérieur.
Philippe Vasset, octobre 2008. (p. 9-10)

Je me suis toujours beaucoup préoccupé du degré de romanesque de ma vie. La plupart de mes homologues diront qu'ils se sont retrouvés à vendre des armes un peu par hasard : pas moi. J'ai spécifiquement choisi ce métier dès ma sortie d'école de commerce parce qu'il permet, voire encourage, l'inattendu, le hors-norme, le spectaculaire. Faisant le pied de grue dans l'antichambre surchargée d'une résidence moyen-orientale, un catalogue de missiles à la main, je me félicitais secrètement de la coïncidence presque parfaite entre ma situation et une scène des romans d'espionnage que je dévorais avec ferveur. Si les portes richement ornées de la salle finissaient par s'ouvrir sur un salon tapageur occupé par des militaires ombrageux et des cheikhs ventripotents, je jubilais. Si elles ne découvraient en revanche qu'une salle de réunion occupée par trois jeunes fonctionnaires en costume, j'avais du mal à cacher ma déception et ne pouvais m'empêcher, tout en récitant avec conviction mon argumentaire commercial, d'espérer que la conversation prendrait un tour moins convenu (demande de pots-de-vin, complot, opérations illégales : les possibilités ne manquent pas, tout de même!). (p. 11-12)

Dans n'importe quel film, ce genre d'information serait immédiatement suivi du plan panoramique d'un avion en train d'atterrir sur fond de collines verdoyantes, tandis que s'afficheraient en bas de l'écran la date, l'heure et le lieu (« Pretoria, Afrique du Sud, 14h53. Température extérieure : 40° »). Dans ma réalité hélas dépourvue d'avance rapide et de fondus enchaînés, cet atterrissage n'a pu avoir lieu qu'après des adieux circonstanciés à mon ami le juge, la rédaction de rapports d'étapes à l'intention de ma direction, et un long et inconfortable voyage en avion d'où j'ai émergé hagard et affublé d'une valise qui n'était pas la mienne. (p. 76)

Je fais de mon mieux pour me concentrer sur la route, la signalisation, le paysage, mais, régulièrement, l'image surgit : je vois ma voiture renversée dans le fossé. Du coffre ouvert par le choc s'échappe des tourbillons de papiers frappés du sigle « Confidentiel Défense » que, titubant, les tempes ensanglantées, j'essaie de rattraper. Agrémentée d'une musique un peu mélodramatique et filmée en surplomb, une telle scène serait idéale pour clore un thriller. Mais j'espère encore échapper aux clichés. (p. 83)

Mes archives détruites, ma vie se résume à des lignes droites et claires : les pleins et déliés ont disparu. Seuls mes carnets de notes peuvent encore attester que mon existence fut autre chose qu'une carrière sans éclat.
Pour conserver une trace des moments vécus, j'ai pris l'habitude de les retranscrire. D'abord sous forme d'un journal intime, puis, la sentimentalité inhérente à cette forme me convenant mal, dans de simples cahiers classés par année. Le processus d'écriture est très codifié. Je commence par raconter oralement les événements dont je veux me souvenir à des amis, des inconnus ou des collègues, pour en fixer les contours et la forme. Quand le choix des mots et la trame de l'histoire cessent d'évoluer d'un récit à l'autre, je les consigne. Régulièrement, je reprends ces textes momifiés pour leur ajouter une couche de bandelettes, des parures, des trophées, puis les recopier sous leur nouvelle forme dans d'autres cahiers. Effort de toute une vie pour faire coïncider le réel avec mon désir, ce lent travail d'embaumement ne connaît pas de fin. (p. 127-128)

Les phrases qui pourraient décrire mon état ont tellement servi que leurs motifs usés ne veulent plus rien dire : je « repasse le film des événements dans ma tête », je « tourne en rond comme un lion en cage », etc. Pour me vider l'esprit, j'entreprends des tâches physiques épuisantes : j'abats des arbres, je fauche l'herbe, je draine les étangs... Mon jardinier me regarde faire, mi-amusé, mi-inquiet. Au bout d'une semaine, sans doute lassé de me voir endommager les allées et défigurer la forêt, il m'invite à chasser. Après toute une vie passée à vendre des systèmes d'armes sophistiqués, j'erre parmi les fougères avec, sous le bras, une pétoire vieille de vingt ans. Nous marchons toute la journée : je manque presque tout ce que je tire. (p. 132)

Philippe Vasset, Journal intime d'un marchand de canons (Fayard, 2009)

Philippe Vasset est né en 1972. Il a publié :
- Exemplaire de démonstration, Machine I (Fayard, 2003)
- Carte muette, Machine II (Fayard, 2004)
- Bandes alternées (Fayard, 2006)
- Un livre blanc. Récit avec cartes (Fayard, 2007)

::: un entretien (BibliObs)
::: et des réponses à des lecteurs (Libération)

::: le tiers livre
::: Omega blue

- page 6 de 57 -