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écrivains

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dimanche 10 août 2008

un sportif de haut niveau

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Dès sa naissance, Louis Lanher place la barre très haut. Sorti du ventre de sa mère le 6 novembre 1976 à 7h30, il est d'emblée pourvu du signe astrologique le plus puissant : Scorpion ascendant Scorpion. Double dose de créativité et de sexualité, un avenir héroïque s'ouvre à lui. S'il était Vierge ascendant Poisson ou Verseau ascendant Capricorne, croyez bien que Louis Lanher ne se permettrait pas de publier une autobiographie. Comme le reste de l'humanité, il serait boulanger ou expert-comptable. Mais les astres en ont décidé autrement.
Ce 6 novembre 1976, Louis Lanher est déjà très beau. Ses trois kilos huit cent cinquante résonnent dans la maternité. On lui apporte un sein, des biberons, une bavette, Louis Lanher n'en a que faire. Il tend ses grosses paluches vers le décolleté de l'infirmière et lui emprunte son stylo. D'instinct, il rédige sur-le-champ la première phrase de cette autobiographie : « Je m'appelle Louis Lanher. » Accrocheuse, minimaliste, parfaitement envoyée, cette entame relègue aux oubliettes le reste de la production littéraire contemporaine. L'Auteur est né.
Ne lui reste plus qu'à dérouler. (p. 13)

Un romancier est avant tout un sportif de haut niveau. Il en faut de l'entraînement pour se lever tous les matins à 14 h 30, traverser fièrement son pâté de maisons jusqu'à la maison de la presse, acheter sans hésitation le magazine du jour (lundi : Voici, mardi : Les Inrocks, mercredi : VSD, jeudi : Le Nouvel Obs, vendredi : RTT-décompression, samedi : Le Monde 2, dimanche : Le journal du dimanche, si, si), choisir une terrasse de café orientée sud-ouest, décortiquer toutes ces sources d'inspiration universelle, puis, exténué, repu, empli d'un sentiment inégalable de devoir accompli, rentrer chez soi pour écrire toute la nuit un début de nouveau roman fortement inspiré par les photos de vacances de Claire Chazal.
Il est 18 h 30, un chef d'oeuvre est sur le point de naître, je le sens picoter au bout de mes doigts comme un bouton d'herpès qui refuserait de sortir (c'est aussi ça la force du romancier, trouver des métaphores vraiment classe).
Il est 18 h 31 donc, j'ouvre fébrilement mon ordinateur portable, caresse la souris d'un doigt humide (le romancier se lave toujours les mains après être allé aux toilettes), et remonte le long des icônes jusqu'au point G. Google. Je dois trouver des noms de plages, des parfums de beignets, des marques de bikini, des formules de crèmes solaires qui pénètrent bien la peau, de quoi placer le décor de ma page 1 que j'intitule sobrement : La Possibilité d'une île de sable ou Plateforme à marée basse. J'aime les noms qui claquent, surtout quand c'est moi qui les invente. (p. 119-120)

Louis Lanher, Ma vie avec Louis Lanher : nouvelles (Au Diable Vauvert, 2008)

Louis Lanher est né en 1977, mais, comme son narrateur, Il « passe à la télé » ; il a publié :
- Microclimat (Au Diable Vauvert, 2002)
- Un pur roman (Au Diable Vauvert, 2004)

On peut lire en ligne les avis de :
- Thomas Clément
- Frédéric Vignale
- ActuaLitté

jeudi 7 août 2008

de tout temps, les couples n'ont pas formé un tout

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Retends-lui la peau... (à Hélène ?) ...
tu vois bien qu'elle préfère son mari à tout autre !
Que l'honneur est sauf.
Si dans Hélène il y a Hell et Laine, c'est que l'enfer est doux.
Selon certains chercheurs, elle n'est qu'une éraflure sur une poterie grecque. Cependant, les immortelles ne peuvent être esquintées ni vieillies. Pour la plupart des gens, une femme qui part sans dire pourquoi est toujours suspecte.
Amoureuse de deux hommes à la fois, d'accord, mais est-ce possible de plaider l'innocence ensuite ?
Passe la bande à l'envers : tu constates d'âpres négociations entre mari et femme. En accéléré, c'est pire, elle bouge tout le temps tandis qu'il demeure les bras croisés, on ne sait plus qui prendra la décision de partir ou rester, partir, rester, on ne sait plus. (p. 19)

Pour un schéma ou deux, un formulaire, ton analyse suggère une description, puis une autre description plus fine encore.
Dire qu’Hélène ressemble à toutes les femmes qui ont vécu, vivent, vivront, c’est dire que la Terre est plate.
Avec une voix de speakerine. (p. 92)

Les masculins sont Ménélas dans toute leur splendeur.

Ménélas est-il splendide ?
De dos, ses épaules tombent.
Les virils sont-ils bêtes ?
Que possède Pâris que Ménélas n'a pas ? L'électricité de l'amant ?
Le faste de la nouveauté ?

L'amant symbolise une sphère supérieure à l'ennui des jours qui passent.
Vous avez des idées, il réalisera vos désirs.

Je ne sais pas ce qui m'a pris dira la femme chamboulée qui retrouve une prime jeunesse. (p. 93)

Réfléchis au thème de la femme qui s'en va.
Qui est toujours déjà partie, se trompe mais part quand même.
(Sans ses affaires).
Elle dit qu'elle écrira mais ne le fait pas.
S'en va.
Traité mille fois, le thème non épuisé de la femme mécontente.
Celle qui marche sous un parapluie, déculpabilisée en imperméable, Anna, Emma ou Gertrud, immobile, égarée, grande dépressive qui laisse une chanson derrière elle. Vous croisez cette femme, vous la croiserez, vous la reconnaîtrez à sa mélancolie, sa tristesse particulière. (p. 97)

De tout temps, les couples n'ont pas formé un tout.

Établis la nomenclature des époques où les femmes auraient pu se libérer et ne l’ont pas fait.

Le monde s'est construit autour de la femme malheureuse, tragédienne inventée par des hommes, parvenue à un état d'achèvement précaire.
Il se peut que la femme moderne appartienne à un entre-deux, qu'elle se maquille plus qu'autrefois.
Décompose son mouvement, entre l'intelligente et la gentille, tu obtiendras une personnalité complexe.

Regarde celles qui posent sur de grandes affiches en sous-vêtements, toutes identiques, cheveux relevés, chignons de toutes espèces.

Reviens sur le couple comme cellule naturelle et facteur de stabilité.

H et M ont formé un couple, c'est vrai, unique, malgré quelques scènes. Une scène, ça n'arrive pas qu'une fois dans la vie. Les voix augmentent à travers un million de micros, angoisses des uns, incertitudes des autres.

Tu as presque réussi l'épopée d'un homme en colère à qui on pardonne sa rage.
Dans un film ou un livre, il se détache, protagoniste en toutes choses, utilisant la force qui le transforme en chose, loin du foyer et des servantes aux beaux cheveux.
Il aime la guerre, les chevaux tristes, les chars vides.
Être loin.

On lui pardonne. (p. 101-102)

Véronique Pittolo, Hélène mode d’emploi (Al Dante, 2008)

Dans tous ses livres, Véronique Pittolo traque de manière ludique, mélancolique et intelligente - à travers les mythes, les contes, les films, les histoires, les stéréotypes et autres lieux communs - les fictions qui constituent notre humaine réalité et sont la trame de toute littérature.

Hélène mode d’emploi a fait l’objet d’un Atelier de création radiophonique (France culture, octobre 2006) et d’une mise en scène par Myriam Marzouki (juin 2008).

mercredi 6 août 2008

l’homme écrasé et l’homme poussé

J’organise des Journées de l’Histoire,
une table ronde sur le thème de La République naissante.
Ma démarche est scientifique, comparative.
En effet, que reste-t-il des grands renversements ?
Comment peut-on se mouvoir aujourd'hui dans la multitude ?
Les idées politiques sont-elles correctes ?
Si un candidat ne lit pas la Princesse de Clèves ni ne visite les musées,
que son seul espoir est le pouvoir, que fait-il, le grand homme,
une fois au sommet ?
Et si le grand homme est petit, que se passe-t-il ?
Celui qui gagne les élections est-il différent de celui qui provoque
un coup d’état ?
Ce qui relevait d’un petit projet, quelle forme prendra-t-il, ce projet,
une fois qu’on occupe le trône ?
Avant le grand homme, il y a l’homme écrasé et l’homme poussé.
L’homme poussé est favorisé depuis la naissance, on lui a dit
Qu’il pourrait atteindre les sommets.
Imaginez, on vous a dit quand vous étiez petit que vous étiez le meilleur,
vous allez le croire toute votre vie.
Vous ferez des études pour atteindre un prix d’excellence,
devenir propriétaire, accumuler des points dans les sondages.
L’homme écrasé , lui, devra affronter des éléments primaires :
payer des factures, réserver ses vacances sur internet,
accomplir des trajets quotidiens en métro.

Véronique Pittolo, La Révolution dans la poche (publie.net, 2008, p. 74-76)

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Véronique Pittolo est née en 1960 à Douai. Elle a aussi publié :

- Montage (Fourbis, 1992)
- XY ou la Poursuite du Bonheur (Cahiers Ephémérides, 1998)
- Héros (Al Dante, 1998)
- Schrek (L’Attente, 2003)
- Chaperon Loup Farci (La Main Courante, 2003)
- Gary Cooper ne lisait pas de livres (Al Dante, 2004)
- Opéra isotherme (Al Dante, 2005)
- Exploration (Éoliennes, 2006)
- Danse à l’école (L’Attente, 2006)
- Hélène mode d’emploi (Al Dante, 2008)

dimanche 3 août 2008

si j’avais la notice, ce me serait utile

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Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction. (…)

Si j’avais la notice, ce me serait utile, un peu comme pour la vie. Pourquoi s’écrire en Je si ce n’est pour que la vie se mêle à l'écriture de façon renouvelée, si possible inédite. Pourquoi s’écrire en Je, et pas en marquise qui bien sûr, ça va de soi, sortirait à cinq heures.

S’écrire, non pas à nu, mais parfaitement à vif, sans le tissu soyeux de la fiction classique, sans les transferts, les masques et tous les ornements qui rendent plus confortables tant le pacte d’écriture que celui de lecture.

De retour de Cerisy, Chloé Delaume a mis en ligne sa communication sur le thème de l’autofiction, « S’écrire mode d’emploi » (qui est aussi disponible chez publie.net)

Dans la foulée, elle a aussi entrepris d’ajouter sur son site extraits et lectures de chacun de ses livres ... une bonne façon de les découvrir si vous avez la chance de ne pas les avoir lus encore :
- Les Mouflettes d'Atropos (Farrago, 2000)
- Le Cri du Sablier (Farrago ; Léo Scheer, 2001)
- Mes week-ends sont pires que les vôtres (Néant, 2001)
- La Vanité des Somnambules (Farrago ; Léo Scheer, 2003)
- Corpus Simsi (Léo Scheer, 2003)
- Certainement pas (Verticales, 2004)
- Les juins ont tous la même peau (La Chasse au Snark, 2005)
- J'habite dans la télévision (Verticales, 2006)

… et peut-être d’autres à venir : à suivre sur son blog Remarques & Cie, à propos duquel elle dit à Cerisy « Dans mon laboratoire, il y a une fenêtre qui l’ouvre sur le monde ».

samedi 2 août 2008

roman au carré dans le désordre

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- Ceci n'est pas un roman.
- Tu veux dire, Morna, que tout ce qui nous arrive là est réel, que c'est la vraie vie ?
- Pas du tout, répondit-elle aromatiquement. Je veux dire qu'il s'agit en fait de la représentation d'un roman, d'une image, d'un reflet.
- Mais c'est cela qui, pour moi, est la définition même du roman !
- Exactement.
- Donc Ceci n'est pas un roman = Ceci est un roman.
- Voilà.

♥ De même que toute œuvre comportant quelque qualité littéraire = un roman ! Qu'entends-tu par qualité littéraire ? Une façon, je suppose, d'adjoindre, au sein de la langue écrite, une certaine dose d'invention (poiésis) au faisceau des conventions qui garantissent la lisibilité et l'ancrage dans l'espace et l'histoire de. Donc, d'après toi, vers ou prose, peu importe. Oui, il s'agit surtout de savoir quel crédit on accorde à la réalité matérielle de la page. - Attention, sujet brumeux. Faire vérifier par un spécialiste. (Note des Lecteurs en avance sur leur temps.) (p. 74)

D’aucuns diront que tout cela leur évoque quelque livre de Boris Vain, mais je leur répondrai : « Oh que non ! Que c’est bien pire ! » (p. 100)

- Ceci n'est pas un roman.
- Tu veux dire, Norma, que tout ce qui nous arrive là est réel, que c'est la vraie vie ?
- Pas du tout, répondit-elle aigre-doucement. je veux dire qu'il s'agit en réalité de la représentation d'un roman, d'une simple image, d'un reflet double.
- Mais c'est cela qui est, pour moi, la définition même du roman !
- Exactement.
- Donc Ceci n'est pas un roman = Ceci est un roman ?
- Voilà. ♥ (p. 166)

Orion Scohy, Norma Ramón (POL, 2008)

Orion Scohy, né en 1974, a publié un premier livre : Volume (POL, 2005)

en ligne, on peut lire aussi les 17 premières pages,
un entretien avec Laure Limongi pour La Revue Littéraire,
et un billet inspiré de Didier da Silva.

mardi 29 juillet 2008

cerveau gauche et cerveau droit communiquent

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TAUDIS DE L’ÉCRITURE
Tout comme peindre écrire consiste à opposer une figure à un fond. En la matière le fond est la façon dont on écrit et la figure ce qu'on signifie. Il est un certain art d'écrire qui tend à conserver les deux en un rapport qui est un déplacement constant en sorte qu'il ne peut jamais être décidé ce qui est figure et ce qui est fond, le fond prenant la place et assurant la fonction de la figure et inversement, constamment. De sorte que ne subsiste plus à proprement parler ni figure ni fond - que la relation de la figure au fond : sens du mouvement qui assume le mouvement du sens et inversement. Il s'agit donc avant tout de conserver sa fluidité au mouvement même si aux yeux des tenants de la vérité la pratique a en soi quelque chose de grinçant. (p. 26)

AUTEL DE L’ÉCRITURE
Il y a une sorte d'écriture qui consiste à évoquer ce qu'elle ne peut pas consigner du fait qu'elle le reconnaît a priori comme inconnaissable : appeler ce qui ne saurait répondre. Il n'y a là rien qui diffère d'un jeu d'enfant sinon que celui-ci a le pouvoir d'engendrer par sa relation au silence du rien une réaction qu'il peut de surcroît tenir pour une réponse, se donnant ainsi une satisfaction - laquelle est d'ailleurs la seule réponse qui convienne. Mais peut-être en l'occurrence l'adulte a dépassé l'enfant, qui se satisfait même de l'insatisfaction. (p. 27)

TAUDIS DE L’AUTEL
Il arrive qu'un enfant
se promenant
s'arrête et se mette
sans l'avoir décidé vraiment
sans trop savoir pourquoi
à assembler quelques bouts de bois
entasser quelques cailloux
et poursuive
après les avoir considérés un instant. (p. 104)

AUTEL DE L’AUTEL
Grandi ou vieilli
s'il s'en souvient
et que la raison lui en est demandée
par lui-même ou par autrui
il dira qu'il n'en voit pas d'autre
sinon
qu'il a peut-être pensé qu'un jour
la raison lui en serait demandée
par lui-même ou quelqu'un d'autre
et que la réponse
ou la raison
se trouvait là-bas
dans le temps
puisque c'était
le Temps. (p. 105)

Marc Cholodenko, Taudis/Autels (POL, 2008)

Après son précédent Glossaire (POL, 2007) (voir ici, ici, ici et ), Marc Cholodenko poursuit son exploration ludique et dresse un nouvel autoportrait fait de couples de poèmes : en principe chaque page de droite exalte (« autel ») ce que chaque page de gauche démolit (« taudis ») ... mais ce n’est jamais si simple, car cerveau gauche et cerveau droit communiquent.

::: en ligne : les premiers (par ordre alphabétique) « Taudis/Autels » du livre.

lundi 28 juillet 2008

plog

Plog, dit Vladislav, qui semblait utiliser cette onomatopée pour dire « certes », ou « entendu », ou « évidemment », Adamsberg ne savait pas très bien. Le jeune homme paraissait goûter ce petit mot inédit comme un bonbon neuf, dont on mange toujours trop au début. (p. 238)

- Plog, murmura Adamsberg.
- Qu’entends-tu par « plog » ?
- C’est un mot de Vladislav, dont le sens varie selon le contexte. Qui peut signifier « certes », « exactement », « d’accord », « compris », « trouvé », ou éventuellement « foutaises » . C’est comme une goutte de vérité qui tombe. (p. 319)

Fred Vargas, Un lieu incertain (Viviane Hamy, 2008)

voir aussi :
- « la plog attitude » (Gilda)
- « Plog. (...) C'est comme une goutte de vérité qui tombe. » (Cathulu)

dimanche 27 juillet 2008

point de démence

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Le commissaire Adamsberg savait repasser les chemises, sa mère lui avait appris à aplatir l'empiècement d'épaule et à lisser le tissu autour des boutons. Il débrancha le fer, rangea les vêtements dans la valise. Rasé, coiffé, il partait pour Londres, il n'y avait pas moyen de s'y soustraire.
Il déplaça sa chaise pour l'installer dans le carré de soleil de la cuisine. La pièce ouvrait sur trois côtés, il passait donc son temps à décaler son siège autour de la table ronde, suivant la lumière comme le lézard fait le tour du rocher. Adamsberg posa son bol de café côté est et s'assit dos à la chaleur.
Il était d'accord pour aller voir Londres, sentir si la Tamise avait la même odeur de linge moisi que la Seine, écouter comment piaillaient les mouettes. Il était possible que les mouettes piaillent différemment en anglais qu'en français. Mais ils ne lui en laisseraient pas le temps. Trois jours de colloque, dix conférences par session, six débats, une réception au ministère de l'intérieur. Il y aurait plus d'une centaine de flics haut de gamme tassés dans ce grand hall, des flics et rien d'autre venus de vingt-trois pays pour optimiser la grande Europe policière et plus précisément pour « harmoniser la gestion des flux migratoires ». C'était le thème du colloque.
Directeur de la Brigade criminelle parisienne, Adamsberg devrait faire acte de présence mais il ne se faisait pas de souci. Sa participation serait légère, quasi aérienne, d'une part en raison de son hostilité à la « gestion des flux », d'autre part parce qu'il n'avait jamais pu mémoriser un seul mot d'anglais. Il termina son café paisiblement, lisant le message que lui envoyait le commandant Danglard. Rdv dans 1h20 à l'enregistrement. Foutu tunnel. Ai pris veste convenable pour vous, avec crav.
Adamsberg passa le pouce sur l'écran de son téléphone, effaçant ainsi l'anxiété de son adjoint comme on ôte la poussière d'un meuble. Danglard était mal adapté à la marche, à la course, pire encore aux voyages. Franchir la Manche par le tunnel le tourmentait autant que passer par-dessus en avion. Il n'aurait cependant laissé sa place à personne. Depuis trente ans, le commandant était rivé à l'élégance du vêtement britannique, sur laquelle il misait pour compenser son manque naturel d'allure. À partir de cette option vitale, il avait étendu sa gratitude au reste du Royaume-Uni, faisant de lui le type même du Français anglophile, adepte de la grâce des manières, de la délicatesse, de l'humour discret. Sauf quand il laissait choir toute retenue, ce qui fait la différence entre le Français anglophile et l'Anglais véritable. De sorte, la perspective de séjourner à Londres le réjouissait, flux migratoire ou pas. Restait à franchir l'obstacle de ce foutu tunnel qu'il empruntait pour la première fois. (p. 7-8)

Je passe beaucoup de temps à réduire ce traumatisme, son fusible saute sans cesse.
- Il a un fusible ?
- Tout le monde en a, et même plusieurs. Chez lui, c'est le F3 qui saute. Par mesure de sécurité, comme sur un réseau électrique. Tout cela n'est que science, commissaire. Structure, agencements, réseaux, circuits, connexions. Os, organes, éléments connecteurs, le corps tourne, vous comprenez.
- Non.
- Prenez cette chaudière, dit Josselin en désignant l'appareil au mur. Une chaudière n'est pas une addition d'éléments disjoints, caisse, arrivée d'eau, circulateur, joints, brûleur, clapet de sécurité. Non, c'est un ensemble synergique. Que le circulateur s'encrasse, alors le clapet saute, alors le brûleur s'éteint. Vous saisissez ? Tout se tient, le mouvement de chaque élément dépend de celui de l'autre. Si vous vous tordez le pied, l'autre jambe se fausse, le dos bascule, le cou réagit, la tête a mal, l'estomac se rétracte, l'appétit s'en va, l'action s'alentit, l'anxiété s'installe, les fusibles sautent. Je vous simplifie la chose.
- Pourquoi le fusible de Francisco saute-t-il ?
- Zone figée, dit le médecin en pointant un doigt sur l'arrière de son crâne. Là où est son père. La case est fermée, le basi-occipital ne bouge plus (p. 164-165)

À chacun de ses pas, ses idées montaient et descendaient en vrac, comme il en avait l’habitude, poissons plongeant dans l’eau, remontant en surface, qu’il n’essayait pas d’attraper. Il avait toujours fait ainsi avec les poissons qui flottaient dans son crâne, il les avait toujours laissés libres de nager à leur guise, d’effectuer leur danse rythmée par le choc de ses pas. (p. 305)

Adamsberg n'était pas un homme émotif, effleurant les sentiments avec prudence, comme les martinets touchent les fenêtres ouvertes d'une caresse de l'aile, évitant de s'y engouffrer, tant le chemin pour sortir est ensuite difficile. Il avait souvent trouvé des oiseaux morts dans les maisons du village, imprudents et curieux visiteurs incapables de retrouver l'ouverture par laquelle ils étaient entrés. Adamsberg estimait que, en matière d'amour, l'homme n'est pas plus futé qu'un oiseau. Et qu'en toute autre matière, les oiseaux l'étaient beaucoup plus. (p. 316)

Fred Vargas, Un lieu incertain (Viviane Hamy, 2008)

Ce que j'aime dans les romans de Fred Vargas, ce n'est pas tant l'habileté de ses intrigues que la précision avec laquelle elle met le doigt sur le « point de démence » qui fait le charme des gens selon Deleuze ; policiers, criminels et personnages secondaires ont tous leur folie personnelle et c'est par elle qu'ils séduisent, au point qu'on se désole de ne pas retrouver certains d'entre eux d'un roman à l'autre, comme les évangélistes, ou la vieille dame hackeuse de Sous les vents de Neptune (brillamment interprétée par Jeanne Moreau dans le téléfilm de Josée Dayan) : « un homme abîmé en vaut dix » (p. 381), dit Adamsberg.

« Certains parlent de « construction diabolique », tu parles ! Là, je viens juste de me rendre compte qu’Adamsberg et Danglard sont une seule et même personne, comme les personnages du maître et du valet au théâtre. Mais je ne veux pas trop réfléchir à tout ça, sinon je ne vais plus pouvoir jouer ma partie et la laisser filer librement. » déclare l'auteur dans un entretien avec Sabrina Champenois (Libération, jeudi 19 juin 2008)

d’autres entretiens en ligne :
- une vidéo et un tchat (Rue89)
- un entretien avec Delphine Peras (L’express, 19 juin 2008)
et des articles :
- Alain Nicolas (L’Humanité, le 3 juillet 2008)
- Gérard Meudal (Le Monde, 27 juin 2008)
- Michel Abescat (Télérama, n° 3050, 28 juin 2008)

jeudi 24 juillet 2008

nous n'avons rien à raconter

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Nous n'avons rien à raconter
si ce n'est la légende
sous la peau des voleurs,
les cavalcades, les errements
de tous les dépossédés
dont la salive enrobe
l'air, l'air, l'air.

Entre l'air et l'air vivent les poèmes
à la fois volatils et transparents.
Mais les mots sont pourtant bien réels,
évoquant cœurs et mannequins,
de taupes ou d'odradek.
S'unissent alors solitudes et folies aériennes.

Entre l'air et l'air (Mont analogue, 1997)

N'écris que pour écrire
ou pour trouver la faille
d'un gouffre, en toi,
tapissé de bleu,
qui chuinte et qui englobe
ta lasse mélancolie.

Mens sans cesse et les mots
t'étoufferont, te feront
mourir à petite écriture.
Et t'effaceront peu à peu
ton cher bleu, ta carcasse.
Et l'aube anéantira
tes châteaux de poussière.

Le bleu et la poussière (La Différence, 1998)

Jacques Izoard, Œuvre poétique, 2 (La Différence, 2006, pp. 319, 321, 388 et 442)

Jacques Izoard (29 mai 1936 - 19 juillet 2008) est mort il y a quelques jours.
à lire en ligne :
::: notice Poezibao
::: notice du Service du Livre Luxembourgeois
::: René de Ceccatty, « Jacques Izoard, poète » (Le Monde, 23 juillet 2008)

mardi 22 juillet 2008

le référent résiste

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Mais vers la fin de ce siècle désastreux, son fils, ayant connu à son tour la guerre, devenu le très vieil homme que son père n'avait jamais été, se souvenait encore de ceci : il a quatre ans, il est à la porte du fond du jardin et un voisin le taquine ; il réclame sa mère et on lui dit qu'elle est couchée dans sa chambre, qu'il ne faut pas la déranger. Elle vient d'apprendre la mort de son mari. (p. 45)

Depuis plusieurs années sans doute elle portait cela en elle. Le chagrin fut le noir terreau où le mal poussa librement ses racines. Quand elle cracha du sang, il était déjà trop tard. Mais il était trop tard depuis le 27 mai 1918, tous les jours écoulés depuis étaient en trop. Elle garda le lit et le médecin de campagne qui chaque matin arrêtait son cabriolet devant le portail blanc interdit que son fils l'approchât par crainte de la contagion. Toute sa vie il devait se souvenir de cette porte fermée, de l'odeur d'éther qui envahissait l'escalier en bas duquel il restait assis pendant des heures. (p. 85)

La place est baignée de lumière en cette fin d'après-midi de juin. Il règne dans Paris l'ivresse légère du week-end qui est là. Attablé à la courte terrasse d'un café empiétant sur le trottoir, il a commandé une bière qu'il n'a pas encore touchée et dont les bulles se pressent en foule vers la surface mousseuse sans jamais se rencontrer. Le soleil plonge dans la profondeur de la chope que couvre une légère buée. Il ferme un instant les yeux et la couleur d'or reste imprimée sous ses paupières. Puis il ouvre un petit carnet à spirale, écrit quelques mots qui serviront peut-être un jour, peut-être pas, il n'en sait rien encore. De temps en temps, il s'efforce de distinguer derrière l'écran des platanes l'immeuble de pierre qui fait angle de l'autre côté de la place, mais le feuillage est trop touffu. Il n'est pas l'heure encore. Il boit une gorgée de bière, regarde au fond de la place l'entrée monumentale de la caserne. Les voitures glissent devant lui, les ombres des passants. Il pense à des passants anciens qu'il n'a pas connus. Il est plus ému encore que les autres fois à cause de cet étrange court-circuit de la mémoire. (p. 91)

Jean-Yves Laurichesse, Place Monge (Le Temps qu’il fait, 2008)

Très troublante est la lecture de Place Monge, le premier roman de Jean-Yves Laurichesse, pour qui est familier (comme l’est l’auteur) de l’œuvre de Claude Simon : car l’histoire racontée est étrangement proche (le père mort à la guerre, la mère peu de temps après, en 1924, de chagrin et de maladie, la place Monge, les prénoms, Pierre, Charles...) et en même temps totalement différente (les époux sont des cousins germains nés dans le même village et pas issus de régions et de milieux sociaux éloignés, le tombeau du père existe…) de celle des parents de Simon, sur laquelle il est revenu dans plusieurs de ses romans.

Ma première lecture formait l’hypothèse que tout était faux et très habile dans ce jeu de miroirs et de coïncidences montrant le petit-fils rendant visite place Monge au grantécrivain vivant dans la même cage d'escalier que son grand-père ; mais un article de Jérôme Garcin, lu ce soir, affirme que l’histoire est celle des grands-parents de l’auteur : le référent résiste ; et je me demande, alors, de quelle manière « le petit-fils de l’officier » a lu, à travers ce prisme familial, les romans de Simon.

Jean-Yves Laurichesse est né en 1956 à Guéret.
Professeur de littérature française contemporaine à l’Université de Toulouse-Le Mirail, il a publié des essais critiques et des ouvrages collectifs sur Claude Simon, Richard Millet, Jean Giono, l’imaginaire et l’intertextualité, et dirige la publication des Cahiers Claude Simon.

post-scriptum : pour ceux qui aiment la couverture et Vilhelm Hammershøi, je conseille cette belle page de Jean-Claude Bourdais.

samedi 19 juillet 2008

sans vainqueur ni vaincu

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Le rituel veut que nous nous parlions. Mais je me sens irrémédiablement séparé d'elle par cette conversation décousue que nous ne manquerons pas de tenir dans une poignée de secondes. Nous ne nous faisons plus confiance depuis longtemps. Dès le début, ce manque de confiance mutuel nous a entretenus dans une espèce de relation suspecte. Chacun de nous travestissait son passé. Il l'embellissait dans le sens souhaité par l'autre en un combat permanent. Sans vainqueur ni vaincu. Avec pour seul enjeu l'abdication réciproque de nos haines au profit d'une entente cordiale, mais distante. Un jeu d'échec où les pièces ont une valeur mensongère. Avancent masquées derrière de faux sentiments. Des faux-semblants et des non-dits qui jusqu'ici ont maintenu notre couple la tête hors de l'eau, l'asphyxiant à petit feu sans complètement l'étouffer. Ce jeu biaisé nous laisse espérer une réconciliation universelle qui n'existe que dans les contes pour enfants.

Christophe Léon, Noces d’airain (arHsens éditions, 2008, p. 58)

Une autopsie drôle et sanglante d’un (du?) mariage, un peu tirée vers la farce et le grand-guignol pour mon goût, mais le champ/contrechamp des deux monologues intérieurs (elle/lui) est très efficace.

Christophe Léon est né en 1959 ; il a publié notamment :
- Tu t’appelles Amandine Keddha (Rouergue, 2002)
- Palavas la Blanche (Rouergue, 2003)
- Journal d'un étudiant japonais à Paris (Le Serpent à plumes, 2007)

mardi 8 juillet 2008

la sérendipité est notre seule méthode

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2 : La sérendipité
Avec les jumelles sur la crête on s'accommode de peu
de choses et d'autres vues de l'esprit (le petit bout
à petit feu) le plus clair du temps dans le blanc des yeux
surgissent d'on ne sait quelle tête - des réglages ?
mais c'est lent : la sérendipité est notre seule méthode
reconnue et de loin la bête se rend en un éclair soluble
dans la poudreuse on ne marche jamais vraiment
que dans ses pas - mais c'est vous qui voyez.
(« Le chamois », p. 34)

4 : Le libraire du coin
L'atrophie des hélices c'est juste un coup prémédité
pour faire un peu parler du pigeon au libraire du coin
de l'œil du spectre familier que ses ailes de géant
empêchent comme ça de marcher sur le poète paradoxal
nous avons connu pire - nos ailes à nous de nain rognées
le vol se volatilisait : nous battions dans l'optique
de vaincre une pesanteur qui ne venait jamais des manchots
nous battions pour lui mettre le petit doigt dans l'œil.
(« Le dodo », p. 56)

2 : Sur un pas
Vient de ce que contrairement aux idées reçues les aigles montent
haut le décalage : d'Eschyle à moi (la confusion joue de la tête
et des rochers) le cryptodire précipité traverse injustement l'esprit
au final il n'y a pourtant qu'un pas qu'on mesure sur la plage
dont je parle à mon corps préservé - on dirait qu'il soulève
des questions de méduse - au son si sourdement désintégré
qu'impose ma tortue dans son atterrissage aux mouches
qui piquent les aoûtiens déçus par tant de bruit pour rien (à voir).
(« La tortue », p. 74)

Sébastien Smirou, Beau voir. Bestiaire (POL, 2008)

À propos de ce bestiaire, l'auteur invite dans son blog, Si tu vois ce que je veux dire, à ré-écouter Deleuze et à « taquiner » les figures et les mots : beau programme !

Il sera demain (tout à l'heure, de fait) l'invité des Mardis littéraires de Pascale Casanova, à 10h sur France Culture.

Sébastien Smirou est né en 1972, il est aussi psychanalyste et a publié :
- Simon aime Anna (rup & rud, 1999)
- Mon Laurent (POL, 2003)
- Ma girafe (Contrat maint, 2006)

La couverture est illustrée par François Matton.

mercredi 2 juillet 2008

chacun s'y mire

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Dans l'orbite militarisée de Carl Tech :
pendant qu'Albert Einstein définissait
le fait d'envoyer un message, an sens thermo-
dynamique, comme processus irréversible
connecté à l'entropie, certains Folamour
obligeaient des femmes enceintes
à traverser des cerceaux enflammés,
non loin du champ de tir de Devil's Gate ;
à croire que la proximité du haut désert
(quand on sort du Mojave, il est difficile
d'accommoder à moins de quinze miles)
favorisait un new age de la superstition,
tout droit tiré des pages de Astounding S.F.
la femme écarlate est ressuscitée encore
et encore par des laborantins fêlés,
pas moins inspirés par les délires de Crowley. (p. 86)

Sébastian Brant lorsqu'il composait son miroir,
Chacun s'y mire et s'y reconnaisse,
entrait par une porte et sortait par une autre
Das jm mit blib der narren sträl,
de peur que ne lui reste en main le peigne
à carder, le bonnet, la marotte du docteur Griffe :

Le poète qui tombe à travers le panier ne sait plus :
À quelle Nef des fous, Mopsus et Nisa arborent
Le grand balai, il se passe tout à coup tant de choses
Orchestrées, l'un tond moutons, l'autre cochons.
De son manteau bleu, elle enveloppe l'ami trompé :

La proverbiale action redondante de l'espèce sapiens
: Nothing to do but to do it the rest of my life. (p. 98)

Jérôme Lhuillier, En cette grande époque (Flammarion, 2008)

Une remise en cause incisive de la cruauté et des impostures du monde qui est le nôtre, avec un renfort tellement massif de références, entremêlées, à toutes les mythologies comme à la culture d'aujourd'hui, qu'une partie échappe forcément pour devenir pure poésie.

Jérôme Lhuillier est né en 1971 à Paris et il a publié une première suite poétique :
« Disciplines », p. 9-75 dans Venant d'où ? 4 poètes (Flammarion, 2002)

dimanche 29 juin 2008

beaucoup de volonté pour ne pas s’enfuir

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La mer se dessine un peu plus dans la solitude des membres de la famille. Il leur faut beaucoup de volonté pour ne pas s’enfuir. Les uns assis en face des autres ils se concentrent sur les gestes qui les rassemblent. Seul l’enfant leur donne de la profondeur. L’enfant fait glisser les regards lointains du père, de la mère, du grand-père et de la grand-mère vers le carrelage noir et blanc, le bassin en plastique bleu, le canard en peluche, la voiture, le patio, la plage, les corps ensevelis dans ce jour perdu dans les apparences. L’enfant invente les lieux où le regard resplendit : la salle à manger à l’heure du déjeuner, un mur où la main de l’enfant prend appui, un chemin bétonné. Ce sont des lieux que le regard du père n’aurait jamais saisis si le corps de Marie ne s’y était attardé. (p. 30)

Une plage plus une plage plus une plage. L’image se prête aux jeux de l’enfant. À ses transformations liquides et minérales. Quand l’enfant est tournée face contre terre avec l’air seulement pour supporter ses chutes. L’eau est aussi incompréhensible que la ligne d’horizon saisie en paume ouverte. La main que l’enfant tend en avant pour attraper l’étendue jusqu’au bout de l’eau. L’image observe, les pieds dans l’eau. Que dire du regard du père qui s’est définitivement tu ? Que de la lune le père préfère le fou et du fou son doigt pointé vers l’invisible. Là, il commence à comprendre. Là, dans la succession des plages. Le regard moins le sommeil. Apaisé. Moins l’effleurement d’une caresse. Ni chasteté ou empressement. Le regard assigné à sa plus calme envergure. Le cœur ne sera plus jamais bondissant. Jacques fait cette découverte de son impuissance. Sa fragilité enfin comblée par le silence. Tout le poids de ses organes tétanisés, vaincu par l’obstination de l’enfant à faire sienne la lutte du sable et de l’eau.

Une plage plus une plage plus une plage plus une plage. Le jour ne se répète jamais. L’image n’annonce rien des variations du temps. (p. 32-33)

Jacques n’a de cesse de construire la même image dans le but de recouvrir toutes les autres. Ainsi le temps ne pourra plus avoir d’emprise. Ainsi tous les membres de la famille resplendiront pour toujours. Une plage plus une plage plus une plage plus une plage plus une plage, l’espace s’inscrit dans ce cadre immuable, figé à mesure que le regard de Jacques s’attarde. Sans aucun voyage. Que le silence qui parfois s’installe. (p. 36)

Un plan de géostratégie familiale. Planter le parasol dans le sable. Protéger la glacière dans l’ombre du parasol. Disposer enfant et serviette dans un périmètre proche de l’épicentre du parasol. Les disposer de sorte que toute personne amenée à s’approcher de cette zone comprenne qu’ici tout est propriété privée sous contrôle de la mère guerrière. S’enduire le corps d’huile protection minimale. S’allonger sur les serviettes. Fermer les yeux, ne plus bouger, ne penser à rien. (p. 41)

Alexandra Baudelot, Super 8 (publie.net, 2008)

À lire aussi, dans publie.net encore, pour la vibration troublante - de mirage - de ces images avec camera super 8 de la famille - réelle ou fictive, documentaire ou rêvée : les explications para- et con-textuelles sont ici.

samedi 28 juin 2008

singulièrement touchant

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Diderot remarque quelque part dans ses écrits sur les Salons comme la vie dans le tableau n’est pas l’esquisse d’un mouvement mais la possibilité d'une mobilité de l'image dont le spectateur est la mise en perspective. Le spectateur accomplit le tableau par les mouvements que son corps et son regard dessinent. En se promenant.

À travers les voies désolées des banlieues, j’accomplis les immeubles, les barres et les écoles. (p. 7-8)

J’ai noté : ce projet compose avec les signes aléatoires et confus que suppose l’aventure, l’exercice du journal est confronter un référent mouvant, multiple, à une énonciation stable, noter par le caractère successif de l’existence les variations dans la continuité. (p. 18)

Samedi, le 12. Vernissage, Paris Ils voulaient savoir de quoi il retournait très vite parlez-moi de votre travail je dis notre rapport au monde que déjà le groupe est vers la sortie mais ils sont pressés on comprend peut-être il a dit vous peignez des immeubles comme ça peut-être j’ai précisé la confrontation de l’architecture et du paysage et comment dans le regard cela devient peinture. Est-ce que j’aurais dit je peins de la peinture ? (p. 24)

Je n’ai pas dit la stupeur du paysage inerte, les choses comme engourdies, abruties de lassitude. Constate par la fenêtre : lieux immuables sous un ciel immuable. Comment pourrait-on dire les choses là ? La qualité du regard que vous posez sur elles, leur façon de faire bloc tout en étant mal établies dans leur importance. Tout à la fois dures dans la vue que vous vous faites d’elles et fondues dans les mouvements du monde qui sont comme une houle. Le regard pointu que vous posez dessus quand les regarder est se laisser flotter sans langage et sans direction. C’est là et c’est pas là, et sans doute pour cela appelle à la contemplation. Pour peu que vous les photographiiez les choses ceux qui passent vous regardent puis regardent face à vous comme ils regarderaient le vide. (p. 26)

Communes, ordinaires, sans paroles. Si vous portez sur eux une attention suffisante, le mur gris aperçu de passage à l’angle d’une rue quelconque devient singulièrement touchant jusqu’à sembler dans son existence morne développer depuis lui toutes les diagonales du monde. (p. 29)

Sol à carreaux simple - pourrait être celui d’une cuisine dans un immeuble de 70 - beige, jaune, gris. 10 par 10. La composition symétrique semble légèrement décentrée sur la gauche et je ne sais pas bien pourquoi ce détail simplement déjà vous donnerait des larmes : ce petit décalage à gauche.
En fait on peut tenter l’analyse bien sûr la conjugaison de la symétrie stricte, toute de principe, et de l’intrusion humaine, du jeu émouvant, comme gauche, que cela induit à la mécanique mais ça n’épuise pas le fait. À Venise j’avais passé des minutes à genoux - une génuflexion d’athée ou d’amoureux fou, et j’ai perdu le souffle - devant cette vierge de Giorgione entourée de deux soldats. Une composition en triangle sur fond d’horizontales. Pour dire leur présence, leur épaisseur, j’ai pas bien les mots mais tout cela avait quelque chose d’exact, le jeu exact et magnifique des volumes dans la lumière. Un mur auquel s’adosse le trône, et derrière, un paysage. Tout ça projeté à la surface comme un monde. Je ne veux plus regarder les reproductions papier ou Internet qui échouent totalement à cet endroit du tableau, conserve seulement le souvenir d’il y a maintenant trois ans. (p. 31-32)

Et comme un point de contact de dire d’une figure sereine et close du musée Guimet, sensuelle et spirituelle terriblement et aussi d’une barre HLM avec linge aux rebords qu’elles sont à leurs différentes manières habitées. (p. 34)

Jérémy Liron, Le livre l’immeuble le tableau (publie.net, 2008)

Grâce à publie.net également, on peut arpenter, à la recherche de ce qui constitue, au plus intime, l’émotion esthétique, les « espèces d’espaces » de nos villes et banlieues contemporaines, en compagnie de Jérémy Liron, qui les peint et photographie aussi, et les raconte au quotidien dans son blog Les pas perdus (dont la composition ci-dessous est extraite : allez-y pour cliquer et l'agrandir).

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post-scriptum : Jérémy Liron expose en ce moment à la Galerie Isabelle Gounod

mardi 17 juin 2008

le glas de l'excommunication

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Tout le monde a pris place face au jury privé de son pater dolorosus et voyant le trio bancal se tenir debout derrière la table les assis se lèvent comme à la messe, c'est l'heure enfin de la dire. Et voici que par la bouche de Patrick Canis lentement, solennellement sonne la sentence : Le jury dont j'ai été désigné président... vous décerne le grade de docteur... avec la mention... Très Honorable...
... suit le silence décisif, où chacun attend les Félicitations, Graal du doctorant, sésame de la carrière universitaire. Sans elles point de salut, elles sont le devoir des élites et le minimum requis pour obtenir un poste titulaire, la chose est à ce point évidente qu'il est à peine besoin de la formuler : on n'emmène pas en soutenance un normalien agrégé, a fortiori quand il exerce déjà comme enseignant-chercheur, si l'on n'a pas l'assurance qu'elles lui seront délivrées...
... passé un délai raisonnable de deux secondes et demie, on comprend : qu'elles ne viendront pas, qu'elles ne viendront jamais, et c'est le glas de l'excommunication qui sonne. Le silence est devenu gluant d'effroi. Des applaudissements glacés s'élèvent lentement du public, fracas clairsemé : certains choisissent de s'abstenir, d'autres battent durement leurs paumes comme on gifle l'air, en signe de désaveu. Juliette éperdue se retourne vers ce public raide comme la mort, les bras du Papa sont là tout près elle y affaisse un sanglot de fond d'entrailles - Qu'est-ce que ça veut dire ? voix basse du père qui n'ose pas comprendre. C'est fini, Papa, c'est fini.

Judith Bernard, Qui trop embrasse (Stock, 2008, p. 220-221)

Ouvertement autobiographique et un peu agaçant par son style, ce récit vaut surtout par une savoureuse satire du milieu universitaire en forme de règlement de comptes : quand on sait la mascarade hautement anxiogène que c’est, une thèse, même couronnée des indispensables « félicitations du jury », on s’y amuse beaucoup.

Qui trop embrasse est le premier roman de Judith Bernard, dont j'aimais beaucoup les interventions dans le défunt Arrêt sur images et son Big Bang Blog.
Elle est aussi comédienne dans la compagnie ADA, pour laquelle elle a écrit une pièce, Domino (2008).
On trouve en ligne sa thèse (et les noms des coupables).

dimanche 15 juin 2008

les ultimes débris de l'espèce

En réalité il n'était pas impatient de l'apprendre. Une fois de plus, il lui semblait que l'Organisation s'engageait sur une voie délirante. Elle l'entraînait dans une aventure irrationnelle qui n'avait plus de rapport direct avec le sauvetage de l'humanité en naufrage. Brown ne se sentait pas tenté par la dissidence ni par la défection et, bien entendu, il ne songeait pas à remettre en cause les nouvelles orientations de l'Organisation, mais il avait perdu tout enthousiasme, et le scepticisme le rongeait. Comme tout le monde, il savait que le prolétariat ne triompherait plus et que l'humanité disparaîtrait bientôt sans avoir connu les lumières de l'égalitarisme, toutefois il avait du mal à admettre que, pour sauver les ultimes débris de l'espèce, l'Organisation désormais élaborât une stratégie à partir de visions magiques, de chamanisme à la petite semaine, d'hallucinations et de murmures entendus en rêve. Brown se considérait comme un soldat et il obéissait à sa hiérarchie, il lui obéissait avec un dévouement sans faille, mais il regrettait les temps mythiques où les réseaux clandestins luttaient sans relâche pour la révolution mondiale, avec des objectifs et des idéaux clairs qui se transmettaient entre les militants de siècle en siècle et entretenaient l'espoir d'une vie meilleure pour les générations suivantes, alors que maintenant on avançait à tâtons, au hasard, tandis que tout autour l'humanité se raréfiait irrémédiablement en tant qu’espèce et vivait ses dernières années. Brown ne voyait pas dans les missions qu’on lui confiait une manière efficace de repousser l'extinction du genre humain. Si on résume, il ne comprenait plus ce qu'il faisait sur terre. Il sentait la fin rôder, la sienne comme celle des autres.
(...) quand une espèce comme l’humanité aborde ses dernières décennies, la plupart des individus ignorent ou transgressent la norme : et on était déjà dans cette époque-là.

Lutz Bassmann, « Crise au Tong Fong Hôtel », Avec les moines-soldats (Verdier, Chaoïd, 2008, p. 189-190 et p. 193)

samedi 14 juin 2008

quelque chose se charpente

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LES NOVELLES OU ENTREVOÛTES

Avec le romånce et la Shaggå, les novelles offrent au post-exotisme un troisième type de support original, aussi puissant que les précédents et aussi couramment utilisé. Là encore, l'auteur doit adapter son inspiration à un espace réglementé, mais sans que la contrainte ne vienne déséquilibrer la qualité de son discours. Immenses développements et fables microscopiques coexistent sous l'étiquette de novelles ; la poésie la plus aérienne s'y trouve à son aise, par exemple celle d'Anita Negrini, tout autant que le réalisme brutalissime, par exemple celui de Petra Kim.
Derrière le svstème qui régit le fonctionnement de la novelle, on relèvera des traits communs aux autres genres du post-exotisme : 1) un même constat de différence avec l’extérieur ; 2) une même volonté d'agrandir cette cassure, d'accentuer le décalage avec le monde réel, perçu comme étant la source de toute douleur ; 3) un même souci de proclamer sa dissidence par rapport aux modes qui fleurissent hors du ghetto carcéral.
Les recueils de novelles regroupent des textes allant par paire. Chaque paire compose un ensemble que Khrili Gompo, dans la préface à son ouvrage fondateur Ravalement de facade, a proposé de baptiser une entrevoûte.
Le terme d'entrevoûte est un terme heureux. Il suggère des pratiques magiques, un envoûtement et, en même temps, une intimité musicale, faite d'onirisme entrecroisé, de réciprocité et de partage ; il met bien en évidence la nature circulaire de cette structure, sa courbure simple et solide.
Voyons cela d'un peu plus près.
Un premier texte, la novelle crée un champ littéraire. Le sujet a souvent rapport avec le fantastique, mais pas toujours. Une situation est définie, des personnages agissent, sur un tissu culturel précis s'accroche l'anecdote, avec son passé implicite et ses non-dits. Un deuxième texte, qu'on appellera l’annexe ou le répons, s'empare d'un moment choisi dans le corps de la narration précédente et il le fait prospérer, sans pour autant chercher à éclairer le premier récit ou a le compléter : c'est un deuxième morceau de prose qui a un caractère indépendant et qui a ses propres objectifs littéraires, son propre style, sa propre réserve d'archives et d'images. Toutefois, l'ensemble s'inscrit dans un système narratif binaire. La seule présence du répons suffit pour que le champ littéraire du premier texte gagne en cohérence. Un réseau d’harmoniques prend consistance, les nuages circulent mieux, l'histoire vibre mieux, en profondeur ; les non-dits ne peuvent se confondre avec des omissions, ils ont à présent un statut poétique. L'existence de deux textes associés pose sur l'ensemble un épais voile supplémentaire de sens.
De l'inconscient de l'auteur à l'inconscient du lecteur, quelque chose également se charpente, et cela n'est pas la moindre des réussites de l’entrevoûte. L'univers tors, courbe, autonome, qui sous-tend et justifie les deux proses entrevoûtées, s'allonge alors sans heurt au delà du texte, et, chez le lecteur sympathisant, réceptif, il se substitue au réel. Les références au monde extérieur dépérissent, elles perdent une bonne part de leur pertinence. Pour apprécier l'entrevoûte, pour la parcourir et l'habiter, il n'est plus utile d'avoir en tête les catégories idéologiques et esthétiques de l'extérieur.
Lire un recueil d'entrevoûtes renforce la certitude post-exotique qu'on est « entre soi », loin des dogues loquaces, des propagandistes et des amuseurs millionnaires. Le champ Iittéraire de l’entrevoûte ouvre sur l'infini : il devient une destination de voyage, un havre pour le narrateur, une terre d’exil pour le lecteur, d’exil tranquille, hors d’atteinte de l’ennemi, comme à jamais hors d’atteinte de l’ennemi.
ERDOGAN MAYAYO

Antoine Volodine (et alii) , Le post-exotisme en dix leçons, leçons onze (Gallimard, 1998, p. 54-57)

vendredi 13 juin 2008

charpente en désordre

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Bien que toujours désireuse de modifier le cours de l’histoire, l’Organisation avait renoncé à ses références anciennes. Elle savait que l’humanité était fichue et elle ne nourrissait plus l’espoir de voir naître sur terre une société prolétarienne juste et fraternelle. Elle souhaitait sauver en urgence le peu qui restait encore à sauver, et, comme les outils utopiques du passé se révélaient inopérants et même absurdes, elle fondait à présent sa stratégie sur des forces obscures qu’autrefois elle avait dénoncées comme surgies d’esprits arriérés ou typiques des régressions féodales : les rêves, les imprécations schizophrènes, les transes chamaniques, le fakirisme. Outre les bureaucrates maniaques de toujours, en haut de la hiérarchie, on trouvait désormais des spécialistes de la métempsycose et des moines. Brown avait le sens de la discipline et il leur obéissait, mais il regrettait les temps mythiques, quand l’Organisation prônait la révolution mondiale ou, à défaut, les assassinats de responsables et de criminels, et que les agents se rendaient dans des lieux exotiques pour cribler de balles tel ou tel ignoble individu ou détruire telle ou telle insupportable cible. Comme moi il regrettait fortement ce temps-là. Atteint par un noir scepticisme, il ne voyait pas dans sa propre activité une manière efficace de repousser l’extinction du genre humain, ou du moins de préparer ce qu’il y aurait après l’avenir. Il s'adaptait, il avait été entraîné pour s'adapter à n'importe quelle situation, mais son enthousiasme militant était maintenant gangrené, pour ne pas dire proche du zéro. Il ne comprenait plus ce qu'il faisait sur terre. Il sentait la fin rôder, la sienne comme celle des autres. À maintes reprises, il avait envisagé le suicide, mais, par fatalisme, il ne retournait pas contre lui son arme de service et il continuait à accepter des missions, à voyager, à écouter les élucubrations de ses chefs. Et, pour finir, sans excitation et sans joie, il allait trouver les agents locaux qu'on lui désignait et il suivait à la lettre leurs instructions délirantes. (« Crise au Tong Fong Hôtel », p. 54-55)

- Dans mon rêve, on ne voyait pas nettement si c’était une petite fille, dit Cuzco.
Brown se racla la gorge.
- Je pense que c'était tout comme, dit-il.
- Dans mon rêve, j'avais l'impression qu'il s'agissait d'une araignée étrange, dit Cuzco. Elle venait d'un au-delà inimaginable. Elle avait très peur.
Brown hocha la tête. Le jour éclairait l'océan. Il allait pleuvoir. Les vagues étaient magnifiques, sans régularité elles venaient se briser à leurs pieds, remuant des morceaux de tôle, des galets, des fragments de matière plastique, du mazout. Elles étaient principalement vert foncé et gris.
C'est bien que vous l'ayez rassurée avec cette couverture, poursuivit Cuzco.
- Je ne l'ai pas rassurée, dit Brown. Elle n'avait pas besoin de mon aide. Elle a fait demi-tour et elle est retournée brûler au fond du Tong Fong Hotel.
Et certainement beaucoup plus loin encore, fit Cuzco.
- J'ignore toujours ce qu'il était prévu que j'accomplisse, quel acte précis, avoua Brown.
- Peut-être qu'elle vous a vu pleurer, dit Cuzco.
- J'ai pleuré ? dit Brown.
Boïan Cuzco haussa ses épaules invraisemblables. Il y eut une pause dans le bruit des vagues, puis le silence se brisa. Des crabes avaient été projetés sur le rivage et, pour leur malheur, ils avaient atterri dans une flaque où dominaient des composés goudronneux. Ils rampèrent un moment puis s'immobilisèrent. Ils étaient petits, ils n'étaient pas de taille pour lutter contre la glu. L'un d'eux s'agitait, le ventre à l'air, comme désireux de prolonger malgré tout son semblant d'existence, ses inutiles souffrances, ou peut-être ne s'apercevant même pas qu'il était en train de mourir.
- J'ai failli l'appeler, reprit Brown. Je me tenais comme un idiot en face de l'espace noir, les yeux me piquaient. Je n'arrivais pas à respirer. Je ne savais pas si ma mission se terminait là ou non. j'ai failli l'appeler, mais je me suis ravisé. C'était trop absurde.
- Dans mon rêve, vous lui donniez un nom d'épave, dit Cuzco.
Il se leva. Brown ne l'avait encore jamais vu déplié et il le trouva grand, bien que doté d'une charpente en désordre qui le forçait à se voûter. Il marcha jusqu'à la flaque de goudron et secoua sa tête de cormoran. Il examinait les bêtes qui agonisaient à ses pieds.
Brown le rejoignit. Les crabes avaient recommencé à se débattre. Parfois ils se heurtaient d'un revers de pince. Le goudron ralentissait leurs gestes les plus élémentaires.
- Ils sont condamnés, dit Brown.
- Condamnés à quoi, dit Cuzco.
Ils étaient là, tous les deux, inclinés au-dessus des agonisants.
Ils étaient là, tous les deux, en pleine lumière crépusculaire d'avant la pluie.
Ils étaient là, tous les deux, et ils ne disaient plus rien de mémorable.

Dialogue sur la plage

Le pneu avait atterri sur la plage, finalement, il avait été rejeté au sec, entre les crabes mazoutés et le chicot de ciment qui jadis avait été un escalier ou un début de ponton. Il était abîmé à plusieurs endroits et on voyait ses entrailles courbes, ses intérieurs où un peu d'eau de mer encore brillait. Brown le regarda avec attention pendant un quart d'heure, puis il se tourna vers Cuzco.
- Parfois je me demande si nous servons à quelque chose, dit-il.
Cuzco, cette fois-ci, n'avait pas son cahier sur lui ou près de lui. Peut-être avait-il abandonné son projet d'écriture, peut-être avait-il égaré son stylo et décidé de remettre à plus tard sa rédaction. Il avait un air halluciné, un air d'oiseau marin halluciné, avec les joues couvertes de rayures, et des yeux soudain rétrécis et sans paupières, qui lançaient des éclairs d'or.
- Qui ça, nous ? demanda-t-il.
- Vous et moi, l'Organisation, précisa Brown.
- Vous savez, Brown, dit Cuzco, en ce moment, une époque où l'humanité finit de mourir, je ne vois pas ...
- Vous ne voyez pas quoi, Cuzco ? insista Brown, d'une voix forte, comme s'il était en train de procéder à un interrogatoire.
- Servir à quelque chose, dit Cuzco avec une grimace, comme s'il lui déplaisait profondément de parler. Je ne vois pas pourquoi vous posez comme ça le problème. Les humains vivent leurs dernières années. Nous sommes là, avec eux, voilà tout.
Brown reprit l'examen du pneu. La marée haute l'avait mis à l'abri des vagues, mais il retournerait peut-être en mer quand celles-ci reviendraient le lécher et le bousculer. Il allait peut-être aller et venir ainsi pendant quelques jours, quelques semaines, entre terre et océan, avant d'échouer définitivement quelque part, sur la décharge ou ensablé dans un haut-fond. Il était lacéré et sale.
- Et puis, fit Brown, il y a aussi que je me demande où nous nous situons, au bout du compte, sur l'échelle animale ou même humaine.
- En dessous de quoi nous nous situons ? dit Cuzco.
- Oui, ricana tristement Brown. Je me demande.
- Là est le problème, dit Cuzco. Cette fois, vous le posez bien, Brown. En dessous de quoi. (« Crise au Tong Fong Hôtel », p. 77-81)

Lutz Bassmann, Avec les moines-soldats (Verdier, Chaoïd, 2008)

Très beau moment romanesque que la rencontre du troisième type avec la petite-fille-araignée terrorisée surgie des flammes d' « après l'avenir » dans les deux « entrevoûtes » en miroir, les deuxième et sixième « novelles », qui portent le même titre, « Crise au Tong Fong Hôtel », et racontent la même histoire, mais pas tout à fait sous le même angle de fuite.

à lire (chez Berlol, c'est plus stable) : « Fiat Lutz. Post-exotisme. Volodine laisse écrire un de ses personnages », par Jean-Didier Wagneur (Libération, 22 mai 2008)

post-scriptum : ainsi qu'un long entretien d’Antoine Volodine avec le même Jean-Didier Wagneur, initalement publié dans Écritures contemporaines 8 : « Antoine Volodine – fictions du politique ». Textes réunis et présentés par Anne Roche et Dominique Viart (Lettres Modernes Minard, 2006). Repris sur le site Verdier : « On recommence depuis le début », suite et fin

post-scriptum bis :
- un autre extrait de la même novelle
- tandis que d'aucun préfère alerter les foules

jeudi 12 juin 2008

je suis contenu dans une peau

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Je dis « je », mais je m'aperçois que je ne me suis pas présenté encore. Disons que je m'appelle Schwahn. Les noms ou les surnoms sont des manières commodes d'étiqueter les gens, mais ils ne signifient pas grand-chose. Il n'y a pratiquement rien derrière. J'aurais pu en choisir un autre, plus parlant, mais, même si celui-ci ne correspond à rien, il me conviendra ici. Disons donc que je m'appelle Schwahn. Physiquement il n'y a pas grand-chose à signaler à mon sujet, je ne ressemble à rien de particulier: comme vous je suis contenu dans une peau et, en haut, il y a un visage. C'est dire que je pourrais passer inaperçu à peu près n'importe où. Mon visage est, je crois, celui d'un solitaire, déjà fripé, déjà usé, déjà depuis plusieurs années proche de la mort, comme c'est l'habitude ici-bas dès qu'on a dépassé la quarantaine. (« un exorcisme en bord de mer », p. 17)

On nous a appris énormément de choses, mais avant tout on nous a appris à nous taire et à oublier. Je me rappelle les instructions que nous recevions au cours des séances consacrés au brouillage de la mémoire, au brouillage de l’inconscient et à l’oubli. (« L’oubli », p. 163)

(…) il s'agissait avant tout d'apprendre à ne pas parler. Mariya Schwahn nous enseignait à ne pas parler tout en tenant un discours censé, à ne pas parler tout en lâchant torrentueusement de longs délires. Dans tous les cas il fallait feindre de ne rien cacher, et surtout de ne rien avoir à cacher. Se taire devant l'ennemi était rarement la tactique préconisée par Mariya Schwahn et ses équivalents mâles et femelles. Parler étant inévitable, il nous fallait apprendre à être remarqué par l'ennemi pour tout autre chose que notre relation à l'Organisation. À la fin des séances nous étions capables d'ignorer tout des mécanismes internes et des objectifs de l'Organisation, et même d'avoir du mal à nous représenter son existence. On nous apprenait à métamorphoser poétiquement et scrupuleusement la vérité afin que rien de crédible n'en subsiste. À la fin des séances, rien ne restait de la vérité, en nous comme ailleurs. On ne nous apprenait pas à mentir, mais plutôt à croire intensément à d'autres vérités, à croire à l'ailleurs et à oublier le reste. (« L’oubli », p. 164-165)

Il nous fallait, en particulier, ne pas succomber à la tentation de laisser une trace ou une vaine signature qui contredisent, même d’une façon imperceptible et cryptée, la médiocrité de notre existence avant ou après la mort. Cette tentation existe, on la combat avec des techniques de base mais elle existe. Il fallait donc apprendre à oublier aussi après la mort, à oublier l’idée même de laisser une trace. (« L’oubli », p. 169-170)

Brown s'installa sur le lit et ouvrit Vain temps après. C'était, je l'ai dit déjà, un recueil d'entrevoûtes rédigées par Maria Samarkande et un collectif de bagnards post-exotiques. Brown n'avait jamais été un fanatique de littérature, et, après une quinzaine de pages, il se rendit compte qu'il n'avait absolument rien retenu du texte. Comme souvent dans ce genre d'œuvre, l'histoire mettait en scène des chamanes à l'agonie, des morts traversant leurs ultimes cauchemars, des moines-soldats et des oiseaux. Brown ne se sentait pas en sympathie avec de tels personnages. Il referma le livre en grimaçant. Qu'est-ce que j'ai à me pencher sur ces élucubrations, pensa-t-il. Pourquoi est-ce que je m'oblige à suivre les pénibles aventures de ces losers. (« Crise au Tong Fong Hôtel », p. 204)

Lutz Bassmann, Avec les moines-soldats (Verdier, Chaoïd, 2008)

Il est très troublant d’être en train de lire Avec les moines-soldats de Lutz Bassmann et de retrouver un peu partout dans la rue les affichettes rouges « Seuls ceux que j’aime Seuls ceux que j’aime Écoutez ! », le mot de passe / mantra / slogan que l’on retrouve dans la « novelle » quatre (centrale comme une clef de voûte ?) du volume, intitulée « Un univers prolétarien de secours » (p. 97 sq.).

Cela donne l'impression de faire partie d'une société secrète d'initiés, et que débordent dans la réalité les échos que la fiction développe d'un texte à l'autre (comme quand le livre que lit Brown dans « Crise au Tong Fong Hôtel » (six) porte le titre de la 7e « novelle »).

Alors en rentrant on tape, pour voir, « volodine vrai nom » dans google, on arrive sur une page du site de sf noosfere qui fournit une « réponse » (avec juste en dessous cette mention poétique : « Pseudonyme(s) collectif(s) : LIMITE » ) ... et on se demande si « Jean Desvignes » (patronyme définitivement post-exotique dans son absence d'exotisme radicale) est le « vrai nom » ou un personnage de plus de Volodine ... puis on surfe un peu et on s'aperçoit que Berlol lit aussi Avec les moines-soldats ... et on se dit qu'il a peut-être la réponse ?

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