lignes de fuite

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samedi 20 décembre 2008

il est question d'êtres humains

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Vous êtes des professionnels.

Vous êtes discrets. Vous faites attention. C'est un travail minutieux de faire attention. Ça veut dire laisser de côté ses habitudes et en créer d'autres, toujours plus rapidement. Prendre garde à ce que l'on fait. Même les gestes les plus simples. Les plus anodins. C'est comme ça. Il faut qu'une partie du cerveau surveille l'autre, celle qui s'occupe d'observer le monde alentour. Faire attention est un exercice simple. À priori. L'exercice de base de tout être vivant pour continuer à le rester. Depuis la nuit des temps. Depuis l'homme de Néandertal. Depuis Cro-magnon. Depuis l'âge de fer et de bronze. Depuis que l'homme a su articuler un mot pour nommer la peur, le seul mot d'ordre est d'être attentif. Ne jamais se laisser surprendre. À l'école, ce devrait être la matière principale. Être attentif. Beaucoup de gens ratent leur vie par manque d'attention. Ce qui vous sauve en général, c'est que vous ne vous en rendez même pas compte. Ou alors, c'est qu'il est trop tard.

Vous allez vous dire à un moment ou à un autre de votre lecture que c'est une histoire de schizophrène. Un homme ou une femme qui se rend compte de sa personnalité multiple. Vous allez même penser qu'il y a beaucoup de coïncidences. Mais prenez la peine de jeter un coup d'œil à votre propre existence avant de vous lancer dans de telles considérations. Vous allez supposer un tas de choses qui ne vous mèneront nulle part. Parce qu'il est juste question d'ignorance dans cette affaire. Ou d'orgueil. Qu'importe, puisque vous l'aurez compris. Il est question d'êtres humains. (p. 17-18)

La différence entre un amateur et un professionnel, c'est la curiosité mal placée. Ne jamais demander pourquoi. Savoir que l'argent sert à mettre fin à la plupart des discussions.
Au début, Nadar a été tenté de savoir ce qui se passait après l'exécution de ses contrats. C'était il y a une quinzaine d'années. Sans doute l'une de ses premières missions. II s'est rendu au cimetière pour voir. De loin. Juste voir à quoi ressemblaient des parents qui ont commandité l'assassinat de leur propre enfant. II y avait tellement de monde à l'enterrement que Nadar s'est mélangé sans mal a la foule. II a su en quelques secondes à quel milieu appartenaient les parents. Des chanteurs, des cinéastes, des acteurs, des gens de la mode. Eux étaient la. Debout l'un à cote de l'autre. Main dans la main. Au début, il a cru s'être trompé. Les parents paraissaient trop jeunes pour avoir un enfant de cet âge. Nadar Suarès s'est approché un peu plus prèes du couple ravage par la douleur. Ils avaient des visages de cire. Statues grecques dans des vêtements fabriqués sur mesure. Nadar a reconnu le travail de la chirurgie esthétique. Multiples opérations. Nez, bouches, joues, yeux. Et puis ce qui devait être les effets de crèmes et de pilules bleues, rouges, jaunes. DHEA. Botox. Injections. Pigmentation. Épilation au laser. Implants de cheveux. Des remparts efficaces, sans cesse améliorés, contre la dégradation du corps, avec la mort au bout. Nadar s'imaginait même l'intérieur, propre et net avec lavages d'estomac réguliers et changement du sang et pourquoi pas un cœur artificiel dès maintenant pour prévoir les insuffisances de l'ancien.
Nadar a compris qu'il avait devant lui toutes les raisons qui expliquaient la mort de l'enfant. (p. 103-104)

Tarik Noui, Rouge à lèvres sur le plongeoir d'une piscine municipale (Léo Scheer, Laureli, 2008)

Sous ce titre énigmatique et cette magnifique couverture, se cache une narration d'une grande pureté et concision tragiques - presque métaphysiques - qui prend pour point de départ un scénario de thriller, pour dire les mythologies inconscientes de notre époque obsédée par la jeunesse éternelle au point d'être tentée de se débarrasser de ses enfants.

Tarik Noui est né le 3 mars 1973, il vit entre Avignon et Nancy, et a publié :
- La Cruauté (Loris Talmart, 2000)
- La Désolation des singes (PARC, 2003)
- La Treille des négriers (Melville/Léo Scheer, 2006)
- Serviles Servants (Léo Scheer, 2007)

::: les 18 premières pages

vendredi 19 décembre 2008

à dose limite avant éclatement

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Noël, nom donné par les chrétiens à l'ensemble des festivités commémoratives de l'anniversaire de la naissance de Jésus-Christ, dit « le Nazaréen », célèbre illusionniste palestinien de la première année du premier siècle pendant lui-même.
Chez le chrétien moyen, les festivités de Noël s’étalent du 24 décembre au soir au 25 décembre au crépuscule.
Ces festivités sont : le dîner, la messe de minuit (facultative), le réveillon, le vomi du réveillon, Ia remise des cadeaux, le déjeuner de Noël, le vomi du déjeuner de Noël et la bise à la tante qui pique.

Le dîner : généralement frugal ; rillettes, pâté, coup de rouge, poulet froid, coup de rouge, coup de rouge. Il n'a d'autre fonction que de « caler » l'estomac du chrétien afin de lui permettre d'attendre l'heure tardive du réveillon sans souffrir de la faim.

La messe de minuit : c'est une messe comme les autres, sauf qu'elle a lieu à vingt-deux heures, et que la nature exceptionnellement joviale de l'événement fêté apporte à la liturgie traditionnelle un je-ne-sais-quoi de guilleret qu'on ne retrouve pas dans la messe des morts.
Au cours de ce rituel, le prêtre, de son ample voix ponctuée de grands gestes vides de cormoran timide, exalte en d'eunuquiens aigus à faire vibrer le temple, la liesse béate et parfumée des bergers cruciphiles descendus des hauteurs du Golan pour s'éclater le surmoi dans la contemplation agricole d'un improbable dieu de paille vagissant dans le foin entre une viande rouge sur pied et un porte-misère borné, pour le rachat à long terme des âmes des employés de bureau adultères, des notaires luxurieux, des filles de ferme fouille-tiroir, des chefs de cabinet pédophiles, des collecteurs d'impôts impies, des tourneurs-fraiseurs parjures, des O.S. orgueilleux, des putains colériques, des éboueurs avares, des équarisseurs grossiers, des préfets fourbes, des militaires indélicats, des manipulateurs-vérificateurs méchants, des informaticiens louches, j'en passe et de plus humains.
À la fin de l'office, il n'est pas rare que le prêtre larmoie sur la misère du monde, le non-respect des cessez-le-feu et la détresse des enfants affamés, singulièrement intolérable en cette nuit de l'Enfant.

Le réveillon : c'est le moment familial où la fête de Noël prend tout son sens. Il s'agit de saluer l'avènement du Christ en ingurgitant, à dose limite avant éclatement, suffisamment de victuailles hypercaloriques pour épuiser en un soir le budget mensuel d'un ménage moyen. D'après les chiffres de l'UNICEF, l'équivalent en riz complet de l'ensemble foie gras-pâté en croûte-bûche au beurre englouti par chaque chrétien au cours du réveillon permettrait de sauver de la faim pendant un an un enfant du Tiers Monde sur le point de crever le ventre caverneux, le squelette à fleur de peau, et le regard innommable de ses yeux brûlants levé vers rien sans que Dieu s'en émeuve, occupé qu'Il est à compter les siens éructant dans la graisse de Noël et flatulant dans la soie floue de leurs caleçons communs, sans que leur cœur jamais ne s'ouvre que pour flatuler.

La remise des cadeaux : après avoir vomi son réveillon, le chrétien s'endort l'âme en paix. Au matin, il mange du bicarbonate de soude et rote épanoui tandis que ses enfants gras cueillent sur un sapin mort des tanks et des poupées molles à tête revêche comme on fait maintenant.

Le déjeuner de réveillon : la panse ulcérée et le foie sur les genoux, le chrétien néanmoins se rempiffre à plein groin, se revautre en couinant de plaisir dans les saindoux compacts, les tripailles sculptées de son cousin cochon et les pâtisseries immondes, indécemment ouvragées en bois mort bouffi. Ô bûches de Noël, indécents mandrins innervés de pistache infamante et cloqués de multicolores gluances hyperglycémiques, plus douillettement couchées dans la crème que Jésus sur la paille, vous êtes le vrai symbole de Noël.

La bise à la tante qui pique : après avoir vomi son déjeuner, le chrétien reçoit la tante qui pique et la donne à sucer à ses enfants. Si elle pique beaucoup, la tante qui pique devra attendre le Nouvel An pour que les enfants du chrétien aillent lui brouter le parchemin maxillaire contre deux cents grammes de confiseries.

Le Nouvel An est l’occasion de festivités exactement semblables à celles de Noël, à ce détail près qu’il s’agit cette fois d’un rite païen.

Pierre Desproges, Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des biens nantis (Seuil, 1985, Virgule, p. 110-114)

jeudi 18 décembre 2008

à tous qui ont peur

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à tous qui ont peur qui ont peur qui se qui trouvent dire à tous que je veux protéger je veux protéger je veux protéger je veux protéger aussi contre je veux contre je veux contre et je veux contre redonner goût entreprendre innover goût aventure pourquoi pas goût du risque pourquoi pas protéger dire à tous ceux qui à tous ceux que protection je veux pouvoir parler de protection je veux pouvoir parler de sans je veux pouvoir parler de sans au fond parler à tous parler aux parler à parler à parler aux aux aux à ceux tous ceux qui moi redonner espérance droit espérance chacun droit à espérance de famille identité

identité dont je rêve comme famille ou plus faible plus vulnérable plus fragile autant d'amour respect attention que plus fort une famille dont je rêve une famille moi une famille s'unir à moi 11 millions à moi une famille tous travailleurs tous agriculteurs tous malades tous handicapés s'unir à moi une famille une morale

Emmanuel Adely, Cinq suites pour violence sexuelle (Argol, 2008, p. 12-13)

Emmanuel Adely est né à Paris en 1962 et a publié :

- Les Cintres (Minuit, 1993)
- Dix-sept Fragments de désir (Fata Morgana, 1999)
- Agar-agar (Stock, 1999)
- Jeanne, Jeanne, Jeanne (Stock, 2000)
- Fanfare (Stock, 2002)
- Mad about the boy (Joëlle Losfeld, 2003)
- Mon amour (Joëlle Losfeld, 2005)
- Édition limitée (Inventaire/Invention, 2007)
- J'achète (Inventaire/Invention, 2007)
- Genèse (Seuil, 2008)

::: un extrait de « Sans titre », Devenirs du roman (Inculte / Naïve, 2007, p. 37-38)

mercredi 17 décembre 2008

un désordre pourtant quantifié par bouffées

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Une gare s'il faut situer, laquelle n'importe il est tôt, sept heures un peu plus, c'est nuit encore. Avant la gare il y a eu un couloir déjà, lui venant du métro, les gens dans le même sens tous ou presque, qui arrivent sur Paris. Lui contre la foule, remontant. Puis couloir un autre, à angle droit l'escalier mécanique, qui marche c'est chance aujourd'hui, le descend à la salle, vaste carré souterrain où les files se croisent une presse, se divisent, des masses, un désordre pourtant quantifié par bouffées, l'ordre d'arrivée des trains.
La pendule, l'heure, regard réflexe, dressé huilé. Ça marche en général à la minute près : six minutes il lui reste d'ici au quai, le temps donc largement pour qu'il prenne son journal, au kiosque là dans le milieu de la salle, s'il n'y a pas trop de queue. Moins de toute façon qu'aux cigarettes, la file qu'il a dû traverser, lui ne fume pas.
Préparer sa monnaie, coup d'œil aux titres, quelle page il va lire appuyé debout sur le quai. Mais souvent c'est par le métro suivant qu'il débarque, une minute de marge alors, seulement, il faut marcher plus vite, quitte à bousculer ceux d'en face, dispersés, ou se doublant à vitesses inégales les traînards de son sens. Quelquefois c'est même vraiment le métro de retard, le train loupé de trois minutes à moins, ce qui, question attente, revient au même, que ce soit celui d'avant les six minutes qui le dépote, puisque dans les deux cas c'est onze.
Onze minutes à perdre, soit le train loupé, soit en avance de six plus cinq onze, mais lui ce serait plutôt les retards qui lui tombent dessus par périodes, sans règles mais régulières, comme par vagues. Des semaines entières il arrive au métro près soit à trente-cinq, soit à quarante et puis ça flanche. Sait alors qu'avant de restabiliser c'est bien quatre cinq jours qu'il faudra, au minimum jusqu'au lundi suivant, un coup en avance puis deux fois le quart d'heure à la bourre la même semaine.
Remarque en principe il se fait pointer. Système à deux, le premier arrivé pointe l'autre, discret charge de revanche. Avec son pote. D'autant qu'à trois retards dans le mois c'est la prime d'assiduité qui saute, quinze sacs dans le lard. Alors s'il a un trou comme ça, les onze minutes à paumer, mieux vaut le prendre à la bonne et se payer un jus que rester compter les trains sur le quai.

François Bon, Sortie d’usine (Minuit, 1982, p. 7-8)

(ayant parlé prolétariat et marquises avec François Bon dans facebook je relis quelques pages de son tout premier livre)

un nouveau top 100

::: le moteur de recherche suédois Twingly, propose un top 100 des blogs francophones ; d'autres langues sont disponibles. Bravo Pénélope !

mardi 16 décembre 2008

dérobez au public ces occupations

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Monsieur, cette matière est toujours délicate,
Et, sur le bel esprit, nous aimons qu'on nous flatte :
Mais un jour, à quelqu'un, dont je tairai le nom,
Je disais, en voyant des vers de sa façon,
Qu'il faut qu'un galant homme ait toujours grand empire
Sur les démangeaisons qui nous prennent d'écrire ;
Qu'il doit tenir la bride aux grands empressements
Qu'on a de faire éclat de tels amusements ;
Et que, par la chaleur de montrer ses ouvrages,
On s'expose à jouer de mauvais personnages.
(...)
Je ne dis pas cela ; mais, enfin, lui disais-je,
Quel besoin, si pressant, avez-vous de rimer ?
Et qui, diantre, vous pousse à vous faire imprimer ?
Si l'on peut pardonner l'essor d'un mauvais livre,
Ce n'est qu'aux malheureux, qui composent pour vivre.
Croyez-moi, résistez à vos tentations,
Dérobez au public, ces occupations ;
Et n'allez point quitter, de quoi que l'on vous somme,
Le nom que, dans la cour, vous avez d'honnête homme,
Pour prendre, de la main d'un avide imprimeur,
Celui de ridicule, et misérable auteur.
C'est ce que je tâchai de lui faire comprendre.

Molière, Le Misanthrope (1666), acte I, scène II, v. 341-373

lundi 15 décembre 2008

l'écrivain se meut dans le cristal liquide

L’écrivain était mieux préparé que quiconque à vivre dans les mondes virtuels d’Internet. Il avait ses songes, ses personnages. Il a maintenant des amis et des correspondants dans cette sphère idéale. Il se passe très bien des corps, du frottement rugueux du réel, de ses contrariétés, de ses contretemps. Il peut enfin être à la fois visible et invisible, présent et absent. Son monde se dématérialise. Il se meut dans le cristal liquide comme poisson dans l’eau.

Éric Chevillard, L'autofictif, 417, 15 décembre 2008

dimanche 14 décembre 2008

le goût d'être dans le vent

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Ça y est
C'est fait
Icare décroche

Piqué
En chute libre
Cheveux plaqués sur les tempes
Souffle coupé
Larmes aux yeux
Comme quand penché
À la vitre des trains
- Comme un long train en chute libre
- Comme respirer dans le phare trop fort d'un ventilateur
Locomotive sans rail vitesse grand V
pour grand Ventilateur
Espace glacé vertical froid
Grand bruit de voiles
Qui claquent
Rafales
Rafales
Dans l'espace glacé vertical froid solitaire
Personne ne vous entend vous taire
Neige qui remonte du sol
transmigration des âmes ?
Grande goulée de ciel opalescent
Piste blanche verticale

Coup d'œil sur l'altimètre
Deux mille pieds

Je fonce
Tête en avant
Pivot
Mains croisées derrière le dos
Cou tendu
Menton contre le plexus
Regard vers l'arrière
ta ligne de fuite
Pieds Joints
Cheville contre cheville
Pointes des pieds tendues
J'accélère
Le ciel vide se dérobe

Première percée du plafond nuageux
Virevolte
Coup d'œil sur mon ventral
Impeccable
Ultraléger, lycra noir élégant
Type espion qui venait du froid
poignées en titane iridié
Titane iridié
Pour ciel grand sans pupille
(de son père il retient le goût d'être dans le vent)

Je glisse

Corps de glisse
lissé
Comme les plumes de l'oiseau
Serpent des airs
Collant de cycliste en nylon
Avec ses renforts stretch
aucune prise à l'air
(de son père il retient l'amour des techniques
et du travail bien fait)
C'est la peau du serpent noir
Je croise un corbeau
Jaloux de leur texture
Hydrorésistante
À chacun ses ailes mon vieux

Je glisse

Je me lâche

Martin Rueff, Icare crie dans un ciel de craie (Belin, L’extrême contemporain, 2008, p. 23-24)

::: Angèle Paoli, « icaro, è l’ora » (Poezibao)

samedi 13 décembre 2008

les trois lapins du pénultième billet

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::: à la demande générale de cairo, voici le tableau d'Andrea Mantegna, La Prière au jardin des oliviers (v1453-1454), d'où sont extraits les trois lapins (il y en a même d'autres à gauche) du pénultième billet : quelqu'un saurait-il pourquoi tous ces lapins dans les tableaux de Mantegna ?

vendredi 12 décembre 2008

des lignes de fuite que l'œil prolonge

En renversant la tête il voit toute la façade qui, au-dessus, est en briques brunâtres. Elle s'élève vers le ciel blanc, percée régulièrement de fenêtres carrées sans balcons ni encadrement et dont la grandeur apparente et les intervalles décroissent progressivement, leur succession dessinant des lignes de fuite convergentes interrompues à la hauteur du vingtième étage et que l'œil prolonge vers leur point de rencontre dans le vide éblouissant et décoloré. Pris d'un léger vertige il abaisse la tête, son regard parcourant maintenant de haut en bas la façade brune puis grise.

Claude Simon, Les Corps conducteurs (Minuit, 1971, p. 13)

jeudi 11 décembre 2008

comme un départ en chemin de fer ou l'érection de la croix

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Depuis que je suis allée il y a quelques jours visiter la belle exposition que le Louvre consacre actuellement à Andrea Mantegna (1431-1506) je copie-colle ici certains des détails contrapuntiques et ciselés qui font toute la complexité de ses compositions, et dont l’écriture de Marcel Proust parvient à rendre particulièrement bien compte, tout en parlant à peine des tableaux :

À quelques pas, un grand gaillard en livrée rêvait, immobile, sculptural, inutile, comme ce guerrier purement décoratif qu'on voit dans les tableaux les plus tumultueux de Mantegna, songer, appuyé sur son bouclier, tandis qu'on se précipite et qu'on s'égorge à côté de lui ; détaché du groupe de ses camarades qui s'empressaient autour de Swann, il semblait aussi résolu à se désintéresser de cette scène, qu'il suivait vaguement de ses yeux glauques et cruels, que si c'eût été le massacre des Innocents ou le martyre de saint Jacques. Il semblait précisément appartenir à cette race disparue - ou qui peut-être n'exista jamais que dans le retable de San Zeno et les fresques des Eremitani où Swann l'avait approchée et où elle rêve encore - issue de la fécondation d'une statue antique par quelque modèle padouan du Maître ou quelque Saxon d'Albert Dürer. Et les mèches de ses cheveux roux crespelés par la nature, mais collés par la brillantine, étaient largement traitées comme elles sont dans la sculpture grecque qu'étudiait sans cesse le peintre de Mantoue, et qui, si dans la création elle ne figure que l'homme, sait du moins tirer de ses simples formes des richesses si variées et comme empruntées à toute la nature vivante, qu'une chevelure, par l'enroulement lisse et les becs aigus de ses boucles, ou dans la superposition du triple et fleurissant diadème de ses tresses, a l'air à la fois d'un paquet d'algues, d'une nichée de colombes, d'un bandeau de jacinthes et d'une torsade de serpents.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu (Gallimard, Pléiade, volume 1, p. 318-319)

Malheureusement ces lieux merveilleux que sont les gares, d'où l'on part pour une destination éloignée, sont aussi des lieux tragiques, car si le miracle s'y accomplit grâce auquel les pays qui n'avaient encore d'existence que dans notre pensée vont être ceux au milieu desquels nous vivrons, pour cette raison même il faut renoncer au sortir de la salle d'attente à retrouver tout à l'heure la chambre familière où l'on était il y a un instant encore. Il faut laisser toute espérance de rentrer coucher chez soi, une fois qu'on s'est décidé à pénétrer dans l'antre empesté par où l'on accède au mystère, dans un de ces grands ateliers vitrés, comme celui de Saint-Lazare où j'allai chercher le train de Balbec, et qui déployait au-dessus de la ville éventrée un de ces immenses ciels crus et gros de menaces amoncelées de drame, pareils à certains ciels, d'une modernité presque parisienne, de Mantegna ou de Véronèse, et sous lequel ne pouvait s'accomplir que quelque acte terrible et solennel comme un départ en chemin de fer ou l'érection de la Croix.

Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, À la recherche du temps perdu (Gallimard, Pléiade, volume 2, p. 6)

::: le site de l’exposition est très complet et permet de récupérer l’essentiel des tableaux dans un excellent format (ce qui est très pratique pour ensuite zoomer sur les détails !).

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mercredi 10 décembre 2008

quelques lignes du temps d'avant

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Ce cahier parce que je sens que s'effacent, à peine posées, les touches légères qui confèrent aux heures de notre vie leur saveur, leur couleur, il ne subsiste plus, avec l'éloignement, que des blocs de quatre ou cinq années teintés grossièrement dans la masse. J'aimerais bien avoir conservé quelques lignes du temps d'avant - d'avant la conscience du monde et de soi, de la fièvre et de l'urgence, de la certitude de mourir. Mais c'est parce qu'elles m'étaient épargnées que je n'ai pas éprouvé le besoin de rien noter.

Pierre Bergounioux, mardi 16 décembre 1980 (première entrée), Carnet de notes 1980-1990 (Verdier, 2006, p. 7)

mardi 9 décembre 2008

lyrisme altérobiographique (rire)

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VII, Richelieu le retour

Venez diriger les « Entrées » gros poste à la BN

proposé à une professionnelle intéressante
incluant l'Histoire de France et les acquisitions
« exotiques », toutes choses plutôt intéressantes

aux yeux de celle pour qui le travail d'acquisition
de connaissances est comme un réflexe. En revenir
Marie-Renée n'en revient pas, d'abord, acquisition

faite d'une philosophie modeste. Or, revenir
dans cet endroit si bien connu, huit ans après, c'est simple...
faisons comme si on n'était pas partie. Revenir

c'est retrouver des habitudes huilées, assez simple
mais aussi devoir saisir des responsabilités
nouvelles : gérer cent trente personnes, ce n'est simple

que si l'on sait les pousser aux responsabilités
à chaque échelon. Aux Entrées, sont acquis tous les livres
hors Dépôt légal : la belle responsabilité

que de choisir parmi la quantité d’imprimés, livres
publiés dans le monde entier, revue, etc.
celles et ceux qu’il faut pour accompagner tous les livres (p. 73-74)

« Est-ce moi ? » dit-elle. « C'est une autre. » On aura compris
que la biographie, en poème ou non, c'est de l'épique
qu'il en faudrait plusieurs, incompatibles, y compris

concurrentes et décentrées, plus critiques qu'épiques.
Au fur et à mesure, à des proches, des amis choisis
Marie-Renée teste en lecture mes tercets épiques.

Les tests semblent plutôt encourageants. Ayant choisi
de qualifier le sujet sur le flanc droit du poème
j'espère contrer la vision simple, profil choisi

au détriment des autres. Est-ce fatal qu'un poème
désincarne, allégorise (mots de la déception
que j'ai entendus) ? C'est inévitable qu'un poème

soit de l'impur, il le faut ! Et foin de la déception
chez l'objet du lyrisme altérobiographique (rire).
Pareille à la bonne fatigue, bonne déception. (p. 85)

Jacques Jouet, MRM (POL, 2008)

Après les poèmes-portraits de Cantates de proximité (POL, 2005), c’est toute une vie (celle de Marie-Renée Morin, une mienne mais éminente collègue) que Jacques Jouet entreprend de raconter en vers, des tercets de quatorze pieds (en général), épiques, lyriques, affectueux et drôles.

Jacques Jouet, né en 1947 à Viry-Chatillon, est lui-même un éminent oulipien depuis 1982.

lundi 8 décembre 2008

cet être fragile, inquiet, réceptif excessivement

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(...) Agir, c’est ce que l'écrivain voudrait par-dessus tout. Agir, plutôt que témoigner. Écrire, imaginer, rêver, pour que ses mots, ses inventions et ses rêves interviennent dans la réalité, changent les esprits et les cœurs, ouvrent un monde meilleur. Et cependant, à cet instant même, une voix lui souffle que cela ne se pourra pas, que les mots sont des mots que le vent de la société emporte, que les rêves ne sont que des chimères. De quel droit se vouloir meilleur ? Est-ce vraiment à l'écrivain de chercher des issues ? N’est-il pas dans la position du garde champêtre dans la pièce du Knock ou Le Triomphe de la médecine, qui voudrait empêcher un tremblement de terre ? Comment l'écrivain pourrait-il agir, alors qu’il ne sait que se souvenir ?
La solitude sera son lot. Elle l’a toujours été. Enfant, il était cet être fragile, inquiet, réceptif excessivement, cette fille que décrit Colette, qui ne peut que regarder ses parents se déchirer, ses grands yeux noirs agrandis par une sorte d'atttention douloureuse. La solitude est aimante aux écrivains, c’est dans sa compagnie qu’ils trouvent l’essence du bonheur. C’est un bonheur contradictoire, mélange de douleur et de délectation, un triomphe dérisoire, un mal sourd et omniprésent, à la manière d’une petite musique obsédante. L'écrivain est l’être qui cultive le mieux cette plante vénéneuse et nécessaire , qui ne croît que sur le sol de sa propre incapacité. Il voulait parler pour tous, pour tous les temps : le voilà, la voici dans sa chambre, devant le miroir trop blanc de la page vide, sous l’abat-jour qui distille une lumière secrète. Devant l’écran trop vif de son ordinateur, à écouter le bruit de ses doigts qui clic-claquent sur les touches. C’est cela, sa forêt. L'écrivain en connaît trop bien chaque sente. Si parfois quelque chose s’en échappe, comme un oiseau levé par un chien à l’aube, c’est sous son regard éberlué – c’était au hasard, c’était malgré lui, malgré elle. (...)

Jean-Marie Gustave Le Clézio , « Dans la forêt des paradoxes », Bretagne, 4 novembre 2008
Discours de réception du Prix Nobel, Stockholm, 7 novembre 2008

post-scriptum :
::: une photo et le pdf offerts par le tiers livre
::: l'avis de Pierre Assouline
::: une mise au point salutaire dans L'autofictif
::: le dossier France Culture

dimanche 7 décembre 2008

comme une boîte de palavas

Même si je suis toujours assez allergique à l'ambiance Facebook, la curiosité l'a emporté et j'ai décidé de jouer le jeu en créant un vrai profil avec mon vrai nom (la photo ce n'est pas vraiment moi) ; le premier constat est double : c'est tout de même amusant et c'est très chronophage (d'où ce billet minimaliste).
Si vous en êtes et voulez être mon « ami(e)s » ... ce sera avec plaisir !

::: Guillemette Faure, « Facebook va se ringardiser comme une boîte de Palavas » (Rue89)
::: François Bon, « face book mode d’emploi »
::: « Facebook dans la réalité »

samedi 6 décembre 2008

un petit parasol et une paille

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Un roman n’est jamais qu’un banal dictionnaire secoué avec adresse et non sans frime dans lequel l’écrivain ne fait encore que planter un petit parasol et une paille.
Éric Chevillard, L’autofictif, 406, jeudi 4 décembre

La saison 1 de L’autofictif d'Éric Chevillard, publiée par L'Arbre vengeur, sera le 20 janvier chez vos librairies ... qu'on se le dise !

« En septembre 2007, sans autre intention que de me distraire d’un roman en cours d’écriture, j’ai ouvert un blog, quel vilain mot, j’ai donc ouvert un vilain blog et je lui ai donné un vilain titre, plutôt par dérision envers le genre complaisant de l’autofiction qui excite depuis longtemps ma mauvaise ironie.
Rapidement j’ai pris goût, et même un goût extrême, à cet exercice quotidien d’intervention dans le deuxième monde que constitue aujourd’hui Internet et à ces petites écritures absolument libres de toute injonction. » dit l'écrivain.

vendredi 5 décembre 2008

tu as encore tellement de livres à lire

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Tu vois les pages se tourner, tu t'assois dans ton fauteuil préféré, tu poses les pieds sur la table basse, l'halogène éclaire le salon d'une lumière médicale aveuglante qui se reflète sur le noir de la nuit piégé dans les vitres, tu tournes les pages tant qu'il en est encore temps, tu as lu tellement de livres au long des soirées d'automne-hiver quand la pluie cingle les murs, quand le vent traverse en hurlant le jardin vide, tu as encore tellement de livres à lire, ceux que tu as achetés ici ou là sur les marchés aux puces, chez les bouquinistes ou dans les rares vraies librairies, ceux que l'on t'a offerts ou prêtés, tu sais bien que tu ne pourras pas tout lire, que ta vie s'arrêtera avant, tu as cessé depuis longtemps de lire prospectus magazines et quotidiens, les seuls journaux qui t'intéressent encore sont ceux des écrivains, tu sens derrière toi la présence rassurante de la bibliothèque, tous ces trésors connus feuilletés admirés lus et relus, tu te lèves, tu passes la main sur le dos de tes livres, tu sors le Cahier de l'Herne consacré à Burroughs Pélieu et Kaufmann, tu regardes les photos, lis quelques lignes ici ou là, Prisonniers de la terre sortez, Écoutez mes derniers mots n'importe où, Écoutez mes derniers mots n'importe quel monde, ta chair se hérisse, tu montres les dents mais tu n'es plus un garçon sauvage, juste un vieux jardinier, les pieds dans la boue et la tête dans le panier de mots, tu tournes la page, tes lunettes glissent sur ton nez, les mots se brouillent, les lignes se chevauchent, tu relis la même phrase plusieurs fois sans la comprendre, la formule individu brillait magnifiquement dans le noir, ce n'est pas toi qui écris ces mots, c'est une puissance étrangère qui s'est emparée de ton esprit, qui le contraint, qui l'hypnotise, tu finis par t'endormir dans le fauteuil, le livre glisse sur tes genoux puis tombe sur le sol, il s'ouvre à la page 23, la sonnerie du téléphone te réveille en sursaut, tu sais que c'est encore toi, tu laisses sonner, le téléphone sonne interminablement dans la maison, tu es absent, tu es perdu mais ta tête n'est pas vide encore, les dizaines de milliers de pages que tu as absorbées tournent sans cesse dans les tiroirs et les étagères de ton cerveau, tu te souviens des noms des auteurs, des titres des livres et même du nom des éditeurs et des collections, tu reconnais les couvertures, les tranches colorées, tu distingues les différents éditeurs à la couleur de la couverture, au format du livre, tu repères de loin dans les cartons les logos de tes préférés, tu recopies des paragraphes entiers, tu apprends par cœur des poèmes et des citations, tu lis les biographies et la correspondance de tes favoris, tu cites des phrases et des vers, tu prêtes tes livres, tu perds des livres, tu les rachètes, tu ne t'en lasses pas ;

Lucien Suel, Mort d’un jardinier (La Table ronde, 2008, p. 139-141)

Ce très beau récit poétique évoque, à la deuxième personne, ce qui le rend plus éprouvant, les images, les mots, les souvenirs qui affluent à la conscience tandis que la vie s’échappe d’un jardinier, d’un lecteur, d’un homme.

Lucien Suel est né en 1948. Il a publié de nombreux recueils de poésie, et, comme beaucoup d’internautes, j’ai appris à le connaître à travers sa galaxie de sites et blogs, à explorer sans modération :

::: Silo (miscellanées littéraires)
::: Lucien Suel's Desk
::: Station Underground d'Emerveillement Littéraire

voir aussi :
::: Poussière de Lucien & Josiane Suel (publie.net, 2008)
::: Sombre Ducasse (1988)
::: le chapitre 2 de Mort d’un jardinier (remue.net)
::: des recensions des articles et billets sur le livre ici, , et .

jeudi 4 décembre 2008

un truc qui ne sert à rien

::: « neige en novembre, wikio en décembre », comme l’écrit très justement Marlène ! dans le classement wikio du jour, faut-il vraiment se réjouir qu’il y ait (enfin !) « une fille dans le top 10 » ?

::: dans la catégorie littérature, la parité a toujours été mieux respectée que dans le reste du classement, mais c’est sans doute car la littérature c'est un truc qui ne sert à rien, comme La Princesse de Clèves (écrite par une fille !) : en tout cas deux filles, Clarabel et Zoridae sont passées devant l’inamovible Pierre Assouline (infatigable chevalier de la princesse sus-dite) ; de plus Berlol fait une apparition soudaine et remarquée à la 38ème place !

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::: sans rapport (mais ça me fait rire et, par les temps qui courent et les décisions gouvernementales qui neigent, ce n'est pas si fréquent) : les démêlés des Simpsons avec M Apple.

mercredi 3 décembre 2008

tu continues à vivre

… tu continues à vivre
comme un rat de laboratoire qu’un chercheur insouciant aurait oublié dans son labyrinthe …

Georges Perec, Un homme qui dort (1974)

une belle représentation romantique

... de la condition de blogueur

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