lignes de fuite

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écrivains

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mardi 6 janvier 2009

me prévenant que la mémoire est pleine

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Les lois de l’hospitalité est le fruit d’une résidence que j’ai faite aux Nouvelles Subsistances à Lyon. (…) À partir d’entretiens que j’ai réalisés avec une vingtaine de personnes qui vivent à Lyon et dont la langue maternelle n’est pas le français, j’ai écrit un texte qui reprend leurs histoires, les croise, les reconstruit et les invente. (p. 7)

Le 16 novembre, après deux entretiens particulièrement éprouvants pendant lesquels je suis restée détachée et souriante, je commande une choucroute à la brasserie Georges et je pleure dans mon assiette. (p. 17)

Le 14 novembre, on me prête un appareil pour enregistrer les entretiens, les fichiers sont vierges, la batterie chargée, mais quand j’essaie de déclencher l’enregistrement, un message s’affiche me prévenant que la mémoire est pleine et qu’on ne pourra plus rien y ajouter. (p. 37)

Le 6 décembre, pour vaincre les réticences de mon interlocuteur qui prend notre conversation pour un interrogatoire, je suis obligée de lui raconter sur moi des choses que je préfère d’habitude passer sous silence. (p. 49)

Le 18 novembre, c’est dimanche, je cherche un café dans le quartier, tout est fermé, j’imagine la solitude que doit éprouver un étranger séjournant dans un pays dont il ne connaît ni la langue ni les habitants. (p. 55)

Olivia Rosenthal, Les lois de l'hospitalité (Inventaire/Invention, 2008)

Olivia Rosenthal est née en 1965 à Paris

::: Viande froide (Lignes, 2008)
::: On n'est pas là pour disparaître (Verticales, 2007)

samedi 3 janvier 2009

trop humains

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La nouvelle de la mort, le 31 décembre dernier, de Donald Westlake, né le 12 juillet 1933 à Brooklyn, m'attriste.

Bien sûr j'ai ri en lisant les aventures de l’inénarrable Dortmunder, apprécié ses polars sociaux façon Couperet, mais m’avait surtout touchée un de ses romans les plus atypiques, Trop humains (1992), dans lequel l’ange Ananayel, chargé par Dieu d’organiser la fin du monde, s’attache à ces humains si ratés mais si touchants qu'il avait pour mission d'aider à s'entretuer.

::: site Donald Weslake

::: Bartleby les yeux ouverts
::: BibliObs
::: Libération

mardi 30 décembre 2008

des petits pains de plastique dans les neurones

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Quand on commence à appuyer sur la gâchette et que le tremblement du fusil mitrailleur secoue le corps tout entier, on a beaucoup de mal à s'arrêter. Tout le monde ici adore se servir de son arme. Le tremblement du fusil mitrailleur nourrit la peur en même temps qu'il l'évacue et on a l'impression que toute cette saloperie pourrait être ensevelie sous le bruit des balles, écrasée, jusqu'à se dissoudre, dans le tremblement des machines de guerre. Tout-puissant, maître du jeu. C'est effrayant. (p. 9)

Quand l'un de nos gars se fait accrocher nous finissons toujours par réagir, d'une manière ou d'une autre. Pas vraiment de la vengeance. Plutôt un défoulement. Dans des moments pareils, il nous pousse instantanément des dents de fauve dans la tête. Toute cette sauvagerie qui remonte à la surface avec une facilité, une rapidité effrayantes, comme une purge. La peur extrême, la rage extrême. La préparation militaire nous a comme qui dirait greffé des petits pains de plastique dans les neurones. La moindre étincelle fait tout péter.

Je n'étais pas comme ça, avant. (p. 12)

La peur extrême s'accompagne d'un très fort sentiment de solidarité entre tous les gars, un sentiment que je n'ai ressenti qu'au combat, comme qui dirait un instinct collectif de défense, avec l'impression de constituer un même organe biologique dont nous serions les anticorps. Nous nous retrouvons côte à côte avec des gars que nous ne connaissons pas et avec lesquels, instantanément, nous partageons une très forte intimité. Nous défendons les mêmes valeurs. Tous complices. La haine, la peur, les dents de fauve dans la tête. Dans ce genre de situation nous prenons des risques inouïs. Instinctivement. Sans héroïsme. C'est beaucoup plus que de la camaraderie. Se protéger les uns les autres d'un ennemi commun, ça n'est pas rien... Dans des moments pareils, brusquement, on ne sent plus le danger. D'ailleurs on ne sent plus rien. On fait la guerre, on court, on vide son chargeur, on est une machine. On se défonce. Ça va très vite. Comme expulsé du réel. On crie, on court, on vide son chargeur. On est une machine, on crie, on fait la guerre. On crie, ça va très vite. Je ne vois pas trop ce qui pourra remplacer ça lorsque nous serons rendus à la vie civile. (p. 33-34)

Jean-Michel Espitallier, Army (Al Dante, 2008)

Jean-Michel Espitallier poursuit avec Army la réflexion abordée dans En guerre ; en construisant un témoignage fictionnel à la première personne à partir de sources médiatiques évoquant la guerre en Irak, toutefois, il poursuit une réflexion cognitive, comme dans son précédent Tractatus logo mecanicus, bien davantage qu'une visée moraliste.

::: un article de Philippe Boisnard (Libr-critique)

lundi 29 décembre 2008

le défini n'est pas l'opposé de l'infini

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19 novembre

La trace
Conservation
De la partie au tout.
Folie ou Nécessite ?
De l'illusion au savoir.

Eh ! Vous avez vu ce dégradé ?
Né de ma plus infantile angoisse :

Le défini n'est pas l'opposé de l'infini. (p. 72)

26 novembre

Répétition.
Ils ne comprennent rien.
Tous différents, ils ne sont pas Ils.
En dessous du troupeau de bêtes.
L'intelligence humaine est une tare naturelle.

Trop fin, chaque cheveu est bactériel. (p. 74)

Mathieu Brosseau, Surfaces. Journal perpétuel (Caractères, 2004)

Mathieu Brosseau est né le 23 décembre 1977 à Lannion.
Il a publié aussi : L'Aquatone (La Bartavelle, 2001)
et anime le site plexus S

samedi 20 décembre 2008

il est question d'êtres humains

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Vous êtes des professionnels.

Vous êtes discrets. Vous faites attention. C'est un travail minutieux de faire attention. Ça veut dire laisser de côté ses habitudes et en créer d'autres, toujours plus rapidement. Prendre garde à ce que l'on fait. Même les gestes les plus simples. Les plus anodins. C'est comme ça. Il faut qu'une partie du cerveau surveille l'autre, celle qui s'occupe d'observer le monde alentour. Faire attention est un exercice simple. À priori. L'exercice de base de tout être vivant pour continuer à le rester. Depuis la nuit des temps. Depuis l'homme de Néandertal. Depuis Cro-magnon. Depuis l'âge de fer et de bronze. Depuis que l'homme a su articuler un mot pour nommer la peur, le seul mot d'ordre est d'être attentif. Ne jamais se laisser surprendre. À l'école, ce devrait être la matière principale. Être attentif. Beaucoup de gens ratent leur vie par manque d'attention. Ce qui vous sauve en général, c'est que vous ne vous en rendez même pas compte. Ou alors, c'est qu'il est trop tard.

Vous allez vous dire à un moment ou à un autre de votre lecture que c'est une histoire de schizophrène. Un homme ou une femme qui se rend compte de sa personnalité multiple. Vous allez même penser qu'il y a beaucoup de coïncidences. Mais prenez la peine de jeter un coup d'œil à votre propre existence avant de vous lancer dans de telles considérations. Vous allez supposer un tas de choses qui ne vous mèneront nulle part. Parce qu'il est juste question d'ignorance dans cette affaire. Ou d'orgueil. Qu'importe, puisque vous l'aurez compris. Il est question d'êtres humains. (p. 17-18)

La différence entre un amateur et un professionnel, c'est la curiosité mal placée. Ne jamais demander pourquoi. Savoir que l'argent sert à mettre fin à la plupart des discussions.
Au début, Nadar a été tenté de savoir ce qui se passait après l'exécution de ses contrats. C'était il y a une quinzaine d'années. Sans doute l'une de ses premières missions. II s'est rendu au cimetière pour voir. De loin. Juste voir à quoi ressemblaient des parents qui ont commandité l'assassinat de leur propre enfant. II y avait tellement de monde à l'enterrement que Nadar s'est mélangé sans mal a la foule. II a su en quelques secondes à quel milieu appartenaient les parents. Des chanteurs, des cinéastes, des acteurs, des gens de la mode. Eux étaient la. Debout l'un à cote de l'autre. Main dans la main. Au début, il a cru s'être trompé. Les parents paraissaient trop jeunes pour avoir un enfant de cet âge. Nadar Suarès s'est approché un peu plus prèes du couple ravage par la douleur. Ils avaient des visages de cire. Statues grecques dans des vêtements fabriqués sur mesure. Nadar a reconnu le travail de la chirurgie esthétique. Multiples opérations. Nez, bouches, joues, yeux. Et puis ce qui devait être les effets de crèmes et de pilules bleues, rouges, jaunes. DHEA. Botox. Injections. Pigmentation. Épilation au laser. Implants de cheveux. Des remparts efficaces, sans cesse améliorés, contre la dégradation du corps, avec la mort au bout. Nadar s'imaginait même l'intérieur, propre et net avec lavages d'estomac réguliers et changement du sang et pourquoi pas un cœur artificiel dès maintenant pour prévoir les insuffisances de l'ancien.
Nadar a compris qu'il avait devant lui toutes les raisons qui expliquaient la mort de l'enfant. (p. 103-104)

Tarik Noui, Rouge à lèvres sur le plongeoir d'une piscine municipale (Léo Scheer, Laureli, 2008)

Sous ce titre énigmatique et cette magnifique couverture, se cache une narration d'une grande pureté et concision tragiques - presque métaphysiques - qui prend pour point de départ un scénario de thriller, pour dire les mythologies inconscientes de notre époque obsédée par la jeunesse éternelle au point d'être tentée de se débarrasser de ses enfants.

Tarik Noui est né le 3 mars 1973, il vit entre Avignon et Nancy, et a publié :
- La Cruauté (Loris Talmart, 2000)
- La Désolation des singes (PARC, 2003)
- La Treille des négriers (Melville/Léo Scheer, 2006)
- Serviles Servants (Léo Scheer, 2007)

::: les 18 premières pages

jeudi 18 décembre 2008

à tous qui ont peur

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à tous qui ont peur qui ont peur qui se qui trouvent dire à tous que je veux protéger je veux protéger je veux protéger je veux protéger aussi contre je veux contre je veux contre et je veux contre redonner goût entreprendre innover goût aventure pourquoi pas goût du risque pourquoi pas protéger dire à tous ceux qui à tous ceux que protection je veux pouvoir parler de protection je veux pouvoir parler de sans je veux pouvoir parler de sans au fond parler à tous parler aux parler à parler à parler aux aux aux à ceux tous ceux qui moi redonner espérance droit espérance chacun droit à espérance de famille identité

identité dont je rêve comme famille ou plus faible plus vulnérable plus fragile autant d'amour respect attention que plus fort une famille dont je rêve une famille moi une famille s'unir à moi 11 millions à moi une famille tous travailleurs tous agriculteurs tous malades tous handicapés s'unir à moi une famille une morale

Emmanuel Adely, Cinq suites pour violence sexuelle (Argol, 2008, p. 12-13)

Emmanuel Adely est né à Paris en 1962 et a publié :

- Les Cintres (Minuit, 1993)
- Dix-sept Fragments de désir (Fata Morgana, 1999)
- Agar-agar (Stock, 1999)
- Jeanne, Jeanne, Jeanne (Stock, 2000)
- Fanfare (Stock, 2002)
- Mad about the boy (Joëlle Losfeld, 2003)
- Mon amour (Joëlle Losfeld, 2005)
- Édition limitée (Inventaire/Invention, 2007)
- J'achète (Inventaire/Invention, 2007)
- Genèse (Seuil, 2008)

::: un extrait de « Sans titre », Devenirs du roman (Inculte / Naïve, 2007, p. 37-38)

dimanche 14 décembre 2008

le goût d'être dans le vent

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Ça y est
C'est fait
Icare décroche

Piqué
En chute libre
Cheveux plaqués sur les tempes
Souffle coupé
Larmes aux yeux
Comme quand penché
À la vitre des trains
- Comme un long train en chute libre
- Comme respirer dans le phare trop fort d'un ventilateur
Locomotive sans rail vitesse grand V
pour grand Ventilateur
Espace glacé vertical froid
Grand bruit de voiles
Qui claquent
Rafales
Rafales
Dans l'espace glacé vertical froid solitaire
Personne ne vous entend vous taire
Neige qui remonte du sol
transmigration des âmes ?
Grande goulée de ciel opalescent
Piste blanche verticale

Coup d'œil sur l'altimètre
Deux mille pieds

Je fonce
Tête en avant
Pivot
Mains croisées derrière le dos
Cou tendu
Menton contre le plexus
Regard vers l'arrière
ta ligne de fuite
Pieds Joints
Cheville contre cheville
Pointes des pieds tendues
J'accélère
Le ciel vide se dérobe

Première percée du plafond nuageux
Virevolte
Coup d'œil sur mon ventral
Impeccable
Ultraléger, lycra noir élégant
Type espion qui venait du froid
poignées en titane iridié
Titane iridié
Pour ciel grand sans pupille
(de son père il retient le goût d'être dans le vent)

Je glisse

Corps de glisse
lissé
Comme les plumes de l'oiseau
Serpent des airs
Collant de cycliste en nylon
Avec ses renforts stretch
aucune prise à l'air
(de son père il retient l'amour des techniques
et du travail bien fait)
C'est la peau du serpent noir
Je croise un corbeau
Jaloux de leur texture
Hydrorésistante
À chacun ses ailes mon vieux

Je glisse

Je me lâche

Martin Rueff, Icare crie dans un ciel de craie (Belin, L’extrême contemporain, 2008, p. 23-24)

::: Angèle Paoli, « icaro, è l’ora » (Poezibao)

mardi 9 décembre 2008

lyrisme altérobiographique (rire)

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VII, Richelieu le retour

Venez diriger les « Entrées » gros poste à la BN

proposé à une professionnelle intéressante
incluant l'Histoire de France et les acquisitions
« exotiques », toutes choses plutôt intéressantes

aux yeux de celle pour qui le travail d'acquisition
de connaissances est comme un réflexe. En revenir
Marie-Renée n'en revient pas, d'abord, acquisition

faite d'une philosophie modeste. Or, revenir
dans cet endroit si bien connu, huit ans après, c'est simple...
faisons comme si on n'était pas partie. Revenir

c'est retrouver des habitudes huilées, assez simple
mais aussi devoir saisir des responsabilités
nouvelles : gérer cent trente personnes, ce n'est simple

que si l'on sait les pousser aux responsabilités
à chaque échelon. Aux Entrées, sont acquis tous les livres
hors Dépôt légal : la belle responsabilité

que de choisir parmi la quantité d’imprimés, livres
publiés dans le monde entier, revue, etc.
celles et ceux qu’il faut pour accompagner tous les livres (p. 73-74)

« Est-ce moi ? » dit-elle. « C'est une autre. » On aura compris
que la biographie, en poème ou non, c'est de l'épique
qu'il en faudrait plusieurs, incompatibles, y compris

concurrentes et décentrées, plus critiques qu'épiques.
Au fur et à mesure, à des proches, des amis choisis
Marie-Renée teste en lecture mes tercets épiques.

Les tests semblent plutôt encourageants. Ayant choisi
de qualifier le sujet sur le flanc droit du poème
j'espère contrer la vision simple, profil choisi

au détriment des autres. Est-ce fatal qu'un poème
désincarne, allégorise (mots de la déception
que j'ai entendus) ? C'est inévitable qu'un poème

soit de l'impur, il le faut ! Et foin de la déception
chez l'objet du lyrisme altérobiographique (rire).
Pareille à la bonne fatigue, bonne déception. (p. 85)

Jacques Jouet, MRM (POL, 2008)

Après les poèmes-portraits de Cantates de proximité (POL, 2005), c’est toute une vie (celle de Marie-Renée Morin, une mienne mais éminente collègue) que Jacques Jouet entreprend de raconter en vers, des tercets de quatorze pieds (en général), épiques, lyriques, affectueux et drôles.

Jacques Jouet, né en 1947 à Viry-Chatillon, est lui-même un éminent oulipien depuis 1982.

samedi 6 décembre 2008

un petit parasol et une paille

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Un roman n’est jamais qu’un banal dictionnaire secoué avec adresse et non sans frime dans lequel l’écrivain ne fait encore que planter un petit parasol et une paille.
Éric Chevillard, L’autofictif, 406, jeudi 4 décembre

La saison 1 de L’autofictif d'Éric Chevillard, publiée par L'Arbre vengeur, sera le 20 janvier chez vos librairies ... qu'on se le dise !

« En septembre 2007, sans autre intention que de me distraire d’un roman en cours d’écriture, j’ai ouvert un blog, quel vilain mot, j’ai donc ouvert un vilain blog et je lui ai donné un vilain titre, plutôt par dérision envers le genre complaisant de l’autofiction qui excite depuis longtemps ma mauvaise ironie.
Rapidement j’ai pris goût, et même un goût extrême, à cet exercice quotidien d’intervention dans le deuxième monde que constitue aujourd’hui Internet et à ces petites écritures absolument libres de toute injonction. » dit l'écrivain.

vendredi 5 décembre 2008

tu as encore tellement de livres à lire

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Tu vois les pages se tourner, tu t'assois dans ton fauteuil préféré, tu poses les pieds sur la table basse, l'halogène éclaire le salon d'une lumière médicale aveuglante qui se reflète sur le noir de la nuit piégé dans les vitres, tu tournes les pages tant qu'il en est encore temps, tu as lu tellement de livres au long des soirées d'automne-hiver quand la pluie cingle les murs, quand le vent traverse en hurlant le jardin vide, tu as encore tellement de livres à lire, ceux que tu as achetés ici ou là sur les marchés aux puces, chez les bouquinistes ou dans les rares vraies librairies, ceux que l'on t'a offerts ou prêtés, tu sais bien que tu ne pourras pas tout lire, que ta vie s'arrêtera avant, tu as cessé depuis longtemps de lire prospectus magazines et quotidiens, les seuls journaux qui t'intéressent encore sont ceux des écrivains, tu sens derrière toi la présence rassurante de la bibliothèque, tous ces trésors connus feuilletés admirés lus et relus, tu te lèves, tu passes la main sur le dos de tes livres, tu sors le Cahier de l'Herne consacré à Burroughs Pélieu et Kaufmann, tu regardes les photos, lis quelques lignes ici ou là, Prisonniers de la terre sortez, Écoutez mes derniers mots n'importe où, Écoutez mes derniers mots n'importe quel monde, ta chair se hérisse, tu montres les dents mais tu n'es plus un garçon sauvage, juste un vieux jardinier, les pieds dans la boue et la tête dans le panier de mots, tu tournes la page, tes lunettes glissent sur ton nez, les mots se brouillent, les lignes se chevauchent, tu relis la même phrase plusieurs fois sans la comprendre, la formule individu brillait magnifiquement dans le noir, ce n'est pas toi qui écris ces mots, c'est une puissance étrangère qui s'est emparée de ton esprit, qui le contraint, qui l'hypnotise, tu finis par t'endormir dans le fauteuil, le livre glisse sur tes genoux puis tombe sur le sol, il s'ouvre à la page 23, la sonnerie du téléphone te réveille en sursaut, tu sais que c'est encore toi, tu laisses sonner, le téléphone sonne interminablement dans la maison, tu es absent, tu es perdu mais ta tête n'est pas vide encore, les dizaines de milliers de pages que tu as absorbées tournent sans cesse dans les tiroirs et les étagères de ton cerveau, tu te souviens des noms des auteurs, des titres des livres et même du nom des éditeurs et des collections, tu reconnais les couvertures, les tranches colorées, tu distingues les différents éditeurs à la couleur de la couverture, au format du livre, tu repères de loin dans les cartons les logos de tes préférés, tu recopies des paragraphes entiers, tu apprends par cœur des poèmes et des citations, tu lis les biographies et la correspondance de tes favoris, tu cites des phrases et des vers, tu prêtes tes livres, tu perds des livres, tu les rachètes, tu ne t'en lasses pas ;

Lucien Suel, Mort d’un jardinier (La Table ronde, 2008, p. 139-141)

Ce très beau récit poétique évoque, à la deuxième personne, ce qui le rend plus éprouvant, les images, les mots, les souvenirs qui affluent à la conscience tandis que la vie s’échappe d’un jardinier, d’un lecteur, d’un homme.

Lucien Suel est né en 1948. Il a publié de nombreux recueils de poésie, et, comme beaucoup d’internautes, j’ai appris à le connaître à travers sa galaxie de sites et blogs, à explorer sans modération :

::: Silo (miscellanées littéraires)
::: Lucien Suel's Desk
::: Station Underground d'Emerveillement Littéraire

voir aussi :
::: Poussière de Lucien & Josiane Suel (publie.net, 2008)
::: Sombre Ducasse (1988)
::: le chapitre 2 de Mort d’un jardinier (remue.net)
::: des recensions des articles et billets sur le livre ici, , et .

lundi 1 décembre 2008

qui a jamais vu ça ?

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Née par erreur à l'étranger, ramenée en France à vingt et un jours. Comme tout le monde, assise entre deux chaises, la vie et la mort.
(...)
Stupéfaite d'exister, ne parvient pas à croire à une si dure chance. Sans aucun doute ne se verra pas mourir, qui a jamais vu ça ?

écrivait Béatrix Beck au début et à la fin de son auto-notice nécrologique rédigée pour le Dictionnaire des écrivains contemporains publié par Jérôme Garcin (F. Bourin, 1988).

Née le 30 juillet 1914, Béatrix Beck est morte hier.
Entre les deux, elle avait obtenu le prix Goncourt en 1952 pour Léon Morin, prêtre.

vendredi 28 novembre 2008

excusé pour son absence définitive

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Ce soir les oulipiens excusaient François Caradec pour son absence à leurs réunions ordinaires et extraordinaires : c'était triste et très gai

... tout à fait de circonstance, sa très drôle « Complainte des morts plaintifs » mise en musique par Paul Braffort, et le texte inédit sur l'injustice de ce qui se passe à la droite de Dieu lu par un invité exceptionnel, le phataphysicien Thieri Foulc.

::: pour compléter, un billet d’Élisabeth Chamontin

jeudi 27 novembre 2008

on dirait qu'il creuse ou qu'il se creuse

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Style, en effet, impossible. Larry Snider n'est pas le premier à l'observer. À se demander comment se débrouille Émile.
Il y a des coureurs qui ont l'air de voler, d’autres qui ont l'air de danser, d'autres paraissent défiler, certains semblent avancer comme assis sur leurs jambes. Il y en a qui ont juste l'air d'aller le plus vite possible où on vient de les appeler. Émile, rien de tout cela.
Émile, on dirait qu'il creuse ou qu'il se creuse, comme en transe ou comme un terrassier. Loin des canons académiques et de tout souci d'élégance, Émile progresse de façon lourde, heurtée, torturée, tout en à-coups. Il ne cache pas la violence de son effort qui se lit sur son visage crispé, tétanisé, grimaçant, continûment tordu par un rictus pénible à voir. Ses traits sont altérés, comme déchirés par une souffrance affreuse, langue tirée par intermittence, comme avec un scorpion logé dans chaque chaussure. Il a l'air absent quand il court, terriblement ailleurs, si concentré que même pas là sauf qu'il est là plus que personne et, ramassée entre ses épaules, sur son cou toujours penché du même coté, sa tête dodeline sans cesse, brinquebale et ballotte de droite à gauche.
Poings fermés, roulant chaotiquement le torse, Émile fait aussi n'importe quoi de ses bras. Or tout le monde vous dira qu'on court avec les bras. Pour mieux propulser son corps, on doit utiliser ses membres supérieurs pour alléger les jambes de son propre poids : dans les épreuves de distance, le minimum de mouvements de la tête et des bras produit un meilleur rendement. Pourtant Émile fait tout le contraire, il parait courir sans se soucier de ses bras dont l'impulsion convulsive part de trop haut et qui décrivent de curieux déplacements, parfois levés ou rejetés en arrière, ballants ou abandonnés dans une absurde gesticulation, et ses épaules aussi gigotent, ses coudes eux aussi levés exagérément haut comme s'il portait une charge trop lourde. Il donne en course l'apparence d'un boxeur en train de lutter contre son ombre et tout son corps semble être ainsi une mécanique détraquée, disloquée, douloureuse, sauf l'harmonie de ses jambes qui mordent et mâchent la piste avec voracité. Bref il ne fait rien comme les autres, qui pensent parfois qu'il fait n'importe quoi. (p. 49-51)

Un jour on calculera que, rien qu'en s'entraînant, Émile aura couru trois fois le tour de la Terre. Faire marcher la machine, l'améliorer sans cesse et lui extorquer des résultats, il n'y a que ça qui compte et sans doute est-ce pour ça que, franchement, il n'est pas beau à voir. C'est qu'il se fout de tout le reste. Cette machine est un moteur exceptionnel sur lequel on aurait négligé de monter une carrosserie. Son style n'a pas atteint ni n'atteindra peut-être jamais la perfection, mais Émile sait qu'il n'a pas le temps de s'en occuper : ce seraient trop d'heures perdues au détriment de son endurance et de l'accroissement de ses forces. Donc même si ce n'est pas très joli, il se contente de courir comme ça lui convient le mieux, comme ça le fatigue le moins, c'est tout. (p. 54)

Jean Echenoz, Courir (Minuit, 2008)

La séduction infinie du « style » Echenoz, inimitable et indescriptible lui aussi, agit une fois encore, avec la tentation de tout citer ; pourtant, comme le jeune Zatopek, j’ai « horreur du sport » (p. 12), et ce n’est certainement pas moi qui irai jamais lire « Courir » en pédalant !

mercredi 26 novembre 2008

portraits de l'artiste en prostituée

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Ce carnet de bord rend compte de mes activités dans une maison de joie située en baie de Paimpol. Il n’a pas l’ambition d’une étude universitaire classique relevant de la sociologie participative qui voudrait s’ériger en description de référence de la vie d’un bordel contemporain - je n’en ai ni la compétence scientifique ni la patience rhétorique. Il est également étranger au bricolage, par un auteur intuitif et admiré, d’un petit essai à la française sur la peur de l’eau. Disons qu’il exprime un travail de comptabilité personnelle, une tentative de recensement ethnographique des propriétés d’un univers dont je demeure le témoin privilégié, et où surtout je suis heureux, en compagnie de femmes téméraires, magnétiques chacune à sa manière. (p. 9)

Je suis salarié. Je m’occupe du vestiaire. J’ai obtenu ce poste il y a deux ans par une agence d’intérim. Après une longue période de petits jobs sous-payés, j’avais envie de changer de vie. Un travail au bord de la mer, loin des entrepôts de Saint-Ouen. On m’a rapidement contacté et tout s’est fait très vite. Un train pour Paimpol (billet offert). Un taxi (course offerte). Un entretien d’embauche axé sur ma personnalité. Je crois que je plais aux filles, qui décident de me garder à leur côté. Ai-je brillé comparé aux autres candidats ? Rétrospectivement, je pense surtout que les prostituées m’ont senti des leurs : peut-être une indifférence à la pénibilité des tâches, une capacité à passer de rôle en rôle sans états d’âme, à changer de fonction comme de draps, quelque chose comme ça.
Je m’occupe du vestiaire et de rien d’autre, à part de temps en temps du courrier administratif des prostituées peu à l’aise avec la paperasse, même si elles sont loin d’être majoritaires ici - plusieurs ont le bac, quelques-unes un diplôme d’études supérieures, comme moi qui suis titulaire d’un mastère 1 en histoire du cinéma. Il m’arrive aussi, de temps à autre, quand elles me le demandent ou quand je les sollicite pour alimenter mon carnet, d’écrire leur « portrait » ou de fixer en quelques pages « l’histoire de leur vie ». Celles à qui je rends ce service sont émues à chaque fois qu’elles se lisent. Le grand phénomène, c’est que je m’efface derrière leur moi, comme dans les fausses autobiographies de vedettes. Et pourquoi les filles de joie n’auraient-elles pas droit à leur petit « je », elles aussi ?
Je ne participe en rien aux bénéfices de la maison, ce qui évite bien sûr l’écueil d’un proxénétisme déguisé (métier pour lequel on ne recrute généralement pas via un circuit classique…). Mes rapports avec les prostituées ne sont ni ceux d’un ami ni ceux d’un petit frère - j’ai quand même vingt-sept ans -, mais ceux d’un vestiaire professionnel, d’un collaborateur sans faille travaillant avec d’autres professionnels, avec sérieux et empathie. Il est de toute façon nécessaire, pour les filles comme pour moi, de maintenir la bonne distance psychologique entre la prestation et les sentiments, surtout dans un cadre où, d’une manière ou d’une autre, la maîtrise personnelle et le contrôle des émotions sont plus importants qu’ailleurs. La prostitution n’est pas neutre, comme les regards, les attitudes et la manière de s’exprimer. La bonne tenue du vestiaire est donc mon quotidien, en échange d’un salaire inespéré de trois mille cinq cents euros net par mois (hors primes et pourboires). Où aurais-je pu trouver mieux ? J’ai pris un bel appartement sur le port de Paimpol. J’ai acheté une motocyclette pour me promener sur le littoral. Quand j’ai du temps, je prends des cours de voile. Je vais souvent au cinéma - Patrick Dewaere, dont je possède trois tee-shirts signés, est d’ailleurs né pas très loin sur la côte, à Saint-Brieuc. Je fais un tour à Paris une fois par mois. J’ai quatorze semaines de congés payés qui me permettent d’entretenir mon tempérament cosmopolite. Je reçois. J’observe. On me dit. Je recense. Je griffonne. Je vis. Je suis bien. (p. 11-13)

Tous les portraits qui apparaîtront à tel ou tel endroit de mon carnet de bord sont publiés avec l'accord des personnes concernées. Ils peuvent être reçus comme une suite de « portraits de la prostituée en jeune femme », voire comme une série de « portraits de l'artiste en prostituée ». Ces présentations succinctes de la vie et du tempérament de chacune ont toutes été rédigées en étroite collaboration avec les Olaimpiennes (ou ponctuellement avec certains membres du personnel, quand ce n'est pas avec certains clients ayant accepté de me confier leurs impressions sur la maison de joie).
Que les choses soient claires : toutes les prostituées parlent ici en leur « je » intime, fût-il caché derrière le paravent d'un pseudonyme, de sorte que je suis moins l'« auteur» de ces raccourcis autobiographiques que le scribe de ces dames, le transcripteur des morceaux choisis du flux de leur parole assemblés en témoignage. À de rares exceptions près, les prostituées ont été enchantées de réaliser ces petits photomatons verbaux en ma compagnie, en tout cas très réceptives à ma collecte ethnographique, à ma marée documentaire nocturne - tout de même plus sympathiques que leur visage stigmatisé sur les fiches anthropométriques de jadis. (p. 60-61)

Frédéric Ciriez, Des néons sous la mer (Verticales, 2008)

Le premier roman, atypique, jubilatoire, surprenant, attachant, intelligent, drôle, poétique de Frédéric Ciriez, né à Paimpol en 1971, figurait lui aussi dans la sélection du prix Wepler et aurait également mérité une mention.

en ligne :
::: un intéressant entretien avec Bernard Strainchamps
::: un autre extrait : « note sur le rose » (p. 35-36)
::: « Bordel flottant », un billet de Claro
::: et un entretien video avec plein de « voila ! » (Mediapart) :

samedi 22 novembre 2008

des cas de combustion spontanée

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Les jeunes gens en bas de la cité rêvent de mettre le feu.
Mais ils sont comme des torchères
ils brûlent toute la nuit pour rien.

Les jeunes gens sont incandescents.

Ils sont entourés d'un halo bleu qui pâlit quand vient le jour.

Parfois on signale des cas de combustion spontanée.

Leurs ailes sont posées par terre à côté d'eux.
Elles sont en chrome, rutilantes, rivetées
et n'ont jamais servi,
elles rouillent dans un coin

car au-dessus de la cité se croisent les fils de fer barbelés des miradors qui empêchent tout atterrissage et tout envol d'hélicoptère.

Qui n'a jamais croisé, au coin d'une rue, sur la dalle d'une tour ou dans les allées d'une galerie marchande des hommes ou des femmes avec des ailes sanglées dans le dos ?

On leur a coupé le bout des rémiges afin qu'ils ne tentent pas de voler plus haut que le grillage du poulailler.
Mais parfois, les pennes atrophiées de leurs ailes mutilées se rappellent à eux et leur font mal.
Par la douleur qu'ils ressentent à l'endroit de la cicatrice, ils devinent les changements du temps, l'arrivée du printemps ou le début de l'automne et ils éprouvent un pincement de nostalgie pour la vie qu'ils auraient pu connaître.

Ils se souviennent de la promesse qu'ils s'étaient faite un jour
et, bien qu'ils ne volent pas, ils regardent le ciel.

Les ailes sont notre malédiction.

Francis Combes, La Clef du monde est dans l'entrée à Gauche. Poème pour le XXIème siècle (Le Temps des cerises, 2008, p. 19-21)

L'auteur de cette utopie poétique suivie de 50 poèmes-affiches, Francis Combes, est né le 31 mai 1953 à Marvejols, en Lozère. Il a été l’un des responsables de la revue Europe et, de 1981 à 1992, directeur littéraire des éditions Messidor. En 1993, avec un collectif d’écrivains, il a fondé les éditions Le Temps des Cerises, dont il est le directeur.

::: Poésie publique, le blog de Francis Combes

jeudi 20 novembre 2008

refuit avec ses lignes et ses silhouettes

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Elle s'offre aux passants d'Oxford,
mine de sang, de feuilles et de nuit,
tous phares braqués cette foule jetée hors du rêve
mais jamais si longtemps visible, jamais si
illuminée de soi-même - qu'ici maintenant
livre ouvert sous la lampe, ou le jour
à la dérive des regards : c'est elle
et ce n'est pas elle, ici
la Chasse

refuit avec ses lignes et ses silhouettes

cavaliers et piqueurs, lancés ou hésitants
animaux bondissant arrêtés, entrainés
aux pôles du regard en mouvement qui luit
et passe au milieu d’eux
vers le fond des forets -

et croit les devancer, traverser tout l'espace
et rejoindre l'orée,
ce regard ! - comme il semble égaré,
au centre de quelles futaies, de quels taillis
épuisé ! aux abois, quand sonne l'hallali
du temps qui l'en arrache, et l'en détourne ;
comme il tremble ici dans le noir,
en reconnaît la meute indicible sur lui...
Mais les poursuivants sont restés des ombres
immobiles et muettes dans le champ, rien
ne s'est approché ; les pins cachent
une même seconde éternelle,
une même danse sacrée.

(…)
Qu'avons-nous à aimer ici ? membrane
exacte entre l'homme et I’œuvre,
entre le monde et son surgissement,
clin d'œil nocturne intimidant sur nous
qui passions là, à égale distance
du coupable et de l'innocent ?
Qu’avons-nous a aimer encore
auprès de qui, comment le dire ? -
tu te perds au-dehors, comment le maintenir,
ce frémissement d'ailes, à leur hauteur ? -
la voix se détériore, et même s'en veut, mais –
comme au-dessus de frêles sommets en bouquets :
cette lune d'aube irréelle !
comme elle parait définitive
(et l'air absent de veiller sur
la Création désolée)

Fabien Vasseur, « Ultimo Uccello », Le front se déplace (Belin, L’extrême contemporain, 2008, p. 54-55)

Fabien Vasseur est né en 1970 à Calais. Il est professeur en classes préparatoires et l'auteur d’une thèse sur l’œuvre de Philippe Jaccottet. Le front se déplace, son premier livre, recueille des poèmes écrits entre 1994 et 2006 et publiés notamment dans la revue Po&sie.

mardi 18 novembre 2008

ce n’est pas possible

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Ça ne peut plus durer comme ça. Il y a quelque chose qui ne va pas. Dans l’utilisation faite du mot poésie, dans l’utilisation qui est faite du mot. Ce n’est pas possible. Il faut faire quelque chose. (Ma langue, I, Al Dante, 2000)

La pensée est engoncée, dure et pâteuse, le poète la masse, l’amollit, la réchauffe. Il entraîne l’intelligence à sortir de son engourdissement. (Pan, POL, 2000)

Les textes majeurs de Christophe Tarkos, né en 1963 et mort prématurément en novembre 2004, sont réédités par les éditions POL. C'est l'occasion d'une soirée d'hommage à la libraire Le Divan.

Écrits poétiques contient des textes publiés notamment aux éditions Al Dante et devenus introuvables ; au sommaire du premier volume (l’édition en comprendra trois) : « Sokrat à Patmo », une préface de Christian Prigent, Manifeste chou, Ma langue est poétique, La poésie est une intelligence, Processe, oui, L’argent, Je m’agite, Donne.

::: voir aussi les pages remue.net et wikipedia

samedi 15 novembre 2008

le jour du blog de voyage

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C'est le jour du blog de voyage. Joseph l'écrit chez lui, confortablement installé devant son PC. Il s'est servi un café allongé, il a choisi la musique qu'il écoutera ; aujourd'hui ce sera l'intégrale des sonates de Liszt, c'est si agréable de voyager en compagnie de Franz Liszt. Sur sa table traînent des atlas, un dictionnaire français-anglais. Son étagère est pleine de Guides du routard, de Lonely Planet.
Joseph hésite : où partira-t-il cette fois-ci ? Il ouvre l'atlas, surfe sur internet, consulte les blogs de voyage des autres. Tiens, la route de la soie, ce ne serait pas mal. Un peu long, peut-être. Il la prendra à la sortie de la Turquie, ça raccourcira le voyage. Les noms d'étapes en Iran sont superbes, il ne parlera pas d'Iran, mais de Perse, ça sonne autrement mieux : Tabriz, Zanjan, Téhéran parce qu'on ne peut pas faire autrement, et Qom, la ville sainte, il faut toujours une ville sainte dans un beau voyage. Il hésite à faire le crochet par Bam et Chiraz, comme le conseillent plusieurs routards, mais il ne veut pas se disperser. Dommage, c'était joli, Chiraz. Surtout avec le double a, Chiraaz. Tant pis, cap sur Meshed.
Le voici au cœur du sujet : le Turkestan occidental. Très bien, le Turkestan, certains lecteurs croiront qu'il s'agit d'une erreur, il faut dire le Turkménistan ! Mais non, c'est bien le Turkestan, et sa kyrielle de -stan magiques, Ouzbékistan, Kazakhstan, Turkménistan, Kirghizistan, Tadjikistan. Le Turkestan avec cet « occidental » à côté, c'est encore plus fascinant : Boukhara, Samarkand, Tachkent, la vallée du Ferghana et la plongée vers la Chine. Le voyage a de l'allure. En route !
Joseph lance ses recherches sur Google, trouve des blogs qui en parlent, des sites d'agences de voyages. Il note soigneusement les difficultés à rencontrer, c'est souvent le plus intéressant : ne pas oublier de parler des problèmes d'obtention de visas, et du passage de la frontière ouzbeko-kirghize.
Il lui reste à copier-coller des textes anglais qu'il lui faudra traduire, quelques passages étonnants mais mal écrits - ces jeunes voyageurs ne savent pas raconter, c'est vivant, mais c'est bâclé. Il leur emprunte quelques rencontres : l'inévitable vieux sage, le berger hospitalier, le marchand insistant, les gamins avec lesquels on joue aux cartes, les touristes néo-zélandais si drôles, si ouverts, la mystérieuse jeune femme je n'en dirai pas plus.
Il rédige lui-même les descriptions de paysages, car celles des blogueurs manquent de vocabulaire. Il le fait de façon très subtile, entremêlant les constats de topographe et les émotions d'un voyageur de l'époque romantique, c'est un savoureux mélange de Bougainville et de Gérard de Nerval.
Il faut aussi des anecdotes, beaucoup d'anecdotes. Les meilleures sont celles où la douane est bornée, et celles où l'on se retrouve un peu ridicule avec ses préjugés de bon Français. Pour pimenter le tout, ne pas oublier les étonnements culinaires, avec photos des plats mentionnés.
Les photos ! C'est ce qui l'amuse le plus : il les pioche un peu partout sur internet, change les cadrages, les retouche, gomme quelques éléments, ajoute quelques arbustes, quelques passants pour les rendre plus personnelles, voilà, c'est fait. Toujours légender les photos, si possible en y ajoutant une petite touche dérisoire. Il ne faut pas écrire : « Boukhara, le palais d'été de l'émir », mais : « C'est le palais d'été de l'émir ; dommage, je n'ai pas pu me faire inviter ! »
Ne pas oublier quelques smileys, et le blog est prêt.
Joseph va, comme d'habitude, mettre ça en ligne, par tranches, au hasard des étapes imaginées. Hé, c'est qu'on n'est pas supposé trouver partout des cybercafés sur la route de la soie !
Le voyage imaginaire est lancé, et les semaines passent. C'est bientôt la fin, il ne sort plus de chez lui et envoie déjà ses billets de Wu Wei, de Xi’An. Il glisse quelques fautes d'accent et parle des difficultés des claviers chinois. C'est le meilleur moment, celui où, sur les pages du blog, surgissent les commentaires de lecteurs, les questions de candidats au voyage. Il répond à chacun, ça fait partie de son image. Il n'invente rien, il va chercher les informations. Quand il ne trouve pas, il répond pour dire qu'il ne sait pas ; c'est rare.
Une fois de plus, il aura construit la légende de Joseph le grand voyageur.
Bien installé devant son bureau, il arrive aujourd'hui à Pékin, destination finale de son voyage. Qu'est-ce qu'il sera censé faire à Pékin ? Il y aura trouvé un petit boulot de factotum dans une boîte française d'import-export, il rentrera en France dans un mois ou deux. Des trucs de jeune. (...)

Georges Flippo, « La route de la soie », Qui comme Ulysse. Nouvelles en partance (Anne Carrière, 2008, p. 217-220)

Les nouvelles de ce recueil, comme leur titre l’indique, évoquent, chacune à leur façon, les multiples facettes du voyage. La plupart sont nettement plus sombres et graves (avec souvent la mort pour destination) que ce portrait de vrai blogueur - faux voyageur. Mais il m’a amusée (d'autant que la chute, que je ne cite pas, est belle), car c’est une hypothèse que j’envisage assez souvent, lorsque je lis en ligne des récits de voyages plus ou moins exotiques. M’a amusée, aussi, le fait que ce livre me soit arrivé par la poste, avec mission pour moi de le faire suivre : bonne idée que cette forme d'odyssée pour un Ulysse de papier à qui je souhaite bon vent !

Le site et le blog de Georges Flipo

des critiques plus complètes de :
::: Marion Prigent
::: Bibliomane
::: Cunéipage
::: et une revue de blogs plus complète par l’auteur.

vendredi 14 novembre 2008

les nuages qui passent

La police est si bien faite
à Paris
qu'il y a encore peut-être
par ici
des petits voyous
pas beaucoup.

On y brûle des autos
on y pique des vélos

mais il n'y a plus foule
de voleurs de poules.

François Caradec, Les Nuages de Paris (Maurice Nadeau, 2007)

L’oulipien François Caradec, né à Quimper en 1924, est mort hier à Paris, à l'âge de 84 ans.

::: « Caradec s’est carapaté »
::: « François Caradec est mort »
::: « François Caradec n'est plus »
::: « François Caradec »
::: « … oulipien occasionnel, Papou itou, régent du Collège de Pataphysique, isidoreducassien… »
::: « Je n'ai pas été violé par une boulangère (entretien avec François Caradec) »
::: « Un pataphysicien s'éteint »

(Berlol va encore dire que ce n'est pas le rôle de ligne de fuite que de centripèter, mais tant pis, cette nouvelle m'attriste ... et puis centripèter, pour des lignes de fuite, c'est une sorte de rébellion)

un bombardement de pensées déchaînées

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(...) Je n'ai pas compris. II avait encore changé d'état et certains dirent qu'il était devenu légume. Cette comparaison était stupide car sa vie s'était considérablement élargie, étendue et accélérée ; ce prétendu passage de l'état agrandi à l'état végétatif était une ineptie, l'entonnoir logique bien trop serré. Comment un mouvement pouvait-il se ralentir, être à ce point freiné ? Pour moi, quand j'allais le visiter dans ces deux années qu'ils dirent légumes, je me disais qu'il devait être dans plus large encore. Je le fixais, lui souriais, et il me répondait rapidement, un autre sourire, avant de retourner en lui. Où je n'imaginais pas qu'il ne se passe plus rien, j'étais convaincu qu'il se passait au contraire plus de choses qu'avant, et que ça allait désormais tellement vite que le devoir de communiquer tout ça aux autres, pour rendre compte de sa vie intérieure, ne le retenait plus amarré aux gens qui venaient le visiter, à Clémence ou à la femme de ménage, à ses nièces, à sa sœur. Il ne répondit plus, n'avait pas de temps à perdre. On sait que les nourrissons apprennent plus dans cet âge-là qu'à n'importe quel autre moment de leur vie, tout comme ils absorbent proportionnellement beaucoup plus de nourriture que par la suite, fourmis qui portent soixante fois leur poids. On dit que les personnes séniles retournent mentalement et physiquement en enfance. Il faut donc que ce soit aussi un âge (et non un état) où elles subissent un bombardement de pensées, de pensées déchaînées. Dès que nous jugeons ou décrivons le monde (entre sept et cent deux ans) c’est pour l’asseoir, avec des pensées elles-mêmes assises – nos mots, nos opinions sont des toiles d’araignée dans lesquelles le réel viendra se prendre les pieds. Et quand l’immobilité juge le mouvement, c’est toujours pour le disqualifier. Le mouvement appartient donc aux nourrissons et aux légumes. (p. 88-90)

Arno Bertina, Ma solitude s’appelle Brando. Hypothèse biographique (Verticales, 2008)

Né en 1975, Arno Bertina fait partie des incultes. Il est l’auteur de plusieurs essais de critique littéraire et de :
- Le Dehors ou la migration des truites (Actes sud, 2001)
- Appoggio (Actes sud, 2003)
- La déconfite gigantale du sérieux (Lignes, 2004)
- J'ai appris à ne pas rire du démon (Naïve, 2006)
- Anima motrix (Verticales, 2006)

Sur ce beau livre plein de points de suspension du sens (dans la deuxième partie du livre chaque paragraphe commence par (...) jusqu'au dernier repris ci-dessus), trois intéressants billets (de moins paresseux que moi) à lire :
- Claro, « Des bulles sous la banquise »
- Didier da Silva, « Une certaine qualité de vert »
- Marc Pautrel, « Agrandissement de l'espace mental »

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