lignes de fuite

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écrivains

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jeudi 17 avril 2008

c'est pas sûr

toute ma vie j'ai été une femme
une femme
toute ma vie
est-ce que cette phrase me semble bizarre ?
non
parfois
parfois elle me semble bizarre
toute ma vie
j'ai été
une femme

comment tu peux dire une phrase pareille
toute ta vie tu as été une femme
comment tu peux dire ça

je la dis, c'est tout

mais tu ne te rends pas compte
comment tu peux dire ça
tranquillement

c'est pas sûr que je le dise tranquillement

Leslie Kaplan, Toute ma vie j'ai été une femme (POL, 2008, p. 25-26)

::: un premier état de « Toute ma vie » est également disponible chez Inventaire/Invention, ainsi que d'autres textes comme L'enfer est vert
::: Leslie Kaplan chez POL, wikipedia et remue.net

mercredi 16 avril 2008

bienvenue parmi les blogueurs !

atelier62.jpg

Très beau, bien qu’elle le dise encore « en chantier », le site de Martine Sonnet, qui passe de temps à autre par ma zone de commentaire et que j’ai eu le plaisir de rencontrer récemment.
Elle ouvre aussi un blog : L'employée aux écritures, déjà riche de deux billets.

Martine Sonnet, née en 1955, est ingénieure de recherche en histoire au CNRS.
Après plusieurs essais, elle vient de publier un premier récit littéraire : Atelier 62 (Le temps qu’il fait, 2008).

mardi 15 avril 2008

observer les bestioles dans le tgv

Le garçon s'était planté face à la vitre de la portière, les mains accrochées aux poches par les pouces. Plus jeune, on avait dû lui faire pratiquer le rugby, le water-polo, ou le hockey sur glace. Un sport pour apprendre le sens de l'affrontement, la retenue en cas d'échec, l'esprit d'équipe, toutes notions restées floues, sans application directe, sauf la posture des pouces accrochés aux poches, genoux souples, épaules basses en réserve. Elle, son amie, avait appris de sa mère comment montrer qu'on a tout en gardant l'air de rien, comment se tenir sous l'ombre dune varangue en observant ceux qui brûlent vifs sous le soleil, et rester sur cette fine lisière, le bout des doigts de pieds exposé à la chaleur, mais la nuque baignée de fraîcheur. (p. 38)

Autour de nous, les hommes habillés en hommes qui travaillent se tiennent comme des hommes qui sont en ce moment même, là, en plein travail ; ils consultent leur ordinateur portable ou discutent avec un autre gars en plein travail. Le fait que certains n'aient pas de cravate n'y change rien. On voit bien que de toute façon ils maîtrisent le port de la cravate, à tel point qu'ils s'autorisent parfois à l'enlever et à la mettre dans la poche, le temps du trajet en train par exemple. Ils sont prêts à la remettre, ils sauront quand ce sera le moment, ils font ça sans y penser. (p. 51)

Cécile Reyboz, Chanson pour bestioles (Actes sud, 2008)

Ces citations pour saluer un autre prix, dont je n'ai pas parlé encore car son côté prix de femmes ne me plaît pas tellement ; mais le Prix Lilas a été décerné le 26 mars dernier à Cécile Reyboz pour son beau roman Chanson pour Bestioles.

lundi 14 avril 2008

le danger est d'hyperventiler

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Lancelot avale sa salive, serre contre son estomac son bouclier de fausse peau de zèbre, il sent la panique qui commence à le prendre, elle arrive par le bout de ses doigts, il la sent très précisément s'emparer de la pulpe de ses doigts et remonter le long de ses nerfs, il aimerait enrayer le processus, mais la panique est là, elle investit son corps entier et son cerveau, elle se loge brutalement dans son sternum comme un uppercut, il n'arrive plus à respirer, son champ de vision se rétrécit (Je vais tomber dans les pommes? se demande-t-il), puis s'élargit de nouveau, il dit, J'arrive. Mais aucun son ne sort de sa bouche. Alors il s'éclaircit la gorge et prononce, J'arrive. (p. 12)

Lancelot ne cultivait aucune vie sociale parce que celle-ci lui aurait donné l'impression de disperser son attention, il lui aurait semblé semer de petits cailloux de sollicitude, d'amitié et de temps disponible, ce qui ne lui paraissait ni honnête ni souhaitable. Lancelot entretenait une agréable solitude - comme d'autres s'adonnent à un sport ou prennent soin de leur bonsaï (p. 20)

Lancelot eut une hésitation, oscilla un instant, le nez en l'air à regarder cette fenêtre, puis se dirigea résolument vers la porte cochère entrouverte de l'immeuble. Ce n'était pas une mince affaire pour un homme comme Lancelot qui avait, depuis si longtemps, fait vœu de passivité. Son culte de l'inertie l'avait souvent mis à la merci de la tyrannie et de la dépendance mais lui avait permis, ce qui pour Lancelot n'avait pas de prix, un lent et plaisant étiolement. C'était une agréable façon de vivre très légèrement à côté des choses. Une absence paisible aux autres. (p. 22)

Lancelot frissonna, murmura, Où en étais-je? tentant de retrouver par là même l'agréable disposition dans laquelle il se trouvait avant ce fâcheux incident, humant l'air alentour, fermant les veux une seconde pour se concentrer et refouler quelque bouffée d'angoisse qui parfois le surprenait en pleine rue (et qui avait à voir avec une vexation quelconque le projetant instantanément au temps de son enfance, je suis un petit garçon calme et sérieux et incompris et déjà nostalgique), il maintenait serré contre lui son paquet d'épreuves, essayant de rattraper son humeur tranquille comme si elle était faite de molécules qui se dispersaient dans la brise et qui le désagrégeaient totalement, respirant posément (Le danger, monsieur Rubinstein, est d'hyperventiler, vous vous mettez à respirer trop fort et trop vite et hop, voilà, vous sombrez dans l'angoisse) et se rassérénant peu à peu. (p. 24-25)

ovalde_animal.jpg

Il se dit qu'il lui faut être très prudent dans chacun de ses gestes comme s'il était surveillé par un sniper nerveux embusqué en face. C'est important, pense-t-il alors, de toujours faire comme si l'on était sous la surveillance d'un cinglé armé jusqu'aux dents, ça permet d'éviter toute gesticulation superflue. (p. 67)

Lancelot se dit que ce qui est troublant avec les pilules bleues du docteur Epstein, c'est qu'elles sont supposées l'éloigner de pulsions suicidaires inconsidérées (Des idées noires, comme dit pudiquement le docteur Epstein) mais qu'en fait elles le laissent dans un état de désespoir léger qui pourrait le conduire à peser raisonnablement le pour et le contre entre un flingue avec des balles rouillées pour que ça s'infecte et une bonne vieille corde d'alpiniste nouée à la tringle à rideaux. Lancelot se dit qu'il complique tout. Les pilules bleues, censées l'épargner, lui procurent un grand calme qui lui donne envie de mourir. Elles produisent un désir formidable de non-existence. Lancelot réfléchit et se rend compte qu'elles sont aussi relaxantes et dangereuses qu'un bain brûlant pris dans l'obscurité. (p. 120)

Véronique Ovaldé, Et mon cœur transparent (L’Olivier, 2008)

Outre le ton ironique, décallé et étrangement familier que l’on retrouve dans tous les romans de Véronique Ovaldé, j’ai beaucoup aimé le personnage lunaire, passif et hyperventilateur de Lancelot, le « héros » de celui-ci (identification quand tu nous tiens !)

Véronique Ovaldé est née en 1972.
Elle travaille dans l'édition et a publié auparavant :
- Le Sommeil des poissons (Seuil, 2000)
- Toutes choses scintillant (L'Ampoule, 2002)
- Les hommes en général me plaisent beaucoup (Actes Sud, 2003)
- Déloger l'animal (Actes Sud, 2005)

Et mon cœur transparent a obtenu en mars dernier le Prix du livre France Culture – Télérama.
On trouve sur le site de Télérama une lecture des premières chapitres par l’auteur.

mercredi 2 avril 2008

j'avais les moyens de me faire parler

quintane.gif

Étant donné la manière dont cette affaire a commencé - un herpès labial particulièrement invalidant -, j'espère obtenir quelque indulgence de la part du lecteur/trice (un quitus ?), la reconnaissance d'une gestion éthique, à défaut d'être exacte, des énoncés, de ces « chapitres » entiers intitulés faute de mieux, et non dans le but de provoquer qui que ce soit, faux barrage 1, 2, 3, etc.
Je mets en avant ma grosse lèvre, douloureuse, attestant de ce que je fais mon possible pour ne pas, par exemple, en rajouter, dire des choses qui ont déjà été dites cent fois, larmoyer sous une apparente tenue typiquement poétique.
Si je ne trichais pas avec ma propre apparence saccagée, c'est que j'avais les moyens de me faire parler de L'Année de l'Algérie. Il n'était pas question d'aller aux champignons.

D'ailleurs, il y avait des éléments curieux concernant ce pays grand (mais petit, dans une Afrique gigantesque) : l'Algérie avait été un département français au même titre que la Saône-et-Loire! Le Maroc et la Tunisie non, mais l'Algérie oui, et c'était tout naturel. À l'époque (fin des années 40, années 50), on avait installé pour ainsi dire un régime paratactique, les colons se juxtaposant aux autres et les subordonnants étant effacés, signe de modernité.


Voilà un mouvement qui varie peu : sur le moment, on constate qu'il n'y a à peu près rien de surprenant - aurais-je, à l'époque, réagi à cette phrase d'un homme important français : « La France, après avoir montré sa force, va montrer sa générosité » ? -, trente ans plus tard, on s'amuse d'un rien, on fait les yeux ronds, on a le sourire du chat du Cheshire.

Nathalie Quintane, Grand ensemble (concernant une ancienne colonie) (POL, 2008, p. 130-131)

Nathalie Quintane explore sa mémoire, celle de sa famille et celle de plusieurs peuples à propos de l’ « ancienne colonie » qu’est l’Algérie : amorces de récits, « dispositifs » ironiques, points de vue variés, un micro-roman de 11 pages, avec page de couverture et typographie, intitulé Une heureuse rencontre, inséré au cœur du livre, et la reprise du texte drôle et acéré L'Année de l'Algérie publié en 2003 chez Inventaire/Invention.

Nathalie Quintane est née le 8 mars 1964
Grand ensemble est son 11e livre (il faut les lire tous !) depuis Remarques (Cheyne, 1997) et Chaussure (POL, 1997)

en ligne :
une belle critique de Fabrice Thumerel (Libr-critique)
Éric Loret, « La jolie colonie vacante » (Libération, 27 mars 2008)
et un autre extrait chez Laure Limongi

dimanche 30 mars 2008

tu le sens, mon navigo ?

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Pénétrant dans le réseau métropolitain, l’usager se voit allouer la même capacité démultipliée par le nombre d'intersections, de retours et de changements possibles, explosion combinatoire qui met à sa disposition selon sa gouverne propre des millions de parcours aux milliers de sorties. Possibilité infinie d'un objet à capacité limitée. Cela dans le cas extrême d'un voyageur insouciant au parcours irrégulier ; l'exemple est rare (s'est-il jamais vu ?). De façon générale, négligeant ces virtualités, nous nous limitons à quelques trajets précis reliant deux ou trois sorties. (p. 27)

Ce faisant, nous rejetons les cheminements incertains, les trajets inattendus, les rencontres hasardeuses ; la rue en tant que lieu où tout naît, passe, circule, s’échange, se transforme et meurt dans la rencontre, l'indéterminé et l'aléatoire, ou tout peut advenir, lieu de l'imprévu et de l'invention, il faut dire l'histoire, il faut dire le temps. Que le métro refoule, n'en conservant que la répétition : à l’état pur. (p. 37)

Tenons-nous devant le portillon et observons les impétrants.
Une femme arrive de la surface et caresse l’excroissance brillante du gardien métallique. La main est rigide, sans douceur. Ça ressemble à une passe automatique, triste, dans l’indifférence énervée de celle qui caresse, attendant juste le râle du monstre, qu’il jouisse, vite ! Ça y est, il jouit, un orgasme silencieux suivi du relâchement des muscles, la grille s’ouvre, par où elle s’introduit rapidement, avant qu’il se ressaisisse. Les grilles se referment. C’est ça, l’accès, cette caresse froide et machinale ?
Et cet homme pressé, qui frotte tout bonnement son sac, son sac !, sur la vitre opaque, allez, gicle !, et cette ménagère au pas las posant simplement son cabas sur l’excroissance, qu’il jouisse, vite, qu’il jouisse, la journée n’est pas finie, encore mieux, ce lycéen qui se contente d'exhiber son cartable face à la machine comme un trophée, jouis, vite, grouille !, et tous ces humains qui quémandent le passage en montrant seulement d'un regard courroucé leur sac dans le même geste arrogant, comme une preuve certaine, que font-ils donc ? Approche-toi encore, colle tes oreilles aux lèvres des élus ? Ils disent à la bête :
Je suis là.
OK, c'est fini, je ne me cache plus, je suis ici, ça y est, je me rends. OK. Je clique. Je tape mon code, je valide. je pose ma main, je montre mon œil. Me voici. Mon empreinte digitale, mon pouce, ma paume, ma sueur, mon iris, mon regard, mon haleine, ma voix, mon ADN. Mon corps livré. Et encore. Ils disent :
Tu le sens, mon Navigo ? (p. 48-49)

Michel Fieux, Métrologie. Travaux préparatoires à une physique des interfaces, 1/3 (IMHO, Et Hop, 2008)

Ce très beau petit livre (avec des images parmi les mots et une mise en page travaillée (pourquoi pas une version électronique ou un site qui prolongerait les lignes et ajouterait des couleurs ?)) met des mots très justes sur les raisons qui font que je n’aime pas le métro et dresse avec exactitude la carte de ces transports fluides dont nos vies sont prisonnières.

Michel Fieux est né en 1958 dans le Gers, il est développeur (« partiellement », dit-il) indépendant, spécialisé dans la conception d’intranets. Ce premier livre est publié dans la toute nouvelle collection « Et Hop », dirigée par Éric Arlix.

mardi 25 mars 2008

désemparés

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Un homme est mort. D'une mort provoquée par un tiers. Il souffrait de la maladie d'Alzheimer, une maladie du cerveau qui se caractérise par une perte de la mémoire. Les médecins n'y peuvent rien, ils la décrivent comme on le ferait pour un coucher de soleil. Les souvenirs disparaissent les uns après les autres, on ne sait où et encore moins pourquoi. Pas de microbes à combattre, pas d'hémorragie à stopper, pas de tumeur à opérer. On assiste impuissant à l'extinction des feux. Il est étrange d'appeler cela une maladie. Il serait préférable de ne pas imaginer qu'il s'agisse d'une volonté de fuir une réalité trop pesante. La maladie d'Alzheimer est une maladie qui efface lentement la vie sans faire mourir. Elle n'est pas contagieuse et cependant se propage. Et nous laisse désemparés. (p. 12-13)

Il se trouve que je n’ai que ce cheveu, je ne le coupe pas en quatre, je le suis comme un fil d’Ariane. (p. 78)
Jean, dans son costume gris sombre, les avant-bras sur les accoudoirs, tout en gardant les yeux fixés sur Ghislaine, reste interdit par le sentiment que la situation lui échappe. Impuissant. Comme face à un corps inerte rétif au déplacement. Il se fait tard. Ses convictions s’effondrent. Et s’il avait eu tort. Pourquoi tourmenter cette femme si démunie ? Parce qu’il est commissaire et qu’il en a plus qu’assez d’être inutile. Il tient toujours son fil, mais après ce moment de flottement, il ne sait pas dans quel sens il se déplaçait au moment de l’interruption, à cet endroit du labyrinthe où l’avant ressemble à l’après. Il hésite car le risque est de revenir à la case départ. Et le temps s’écoule, les traces de pas s’estompent dans la neige qui fond. Tragique. Ghislaine remonte à la surface :
- Vous vouliez me demander quelque chose ? (p. 81-82)

Le commissaire a le sentiment de s’être déplacé pour rien. Rien d’autre que pour voir la misère humaine. La sienne. (p 112)

Le commissaire Jean Brossin, assis à son bureau, regarde le fauteuil vide devant lui. L'amnésie du père s'appelle maladie d'Alzheimer, celle de la fille s'appelle comment ? Un blanc dans l'histoire. Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Un puits sans fond. Il passe la main sur son menton. Le temps a poussé. La vie pousse. Il passe la main sur ses cheveux. Le code pénal grand ouvert ne parle pas du délit d'oubli. Un puits sans fond où dégringolent des cadavres. Il n'a pas de témoin, pas de preuve, que des billes de plastique dans un vieux paillasson. Une affaire minable. Un commissaire mal rasé, un père absent. Quelques kilos à perdre. Il dirige les investigations, il mène l’enquête, il est commissaire de police. Il ouvre son tiroir et, dans le fond, sous quelques feuilles oubliées, délaissées, sa main cherche un dé laissé là par un tricheur pris sur le fait. Il décide : pair je l’inculpe, impair je laisse tomber. Il lance l’objet qui tombe, roule et s’arrête contre la boîte de cachous. Sur le quatre. Il recule son fauteuil, se lève, attrape son manteau, son écharpe. Il va jusqu’au radiateur et baisse le chauffage. Il revient au bureau pour prendre la feuille de notes. Elle est sous le dé. Il la fait glisser. Le dé roule et s’arrête sur le deux. Il le regarde. Entre le pouce et l’index, il s’en saisit et le tourne délicatement pour le mettre sur le trois. Il relève le col de son pardessus et ferme la porte derrière lui. (p. 115-116)

Roman singulier, que Clarabel ou Le littéraire n’ont pas aimé, sans doute parce qu’ils en attendaient autre chose que ce qu’il est : la trame policière n’y a que peu d’importance, et, comme dans son premier roman, Un bras dedans, un bras dehors, ce que traque Emmanuelle Peslerbe c’est l’opacité des êtres, l’insignifiance de leurs paroles, les moments où tout devient égal ; et si ses personnages scrutent aussi souvent leur image dans le miroir, c’est peut-être que, ainsi désemparés, ils sont aussi notre miroir.

Emmanuelle Peslerbe, née le 23 mai 1962 à Nantes, est aussi kinésithérapeute, et a publié :
Un bras dedans, un bras dehors (Éditions du Rouergue, 2007)

lundi 24 mars 2008

mises entre parenthèse du rien du tout

C’est parce que les hommes ont peur de ne pas avoir d’origine qu’ils ont créé l’hypothèse
L’hypothèse, c’est ce qui permet au monde d’avoir une boucle
Parce que l’hypothèse apporte le sens
Parce que l’hypothèse légitime les lignes, les segments, les frontières, les parties et les plans
Parce que l’hypothèse est une fondation qui vient répondre au néant de l’origine

C’est parce que les 6 milliards de particuliers tournent en rond autour du monde
et que le vertige de la boucle de cette course en rond dans le crâne leur fait peur
que pour guérir leur angoisse, de ne savoir où commence la bande de moebius, ils ont posé un début et imaginé une fin (p. 36-37)

Les hypothèses sont des suspensions
Des mises entre parenthèse du rien du tout
Parce qu’un point c’est tout suffit pour construire du sens
Pour établir des lignes qui sont des traces de mouvement sur le plan du monde
Pour supporter l’angoisse du rien (p. 39)

L’hypothèse emplit le vide de l’origine et de la fin, c’est pour cela que les hommes ont de l’imagination (p. 40)

Philippe Boisnard, Atom-Z (publie.net, 2008)

Série d’ « hypothèses » sur la singularité des hommes dans le monde, ce court texte a été adapté pour le théâtre en 2007, et fait partie des « formes brèves » proposées par publie.net pour 1,3 €.

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Philippe Boisnard est né le 18 juillet 1971 à Paris

il a publié :
Dégoût en corps (Rafael de Surtis, 2000)
K (or) T(or tu(r)& (Trame Ouest, 2002)
Préface dès l’aléa : poésie (Poésie / Express, 2001)
C'est-à-dire : poésie (L'Âne qui butine, 2007)
Pancake : roman (Hermaphrodite, 2007)
Inter-action C.L.O.M. (Joël Hubaut) : essai (Le clou dans le fer, 2007)

il anime libr-critique : actualités des littératures contemporaine
et on trouve ses « vidéo poésies » ici et

jeudi 20 mars 2008

relever la nuit

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(…) nous sommes encore quelques-uns n’ayez crainte nous n’avons pas abdiqué nous sommes quelques-uns quand la nuit est tombée qui la relevons tout se passe ainsi depuis l’aube des temps et pour toujours jusqu’à l’heure de notre mort quand la nuit s’affaisse il nous faut la prendre sur nos épaules et la ramener d’où elle vient et maintenant. (p. 28)

Remplacer le temps comptable en temps nu et vide, plein de l’expérience du temps sans nulle autre pensée, et voir l’espace devenir le temps, le long des lignes d’une voix, suivre la trace du temps qui n’accomplit rien pour une fois, voilà le miracle – et voilà l’intention. (p. 106)

Mais ça ne change rien. Ce qu’il faudrait changer, c’est la vie telle qu’elle se prolonge depuis le début, et c’est impossible. L’écrire pour abolir ce que je suis – effacer les restes. La vie comme conséquence, c’est cela qu’il faudrait interdire, oublier. Il a dû se passer quelque chose pour qu’on se sente si dépouillé de tout sans savoir de quoi, si absent de ce monde – je cherche les raisons de tout cela. (p. 174)

Tous les matins se confondent : ceux qui derrière pourrissent dans la mémoire, et ceux qui au-devant de nous attendent et trépignent et nous appellent. Les mêmes, tous les mêmes matins, préparant les mêmes journées incompréhensibles. Les mêmes tâches, le même rôle pour nous tous, et aux pieds les mêmes chaussures portées sur la même scène. (p. 176)

Arnaud Maïsetti, « Où que je sois encore... (Seuil, Déplacements, 2008)

La traversée d’une nuit, du crépuscule à l’aube, de 21h38 à 07h57 en passant par 04h17, titre de la deuxième partie, dans un texte compact et exigeant, une chambre d’enregistrement des voix d’ombre de la nuit, qui se réclame, dans « Voix, de quels fonds venus ? », sa postface, de Koltès, Beckett et quelques autres.

Arnaud Maïsetti, né en 1983, est étudiant en lettres.

en ligne :
- une lecture par l’auteur (à la galerie Mycroft)
- Contretemps, son blog, présenté ici (remue.net)
- Seul, comme on ne peut pas le dire, une lecture de Koltès, chez publie.net
- « Face(s) : Maïsetti sur Roller » (tiers livre)
- un article de Dominique Dussidour (remue.net)

mercredi 19 mars 2008

s'aventurer dans l'impossible


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Les trois « Lois de Clarke » :

Lorsqu'un scientifique distingué mais vieillissant affirme qu'une chose est possible, il a presque certainement raison.
Quant il prétend que quelque chose est impossible, il a très probablement tort.

La seule façon de découvrir les limites du possible, c'est de s'aventurer un peu au-delà, dans l'impossible.

Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie.

Arthur C. Clarke (16 décembre 1917 - 19 mars 2008)

The Arthur C. Clarke Foundation

vendredi 14 mars 2008

canular spécial écrivain

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Objet : Très cher ami Éric Arlix

Très cher ami,
Enfin j'ai pu trouver votre mail, non sans mal, et je me réjouis de cela après plusieurs semaines de recherches intensives.
Sachez que ce mail n'est pas un canular comme il en circule tant sur Internet.
Il était impératif que je puisse vous contacter avant la fin du mois pour une affaire de la plus haute importance et je me réjouis, une nouvelle fois, de pouvoir vous écrire enfin pour cette affaire exceptionnelle. Monsieur Arlix Éric vous êtes l'heureux bénéficiaire d'une bourse exceptionnelle destinée à promotionner votre œuvre littéraire à travers la planète. Il est en effet incroyable au possible que certaines œuvres de facture très médiocre puissent bénéficier d'une reconnaissance, tant intellectuelle que commerciale, de grande ampleur alors qu'elles sont totalement niaises et vides de la moindre composante artistique. Notre comité d'experts a longuement débattu, non sans mal, et après plusieurs jours de délibérations et de discussions acharnées nourries d'arguments longuement soupesés, le comité a tranché et vous a élu comme l'œuvre littéraire la plus apte à devenir une lecture indispensable pour un maximum d'êtres humains de la planète terre.
En effet, la capacité de vos livres à transformer les lecteurs en unités réfléchissantes et actives semble dépasser, de loin, les œuvres en circulation actuellement. Veuillez nous communiquer au plus vite vos références bancaires que nous puissions effectuer un premier versement de 200 000 euros. En quelques semaines nous meilleurs agents en storytelling viendrons vous proposer des solutions communicantes prêtes à l'emploi afin d'entamer au plus vite la phase 1 du déferlement de votre œuvre sur le monde.

Très cher Éric Arlix, veuillez recevoir l'une des formules de politesse habituellement en usage et croire à la sincérité de celle-ci.

Pierre Verneuil,
Gérant bénévole du Comité Brain is not dead.

Hoax (èRe, 2008, p. 81-82)

En hommage à « l’inventivité narrative » et aux « fulgurances poétiques » (dues aux approximations des traductions automatiques) de certaines des arnaques qui encombrent nos boîtes mails, des exercices de style très réussis ont été commandés à Éric Arlix, Chloé Delaume, Frédéric Dumond, Karoline Georges, Emily King, Jean-Charles Massera, Émilie Notéris, Jean-Pierre Ostende, Ian Soliane, Guy Tournaye et Philippe Vasset et suivent la compilation, agrémentée de quelques réponses, de 13 « véritables » canulars.

Et j’en profite pour signaler la prochaine naissance, chez le même éditeur èRe et avec le concours de quelques uns des mêmes, de la revue Tina, pour « There is no alternative » !

mercredi 12 mars 2008

accélérés vers l’avant et tirés vers l’arrière

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Mais nous héritons des positions qui ont été prises dans le passé, elles nous suivent à la trace pour nous rattraper et nous atteindre au moment où nous nous y attendons le moins. Alors que nous sommes paisibles et prospères – déjà fatigués de la paix et de la prospérité –, les bases sur lesquelles celles-ci reposent sont peu stables. Elle sont à la merci du contrôle, qui n’est plus la manifestation d’une oppression venant de l’extérieur, mais est niché en notre intérieur, comme le virus d’un temps qui se déroule à la façon d’un programme erroné, où le futur nous tombe sur la tête tel la boucle rétroactive d’un code obscur, pianoté quelque temps auparavant par un peuple de techniciens.

Dans la configuration où nous sommes, au moment où nous sommes accélérés vers l’avant et tirés vers l’arrière, poussés vers les choses les plus nouvelles et retournés vers les choses les plus anciennes, nous savons que nous pouvons considérer le langage non pas simplement en terme de fonctions, d’opérateurs et de séquences, mais comme une force – un quantum einsteinien, où subsistent des variables cachées.

C’est là où nous sommes encore des hommes : dans la force du langage. C’est là où le contrôle s’écrase, où la peur s’estompe, c’est là où nous entendons l’harmonie de la langue, où nous flottons dans le monde écumeux des merveilles et des secrets.

C’est un monde que nous pouvons écrire en nous introduisant dans le programme, en prenant le risque d’être autre chose que des survivants, en surgissant comme des variables cachées venant implanter notre langue au cœur de la renormalisation.

Vincent Eggericx, « La Renormalisation ». Publié dans L’Atelier du roman en décembre 2005. Repris dans La position de l’observateur : 11 essais brefs (publie.net, 2008)

De Vincent Eggericx, on trouve également dans publie.net des articles publiés auparavant séparément, dans La revue littéraire, Inculte et L’Atelier du roman. Le premier de ces essais, « La position de l’observateur », publié dans L’Atelier du roman en mars 2006, est disponible gratuitement en forme d'introduction.

mardi 11 mars 2008

le contrôle parasite

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La panique est contrôlée. Elle fermente à l’état de peur et d’excitation. Lorsque tout s’arrête, c’est elle que nous pouvons entr’apercevoir. Et nous l’espérons à part nous. Que la panique advienne enfin – que cela éclate, afin que nous demeurions le Maître du monde, l’unique survivant.
Le process n’a pas intérêt à la panique ; il a intérêt à la peur : fuir, identifier l’ennemi, le mettre en sûreté, fuir un peu plus loin.
L’ennemi est le fils de la reine.
Le process est une fuite. Sa perspective est une ligne de fuite, dont la direction est déterminée par des amplitudes de probabilité.
Le process connaît le risque statistique de la panique. Il a besoin de le contrôler : autrement, la perspective disparaît.
Le contrôle est la pure réponse de la technique à l’inquiétante étrangeté ; il grandit au fur et à mesure que la panique approche/que le fils de la reine approche. Le contrôle parasite le gouvernement et l’appareil législatif. Il les détruit et s’y substitue. Il prend la forme de ses serviteurs. Il est une onde, un chiffre fait chair.
Il commence à devenir visible – dans son invisibilité.
Dans son inquiétante étrangeté, le contrôle arrive.

Vincent Eggericx, Paradis Violent (publie.net, 2008)

Vincent Eggericx est né en 1971, il vit actuellement au Japon, et a publié auparavant :
- L'Hôtel de la Méduse (Verticales, 1998)
- Le Village des idiots (Denoël, 2004)
- Les Procédures (Léo Scheer, 2006)

dimanche 9 mars 2008

sang impur

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Je connais cette engeance, c’est la mienne et je suis comme eux.
À mon avis, on n’est pas des êtres humains.
Les crevards, ici, c’est des types de Bondy, de Garges, de Trappes, de Stains, de Goussainville, de Vitry. Du faisandé. Du pathologique. Tous détenus pour de très bonnes raisons. Tous coupables. La plupart responsables. Tous innocents. Tous prêts à vous égorger si vous leur tournez le dos.
Ils ont leur propre logique.
C’en est pas une mais ils l’appliquent à ce vaste monde souffrant. Ils jouent leur rôle dans la comédie humaine. Comme les facteurs ou les chauffeurs de bus. Leur boulot, c’est de faire les fils de pute et ils le font bien. (p. 10-11)

Il y a un moment où les mots ne veulent plus rien dire et ce moment-là, dans une prison, il arrive assez vite. Pourquoi ? Parce que la Raison suit la Force. Même que ça s’appelle la Domination. Vous pouvez vous contenter de mettre des menottes aux crevards, de les tenir entre quatre murs et parler. La Parlotte, ça va avec le Pouvoir et le Pouvoir, ça va avec la Force et l’Horreur. Ça enrobe, c’est tout.
Vous avez le Pouvoir, vous parlez, vous avez raison.
Vous avez une machette dans les mains, vous parlez, vous avez raison.
Vous êtes non-violent, vous parlez, vous avez tort.
C’est la logique du monde. (p. 18)

Vous faire avaler l’injustice du monde, ça, c’est le travail des collèges de France.
Et des profs.
C’est eux les vrais bâtards.
Ils sont pires que les flics. Et ils s’en tirent toujours. Ils ont les mains propres. Toujours. Les profs gardent le monde injuste. Pour qu’on reste entre nous, entre Noirs et Arabes. Les collèges sont des ghettos. Et ceux qui disent le contraire n’ont jamais pris le RER ou ont du caca dans les yeux. Suffit de les ouvrir pour le voir. (p. 104)

Skander Kali, Abreuvons nos sillons (Rouergue, 2008)

Un premier roman qui, sans excès d’angélisme, de noirceur ni d’inculture, donne une voix à Cissé, monstre, criminel et humain, à qui les tragédies de Corneille et les hymnes nationaux qui parlent de « sang impur » ont donné dès le collège l’envie d’arrêter de respirer.

Né le 15 mars 1970, Skander Kali est enseignant à Paris. Il a longtemps vécu à Vitry-sur-Seine.

vendredi 7 mars 2008

boiter comme jambe gentille

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J’aurais pu m'exprimer de la sorte. Et quelques autres aussi, qui n’ont pas accoutumé de renoncer aux nuances qui n'enrichissent pas que les tableaux. Renoncer aux nuances c'est se renoncer, et préférer le bloc de marbre à la statue qu'il contient. Mais certains choisissent d’assumer les scories en toute connaissance de cause, et ne sont pas pour cela ni plus méprisables ni plus sots. C'est comme s'ils se dégrossissaient à chaque fois qu'ils se manifestent, comme si chaque instant était leur sculpteur, et qu'ils se mettaient à l'épreuve du ciseau devant tout le monde. Je suis d'avis que la sculpture de soi demande plus de pudeur, mais je n'ai sans doute cette opinion qu'à cause des habitudes qui me l’ont donnée et conservée, et cela m'interdit d'y attacher un prix excessif (on oubliera, s'il vous plait, cette méchante métaphore estatuante). J'aurais pu m'exprimer de la sorte ; j'y renoncerais par égard pour des contemporains qui ne savent pas lire. MAIS il se trouve que ces contemporains n'importent pas davantage qu'ils ne lisent. Et les statues ne leur sont rien que par le socle. Je serais donc bien bête si je renonçais pour eux à ce qui me convient. Je les ignore comme je le dois. Le choix, quand il s'impose, se fait entre deux égoïsmes dont certains veulent favoriser par délicatesse celui qui s'éloigne le plus de leur intérêt. Cela est admirable, j'en conviens d'autant mieux que j'ai moi-même cédé plus d'une fois à ce noble mouvement dont je n'ai pas fini de payer l'ahurissante facture. La capacité à faire des dettes, quand elle n'est pas associée à des talents qui en contrarient les dommages, cesse bien vite d'amuser les barytons qui veulent chanter La Bohème avec une voix de tête. Alors pour cette fois encore je parle juste. Aucune voix ne m'est étrangère et la mienne, faite de toutes plus une, présente des caractéristiques si astonishantes que certains vont chercher dans l'asthme le recours contre tant d'air frais. Je parle juste en chantant de travers et j'en sais le secret, qu'il ne m’importe pas de dire par une petite fenêtre de rien du tout, qui laisserait passer des vents, à lui contraires. Et si vous avez les oreilles mal faites et l'entendement nul je n'envisage pas de m'accorder à si pauvres carcasses. Votre pilon ne me fera pas boiter comme jambe gentille. (p. 47-48)

Pierre Lafargue, Ongle du verbe incarné (Verticales, 2008)

Pierre Lafargue est né en 1967 à Bordeaux.
Il aime à disserter dans une langue et une syntaxe classiques, désuètes peut-être, mais tout à fait jubilatoires.

Il a publié :
Mélancolique hommage à Monsieur de Saint-Simon (William Blake & Co, 1993)
L’Honneur se porte moins bien que la livrée (William Blake & Co, 1994)
Tombeau de Saint-Simon (Verticales, 2000)
De la France et de trois cent mille dieux fumants (Verticales, 2001)
Poèmes en eau froide avec saisissement des chairs (Verticales, 2001)
Sermon sur les imbéciles (Verticales, Minimales, 2002)
Pour détacher un homme de sa peau (Verticales, 2004)

jeudi 6 mars 2008

trouble de l’adaptation avec anxiété

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Benoit Durand n'avait pas accolé à son texte le fameux schéma qui circulait, par ailleurs, indiquant que l'on pouvait lever l'anonymat par une technique de hachage.
Il n'avait pas rappelé que la Fédération voulait, en fait, un transfert de données nominatives avec consentement de l'assuré et qu'elle se rangeait pour l'heure à cette histoire de code secret pour calmer les esprits. Les associations d'usagers avaient, en effet, pointé que les patients donneraient forcément leur consentement, sans trop réaliser, fragilisés par la maladie ou par leur position d'assuré.
Il n'avait évidemment pas évoqué le double enjeu de cette conquête. D'un côté, la possibilité de sélectionner les patients en éliminant les « mauvais risques » de leur clientèle ou en les surtaxant, de l'autre, le projet de contrôler les prescriptions des médecins pour atteindre le maximum de rentabilité. À terme, il s'agissait que les assureurs deviennent des méga-superviseurs des professionnels de santé, sur le modèle des réseaux de soins américains, les HMO (Health Maintenance Organization). À terme, il s'agissait de remplacer la Sécurité sociale, à but non lucratif, universelle et solidaire par les assurances privées. (p. 57-58)

En assurance santé, c’est l’âge charnière, quarante-trois ans. Si on se reporte à la fameuse courbe en W, c'est l'âge fondamental, à partir duquel la consommation en santé se met à grimper, grimper, à partir duquel les hommes vont pour la première fois consulter, à partir duquel l'optique devient un véritable budget. Avec le vieillissement de la population dans les prochaines années, la cotisation annuelle à une assurance santé va presque doubler. La courbe en W combinée au basculement démographique. Les assureurs vont segmenter les cotisations par tranches d'âge, vont faire payer davantage les plus âgés, vont différencier leurs prestations, c'est l'adéquation au risque, je ne suis pas favorable à cette approche modulaire. Comment construire une grille de prestations face à l’effet vieillissement ? Il faut que je fasse une note sur le sujet.
Je crois savoir que c'est la moyenne d'âge pour le TAA, trouble de l’adaptation avec anxiété, souvent déclenché par l’un des événements de la vie type deuil-divorce-harcèlement-licenciement. J'ai vu une étude là-dessus. Cela pose le problème de la consommation d'anxiolytiques et d'antidépresseurs, avec accoutumance, souvent à partir de quarante-trois ans. Pour qu'il y ait un diagnostic de TAA, il faut une souffrance marquée et une altération significative de la vie sociale. C'est une affection fréquente en médecine générale. Le poste benzodiazépines et IRSS (inhibiteurs de la recapture de la sérotonine) est lourd pour les assureurs, le recours au psychiatre n’arrive qu'exceptionnellement. De toute façon, Marina, c'est un accident. Cela n'a rien a voir. C’est un accident. Un terrible accident (p. 92-93)

Emmanuelle Heidsieck, Il risque de pleuvoir (Seuil, Fiction & Cie, 2008)

Le monologue intérieur drôle et grinçant d’un assureur qui, pendant l’enterrement de sa belle sœur, entremêle de sombres cogitations personnelles, familiales et relationnelles avec des considérations désabusées sur l’avenir radieux de notre système de santé.

Emmanuelle Heidsieck travaille et vit à Paris.
Elle a été journaliste d’investigation dans le domaine social et a publié un premier roman :
Notre aimable clientèle (Denoël, 2005)

en ligne : François Xavier, « Suite & fin de la Sécurité sociale » (Oulala.net)

dimanche 2 mars 2008

mémoire de classe

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Dans Camarades de classe (Gallimard, 2008), Didier Daeninckx procède à la reconstitution d’une mémoire collective à travers des échanges de mails entre les membres d’une photo de classe du collège Gabriel Péri, à Aubervilliers en 1964.

Manipulations, jeux de rôles et règlements de compte, une chute amusante, l’analyse de la manière dont se sont (de)formées des personnalités adultes extrêmement diverses, et une bonne idée de départ : utiliser pour cette recherche du temps perdu les pratiques, très populaires aujourd'hui, de sites comme « copainsdavant.com » - auquel « camarades-de-classe.com », ajoute fort à propos quelques connotations sociales.

à voir en ligne : la présentation vidéo par l’auteur sur la page des éditions Gallimard.

jeudi 28 février 2008

sortie de secours

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Les rares qui écrivent vraiment leurs livres paient cher l'écriture. Ils subissent l'épreuve du temps, doivent patienter comme tu l'as fait, se taire et écrire, rien que cela, écrire.
Les autres se contentent de publier, de se répéter ou de juger, de répandre jalousie et envie, usant leur ambition à participer à la société du spectacle, au grand carnaval de la culture de la nouveauté, s'évertuant à occuper l'espace et le temps présent, pour ne produire que du vide.
Il y a ceux qui écrivent comme ils feraient autre chose, tirant les bénéfices, comme dans tous les domaines, de leurs relations ou de leur savoir-faire pour obtenir le meilleur, et il y a les écrivains, ceux qui ne savent faire que cela et dont les œuvres traversent parfois les siècles ou surgissent d'un long oubli. (p. 80)

Dans tous les cinémas, il y a une sortie de secours. Le cinéma, c'est la vie écrite sur la lumière et la poussière. Il y a un début, une histoire et une fin. Tu peux sortir quand tu le désires. Il suffit de le décider. Si le film ne te plaît pas, tu sors. C'est simple. Certains se font remarquer en sortant, font du bruit, gênent au passage. D'autres sont discrets et respectueux de ceux qui restent pour connaître la suite.
Sans y penser clairement, le suicide a toujours été là, à portée de main. Je ne me serais pas fait sauter la cervelle en éclaboussant les murs, je ne me serais pas jeté sous les roues d'une automobile au milieu de l'autoroute ou sous un métro, ni pendu. Rien de tout cela. J'aurais fait comme dans une salle de cinéma : je ne gêne personne et sans bruit je pousse la porte de la sortie de secours.
Moi aussi, je serais parti comme font les rêveurs, au fin fond d'un océan. (p. 159)

Hafid Aggoune, Premières heures au paradis (Denoël, 2008)

Une fuite en forme de voyage initiatique, avec David Lynch comme guide énigmatique.

Hafid Aggoune est né à Saint-Etienne en 1973. Il a publié :
Les avenirs (Farrago, 2004)
Quelle nuit sommes-nous ? (Farrago, 2005)

Il était l’invité d’Alain Veinstein le 8 février dernier (Du jour au lendemain, France culture)
et on peut lire en ligne un article de Blandine Longre (Sitartmag)

mardi 26 février 2008

clown

Robbe-Grillet, « le pape du Nouveau Roman », comme disent les journalistes de façon bébête, est mort à 85 ans. Je l’ai bien connu autrefois, quand il passait pour un révolutionnaire dérangeant, ce que prouvent certains de ses livres, notamment Dans le labyrinthe. Dieu sait pourquoi, il s’est mis à faire du cinéma tocard et à écrire, par la suite, des livres pseudo-érotiques de plus en plus plats. En réalité, quoique drôle et plein d’humour, il aura été très « fin de siècle », c’est-à-dire un décadent. Sa façon d’entrer à l’Académie française sans y rentrer fera date. Qu’a-t-il découvert à cette occasion ? Qu’il ne voulait pas être académicien, mais que son œuvre, au fond, était académique. Il paraît que, dans une de ses dernières interventions publiques, il m’a traité de « clown ». Grossière erreur, mais sans importance.

Tel est l’ « hommage » de Philippe Sollers, pas content semble-t-il d’avoir été traité de « clown » chez Taddéï.

lundi 25 février 2008

jouissance du point-virgule

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Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maître d'études
C'est plus fort que moi, je répète : de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maître d'études
Et voilà que la simple conscience de ce point-virgule arrivant après ce « rasseoir » auquel j'aspirais de toutes mes faiblesses, voilà que ce point-virgule, ce point-là sur cette virgule-là, cette tête-ci sur ce corps-ci qui se courbe pour mieux tomber, voilà que ma dernière volonté m'hameçonne et me tire hors de l'eau d'oubli.
Je connais la suite. Comme si je l'avais déglutie et digérée, recrachée, cachée, puis oubliée. Le Proviseur va s'adresser à Monsieur Roger, à demi-voix - pas en murmurant, ou en baissant le ton, ou en détachant les syllabes, non : à demi-voix - et lui présenter l'élève qu'il vient d'introduire dans la salle de classe, mais aussi dans le Livre, mais aussi : dans ma tête. (p. 20)

(...) une torpeur la prenait, elle s'arrêta, c'est magnifique, l'imparfait la fait chavirer et le passé simple la fige, un vertige vous secoue, ça peut durer, ça pourrait durer, ça ne dure pas, le clou l'emporte sur le bois, la pointe sur la fibre. Ils repartirent ; et ce point-virgule est un coup de faux dans le fil du temps ; et, non mais admirez un peu la souplesse de la virgule, d'un mouvement plus rapide, re-virgule, le vicomte, tiens, prends cette virgule et enivre-toi avec, l'entraînant, encore une virgule pour retarder la jouissance on ne sait jamais, disparut avec elle jusqu'au bout de la galerie, la virgule alors comme un doigt sur l'ombre du clitoris, où, si ce n'est un cri qu'est-ce, haletante, encore un peu juste un peu, elle faillit tomber, virgule-hameçon où la bouche extasiée se laisse accrocher et suspendre, et, tout ne tient plus qu'à un fil, un instant, vaste comme un lit, s'appuya la tête sur sa poitrine et là j'aide tout ce beau monde à mettre un point qui ne saurait être final, parce que la jouissance, même reconduite à son huis lointain, derrière les yeux, sous la peau, ne pense plus qu'à ça, n'a plus qu'un seul impératif en tête et au con, et c'est, comme disait Estée : le refaire. (p. 75)

Claro, Madman Bovary (Verticales, 2007)

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