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écrivains

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mardi 10 juin 2008

mais comment faire

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645. En gros cela se passe ainsi mais à cela aussi il y a des variantes , tant et tant de variantes que c'est à se demander parfois ce que je fais souvent s'il existe une règle, une loi ou quelque chose comme ça, quelque part d'un peu fixe.

646. (Car toutes ces approximations, ces bégaiements dans l'ordre de la pensée noir sur blanc qui est beaucoup mieux qu'une floraison du discours articulé à haute voix : qui est l'arbre assis sur du solide, enfoui dans de l'humide, qui est lac miroitant plein d'échos etcetera, bref tous ces correctifs, toutes ces variations ici et là, ici ou là, dessinent un paysage tremblant je sais, et très peu digne de foi mais comment faire, franchement : comment faire autrement ?

647. Comment faire mieux ? me dis-je souvent, même.

648. Faut-il feindre de ne pas voir que tout bouge tant ?

649. Feindre de s'en foutre ou bien s'en foutre vraiment ?

650. Gommer, donc, les détails, accentuer les contours, les lignes de force, griser des zones, flécher, souligner, surligner, légender ?

Jérôme Gontier, Continuez (Léo Scheer, 2007, p. 145-146)

Une autre psychanalyse, magistralement racontée en 887 fragments drôles et métaphysiques pleins de parenthèses, variations et ruptures incessantes.

Jérôme Gontier est né en 1970
Il a publié auparavant (Ergo sum) : prolégomènes (Al dante, 2002)

D’autres extraits :
- en lecture et prépublication pour remue.net
- dans le blog de Christian Colbeaux, psychiatre et psychanalyste
- la page 48 lue pour Pierre Ménard par Philippe Boisnard et une critique par le même

lire aussi une approche critique par l’auteur lui même (qui n’est pas en ligne, hélas) :
Jérôme Gontier, « (13 notes sur les parenthèses de Continuez) » dans (entre parenthèses). Action restreinte, 9, premier semestre 2008, p. 68-74

lundi 9 juin 2008

un objet transitionnel

carpaccio_vierge_lisant2.jpg

Prenez soin de vous. Et qui le fera sinon les livres ? Très vieux besoin d'en avoir toujours un avec elle - grigri, viatique -, celui qu'on a commencé la veille et qu'on traîne avec soi, fût-il incommode et lourd et tombant en miettes. À tout hasard, se dit-elle, au cas où : un rendez vous qui s'annule, un métro en panne, un ascenseur qui s'arrête entre deux étages - on ne sort pas de chez soi sans cet en-tout-cas, le livre. Une peluche, un objet transitionnel, dirait Winnicott, un vieux linge. Est-ce que la petite Eoukénia en avait un ? Au moins avait-elle Monsieur Beyle qui la prenait sur ses genoux et lui racontais Waterloo, à défaut de quoi il faudrait emporter le doudou, le livre dans son sac et se contenter de l'entrevoir quand on y cherche les outils de la fonction - impossible de le sortir pendant une réunion avec les membres du conseil artistique, le service culturel de l'ambassade, le président et les chargés de mission du festival (p. 48-49)

Chercher ce qu'écrit W. sur le sevrage, la dépression, aller voir du côté de Melanie Klein pour accepter l'interruption, la privation, ce silence, comprendre la tristesse qui tombe à la fin de l'histoire. Tant d'années passées à se consoler comme on peut, à édifier des rayonnages et à les remplir, à ranger, déranger, faire des piles, classer, feuilleter, annoter, soulever entre ses mains un bloc de pages imprimées, baisser les yeux sur ça, ce petit parallélépipède qu'on tient aussi tendrement qu'on aurait aimé l'être, le berçant un instant avant de l'élever devant son visage, ô salutaris hostia, ouvrant sur lui ces yeux qu'on n'a que pour la lecture, ces yeux autres, ces yeux consacrés, absents et comme venus d'ailleurs, ces très vieux yeux tout-puissants du pays des signes.
Oui ? (p. 57-58)

petite_nuit.jpg

Cette faim de livres toujours et partout, ce besoin tenace, obscur. Cette avidité jamais rassasiée. D'où est-ce que cela nous est venu ? murmurait encore Béatrice dans ses derniers jours.
Oui ?

On dirait que vous ne savez pas si votre mère vous a nourrie.
Il a dit quelque chose ? Il a parlé ? Elle s'aplatit sur le divan, en pleine déroute. Quoi ? Quoi ? criait le docteur Cottard quand il s'affolait d'un mot de Swann. (p. 121)

Est-ce qu'on naît à cet instant, cher docteur W., ou est-ce qu'on meurt ? Blottie là, se consolant de n'avoir plus de mère ou d'en avoir une, d'avoir sept ans, d'être mal aimée, sans cheveux blonds, sans moyens, sans frère aîné : seule, petite, contrainte. Oh, aller et venir en liberté, manger du saucisson et des millefeuilles, lire le journal, porter des sandales rouges, se coucher tard, se promener sans Mademoiselle. Décider du temps, des lieux, de soi - avoir la main. Et lire, bien sûr, lire à table, au lit, toute la nuit, toute la vie, lire. Mais en aurait-elle encore le désir si elle vivait dans le château de Dame Tartine, fille de prince, parée de toutes les grâces et comblée de plaisirs ? La Belle a des lectures, elles lui sont nécessaires tant les journées lui semblent longues jusqu'aux visites de la Bête - mais ensuite, une fois la Bête transformée en Prince, on peut imaginer, n'est-ce pas, qu'elle pose son livre.
Une occupation de second choix, peut-être, la lecture, une faiblesse faute de mieux ? Sans doute pas la lecture de Proust, mais il lui arrive de se demander si celle d'Hector Malot ou de Cherbuliez ne tient pas du passe-temps futile - de ces passe-temps d'oisifs dont il y a tant d'exemples. (p. 164-165)

Puisqu’il faut tuer le temps, va pour les livres, et le voilà qui passe. (p. 168)

Cela nous submerge, professeur Freud, nous l’organisons, cela tombe en morceaux, nous l’organisons de nouveaux et tombons nous-mêmes en morceaux. (p. 242)

Ce paysage, ces fleurs, ces détails que les yeux glissants de la lecture, ces yeux comme affolés volant à travers l'histoire n'ont pas appris bien sûr à reconnaître. Ils sont ailleurs, absents, zigzagants, ils ne voient rien, quelque chose s'est plaqué sur l'iris en lisant : une couleur, une image en filigrane à travers quoi le monde se déforme comme derrière un vitrail. Docteur, cher Winnicott, comment apprend-on à voir sa vie, le monde, le self, et que faire de tous ces détails, comment quitter ce jeu forcé, cette attente, ce silence, toute cette peine, se dit-elle souvent, oh finir, aller jusqu'au bout, s'abandonner au livre, s'ensevelir trois jours et trois nuits, petite mort, avant de repasser le seuil égarée reprenant pied, je lisais, que m'est-il arrivé ?

Marianne Alphant, Petite nuit (POL, 2008)

Une lectrice sur le divan d’un psychanalyste, même moins doué que Winnicott, cela donne un très beau texte sur cette étrange activité qu'est la lecture, où retrouver ses propres lectures (de la comtesse de Ségur à Claude Simon, en passant par L’homme qui rit, que j’ai disséqué jadis avec passion, agrégative, et pas relu depuis - le faire dès que possible…)

Marianne Alphant est née à Paris en 1945.
Normalienne et agrégée de philosophie, elle a enseigné puis été journalisme littéraire à Libération de 1983 à 1992. On lui doit depuis de belles exposition et les « Revues parlées » du Centre Georges-Pompidou. Elle a publié des essais et trois autres romans :
- Grandes « O » (Gallimard, Le Chemin, 1975)
- Le Ciel à Bezons (Gallimard, Le Chemin, 1978)
- L’Histoire enterrée (POL, 1983)

samedi 7 juin 2008

this was an answer

Sarah-Bernhardt_Hamlet.jpg

00 Source text
To be or not to be, that is the question

01 Alphabetically
A BB EEEE HH II NN OOOOO Q R SS TTTTTTT U

02 Anagram
Note at his behest : bet on toot or quit

03 Lipogram in c, d, f, g, j, k, l, m, p, v, w, x, y, z
To be or not to be, that is the question

04 Lipogram in a
To be or not to be, this is the question

05 Lipogram in i
To be or not to be, that's the problem

06 Lipogram in e
Almost nothing, or nothing : but which ?

07 Transposition (W + 7)
To beckon or not to beckon, that is the quinsy

08 Strict palindrome
No, it's (eu) qeht sit. Ah ! te botton roebot

09 Missing letter
To be or not to be hat is the question

10 Two missing letters
To be or not to be at is the question

11 One letter added
To bed or not to be, that is the question

12 Negation
To be or not to be, that is not the question

13 Emphasis
To be, if you see what I mean, to be, be alive, exist, not just keep hanging around ; or (and that means one or the other, no getting away from it) not to be, not be alive, not exist, to - putting it bluntly - check out, cash in your chips, head west : that (do you read me ? not « maybe this » or « maybe something else ») that is, really is, irrevocably is, the one and only inescapable, overwhelming, and totally preoccupying ultimate question.

14 Curtailing
Not to be, that is the question

15 Curtailing (different)
To be or not to be, that is

16 Double curtailing
Not to be, that is

17 Triple contradiction
You call this life ? And everything's happening all the time ? Who's asking ?

18 Another point of view
Hamlet, quit stalling !

19 Minimal variations
To see or not to see
To flee or not to flee
To pee or not to pee

20 Antonymy
Nothing and something : this was an answer

21 Amplification
To live forever or never to have been born is a concern that has perplexed humanity from time immemorial and still does

22 Reductive
One or the other - who knows ?

23 Permutation
That is the question : to be or not to be

24 Interference
a) Tomorrow and tomorrow and tomorrow :
That is the question
b) To be or not to be
Creeps through this petty pace from day to day And all our yesterdays have lighted fools The way to dusty death

25 Isomorphisms
Speaking while singing : this defines recitativo
Getting and spending we lay waste our powers

26 Synonymous
Choosing between life and death confuses me

27 Subtle insight
Shakespeare knew the answer

28 Another interference
Put out the light, and then ? That is the question

29 Homoconsonantism
At a bier, a nutty boy, too, heats the queasy tone

30 Homovocalism
Lode of gold ore affirms evening's crown

31 Homophony
Two-beer naughty beat shatters equation

32 Snowball with an irregularity
I
am
all
mute
after
seeing
Hamlet's
annoying
emergency
yours truly
Shakespeare

33 Heterosyntaxism
I ask myself, is it worth it, or isn't it ?

34 In another meter
So should I be, or should I not ?
This question keeps me on the trot

35 Interrogative mode
Do I really care whether I exist or not ?
(We leave the reader saddled with this painful question.)

Harry Mathews, « 35 Variations on a theme from Shakespeare »

C’était hier soir le dernier Jeudi de l’Oulipo de la saison, « Oulipolyglotte », sur le thème des langues et de leurs traductions.
Ian Monk y a notamment lu de manière très efficace cet exercice de style de Harry Mathews, qui fait écho aux « 35 variations sur un thème de Marcel Proust » de Georges Perec sur « Longtemps je me suis couché de bonne heure » (35 lettres) en 1974. Les deux séries, et quelques autres, ont été reprises dans 30 variations (Castor Astral, 1999).

mardi 3 juin 2008

je vais être vierge

azzeddine.jpg

Je me marie aujourd’hui. L’imam n’a que deux femmes et il a aimé mes yeux verts. En plus il fait une bonne action. Le seul problème c’est que je ne suis pas vierge et que sa mère veut voir le drap. (…)
Les belles-mères d'ici veulent des esclaves pour leurs fistons, qu'elles ont élevés comme des petits rois. Et surtout elles veulent se venger sur nous les belles-filles de leurs propres belles-mères, qui les ont fait chier toute leur vie aussi. Elles éduquent leurs fils comme des machos et leurs filles comme des bonniches. Tant mieux si son mari lui a mis des beignes, c'est la faute des mères tout ça. C'est un cercle sans fin. Je vais la baiser. Moi je ne suis pas une bonniche, je suis une pute. Elle va voir.
Bon, c'est l'heure, je dois aller coucher avec mon mari. Je suis aux toilettes, je me taillade l'avant-bras, fais couler le sang dans un petit sachet en plastique et mets un pansement. Je vais être vierge.
J'entre dans la chambre, mon immonde mari est sous les draps et ma connasse de belle-mère nous observe par le coin de la fenêtre. Elle croit que je ne la vois pas. Je baisse les stores sur sa gueule, j'espère lui avoir cassé le nez. Je fais semblant d'être un peu gênée, je prends mon temps pour me déshabiller, genre j'ai pas l'habitude, et je respire bruyamment. Il me caresse la tête pour que je me calme.
Ça marche. Il bande. J'ai un réflexe mais je m'arrête vite. J'allais mettre de la salive dans ma chatte, sauf que je ne suis pas censée savoir qu'on fait comme ça. J'ai mon petit sachet dans la main, je le presse fort au moment de la pénétration. C'est bon, je suis vierge. Et maintenant, j'ai un toit. C'est fini, mon mari se rhabille. Moi aussi. Et sa mère frappe à la porte pour récupérer le drap avec la tache de sang et youyouter dans toute la baraque avec ses copines. Salopes aussi.
You you, you you !

Saphia Azzeddine, Confidences à Allah (Léo Scheer, 2008, p. 123-125)

Ce monologue à l'adresse d'Allah d'une jeune femme libre en dépit d'un parcours désespérant est un écho finalement rafraîchissant à l'un des multiples sujets d'accablement dans la réalité politique et sociale de notre beau pays.

post-scriptum : un écho d'Entre les murs chez Berlol

nous ne sommes pas séparés

Le prix du Livre Inter 2008 à été décerné à Henry Bauchau pour Le Boulevard périphérique (Actes sud, 2008).

« Nous ne sommes pas séparés », entretien avec Yun Sun Limet pour remue.net (2006)

dimanche 1 juin 2008

ce que le récit explore

ce que le récit explore

(ce qu'il explore depuis son origine : L'épopée de Gilgamesh, premier roman avéré, rédigé en babylonien au début du 2e millénaire) : PASSER LA FRONTIÈRE INFRANCHISSABLE (s'affranchir de la « condition biologique » - qui n'est pas le « lieu où les âmes des justes jouissent de la béatitude éternelle », mais la possibilité de se soustraire à : ce qui définit la vie : sa fin), a trouvé, dans l'accélération des performances techniques et la confusion générique qu'elle a engendré : une validation. La biologie de synthèse (la biotechnologie) - et la possibilité de fabriquer des artefacts vivants, entérine cet objet consubstantiel au récit : nous voulons nous échapper AN EXPERIMENTAL SUBJECT ESCAPES CONTROL ; dont la recherche de l'immortalité (Gilgamesh), la punition divine conséquente au défi des humains (Athéna et Arachné), la fabrication des êtres artificiels (le robot, le monstre de Frankenstein, le clonage, les IA), le développement prothétique du corps, etc.

Emmanuel Rabu, « Aliquid memoriae mandare », Faire le vide. Action restreinte, 10, second semestre 2008, p. 87

Emmanuel Rabu est né le 22 mars 1971 à Nantes. Il a publié :
- Èv-zone (Derrière la salle de bains, 2002)
- Tryphon Tournesol et isidore Isou (Seuil, Fiction & Cie, 2007)
- Cargo culte (Dernier Télégramme, 2007)

::: interview-Z par Philippe Boisnard (2003)

::: « lecture avec ordinateur » (tiers livre)

samedi 31 mai 2008

le poète-de-merde

action_restreinte10.jpg

1. Il faudrait d'abord imaginer le poète-de-merde, à sa table de bureau, tapant sur son ordinateur portable ses poèmes-de-merde.

2. Il faudrait aussi imaginer que le poète-de-merde habite seul, dans une petite ville universitaire de province de moins de 300 000 habitants, qu'il n'a pas de copine, qu'il vit chichement, mais en dépensant beaucoup trop, de son rmi et de ses 200 euros mensuels que lui file son père veuf, qui est à la retraite depuis peu.

3. Le poète-de-merde a le plus souvent moins de trente ans. Après trente ans, en général, il n'est plus poète-de-merde, c'est-à-dire qu'il est, en général, soit déjà mort (par suicide), soit déjà poète.

4. Il faudrait tout aussi imaginer, pour commencer, que le poète-de-merde ne vit, ne pense, et ne dort, et ne chie que pour son art (avec un grand A) : la poésie. Sans elle, point de salut dirait-il. Il est, dans ces instants-là, toujours légèrement agaçant (et prétentieux).

5. Le poète-de-merde est un loser fini. Hyper prétentieux et vachement arrogant. Il ne finit jamais ce qu'il entreprend. Mais il aime se lover dans la posture de l'artiste maudit. Loser pour lui c'est pour la vie. Son caractère : sentimental.

6. Le poète-de-merde ne sait pas que ses poèmes sont des poèmes-de-merde. C’est même pour cela qu'il est poète-de-merde. Tout ce qu'il veut c'est qu'un éditeur prestigieux, ou tout du moins assez prestigieux à-ses-yeux, s'intéresse à ses poèmes-de-merde. Il sait quand même que ce n'est pas gagné.

7. Le poète-de-merde fait de la poésie contemporaine car il sait que les poètes modernes sont moins nombreux que les romanciers (modernes) et qu'il pourra, s'il le peut, s'extraire plus facilement du lot. C'est ce qu'il croit. (...)

Sylvain Courtoux, « Introduction à une théorie du poète-de-merde », Faire le vide. Action restreinte, 10, second semestre 2008, p. 53-54

Sylvain Courtoux est né en juin 1976 à Bordeaux.
(il a donc plus de trente ans, c'est rassurant!)
Il a publié :
- (i.e.) (Aencrages & Co, 1999)
- Action Writing (manuel) (Dernier Télégramme, 2006)
- Nihil, inc. (Al Dante, 2008)
- Vie et mort d'un poète (de merde) (Al Dante, 2008)

::: superfutur et confusion is text, les blogs de Sylvain Courtoux et Emmanuel Rabu

::: des extraits de Nihil, inc., dans remue.net (2004) et la revue TINA

::: et surtout, le clip, « La poésie c'est ma ptite amie », tiré de l'album : Vie et mort d'un poète (de merde) (New Al Dante, 2008)

mercredi 28 mai 2008

les bifurcations du récit

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Évidemment, un jour, il faudra bien que la mort survienne, et ce sera certainement tout aussi con, inopportun, inopiné. Aucune circonstance ne saurait rendre cette réalité acceptable. Mais ce n'est pas le moment, c'est tout, pas le moment. Est-ce qu'on peut être prêt un jour pour ça, d'ailleurs ? Est-ce qu'on peut vivre en se disant qu'on est prêt à ce qu'elle survienne à tout moment, qu'on a tout préparé ? Des sous-vêtements qui ne feraient pas honte. Des papiers rangés, des objets assignés à leur future destination, des secrets prêts a être divulgués selon le plan choisi, ou bien purement et simplement passés à la déchiqueteuse. Rien qui traîne. Pas de hasard. Ce serait la mort avant même qu'elle vienne. Non, mieux vaut toujours la considérer comme une invitée qu'on ne peut pas attendre.
# Un peu comme si l'autre débarquait, pour nous surprendre tous les deux. Venant nous chercher dans la chambre 505 de cet hôtel pour adultères, après avoir avalé en voiture, d'un coup, les quelques dizaines de kilomètres depuis l'appartement au bord de mer. Pour faire esclandre et réclamer son dû.
# Un peu comme si l'autre débarquait, au milieu de la vie de tous les jours enfin recommencée, pour tout foutre en l'air. Venant directement à la résidence des Cyprès, au moment du dîner de famille, après avoir avalé en voiture, d'un coup, les quelques dizaines de kilomètres qui nous séparent de l'hôtel où son attente aura été vaine. Pour faire esclandre et réclamer son dû.
C'est que le réel est redoutable. (p. 102-103)

Une route. On l'emprunte pour se déplacer, on n'y pense pas. Dans l'utilisation, elle est comme transparente. Le paysage, pourtant, elle ne fait pas que le traverser. On ne peut pas dire qu'elle l'abîme : nous y sommes tellement habitués. On la voit filer, droite au travers des plaines céréalières, serpenter entre des collines molles et boisées, se hachurer de traversières. On la pense comme un ruban apposé et neutre, qui rajoute quelque chose au paysage, mais qui rajoute seulement Une décoration, au mieux, une cicatrice souvent. Quelque chose de surajouté. C'est naïveté d'y croire. Sans la route, le paysage est indéchiffrable, n'existe pas. Cette suture rapproche les lieux si bien qu'avant ça on se demande même s'ils existaient. Car désormais les lieux sont orientés. Point A départ, point B arrivée. Et entre les cieux la route, offrant un certain nombre de vues sur ce qu'elle traverse, mais à titre accessoire, et comme en surplomb. (…)
La route fait l'espace, dicte le paysage.
De notre vie, le récit fait pareil. Il est anodin, on le prend sans s'en rendre compte. On pourrait même penser qu'il est impossible de faire sans. Mais ce qu'il impose a un coût. Le récit exige beaucoup de celui qui l'emprunte. Le récit veut de la continuité, de la vitesse, de l'efficacité. Le récit veut du monumental, sur quoi s'accrocher quand il s'agit de faire une pause, retrouver du souffle. Surtout, le récit veut arriver quelque part.
Priorités établies, sens définitif.
Il n'y a qu'à essayer pour voir. Prendre l'exemple minimal : récit d'un trajet, d'un point A à un point B. II n'y a qu'à essayer et on en a tout de suite la preuve. Trajet simple, par la route, rejoindre la mer le temps d'une journée. L'itinéraire est connu. Mais voilà, le point B échappe un peu, on ne sait plus qui y retrouver. Les priorités s'évanouissent, le sens n'arrive pas à naître d'un choix toujours encore à faire. La destination reste indécise. Que se passe-t-il dans cet exemple minimal ? Qu'à la fin du récit on se sent floué. On se sent floué bien qu'arrivé, car le récit arrive toujours. Bien sûr qu'on peut moduler, prévoir des méandres, entrecroiser plusieurs fils qui se tissent ensemble, ou bien s'emmêlent. On peut même faire semblant de ralentir, se perdre. Bien sûr. Mais quoi qu'on fasse, quand on emprunte au récit, on se soumet à la religion de la destination. L'espace n'est là que pour être traversé. Le temps, que pour mesurer la vitesse à laquelle le point d'arrivée est atteint.
Atteindre, voilà ce que veut le récit. Mais atteindre quoi, ou qui ?
Et n'y a-t-il pas des manières d'atteindre qui puissent échapper au mouvement ?
(Postface, p. 141-143)

Cécile Portier, Contact (Seuil, Déplacements, 2008)

Contact est le premier livre de Cécile Portier, qui travaille à la Bibliothèque nationale de France.

Le temps d’un trajet en voiture entre Paris et la Méditerranée, une femme qui « ne sait pas ce qu’elle veut » (là je m’identifie !) s'impose de choisir entre aller retrouver # son amant ou # son mari : le récit épouse les mouvements, virages, dépassements, pauses, carrefours et bifurcations d'un monologue intérieur bien moins rectiligne que l'autoroute.

lundi 26 mai 2008

paratexte hypertextuel

En écoutant les Mardis littéraires consacrés aux « Vrais-faux romanciers », dont Berlol transcrit ici des extraits, j’ai envie de jouer moi aussi avec l’utilisation paratextuelle de l’hypertexte que fait Lutz Bassmann en remarquant que dans la constellation des liens consacrés à Lutz Bassmann, l’intitulé « http://blog.lignesdefuite.fr/post/2008/04/22/ce-sera-inhabituel-et-magnifique » renvoie non pas vers mon billet du 22 avril mais vers un autre billet chronologiquement antérieur.

Simple coquille où volonté délibérée d’égarer (c'est ainsi que, de lien en lien, on peut se retrouver à la fin de l'internet !), de la part de l’hétéronyme anonyme qu’est le webmestre du site ... me demandé-je depuis que je m'en suis aperçue ?

dimanche 25 mai 2008

entre les murs

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Quant à celle du Festival de Cannes, de palme d'or, elle revient à Entre les murs, un film de Laurent Cantet adapté du beau livre de François Bégaudeau, qui y joue son propre rôle : les profs sont les super-héros d'aujourd'hui, on ne le dira jamais assez !

::: la bande annonce

post-scriptum : à lire aussi dans remue.net : « Le terrain de la langue » de Fabienne Swiatly

un parachute pour l’humanité

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Le premier jour, l’éternel chaos suivait son cours, tout était normal.
J’étais posté là, à l’entrée de la ville et à la sortie du métro. Une zone frontière où une foule de ce qu’on appelait des gens se faufilait sur les trottoirs, moitié pauvres, moitié moyens. Ils allaient au travail, se glissaient dans les transports, rentraient du travail. Se croisaient rapidement. Évitaient de croiser les regards. La terre grondait sous leurs pieds et le ciel menaçait leur tête. Alors ils la rentraient, leur tête, entre les épaules ; et ils paraissaient plus petits. Comme toutes les zones frontières, ça avait des allures de centre du monde, ici, un florilège d’humanité. Un peu de résignation et beaucoup de quotidien.
Je faisais partie des gens, aucun doute là-dessus. J’avais pas trop envie de faire la révolution alors j’ai commencé le boulot, comme tous les matins. Je vendais mes journaux au milieu du bordel urbain. C’était ça mon job, annoncer les titres un peu fort, interpeler le chaland, vendre les mauvaises nouvelles. L’endroit était stratégique, j’avais de la concurrence. Parce qu’on trouvait d’autres business à la sortie de ma station. On y vendait de la drogue de mauvaise qualité, du maïs transgénique grillé, des gadgets made in China et des provisions de spiritualité. Pas simple de se faire entendre, l’humanité est bruyante. (p. 9-10)

La chambre de Tim : un amas de câbles et à peu près tout ce que la marque Apple avait sorti ces deux dernières années. Il se nourrissait essentiellement de soupes et de fruits secs, passant le plus clair de son temps scotché à son ordinateur avec un drôle d'éclat dans le regard. Il arpentait le web sans relâche, assoiffé de neuf, pèlerin sans véritable quête. Tim pouvait bloquer des heures sur des thèmes comme la thermodynamique ou l'eczéma. La nuit, il se dispersait dans les mondes virtuels, dont il réfutait l'appellation.
- Ils ne sont pas virtuels, ces mondes. Ce qui s'y passe s'y passe vraiment. Ce sont des consciences qui agissent. Sans corps, mais elles agissent.
Tim avait commencé par élever des porcs en ligne. Il a nourri ses bêtes quotidiennement et a fait fructifier son exploitation pendant des années. Lui qui n'a jamais vu un animal en vrai. Une sorte de retour à la terre numérique. Il avait fait partie des pionniers des Sims et de Second Life. Il était désormais membre d'une douzaine de sociétés en ligne. Dans This land, World behind ou dans Here, ses avatars répondaient tous au nom d'Aloysius Polo.
Il ne jouait pas. Défoncer du monstre en réseau, ça ne l'excitait pas trop. Il se contentait de mener des vies parallèles.
Aloysius Polo est un homme d'affaires asiatique. Aloysius Polo est une bimbo black. Aloysius Polo est un militant écologiste blanc. Un trafiquant, un touriste, un pilote de chasse. Tout le monde. Personne. Tim.
Pour moi, la vie c'était dehors, et je l'incitais à sortir de sa chambre un peu plus souvent. Il prenait alors un ton professoral (Tim a tendance à pontifier) pour me détailler son credo.
- Écoute, Will, le monde est cartographié, les grands fonds océaniques semblent avoir révélé leurs derniers secrets, les pôles et les déserts sont devenus aussi mystérieux qu'un Disneyland. On a marché sur la Lune. Mars on ira bientôt, mais on sait déjà ce qu'on va y trouver. Les derniers territoires à explorer sont ceux qu'il nous reste à créer. (p. 44-45)

Constatons l'humanité du troisième millénaire. Elle est traversée par deux courants majeurs : uniformisation et individualisation. Les migrations de population et l'accès généralisé à l'information produisent ce double mouvement: métissage (génétique et culturel) et repli sur soi (communautaire et psychologique). On se ressemble de plus en plus et on est de plus en plus seuls.
Je l'avais bien vu en parcourant le globe : non seulement on se comporte tous de la même façon, mais on aura bientôt tous la même tête. Dans quelques générations, les blonds auront disparu, tous les nazis du monde n'y changeront rien.
L'autre grand mouvement, c'est l'autonomisation du sujet, et l'isolement qui va avec. Chacun dans sa bulle, abreuvé aux mêmes sources.
Condamnés à devenir des clones tristes par la dilution des identités et l'éloignement du réel organique. L'Autre sera de plus en plus flou. Il sera impossible de le définir, de peur de l'offenser. Or, quand on ne peut pas définir l'altérité, on ne peut pas se définir Soi. Je ne pense plus, je ne suis plus.
Nous nous estompons. (p. 219-220)

Julien Blanc-Gras, Comment devenir un dieu vivant (Au Diable Vauvert, 2008)

Comment devenir un dieu vivant est une « comédie apocalyptique » loufoque et pleine de trouvailles, qui se décrit comme « auto-science-fiction » (p. 211) : un « loser » y devient le prophète médiatique d'une « religion open source » (p. 140) en invitant ses contemporains à proposer en ligne des solutions pour « trouver un parachute pour l’humanité. Pour qu’elle se crashe en douceur » (p. 152).

Julien Blanc-Gras est né en 1976 à Gap.
Il a publié auparavant Gringoland (Au Diable Vauvert, 2005), lauréat du Festival du premier roman de Chambéry.

lundi 19 mai 2008

la vie n'est pas plus grande que la vie

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Et le fait même d'agir, d'avoir une vie normale était devenu difficile pour lui. De sorte qu'il était parti pour disparaître à sa vie antérieure et renaître ailleurs. À ce stade de mon portrait, alors que je n'en étais encore qu'à tracer le cadre et à pénétrer mon sujet, j'en ignorais les prolongements mais il me semblait distinguer une certaine logique et aussi de l'audace dans cette décision. Ce qui m'avait permis jusqu'ici de si bien comprendre Paul, c'est que j'avais moi aussi connu la disparition, que je m'étais enfoui en moi-même et dans mon appartement à la façon d'un escargot dans sa coquille, et que j'avais écrit comme Paul avait filmé : pour m'agripper. Mais je n'avais jamais eu le courage de briser ma coquille et de m'offrir démuni au plus grand danger. Paul Dantès était allé plus loin dans la disparition physique mais il avait été aussi plus courageux ou plus fou. Il était parti s'annuler ou s'accomplir ailleurs. Son existence en France n'offrait plus d'issue. La traversée de l'océan, c'était pour la fin ou le renouveau. Mais au moins, il avait pris une décision, ce que j'avais toujours été incapable de faire. (p. 38)

Où était l'objet de ma traque ? Je l'ignorais. Ce que je savais en revanche, c'était que j'étais en train de me trouver - si l'on peut jamais le faire. De toute façon, je tomberais bien un jour sur Paul. Lorsqu'on cherche un homme, on finit toujours par le découvrir, ce n'est qu'une question de temps. J'interrogeais mes rencontres de passage. Je n'étais pas pressé, un jour ou l'autre quelqu'un me parlerait du Français. Il n'était pas homme à rester inaperçu, même sur cet immense territoire. Un jour, du reste, un Indien me dit l'avoir rencontré dans un ranch, en grande conversation avec un Mexicain. Je n'eus pas d'autres détails, je ne sais même pas s'il s'agissait vraiment de Paul mais cela me conforta dans mon idée. Dans la vie, il n'est pas besoin de trop vouloir, il suffit de marcher dans la bonne direction, le plus loin possible de sa chambre. Je marchais vers le soleil, lui aussi sans doute. Nous finirions par nous rencontrer au pied de l'arc-en-ciel, juste à côté du trésor. (p. 140-141)

On m'objectera peut-être qu'il s'agit d'un roman. Peu importe, les grands romans sont comme une vie réussie : tout y résonne avec cohérence. Seul compte le son juste. Le réalisme est pour les ratés - ratés du roman, ratés de la vie. Le monde est tissé de hasards - il faut juste s'ouvrir à lui, l'accueillir et laisser se dérouler les innombrables liens - tout cela avec style. Le tout est improbable et poétique - en cela réside la justesse d'une œuvre et d'une vie. (Et voilà que Thomas d'Entragues, le plus grand raté du monde, se lance dans les définitions catégoriques.) (p. 142)

- J'aurais deux réponses : d'abord, la vie n'est pas plus grande que la vie.
- Remarquable. Continuez comme cela, monsieur le sphinx, et j'aurai tout compris.
- Je veux dire qu'il est inutile de vouloir une vie supérieure, hors normes. La vie est ce qu'elle est, voilà tout, avec ses beautés et ses laideurs, son quotidien. Et en cela, elle est déjà une puissance d'avenir suffisante. (p. 170-171)

Fabrice Humbert, Biographie d’un inconnu (Le Passage, 2008)

Un écrivain qui a renoncé à le devenir se voit commander la biographie d’un homme qui aurait pu devenir romancier, mais qui est en fuite, peut-être en cours de disparition.

Professeur de lettres, Fabrice Humbert est aussi l’auteur de Autoportraits en noir et blanc (Plon, 2001)

jeudi 15 mai 2008

quadrilles de particules


l'Histoire se constituait au moyen non de simples migrations mais d'une série de mutations internes, de déplacements moléculaires (comme on dit qu'à l'intérieur d'un métal martelé pour être façonné il se produit de véritables transhumances - ou plutôt quadrilles - de particules)
Claude Simon, Le Palace (Minuit, 1962, p. 12)

Pour contribuer, avec retard, à l'actualité de Claude Simon :

::: le troisième numéro des Cahiers Claude Simon est paru

::: un colloque intitulé « Claude Simon à la lumière de l'histoire littéraire, de l'histoire culturelle et de la sociologie de la littérature » lui est consacré ces 14 et 15 mai 2008 à Paris III (avec notamment une intervention de Patrick Rebollar dont on a pu suivre l'état d'avancement dans le journal littéréticulaire !)

mardi 13 mai 2008

l'imprévisible circulation du sens

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Un récit vrai...
J’ai toujours vu et vécu les événements de
la vie comme des signes de ponctuation ; ils
n'étaient pas eux-mêmes des chapitres de l'histoire,
ces moments neufs, fils du hasard, ou ces étapes
obligées d'un scénario déjà écrit, mais les
scansions, brèves ou longues pauses, brusques sursauts,
nœuds, trouées, les signes donc, grâce auxquels se liait,
et peut-être se lirait, inconnue, une histoire ;
les creux les bosses révélant la chair jusque-là
invisible d'une vie s'inventant, que jamais,
tant qu'elle ne serait pas écrite, taillée, nue,
recomposée. tant qu'elle ne serait pas livrée
à l'imprévisible circulation du sens, je
ne pourrais signer et nommer ainsi - mon histoire.

Florence Pazzottu, La Tête de l’Homme (Seuil, Déplacements, 2008, p. 109)

Comment transformer une agression - banale pour les autres ; inacceptable pour celle qui l’a subie - en une suite subtilement composée de poèmes en prose de 13 syllabes, qui parle de soi - et des autres.

Florence Pazzottu est née le 9 novembre 1962 à Marseille.
Elle a publié auparavant :
- Les heures blanches : roman (Manya, 1992)
- L’Accouchée (récit) (Comp’Act, 2002)
- « Vers ce qui manque », dans Venant d’où, 4 poètes (Flammarion, 2002)
- L’inadéquat (le lancer crée le dé) (Flammarion, Poésie, 2005)
- « l’impossible (une archéologie) » (Inventaire/invention, 2007)

mardi 6 mai 2008

internaliser l'interface

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- Comment avez-vous commencé ?
- Je travaillais sur une technologie GPS commerciale. Je m'y étais intéressé parce que je pensais vouloir devenir astronome, et les satellites m'ont fasciné. Les idées les plus intéressantes sur la grille GPS, ce que c'est, ce qu'on en fait, ce qu'on pourrait en faire, émanaient des artistes. Des artistes ou des militaires. C'est souvent comme ça, avec les nouvelles technologies. Les applications les plus intéressantes apparaissent sur le champ de bataille ou dans des galeries.
- Mais ça, c'était militaire, au début.
- Bien sûr. Mais les cartes aussi, si ça se trouve. La grille est pareille. Trop simple pour que la plupart des gens comprennent vraiment.
- Quelqu'un m'a dit que le cyberespace est en train d'éclore. C'est le terme qu'elle a utilisé.
- Bien sûr. Le grand retour de l'œuf et de la poule. Une fois qu'on aura fini de le faire éclore, il n'y aura plus de cyberespace, hein ? Il n'y en a jamais eu, en fait. C'était une perspective, une façon de visualiser notre destination. Et avec la grille, on y est. On est passé de l'autre côté de l'écran. Ici même.
Il écarta ses cheveux et la fixa des yeux.
- Archie, là-bas, dit-elle en désignant l'espace vide. Vous allez le suspendre au-dessus d'une rue de Tokyo.
Il hocha la tête.
- Mais vous pourriez le laisser ici en même temps, non ? Vous pourriez l'attribuer à deux endroits physiques. À autant de lieux que vous voulez, en fait. (Il sourit.) Personne ne serait au courant.
- Pour le moment, si on ne vous avait pas dit qu'il est ici, vous ne pourriez pas le trouver sans son URL et ses coordonnées GPS. Et si vous avez ça, c'est que vous savez qu'il y a au moins quelque chose. Mais c'est en train de changer. De plus en plus de sites permettent de poster ce genre d'œuvres. Il suffit de s'y enregistrer pour se régaler. Du moment qu'on a un appareil d'interface comme celui-ci, un ordinateur portable et du wifi.
Elle y réfléchit.
- Mais chacun de ces sites, ou serveurs, ou... portails... ?
- Oui, chacun vous montre un monde différent. Celui d'Alberto me montre River Phoenix mort sur un trottoir. Quelqu'un d'autre pourrait me montrer, je ne sais pas, des jolies choses inoffensives, et rien d'autre. Des chatons, par exemple. Le monde serait composé de plusieurs chaînes.
- Des chaînes ? répéta-t-elle en inclinant la tête de côté.
- Oui. Et vu ce que la télévision commerciale est devenue, ça n'augure rien de bon. Mais pensez aux blogs. Chacun essaye de décrire la réalité, d'une certaine façon.
- Ah ?
- En théorie.
- OK.
- Mais quand on regarde les blogs, en général, ce sont les liens qui donnent le plus de renseignements.
C'est contextuel : pas seulement vers qui pointe ce blog, mais qui y envoie, aussi. (…)
- Alors pourquoi n'y a-t-il pas davantage de gens qui le font ? demanda-t-elle. En quoi est-ce différent de la réalité virtuelle ? Vous vous souvenez, à l'époque on disait que ça allait changer la vie de tout le monde. (…)
- Tout le monde fait de la RV, dès qu'on regarde un écran. Tout le monde. Depuis des dizaines d'années. On n'avait pas besoin de lunettes ou de gants. Ça s'est fait comme ça. La RV était une façon encore plus spécifique de nous dire où on allait. Sans trop nous faire peur, hein ? Mais le locative, on est nombreux à le faire. Mais on ne peut pas faire ça juste avec le système nerveux. Un jour, on pourra. On aura internalisé l'interface. Ça aura évolué au point qu'on l'oubliera. On se promènera dans la rue, et... Il écarta les bras en souriant. (p. 93-96)

- Avez-vous vraiment si peur des terroristes que vous êtes prêts à démanteler toutes les structures qui ont créé l'Amérique ? (...)
- Si c'est le cas, vous laissez les terroristes gagner. Car c'est exactement, spécifiquement leur but : vous effrayer au point que vous abandonnerez la loi. C'est pourquoi on leur donne le nom de terroristes. Ils utilisent des menaces terrifiantes pour vous pousser à dégrader votre propre société. (Brown ouvrit la bouche. La referma.) Ça repose sur la même anomalie psychologique qui fait croire aux gens qu'ils vont gagner au Loto. Statistiquement, personne ne gagne. Statistiquement, il n'y a jamais d'attaque terroriste. (p. 188-189)

Milgrim considérait que les villes avaient une façon de se dévoiler sur le visage de leurs habitants, particulièrement quand ils partaient travailler le matin. À ce moment, on lisait une sorte de merditude essentielle sur les faces qui n'avaient pas encore affronté la réalité routinière. (p. 351)

William Gibson, Code source (traduit par Alain Smissi, Au Diable Vauvert, 2008) (Spook country, 2007)

L’écheveau d’intrigues croisées qui composent le récit de Code source a beaucoup moins pour but de fabriquer un suspense (on est le plus souvent dans l’auto-parodie) que de dresser la carte, complexe, paranoïaque mais pleine d’humour, de notre « réalité », qui ressemble de plus en plus à la « science-fiction » d’hier.

en ligne :
- « Live in Second Life »
- le site de William Gibson et son blog
- un site sur William Gibson
- en français dans wikipedia

mercredi 30 avril 2008

on croit que c'est n'importe quoi

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CENTRIFUGE
+ DEMI-TOUR
- sous ÉCHELLE
+ HACHIS +
TOUTEFOIS / BEAUCOUP
= le BALLET
+ sa SERVIETTE

PRIVAUTE -
REPTILIEN / JAMAIS
= qu'il DECAMPE

« exagérément hasardeux ? »

+ de BROUSSAILLEs
+ à l'EPAULE
+ EMMERDEMENT
= À-PLATs +
BOUFFISSUREs
+ les CARÉNER / GRISÉ

- les HIDEUX
+ la JONCHEE
MERCREDI
MERCREDI

Anne Parian, = jonchée, poésie dure ; avec une préface de Franck David et une postface de Fred Léal (Les petits matins, 2008)

Pour rester dans l'enfance,
( « Tu as trois ou quatre ans.
Tu gazouilles dans un bac à sable.
Tu tapes avec ta pelle.
On croit que c'est n'importe quoi - »
dit la quatrième de couv’ )
mais rétablir la distance qui sied à la blogueuse extime, un peu de « poésie dure » :
le poème-addition comme recherche autobiographique ludique - au plus pur des mots.

Née à Marseille en 1964, Anne Parian a publié notamment :
- À la recherche du lieu de ma naissance (cipM / Spectres familiers, 1994)
- F. nom de ville (Au figuré, 2000)
- A.F.O.N.S. (Théâtre typographique, 2001)
- Monospace (POL, 2007)

à lire en ligne :
- Nathalie Quintane (Sitaudis)
- Anne Malaprade (Poezibao)

samedi 26 avril 2008

où habiter ? où écrire ?

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Si vous refusez le principe de castration, qui nous exhorte, s'agisse-t-il du choix d'un métier, d'une épouse, ou d'une maison, au gain d'une seule, à renoncer aux multiples voies qui s'ouvrent à nous, me tance mon Mentor ; que s'obstine votre goût du provisoire, entrave à conduire un projet sur une longue durée, vous ne commencerez jamais à rien construire, et vous retrouverez à quarante ans sans aveu, ni feu, ni lieu, autrement dit : sans travail, ni famille, ni maison, mis au ban de la société pour n'avoir honoré aucun de ces trois mots d'ordre, auxquels elle exige, en faveur de sa propre construction, que se soumettent ses membres.
Sauf votre respect, le contredis-je, pourquoi prématurément m'édicterais-je des étapes que le temps, quand il s'est enfui, suscite naturellement dans nos vies ? Garant de ma liberté le provisoire, tant que je n'ai pas atteint l'âge canonique, à l'infini j'aimerais le différer, où ma jeunesse ne me paraîtra plus un présent perpétuel. (p. 42)

Un voyageur, qui a garé son convoi au fond du terrain, et n'a pas l'intention de s'éterniser au-delà de trois ou quatre jours, nous expose avoir vendu sa maison, dont il ne parvenait plus à payer les traites, pour adopter un style de vie itinérant. Selon ce prosélyte, serait sur le point de se concrétiser ce qui constituerait le pire cauchemar de la société : un nombre exponentiel de sédentaires embrasserait cette nouvelle philosophie, à l'instar des populations devenues nomades pour fuir les exactions que commet la soldatesque au cours de la guerre de Trente ans, face à la cherté débridée des loyers, le prix ascensionnel du mètre carré, quitterait les immeubles, se jetterait sur les routes. (p. 50-51)

Xavier Bazot, Camps volants (Champ vallon, 2008)

Un narrateur sans attaches rencontre des nomades aux parcours très divers et décrit une humanité éprise de liberté, de fuite et d’errance. Le vagabondage même de la phrase, d’inversions en détours, oblige le lecteur à prendre son temps et l'invite à refuser la « France de propriétaires » dont on veut nous faire croire qu’elle est un idéal.

Xavier Bazot est né à Bourges le 15 décembre 1955 et a publié :
- Tableau de la passion (P.O.L, 1990)
- Chronique du cirque dans le désert (Le Serpent à Plumes, 1995) (publie.net, 2008)
- Un fraisier pour dimanche (Le Serpent à Plumes, 1996) (publie.net, 2008)
- Stabat Mater (Le Serpent à Plumes, 1999)
- Au bord (Le Serpent à Plumes, 2002)

aussi en ligne :
- Entretien et lecture de nombreux extraits (Travaux Publics, France Culture)
- « où habiter ? où écrire ? » (1999)

mardi 22 avril 2008

ce sera inhabituel et magnifique


Concernant le mystérieux Lutz Bassmann dont je parlais dans mon antépénultième billet, Livres Hebdo (730, 18 avril 2008, p. 64-67) vend la mèche en livrant un long entretien « réalisé à dessein par courriel » de Jean-Maurice de Montrémy avec Antoine Volodine, qui commence par ce préambule :

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Avant tout je vais essayer de définir la nature de notre dialogue. Vous vous adressez bien aujourd'hui à quelqu'un qui dit « je », qui a une existence physique, avec qui on peut parler, qui n'est pas un personnage de fiction et qui écrit des livres. Ce quelqu'un, on a pris l'habitude de l'appeler Antoine Volodine. Moi-même je me reconnais dans ce nom, on ne va pas en inventer un autre pour la circonstance. Mais ce quelqu'un écrit des livres et les signe de noms différents, Antoine Volodine, L.utz Bassmann, Manuela Draeger, Elli Kronauer ou autres « voix du post-exotisme ».
Cette multiplicité des signatures est liée à un projet qui consiste à faire apparaître dans le monde éditorial une littérature étrangère écrite en français. Une littérature étrangère dont l'origine n'est pas un pays, mais une fiction, un lieu de fiction, un monde de fiction.
Dans ce monde de fiction, une communauté imaginaire d'écrivains emprisonnés, parmi lesquels Lutz Bassmann, Manuela Draeger, EIIi Kronauer, échappe à l'enfermement, à la mort et à la maladie mentale en composant des livres. La fiction et la réalité se rejoignent lorsque ces livres sont publiés chez de vrais éditeurs de littérature française.
Non seulement ces livres racontent des histoires, mais ils sont issus d'une histoire inventée. Ils existent en tant que livres tout à fait normaux, ils sont mis à la disposition du public qui les lit et qui les trouve bons ou mauvais, étranges ou ordinaires. Mais ils existent aussi comme des objets surgis d'ailleurs, un peu comme des preuves matérielles que l'ailleurs existe, et que dans cet ailleurs, carcéral, concentrationnaire, sans issue, il y a des gens comme Lutz Bassmann et ses camarades. C'est donc une fiction qui produit des objets littéraires qu'on trouve dans la réalité des librairies et des bibliothèques.
Quand je vous répondrai ici, ce sera non seulement parce que je suis auteur de cette fiction où les personnages sont auteurs et composent des livres, mais aussi parce que j'y joue un rôle qui est celui de porte-parole. Pièce de cette fiction, porte-parole de la communauté emprisonnée à laquelle appartient Lutz Bassmann, je le serai aujourd'hui encore dans cet entretien, mais disons que ce sera exceptionnel. À l'occasion de la sortie de ces deux volumes de Lutz Bassmann, je resterai à l'écart et je n’assumerai plus le rôle de commentateur. Cette littérature étrangère dont je parle, qui vient d'ailleurs, et que j'appelle « post-exotisme » est maintenant assez solide pour s'affirmer par elle-même. Lutz Bassmann et ses livres vont exister dans le monde sans ma présence active.

Le reste de l’entretien est jubilatoire, car Antoine Volodine (qui est aussi un pseudonyme, faut-il le rappeler) y brouille davantage de pistes qu’il n’en défriche, déclare au passage que « quelques prémonitions » du post-exotisme « restent non-vérifiées, comme l’extinction de l’espèce humaine », et débouche sur cette belle profession de foi réticulaire :

(…) une machinerie militante accompagnera la sortie du livre. De petites équipes vont coller des affiches, des initiatives sauvages de lecture et de propagande vont être prises. On entre là dans une aventure qui vibre en harmonie avec le post-exotisme, dont la référence fondamentale est l'action collective pour transformer le monde ou le bousculer durablement. Les réseaux qui vont porter la parole des haïkus et des moines-soldats de Lutz Bassmann n'ont rien de sociétés secrètes, soudées par une discipline militaire. Mais ils vont modifier quelque chose dans le ron-ron du monde éditorial. Et ce sera inhabituel et magnifique.

… maintenant j’attends de voir quand l’url de ce billet va apparaître sur l’écran noir.

dimanche 20 avril 2008

lecteur intelligent comme le verre filé

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Qu'attends-tu maintenant, lecteur à l'haleine tourmentée par les récits que tu viens de lire ? Que veux-tu que je fasse de ces personnages ramassés dans le sable un jour d'ennui et qui n'arrivent que péniblement à me distraire ? T'amusent-ils vraiment ? Allons, il y a des gens qui se contentent de peu - bien que je sois obligé d'avouer que ce roman est de cent kilomètres au-dessus de toute autre production de ce genre. Alors, lecteur intelligent comme le verre filé, te plaît-il que je prenne les mêmes et que je recommence ? Tu désires peut-être que j'élucide tout le mystère que j'ai enroulé autour de mes chères pieuvres, comme le tonneau qui s'enroule autour du vin nouveau ? Mais c'est assez, et maintenant que je t'ai entraîné au milieu de cette page tu n'as plus qu'à suivre le dédale que je compose, tantôt avec peine et tantôt avec passion, avec les vingt-sept lettres de l'alphabet occidental.

Raymond Queneau, Hazard et Fissile (Le Dilettante, 2008, p. 56-57)

Pour saluer la publication d’un court roman de jeunesse inédit, datant probablement de 1927 et à propos duquel Queneau déclarait en 1953 dans un entretien : « J’avais essayé de faire un roman, vers 1928, au moment où j’étais encore surréaliste, avec Jacques Baron, dans des buts lucratifs. Nous voulions écrire un roman policier et devenir très riches. En fait, on a fait un roman surréaliste absolument impossible. C’est-à-dire j’ai fait (…). »

::: Mathieu Lindon, « Les premiers jours de Raymond Queneau » (Libération)

vendredi 18 avril 2008

partir de l'insauvable

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Étant donné que vous ne vous rendez pas du tout compte de la situation au-delà de vos petites fictions egotripantes et qu'il n'est plus en ce monde de vérité, de lucidité, d'intelligence que validées par un document Excel dégageant des progressions de chiffres au parfum d'excellence, est-ce que l'on n'aurait pas, à un moment donné, atteint le summum d'un truc, un truc fou et insauvable ?
Étant donné que l’économique transforme ta petite cervelle plus ou moins disponible en une masse de neurones animée par l'esprit concurrentiel, étant donné que le principal danger est « ... que nous devenions de véritables habitants du désert et que nous nous sentions bien chez lui » (Hannah Arendt), étant donné qu'au désert symbolique se surajoute désormais le désert du réchauffement climatique, ce nouveau marché du capitalisme, cette franche poussée de stérilité des esprits, est-ce que l'on n'aurait pas, à ce moment donné, atteint le summum, l'hypersummum d'un truc fou, gigantesque et insauvable ? (…)
Partir de l'insauvable me semble approprié. Faire état de l'état catastrophique du monde, de ce qui est déjà perdu, pour opposer au capitalisme tel qu'il se développe et évolue en tant que virus depuis son apparition - aspirant le commerce pour le transformer et le faire évoluer en cette logique biopolitique d'aspiration de l'humain - une position claire, lucide et critique sur l'état du monde. What else ? (Préface, p. 14 et p. 16)

Ras la casquette de 250 ans de discours contestataires. Ça marche pas trop bien sur le long terme la contestation je trouve, non ? La nécessité de l'action est toujours présente mais flanquée d'une touche de résignation, une touche de c'est de pire en pire non ? le malheur, la bêtise s'accroissent non ? Quand je dis ça on me dit bien sûr tu es d'extrême gauche tu es anticapitaliste donc c'est normal que tu tiennes ce discours. Je leur dis surtout que je suis anti-crétin tendance libertaire. Je leur dis qu'il doit sûrement exister des pèlerinages ou des excursions pour des gens comme eux, pour qu'ils se décrassent de toute cette merde fictionnelle qui les empêche de voir, de regarder et de comprendre ce qui se passe là tout autour d'eux, tout autour de leur énorme besoin de ne rien avoir à foutre de rien à part la réussite de cette flippante bulle fictionnelle qu'ils habitent : l'individu, le JE et les quelques JE qu'ils connaissent. Je leur dis que cette excursion sera dure, qu'elle flirtera avec le voyage initiatique, qu’ils auront envie d'arrêter tous les jours, de rejoindre illico la fiction d'en bas. Je leur dis que moi je désobéis à cette fiction régnante de la classe moyenne mondiale massifiée stabilisée cocoonisée homogénéisée bientôt génétiquement modifiée je leur dis que je suis un agent résistant à l'artéfactualisation du monde, je leur dis que je suis un héros de désobéir à cette immense mascarade, à cette bouffonnerie du monde, le leur donne ensuite tout un tas d'exemples, je suis épuisé. Ras la casquette. (p. 40)

Éric Arlix, Désobéissance, bienvenue à la réunion 359 (IMHO, 2008)

Éric Arlix, né le 27 mars 1969, est éditeur chez ère et a publié :
- Mise à jour (Al Dante 2002)
- Et Hop (Al Dante, 2003)
- Le Monde Jou (Verticales, 2005)

Désobéissance, bienvenue à la réunion 359 est son premier texte pour le théâtre.
La pièce a été jouée au théâtre de l’Estive à Foix en avril 2007 (entre les deux tours de l’élection présidentielle).

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