Vous êtes des professionnels.
Vous êtes discrets. Vous faites attention. C'est un travail minutieux de faire attention. Ça veut dire laisser de côté ses habitudes et en créer d'autres, toujours plus rapidement. Prendre garde à ce que l'on fait. Même les gestes les plus simples. Les plus anodins. C'est comme ça. Il faut qu'une partie du cerveau surveille l'autre, celle qui s'occupe d'observer le monde alentour. Faire attention est un exercice simple. À priori. L'exercice de base de tout être vivant pour continuer à le rester. Depuis la nuit des temps. Depuis l'homme de Néandertal. Depuis Cro-magnon. Depuis l'âge de fer et de bronze. Depuis que l'homme a su articuler un mot pour nommer la peur, le seul mot d'ordre est d'être attentif. Ne jamais se laisser surprendre. À l'école, ce devrait être la matière principale. Être attentif. Beaucoup de gens ratent leur vie par manque d'attention. Ce qui vous sauve en général, c'est que vous ne vous en rendez même pas compte. Ou alors, c'est qu'il est trop tard.
Vous allez vous dire à un moment ou à un autre de votre lecture que c'est une histoire de schizophrène. Un homme ou une femme qui se rend compte de sa personnalité multiple. Vous allez même penser qu'il y a beaucoup de coïncidences. Mais prenez la peine de jeter un coup d'œil à votre propre existence avant de vous lancer dans de telles considérations. Vous allez supposer un tas de choses qui ne vous mèneront nulle part. Parce qu'il est juste question d'ignorance dans cette affaire. Ou d'orgueil. Qu'importe, puisque vous l'aurez compris. Il est question d'êtres humains. (p. 17-18)
La différence entre un amateur et un professionnel, c'est la curiosité mal placée. Ne jamais demander pourquoi. Savoir que l'argent sert à mettre fin à la plupart des discussions.
Au début, Nadar a été tenté de savoir ce qui se passait après l'exécution de ses contrats. C'était il y a une quinzaine d'années. Sans doute l'une de ses premières missions. II s'est rendu au cimetière pour voir. De loin. Juste voir à quoi ressemblaient des parents qui ont commandité l'assassinat de leur propre enfant. II y avait tellement de monde à l'enterrement que Nadar s'est mélangé sans mal a la foule. II a su en quelques secondes à quel milieu appartenaient les parents. Des chanteurs, des cinéastes, des acteurs, des gens de la mode. Eux étaient la. Debout l'un à cote de l'autre. Main dans la main. Au début, il a cru s'être trompé. Les parents paraissaient trop jeunes pour avoir un enfant de cet âge. Nadar Suarès s'est approché un peu plus prèes du couple ravage par la douleur. Ils avaient des visages de cire. Statues grecques dans des vêtements fabriqués sur mesure. Nadar a reconnu le travail de la chirurgie esthétique. Multiples opérations. Nez, bouches, joues, yeux. Et puis ce qui devait être les effets de crèmes et de pilules bleues, rouges, jaunes. DHEA. Botox. Injections. Pigmentation. Épilation au laser. Implants de cheveux. Des remparts efficaces, sans cesse améliorés, contre la dégradation du corps, avec la mort au bout. Nadar s'imaginait même l'intérieur, propre et net avec lavages d'estomac réguliers et changement du sang et pourquoi pas un cœur artificiel dès maintenant pour prévoir les insuffisances de l'ancien.
Nadar a compris qu'il avait devant lui toutes les raisons qui expliquaient la mort de l'enfant. (p. 103-104)Tarik Noui, Rouge à lèvres sur le plongeoir d'une piscine municipale (Léo Scheer, Laureli, 2008)
Sous ce titre énigmatique et cette magnifique couverture, se cache une narration d'une grande pureté et concision tragiques - presque métaphysiques - qui prend pour point de départ un scénario de thriller, pour dire les mythologies inconscientes de notre époque obsédée par la jeunesse éternelle au point d'être tentée de se débarrasser de ses enfants.
Tarik Noui est né le
3 mars 1973, il vit entre Avignon et Nancy, et a publié :
- La Cruauté (Loris Talmart, 2000)
- La Désolation des singes (PARC, 2003)
- La Treille des négriers (Melville/Léo Scheer, 2006)
- Serviles
Servants (Léo Scheer, 2007)
::: les 18 premières pages