lignes de fuite

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écrivains

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mercredi 12 novembre 2008

les écrivains, ils ne servent à rien

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Et les écrivains ?
Les écrivains, ça fait peur.

Pourquoi ?
Parce qu’ils écrivent. Parce qu’ils ne disent rien.
Parce que leurs mots, c’est comme des coups de carabine, sauf que tu ne meurs pas. Tu les reçois en pleine gueule, tu as beau en extraire les plombs, les cicatrices sont indélébiles. Les mots des écrivains, il faut s’en méfier. Ils le savent tous, au village. Ils se méfient des mots depuis l’école. Ils savent que si tu fais une faute, tu te prends un coup de règle. Ils savent que s’ils n’apprennent pas leur leçon, ils reçoivent un coup de règle. Un bonnet d’âne. On les met au piquet. Ils deviennent à leur tour la risée du village. Au village, on n’aime pas les mots. On n’aime pas les lettres que l’on ne comprend pas. On n’aime pas les notables, les avocats, les notaires, on n’aime pas les gens qui se la pètent à coup de grammaire française. On n’aime pas les écrivains, mais eux, on n’a pas besoin de les aimer. Les avocats, ils peuvent toujours servir. Les écrivains, ils ne servent à rien.

Laurent Hérrou, Je suis écrivain (publie.net, 2008)

Laurent Hérrou a 41 ans et a publié :
- Laura (Balland, 2000)
- Femme qui marche (H&O, 2003)
- L’emploi du temps à New York 2007-2008 (publie.net, 2008)
Je suis écrivain (publie.net, 2008) raconte sa « résidence d’écrivain » dans un village : un plus long extrait là.

::: son blog, l’emploi du temps (avec Jean-Pierre Paringaux)

mardi 11 novembre 2008

des lois grammaticales persanophones

::: « Atiq Rahimi et P.O.L couronnés par le Goncourt ! »
::: « Le Goncourt 2008 a tout pour lui »

lundi 10 novembre 2008

d’avoir à continuer, on est ému

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Acceptant le don d’une vie réduite au geste de verser chaque jour dans le suivant. Aspirant au simple bouleversement d’humeur. Pousser une petite charogne sur le bord du chemin occupe un instant. Ce n’est plus à la fin ni plumes ni poils, mais une sombre manne en vain répandue. La terre, en dessous, est maintenue dans un étrange état, comme seule en peut donner l’idée une macération d’esprit dans un objet. Souverain séjour où tout s’accomplit. Rien ne diffère plus, et des tomberaux lointains défilent avec lenteur devant une paroi d’arbres auxquels s’appuie l’horizon. D’avoir à continuer, on est ému d’une émotion violente. (fragment VI, p. 8)

Billes tendres, poudreuses. Lancées loin devant, avec ferveur et fermeté. Pas comme à présent, pas comme on se déleste d’un trop-plein de paume ou d’on ne sait quoi dans la main. Ce mouvement calculé du bras, ce n’était encore l’aveu de rien. Il laissait aller, depuis la main jusqu’à l’épaule, toute la masse engagée. Il n’essayait pas de reprendre en achevant. L’instant d’après, celui qui le précédait même n’étaient pas de trop, on n’avait de semence en rien. Ni de ce temps projeté dans l’objet du jeu auquel l’âge, ou le sentiment de l’excès, vient mettre un terme. (fragment VIII, p. 10)

Dominique Quélen, Le temps est un grand maigre (Wigwam, 2007 ; publie.net, 2008)

Dominique Quélen est né en 1962 à Paris, et enseigne à Lille.
Il a écrit des livrets pour Aurélien Dumont et publié :
- Bas morceaux (Møtus, 1992)
- Vies brèves (Rafael de Surtis, 1999)
- Petites formes (Apogée, 2003)
- Sports (Apogée, 2005)
- Le Temps est un grand maigre (Wigwam, 2007 ; publie.net, 2008)
- Comme quoi (L'Act Mem, 2008)

::: « Loque » (remue.net)
::: « Villa des morts »
::: « Câble à âmes multiples »
::: notices Eulalie et Poezibao

jeudi 6 novembre 2008

comme une estampe marseillaise

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Était-il lâche ? Il se le demandait, accroupi sur un rocher, comme se mêlaient sur la mer noire les reflets blancs et jaunes de la lune et des ampoules au-dessus des paliers des cabanons de Malmousque - enfilade de maisonnettes et de terrassettes en ciment autour d'un petit port de pêche mûr pour la carte postale, abstraction faite de l'intempestif djembe d'un groupe de faux babs pubescents. Lâches, ses muscles ou ce qui en tient lieu sont loin de l'être, en tous cas, lorsque, exemple courant de sa couardise, il est piégé par la nécessité de monter en voiture : l'expérience se solde toujours par une sueur moite, la rétraction frileuse de ses orteils et un agrippement hystérique de la poignée de la porte, tout véhicule décélérant surgissant ou doublant fournissant le prétexte d'une vision d'accident (s'il avait été catholique, la répétition de ses signes de croix aurait fait l'effet d'un ventilateur). Ce sport ne lui paraît aussi dangereux que parce qu'il ne sait pas conduire, lui dit-on, mais il n'en croit rien, sans aller jusqu'à invoquer des histoires de desperados fonçant à contresens en face desquels la plus grande prudence ne vaut pas tripette il faut bien que les statistiques glaçantes de la sécurité routière soient alimentées par de vraies morts, là, tout de suite, maintenant. Ses alarmes faisaient rire, il plaçait bien trop bas le seuil de l'intrépidité, ce fil à quoi tout tient l'obsédait trop, les parques n'étaient pas des garces la main sans cesse crispée sur le ciseau. Cette fille soûle aux cheveux filasses qui se défaisait d'un sari coûteux pour sauter lourdement dans l'eau, sans s'assurer que des roches acérées ne l'y attendaient pas sous la surface, était dotée d'une telle confiance, il aurait aimé ne pas craindre de réveiller une carie en croquant la vie à pleines dents. Tout en se reprochant cette locution atroce - non mais franchement, croquer la vie à pleines dents - il se tâtait à n'en plus finir, l'idée d'un bain de minuit anticipé l'attirait sauf que l'eau serait froide, qu'il n'avait pas de maillot, qu'il détestait la sensation du sel séché brûlant la peau, qu'avec sa chance il y aurait des méduses, et patati et patata. (p. 29-30)

Sa misanthropie n'est qu’une fine et craquante couche de glace sur un lac d'amour pour l'humanité. S’en tenir à ce que les gens montrent et font lui donne le droit de préférer tel ou tel individu ; car sinon il est prêt à tout excuser, c'est si dur d'exister. Heureusement cette tendresse un peu mièvre qui le porte vers son prochain pour voir en lui l'enfant désemparé et le mort en sursis est sans cesse combattue par la très réelle sottise, la grossièreté impardonnable et l'égoïsme pétulant dont tout un chacun témoigne et pour lesquels il a aussi des capteurs finement réglés. Un rien le blesse. Une expression, un mot, moins qu'un mot, une façon de le prononcer, peuvent suffire à faire rétrograder quelqu'un dans son estime jusqu'à des limbes dont il ne s'extraira jamais, cette intransigeance est extravagante mais aucune preuve d'intelligence n'arrivera à corriger l'impression faite par un mot exécré, rien selon lui n'est moins excusable qu'un défaut d'oreille, plutôt absoudre un crime. Bref, un rempart de contradictions lui dérobe la moindre certitude, sa spontanéité se noie dans un océan de scrupules - ce qui se traduit dans la vie réelle par l'opinion largement répandue que Sam n’est pas cool. (note en bas de page 58)

Treize mille jours moins un (Léo Scheer, Laureli, 2008)

En abandonnant l’exotisme et le prétexte du voyage de son premier roman Hoffmann à Tôkyô (Naïve, 2007), le deuxième livre de Didier da Silva gagne en acuité de la phrase et du trait : un narrateur « agaçant comme un miroir » (dit très justement la notice de son éditrice), auquel on (je en tout cas) s’identifie à chaque page ; et autour de lui la ville de Marseille, peinte avec la délicatesse et les nuances extrêmes d’une estampe japonaise, dans ses beautés et ses laideurs, ses vides vertigineux et ses trop-pleins de vie.

::: sur son blog, la photo du livre et de son auteur, qui ces jours-ci scrute les nuages et les nombres, le 13 ou le 377.

::: un extrait là (accompagné d’un dessin) et un autre ici

::: le premier chapitre à feuilleter (je recommande l’incipit particulièrement réussi)

::: « Une soixantaine de chips au paprika », une « critique libre » de Feint.

samedi 1 novembre 2008

pérégrinations en mode gnognotte

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First of all,
vous avez opté pour le mode « narrations expérimentales parallèles » que vous avez réussi à tenir 40 heures 12 minutes et 15 secondes ce qui est particulièrement remarquable.
Vous avez retenu le level « confirmé » qui convenait mieux à l'étendue de votre savoir empirique de hardgamer.
Vous avez piloté votre avatar 48 heures 45 minutes et 39 secondes au total dans le game. Vous avez battu le record des précédentes immersions narratives (IGC).
Félicitatiooons sujet Ulyss.
Le bug report indique qu'après 40 heures 12 minutes et 15 secondes vous avez enchevêtré les deux narrats.
Vous avez freezé engendrant un gameover 8 heures 33 minutes et 24 secondes plus tard.
Vous êtes allé très loin au cours de cette séance et avez su étirer la partie malgré le bug.
Ce qui en soit est une performance.
Nous avons appris beaucoup ces dernières 48 heures.

Néanmoins, vous avez perdu de nombreuses HP (health points) en choisissant de développer plus volontiers vos pulsions perverses sado-masochistes (PPSM) que les pérégrinations en mode gnognotte (PMG). Les autres s'étaient cantonnés jusqu'alors à des scénarios plus confort.

La complexité de votre récit a engendré une certaine frayeur distillée parmi les membres du staff, nous avons douté de votre capacité à maîtriser l'odyssée, et ce à plusieurs reprises.
Adrénaline et suspense nous ont tenus en éveil, pendant cette période de gestation in fabula dans le Métaverse.
Heureusement vous avez su redresser la barre et hack & slasher commodément les obstacles qui vous auraient laissé pour mort si vous n'aviez pas usé du mode « respawn » après chaque intervalle de vivisection, permettant une suspension volontaire d'incrédulité nécessaire à la poursuite de la chimère narrative en real time strategy.
Vous n'avez même pas souffert du mal de rez.
Bravo. Bravo. Vraiment.

Émilie Notéris, Cosmic Trip (IMHO, 2008, p. 103-104)

Même si je préfère les scénarios « en mode gnognotte », avec moins de sang sur les murs, ce Cosmic trip là est une expérience à faire absolument, pour le collage des images, des typographies, des citations littéraires, philosophiques, filmiques, le montage au scalpel, et surtout pour la langue novatrice et mordante.

Écrivaine et plasticienne, Émilie Notéris est née en 1978.
Elle fait partie de l’équipe de la revue Tina, a participé à Hoax (è®e, 2008) et codirigé avec Jérôme Schmidt J.G. Ballard, hautes altitudes (à paraître en novembre aux éditions è®e).

ses blogs :
Déco®actif
>TXT<
>BOOK<

vendredi 31 octobre 2008

ça s'appelle grandir petit écrivain

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Keith. Keith. Keith Richards. Oui, je suis ce visage étouffé de rides, criblé des chemins qu'il n'a pas choisis, des vies qu'il a prises dans le ventre. Oui, je suis cet homme comme je suis les femmes qu'il a aimées. Oui, je sens son chagrin et j'aime son sourire. Mille fois Mick m'a serrée dans ses bras. Mais c'est Keith que je regardais par-dessus son épaule. Keith penché sur sa guitare. Les Rolling Stones à fond dans ma voiture, la main d'un garçon qui remonte sur ma cuisse. Les Stones dans le salon, je cours derrière mon frère et ma sœur. Le disque saute un peu. Papa chante par-dessus. Les Stones sur la guitare de mon frère. Le poster des Stones dans ma chambre. La langue rose que je tire devant le miroir. Angie qui couvre mon chagrin. Pourquoi on se penche sur un être ? Pourquoi on tombe amoureux ? Comme ça... Pour toutes les raisons du monde, à cause de nos putains de cerveaux malades. Mais on tombe. On se relève parfois, les genoux écorchés. Keith ne m'a jamais fait mal. On a eu du chagrin tous les deux. Il m'a fait faire des choses que je n'aurais pas osées seule. J'ai peur d'abîmer mon corps, je verse la drogue dans les veines de Keith et j'en prends les effets. Sur le visage, j'ai celui de Keith Richards. Je ne suis pas amoureuse de Keith. Je suis Keith, comme on se regarde parfois de si près dans le miroir qu'on ne se reconnaît pas. (p. 9-10)

Si les gens me voyaient. Le petit écrivain en jogging avec son iPod. Les mains en l'air comme une ado. Le petit écrivain qui écoute de la guitare à fond pour comprendre qui est Keith Richards. Elle s'est fait plaquer le petit écrivain ? Pas vraiment, elle est partie. Elle a de l'orgueil le petit écrivain et même les jambes coupées, elle marche la tête haute. Même des larmes dans les yeux, elle ne les baisse pas. Non, non. Mais qu'est-ce qu'elle connaît à la douleur ? Oh... On l'a trompée... Pauvre petit écrivain... Pauvre chou blond. Ça a deux enfants ça ? Ça a une cicatrice de césarienne ? Incroyable... Et même une raie des fesses ? C'est mignon, on dirait une grosse tirelire. Alors ça fait quoi d'être mariée à un mec connu, puis plus ? Puis de ne pas avoir de table au restaurant... C'est important ça, dans la vie, les tables au restaurant... Vous faites bien de me poser la question. J'aurais dû m'asseoir la tirelire sur mon honneur pour pouvoir continuer à avoir la meilleure table au restaurant ? Tu crois ? Tu crois que tu vas avoir une ride, dis, petit écrivain ? Tu crois que Keith va te donner de son vécu ? Ou tu vas rester conne et naïve. Tu crois que les portes vont se refermer sur tes doigts, petit écrivain ? Que je ne pourrai plus écrire, que Keith va s'arrêter de jouer, lui aussi... Qu'il est temps d'arrêter tout ça. Si les gens te voyaient. Si les gens te voyaient telle que tu es. Comme ils pleureraient. Comme ils riraient. Est-ce que Keith peut transformer leurs rires en musique pour toi ? Tu crois ? Oui, oui on va le lui demander gentiment... Et tu vas dépoussiérer l'intérieur de ton cœur. Te détacher des gens. Tuer la nostalgie avec ce que tu veux, un couteau, un regard, d'autres bites. Ça s'appelle grandir petit écrivain. Ça s'appelle le cynisme et c’est ça qui fait qu’on devient grand et qu’on devient une connasse. Tu croyais quoi ? Qu’on devenait rock star petite fille qui gribouilles des petits mots ? Non, personne ne devient rock star. Personne sauf moi. (p. 86-88)

Amanda Sthers, Keith me (Stock, 2008)

Bon je sais vous allez certainement me conseiller de lire d’autres et de meilleurs livres sur les rockers, mais j’avais envie de voir comment le petit écrivain blonde et pipole, encore jamais lue mais intéressante dans sa rage à ne pas vouloir être un petit écrivain blonde et pipole, entre dans la peau du rocker : la fusion, façon Alien dit Michel Field, ou façon écrivain tout simplement, est assez réussie.

Amanda Sthers est née en 1978 et a publié :
- Ma place sur la photo (Grasset, 2004)
- Chicken street (Grasset, 2005)
- Le Vieux Juif blonde : théâtre (Grasset, 2006)
- Thalasso : théâtre (L'Avant-scène, 2007)
- Madeleine (Stock, 2007)

::: d'autres extraits lus

jeudi 30 octobre 2008

sous le masque de la normalité

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C'est un homme qui vit continuellement dans la peur, mais personne d'autre qu'elle ne le soupçonne. Même avant Martin, il était incroyablement fragile, dans le doute, le trouble, la systématique dévaluation de lui-même, l'impossible quiétude. Seule sa femme, son alliée, sa confidente, le sait. Les autres non. Par exemple, ceux avec qui il va devoir batailler dans quelques instants, ses associés, ses actionnaires, eux, il saura les époustoufler par son éloquence, son autorité avisée, son sens de la formule, cette capacité d'être à la fois diplomate et convaincant. Chacun, depuis trente ans - déjà à l'Université -, l'admirait pour ses qualités : « Ce Maisne, quel type ! » Et s'il n'avait jamais voulu d'amis trop proches, c'était justement pour que personne ne s'aperçût que, sous son impressionnante carapace d'homme d'affaires, il n'y avait rien, rien que du sable ; même pas du sable : de la glaise, infiniment modelable. Et la peur qui l'étreint chaque nuit, et la peur qui le ronge dès qu'ils se retrouve seul. L'insupportable folie du remord qui le submerge lorsqu'il est sans activité, livré à la vacance de la réflexion.
Seule Jeanne a su le démasquer et l'aimer pour ce qu'il est, sans réserve, irréversiblement. Jeanne la magicienne, Jeanne la prodigieuse. Jeanne. Sans elle, il se tuerait. Jeanne. (p. 20-21)

Avant de le rencontrer, elle n'était rien. Sinon cette petite fille modèle version comtesse de Ségur. Élève studieuse, elle joue du violon, fait de la danse classique, est habile de ses mains et résistante à l'effort. Elle recueille tous les suffrages, surtout ceux de ses parents, qui la citent sans cesse en exemple auprès de sa sœur aînée, Alice, tellement plus indisciplinée qu'elle. Personne ne voit qu'elle est atteinte d'une maladie mortelle qui va sans doute un jour l'emporter ; une maladie qui la ronge : l'ennui. Elle ne se souvient que de cela du plus loin qu'elle cherche : une lassitude et un désintérêt pour tout.
Effrayant à quel point elle s'ennuie. Épuisant, l'effort qu'elle fait pour paraître heureuse et concernée par le bruit de la vie. Mais à quoi lui aurait servi de se plaindre, de rechigner, de faire preuve d'agressivité ou de mauvaise humeur ? Alors, surtout, ne pas se faire remarquer, être la plus banale possible et afficher, telle une cicatrice, un sourire qui depuis l'enfance ne la quitte jamais. D'ailleurs, est-ce qu'une petite fille connaît ces mots : mélancolie, apathie, engourdissement ? Elle n'attendait qu'un moment, celui où elle allait retrouver son lit et s'engouffrer dans l'abandon du sommeil. N'être plus rien, enfin. Fuir comme au profond d'un miroir, espérant que de l'autre côté quelque chose pourra enfin la retenir et que, le lendemain, elle ne se réveillera plus. Qu'elle n'aura pas à connaître cet instant si douloureux où recommence, où continue l'épuisante comédie, la fastidieuse obligation de faire ce qu'elle croit qu'on attend d'elle. Faire avec. Faire semblant. Elle ne renâcle pas ; elle continue à agir comme les autres, un peu mieux que les autres parce qu'elle n'y attache aucune importance. Diplômes, amitiés, amourettes, voyages, divertissements, tout cela, elle s'y prête gaillardement. Elle s'y cogne avec son éternel sourire..., de rêveuse dit-on. (p. 85-87)

Philippe Honoré, L'obligation du sentiment (Arléa, 2008)

Dans le genre un peu rebattu du roman mauriacien de la famille monstrueuse sous le masque de la normalité, L'obligation du sentiment est d’une redoutable efficacité, notamment parce qu’il commence par prendre pour narrateurs successifs ceux que dans la vraie vie la presse unanime qualifierait de « monstres », et les rend de ce fait complexes, pathétiques, humains.

Né en 1965, Philippe Honoré a été directeur de théâtre et adapte des œuvres littéraires pour la scène. Son premier roman, La Mère prodigue, est paru en 2001 aux éditions du Bord de l’eau.

::: chez Clarabel
::: Pascal Bruckner (BibliObs)

mercredi 29 octobre 2008

post scriptum animal felix

« Passés ces quelques jours de gloire consécutifs à la sortie des Travaillants, les dîners au Fouquet's et autres télégrammes des grands de ce monde, il est temps maintenant de se remettre au travail. »

Grégoire Courtois, 29 octobre 2008

mardi 28 octobre 2008

il faut être debout

« Assis ! Debout ! Couché ! » (trois monologues)
Performance à la Galerie Mycroft, 7 septembre 2008

Grégoire Courtois dit troudair propose également en ligne et gratuitement un intéressant roman d’anticipation (?), Les travaillants :

Nous avons cinq pauses par jour, et nous avons une nuit.
Ces moments sont les champs de bataille temporels de notre guerre.

De 5 heures à 8 heures, nous travaillons.
De 8h15 à 11h15, nous travaillons.
De 11h30 à 14h30, nous travaillons à nouveau.
De 14h45 à 17h45 nous travaillons encore.
De 18h45 à 21h00, nous continuons de travailler.
Et de 21h15 à 00h15 nous travaillons enfin.

Un dehors de ces horaires, nous sommes libres et luttons pour tenter de le rester.

Notre bureau, c'est notre vie.
Personne aujourd'hui ne se souvient du temps où les hommes n'habitaient pas leur lieu de travail, pas plus que des siècles profonds où le travail consista en une activité quelconque.
Ce que nous savons, c'est que les jours morts aujourd'hui s'étirent sans qu'il y ait rien d'autre à faire que porter de l'eau à ébullition, la boire, tuer et éviter de se faire tuer.
C’est ce monde que nos prédécesseurs nous ont laissé, probablement parce qu'eux-mêmes en avaient hérité.
Ces box sont nos demeures, cette moquette notre terre, ces collègues nos concitoyens, et malheur à celui qui renonce à ces quelques droits fondamentaux, car pour un tel homme, il ne reste plus que la rue, et même si aucun d'entre nous n'y a jamais mis les pieds, nous savons qu'aussi rude soit notre condition, aussi pénible notre existence, il n'y a rien de pire que la rue. (p. 6)

L'histoire du travail est la première histoire qu'un travaillant connaît quand il devient travaillant.
C'est l'histoire première, celle qui lui apprend qui il est, et pourquoi il est là.
Dans cette histoire qui remonte aussi loin que le travail lui-même, il est dit qu'il n'exista pas d'époque où le travail ne fut pas la seule et unique raison d'être en vie. Le travail, et le combat pour le conserver.
Lorsque sortis de la nurserie, survivants incrédules au deuxième mois de notre existence d'adultes, nous avons commencé à poser des questions à nos collèges, toujours avons entendu les mêmes réponses, et toujours cette même histoire, afin qu'à notre tour, bien plus tard, toujours n'avons pu que les répéter aux remplaçants qui nous questionnèrent.
Il faut travailler car notre travail est notre dignité, l'unique chose qui permette de nous différencier des sauvages que la rue a dévorés et dont la vie n'est pas même utile à elle-même, électrons impassibles jetés sur l'orbite chaotique de leur propre inconsistance.
Le travail est une foi, une évidence ultime qui nous rend humain et qui répond à la seule question que nous aurions pu nous poser : pourquoi ?
Le travail est cette réponse, et cette réponse porte en elle le bulbe amorphe du reste : si jamais nous cessions de travailler, que resterait-il à faire ?

Dès que les premiers rayons du soleil changent l'obscure épaisseur nuageuse en masse côtoneuse striée de pluie noire, nous nous postons devant nos écrans afin de suivre l'évolution de l'impensable réseau de machines qui gère notre monde. Disposés sur 80 lignes, 106 colonnes et 32 niveaux de netteté, les lots de données défilent à rythme variable, en fonction de leur importance ou de leur urgence. Nos yeux halaient l'information brute que les nurses nous ont appris à décoder à l'aube de notre vie, dans les quatre sens, du haut vers le bas, du bas vers le haut, de gauche à droite et de droite à gauche selon un maillage que chacun s'amuse à personnaliser.
Nous surveillons les flux de capitaux.
Nous surveillons le cours des actions.
Nous surveillons la valeur des indices, les rapports de fonctionnement. les bilans trimestriels, les fusions et acquisitions, les krach, les embellies, les naissances et les morts, enchevêtrement fluide de chiffres et de mots qui passent devant nos yeux comme une vivace nature en perpétuelle accélération.
Chacun joue un rôle, le même, et ce rôle est garant du bon fonctionnement du monde.
Le travaillant surveille. Et cette surveillance lui permet de continuer à travailler.

Lors de nos premières heures de travail, si la fortune nous a permis de rencontrer un collègue, et que ce collègue est assez amical pour nous répondre, nous ne manquons pas de demander la marche à suivre en cas de problème. Que faire si une anomalie est détectée, si un système est déréglé, ou si une erreur est commise.
Le collègue amical apporte alors la réponse que tous les travaillants connaissent :
il n'y a jamais d'erreur dans le système.

Nous ne travaillons pas pour surveiller. Nous surveillons pour travailler.
Car sans travail, nous serions laids et sauvages, inutiles et indignes.

C'est ce que nous raconte l'histoire première, et chaque jour nous confirme son exceptionnelle pertinence. (p. 17-18)

::: d’autres textes
::: l’avis de Chloé Delaume

jeudi 23 octobre 2008

nous sommes tous des mille-vies

Le lait de douche a un parfum d'amande. Tout en me savonnant sous l’eau tiède, je me dis que si je n’avais pas accepté certains rôles, ma vie tout entière aurait été différente. Si je n'avais pas été Maria, la jeune fille au visage pur et aux mains meurtrières, j'aurais probablement continué à jouer des ingénues plus longtemps, et cela n'aurait pas seulement affecte ma carrière, mais ma vie tout entière... J'aurais pu être lisse jusqu'à la fin des temps, confinée dans ce type de rôles.
J'aurais continué à faire des films pour avoir un métier, sans même le choisir vraiment.
Je me serais dit que la vie d'actrice n'est pas toujours aussi romanesque qu'on croit.
Je me serais peut-être effacée, à force du jouer ces rôles-là. Ma fadeur aurait été stigmatisée, le public en aurait eu assez de cette jeune femme trop simple, les réaIisateurs se seraient fatigués de ce visage trop parfait, ils se seraient passé le mot, j'aurais été obligée d'arrêter ma carrière avant même de l'avoir vraiment commencée.
J'étais devenue actrice par hasard, j'aurai cessé de l'être par choix.
J'aurais coulé des jours calmes et pareils les uns aux autres, entourée du mes enfants, j'en aurais eu quatre ou cinq, et j'aurais rêvé dans ma cuisine aux mille vies que j'aurais pu avoir, comme dans un roman de Régis Jauffret. J'aurais joué, en somme, mais en silence.
Bien des jolies filles devenaient des mères au foyer parfaites.
J'essuie du revers de la main quelques gouttes écrasées sur le rebord du lavabo. (p. 12-13)

J'ai pose pour des milliers de photos dans ma vie. J'ai eu des milliers de visages différents. Gamine, délurée, bourgeoise, séductrice,élégante, raffinée, sexy, femme de tête.
Une autre Cindy Sherman. Derrière mon visage impassible vivent toutes les possibilités de moi. Et je me sens être multiple, ou rien.
Peut-être que mes différents visages, finalement, au lieu de me définir, une femme et sa singularité, ne font qu'affirmer que Dorine M. n'existe pas. Peut-être n'avons-nous pas un seul moi, mais au contraire de multiples fictions du moi. Nous sommes tout à la lois, la maman et la putain, la femme de tête et la soumise, la Fille aux yeux clairs et Grisélidis, toutes issues de la résistante et de la fille des yéyés, nous n'avons pas une identité individuelle, mais plutôt diverses figures collectives que nous empruntons selon le contexte : la fille de joie, la fille à papa, la femme fatale. Des figures, des costumes en fonction du rôle à jouer. Chacune d'entre nous porte en elle l'existence de toutes les autres, et passera par les mêmes moments, bons ou mauvais.

Il n'y a peut-être pas de vrai moi, seulement les différentes apparence, friables, que nous prenons au fil des années, selon le regard des autres sur nous, et les événements extérieurs. Chez les actrices, cela se voit juste un peu mieux, c'est tout. Pas de vraie Dorine M., mais de multiples Dorine M. Fictions de l'intimité. Simulacres de l'existence, qui cherchent à nous faire croire que nous sommes uniques.
Nous avons tous une vie réelle et des vies imaginaires, et aucune ne doit primer sur les autres. Il s'agit de garder l'équilibre. (p. 108-109)

Tout me semble absurde, décousu. Et soudain la vie me semble aussi destructurée que des rushes : moments sans lien les uns avec les autres, que j’essaie de mettre bout à bout, d’organiser ; des morceaux de temps que j’agrège ; un film que je montre au fur et à mesure que je le tourne.
Ordonner le chaos. Essayer de choisir entre les prises, entre les diverses expressions du visage et les inflexions de voix, les différents sens d’un mot selon la façon qu’on a de le prononcer.
De peur de ne rien y comprendre, nous inventons un récit. Chaque épisode de notre vie n’existe que parce que nous avons fait l’effort de le raconter. Nous inventons une histoire avec tous ces instants épars, nous décidons qu’un figurant devient un premier rôle, qu’une scène en flash-back devient la cause de ce qui nous arrive. Dans chacune de nos vies, il y a des second rôles, des jeunes premiers, des régisseurs.
Nous sommes tous des interprètes. C’est notre enfermement, et notre liberté. Nous sommes Manon Wilms et la Veuve Ching. Nous sommes Dorine Morel, si l’on veut. Et puis nous-mêmes, dans cette histoire que nous nous racontons chaque jour.
Nous sommes des mille-vies. La nôtre est composée de toutes celles que nous avons vécues en songe l’espace de quelques minutes, quelques après-midi, quelques années.
Sans fiction, nous ne pouvons pas vivre. (p. 151-152)

Delphine Coulin, Les mille-vies (Seuil, 2008)

Delphine Coulin est aussi réalisatrice, et a publié :
- Les traces (Grasset, 2004)
- Une seconde de plus : nouvelles (Grasset, 2006)

des critiques en ligne :
::: Chez Clarabel
::: Livres de malice
::: Pierre Assouline

mercredi 22 octobre 2008

je dépasse un peu de je ne sais plus quoi que j'exagère

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5
Uccellini
leur dispersion
je reprends
grammaticalement le sexe
dans la grammaire dit
dans l’ombre de la grammaire
nie l’angélisme apparié
d’une implacable logique
Aussitôt que je vous vis continué
dans dès que je vous voyais
Aussi près que je puisse me tenir
dans aussi longtemps que je puisse
y tenir exactes réparties
de baleines de loups de souris
à quel point préférer
se taire sinon
que la grammaire en absout
en absout
répétez la négation après
moi déplier le tracé
seulement je dépasse
un peu de je ne sais
plus quoi que
j’exagère

Anne Parian, Une ligne (Éric Pesty , 2008)

Pour « déplier le tracé » des mots de l'intime comme celui du dessin : ligne, perspective, spirale baroque ...

les avis de :
::: Nathalie Quintane (Sitaudis)
::: Sébastien Smirou (Si tu vois ce que je veux dire)
::: Litote en tête

::: sur = jonchée, poésie dure (Les petits matins, 2008) dans lignes de fuite

lundi 20 octobre 2008

la bonne équation entre le trou et son comblement

rosenthal_viande_froide.jpg

On peut mettre un tas de choses
matérielles
et immatérielles
dans un trou
il est d'ailleurs primordial
de ménager dans son existence
des espaces vides
afin de se donner le loisir
de les remplir.

Une existence pleine
est une existence dans laquelle
on a su trouver la bonne équation
entre le trou et son comblement.

Si on comble trop vite
les spécialistes vous le diront
on risque
de ne pas prendre suffisamment en compte
les fondations.

Mais si on laisse trop longtemps à l'air libre
cela produit des désordres et des déséquilibres
qui peuvent ensuite
causer dégâts et préjudices
irréversibles

tout est question de calendrier. (p. 24-25)

Les anciens ne sont pas revenus sur le site. Ils sont restés chez eux. Ils ont pensé à autre chose. Ils ont poursuivi leur existence ailleurs. Ils ont dit la vie continue, ça ne s'arrête pas à, le service a été fermé mais heureusement y a pas mort d'homme. Quand les travaux de réhabilitation ont commencé, on leur a proposé de visiter mais rares sont ceux qui se sont manifestés. Avec le temps, forcément, y avait eu mort d'hommes. Mais aussi de la réticence. De la crainte. De l'émotion. Revenir là où on a travaillé pendant plusieurs décennies pour quoi faire. Pour voir quoi. II n'y a rien à voir. C'est troué. C'est cassé. C'est bouleversé. C'est détruit. C'est creusé. C'est traumatisé. À quoi ça sert de venir. C'est ouvert. C'est blessé. C'est plein de cicatrices. C'est bétonné. C'est transformé. C'est méconnaissable. (p. 43)

Il y a beaucoup de monde qui travaille au 104 de la rue d'Aubervilliers. Mais il y en a moins que par le passé, quand le 104 était une entreprise de Pompes funèbres qui marchait bien, qui était active, qui était rentable. À l'époque, mille cinq cents employés environ venaient chaque jour sur le site, qui pour découper le bois, qui pour vernir les cercueils, qui pour coudre les tentures, laver ou réparer les corbillards, nourrir les chevaux puis les moteurs, choisir et recevoir les fournisseurs, visiter les chefs d'atelier, parler aux familles, aller chez le coiffeur, manger à la cantine, faire cirer ses bottes ou draguer les secrétaires. C'était une activité tous azimuts qui mettait aux prises des vivants bien entraînés, entreprenants, joyeux, blagueurs, souvent alcoolisés et presque essentiellement de sexe masculin, avec la mort. (p. 54)

Le 10 mars, monsieur P. me rencontre par hasard sur le chantier. Notre entretien doit avoir lieu le lendemain. Il me demande, me semble-t-il avec une pointe d'inquiétude, ce que j'attends de notre rendez-vous et comme je réponds que je n'attends rien de particulier il paraît plus inquiet encore. C'est exactement comme si j'allais chez le psy, me dit-il, d'un ton où se mêlent l'amusement et le reproche. (p. 69)

Le 15 juin, je constate que certaines des personnes ne me parlent vraiment que hors micro. Je ne sais pas s’il faut restituer ce qui n’est pas enregistré ou s’il faut s’abstenir. (p. 93)

Olivia Rosenthal, Viande froide (Lignes, 2008)

Viande froide est un beau texte impressionniste, qui parle d’un chantier mais aussi de toutes autres choses, les vies, la vie, le travail, la mort ; il a été composé à partir de rencontres et d’entretiens avec des ouvriers travaillant sur le chantier du 104, nouveau « lieu » parisien, et d’anciens employés du Service municipal des Pompes funèbres qui occupait auparavant cet espace ; il donne actuellement lieu à une installation sonore sur place.

Olivia Rosenthal est née en 1965 à Paris

::: « Traverser » dans le n°1 de la revue du 104
::: sur On n’est pas là pour disparaître (Verticales, 2007)
::: un bel entretien pour Auteurs.tv (mars 2008) :

vendredi 17 octobre 2008

les pistes du jeu

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Et cette question qui terrifie, qui me terrifie qui pense à la possibilité de la rencontre, cette question qui ne permet pas la moindre habitude.
À quelle hauteur les extraterrestres nous placeront-ils ?
Nous placeront-ils à la même hauteur que l'espèce d'ici le pense, la place à laquelle l'espèce d'ici a mis sa pensée ? Et j'imagine conscience et psychologie sous cette soudaine action d'une espèce extérieure rencontrant à égalité les espèces animales d'ici, y trouvant le même intérêt. Une espèce extérieure en forme d'insecte se trouvant plus d'affinité avec nos fourmis.
Une rencontre ce n'est pas égal, ce n'est pas égal pour l'espèce d'ici qui est rencontrée.

Dominiq Jenvrey, L'E.T., fiction concrète (Seuil, Déplacements, 2008, p. 20)

Avez-vous suivi toutes les pistes du jeu et les lignes de fuite de blog en blog, découvert tous les concepts ?... Pour prolonger l'expérience, le livre est dans toutes les bonnes librairies, au rayon sf ou pas, c’est selon.

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Les deux précédents livres de Dominiq Jenvrey, L’expérience totale (è®e, 2006) et L’exp. tot. (è®e, 2006) sont disponibles aux éditions è®e ; le premier est téléchargeable gratuitement.

::: dans lignes de fuite, voir aussi ici et .

jeudi 16 octobre 2008

Dominiq Jenvrey répond à vos questions sur les extraterrestres

L'extraterrestre, qui est avant tout une Espèce Technologique (E.T.), ne peut sans doute pas se définir par le concept de personne tel que nous le concevons : un corps égal une personne autonome. Avec la technologie implantée dans le corps, de la technologie communicationnelle, il est fort probable que les corps que nous rencontrerons seront des entités collectives. Peut se supposer également que ces corps soient fabriqués exprès pour cette rencontre avec nous. La fabrication de corps est facile avec la technologie. Ce qui nous rencontrera sera peut-être uniquement une forme communicationnelle, une multiforme pluri-chronologique.

La langue est-elle utile pour effectuer une rencontre extraterrestre ?

Est-ce que la tribu Ashanti en Afrique de l'Ouest a le droit de rencontrer des extraterrestres ?

mardi 14 octobre 2008

puisqu'on vous le dit

La fiction économique s'arrange.
Il suffisait de lui faire confiance.
Il faut toujours faire confiance à la fiction.

Dominiq Jenvrey (Tina, 13 octobre 2008)

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::: en attendant le « jeu fictionnel », le 16 octobre, jour de la sortie de L'E.T., fiction concrète (Seuil, Déplacements), on peut visiter le site de Dominiq Jenvrey.

lundi 13 octobre 2008

les torsions de la mémoire

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Six ans passés à mobiliser, chaque jour, l'énergie éperdue qu'il faut pour oublier les siens. Dans ce stand de tir qu'étaient devenues mes annales, Assan fut longtemps la cible impossible à coucher. Dans un premier temps, son souvenir s'acharnait à écheveler mes plaines d'ennui religieusement fomentées à Paris auprès d'Antoine et des princes noirs de l'hôtel où je travaillais. On imagine que le temps suffit mais l'oubli est une entreprise qui requiert une discipline hors pair. Le cerveau se mue en une galerie des glaces, mille miroirs trompeurs, certains couloirs à éviter, heurts et contusions insoupçonnés. Le trouble que celui d'avoir à se méfier des torsions de sa mémoire, toujours plus excitée par une réalité, pourtant neuve et différente, est inouï.
Alors que, carcasse inconsciente, on croit s’être mis à l’abris des assauts du souvenir, l’ivresse syncrétique plante ses barreaux, au détour de l’anodin. Profitant d’une nanoseconde de négligence, une note insurgée s’échappe du magma musical vomi par une station de radio française et renvoie à une soirée estivale solaire. Ou bien, une pathétique fragrance de cheveux mal lavés paresse dans une rame de métro et convoque un secret partagé. L'oubli est une guerre perdue d'avance, puisque offenseur et défenseur proviennent de la même matrice : soi. Un conflit inutile et enragé qui fut le mien durant six ans. (p. 80-81)

Face à face, nous baignons maintenant dans un silence plus épais que la lave. Un volet mal attaché s'acharne contre la vitre de la cuisine. Elle se demande. Comment faut-il faire ? Je jurerais que l'extrémité de ses doigts s'est empourprée. De ses mains honteuses, Elle remet de l'ordre dans ses cheveux et dans sa lumière, un peu trouble. Je ne ressens rien. Je n'ai pas peur. Je suis certaine maintenant de vouloir la voir mourir, empêtrée dans son costume de femme. Elle hésite, toussote. Puis se souvient. Elle avance vers moi, pour me piéger dans ses bras. C'est comme ça qu'une mère doit faire. Peu importe l'histoire, peu importe l'absence. Une mère digne de ce nom accueille son enfant au creux de ses bras. Si étranger soit-il. Je suis une bonne mère. Je la devine se chanter sa rengaine. Elle me fait penser au cancre qui relit sa table de sept juste avant un contrôle et l'oublie, un peu mieux, deux heures plus tard. Elle l'a déjà fait, si souvent. Un épisode me revient en mémoire. Une nuit brûlante de juillet, nous rentrions par la plage d'une fête chez les Maleski. C'était un moment adulé. On était capable de stationner, n'importe où, à boire le plus tard possible, pour se l'offrir, la promenade sur le sable, grise et flattée par l'aurore. Ce soir-là, entamés par le whisky, nous riions des serpentins enivrés que nos pas laissaient sur le sable. À quelques coudées du cabanon, on s'était arrêtés pour se baigner, avant de dormir. Assan, toujours plus prompt que moi à se dénuder, courrait déjà, à poil, dans le sable. J'enlevais ma culotte quand j'aperçus un couple dans l'eau. Mon frère se trouvait alors à quelques mètres d'eux. Il ne les avait pas vus. Une femme semblait se blottir dans le creux d'un homme, pour se protéger des regards et du jour qui venait. Nos vêtements à mes pieds, je pouffai, guettant l'instant où Assan les verrait. Mais il se détourna et n'osa plus le moindre mouvement. La pudeur n'était pourtant pas une des qualités les plus évidentes de mon frère. Je m'attendais plutôt à l'entendre rire et crier pour m'inviter à le rejoindre. J'ai remis mon tee-shirt et me suis approchée. Je n'ai pas pensé à ma culotte, avachie sut le sable. Dans les vagues, je la trouvai. Nue, avec un homme qui, même en plissant mes paupières de myope, ne ressemblait décidément en aucun point à Andrew. Un silence de mémorial nappait les flots. Assan sortit très lentement de l'eau, mit une main sur son sexe, baissa les yeux. Nous battîmes en retraite, d'un seul et même élan, sous le ciel tacheté d'étoiles. On ne prit pas le temps de se rhabiller. Nos pas étaient devenus vifs et précis. Je pensais à mon père à Paris. Assan ne pensait à rien. Les foulées de notre mère qui courait se nichèrent derrière nous. Nue, grelottante, Elle nous prit dans ses bras humides et nous cracha ses insanités. C'était des bêtises, ce n'était rien, Elle voulait être une bonne mère, Elle le jurait, est-ce que je suis une bonne mère, les enfants ? Elle nous embrassait, nous serrant fort contre son torse nu. Sans colère, j'étais ankylosée par la gêne. On était nus. Tous, nus. Mère, fils et fille, nus. Et on échouait à déceler chez cette femme aux seins magnifiques étoilés de gouttelettes d'eau de mer et aux joues rougies par l'amour, la trace d'une mère. Je suis une bonne mère. Derrière le tableau de famille naturiste, Adam Catz-Wurtzel se rhabillait prestement. Il sautillait, le pied coincé dans la jambe de son pantalon de lin blanc, évitant de regarder qui que ce soit.
Maintenant, elle me serre dans ses bras. Pas une mère, un échafaudage arachnéen. Assan est parti se changer. un frisson me marbre l'échine. La glacière aux langoustes commence à peser son poids entre mes bras. Elle sépare nos deux corps et rend la respiration difficile. Mère et fille, dans une étreinte givrée, tanguent au bord d'une falaise de silence. Je peux sentir son parfum dans son cou. Ce soir, les femmes ont peur et leur parfum devient fort. L'air est saturé de fragances paniquées. Le visage échoué sur l'épaule de Véra, je les renifle toutes, ces peurs. Au fond à droite, accoudée au meuble carbonisé, celle de June est marine. (p. 106-108)

Aude Walker, Saloon (Denoël, 2008)

Un autre western, familial celui-ci, et animé par une écriture dense, rythmée, parfois une peu lourde, souvent surprenante.

Aude Walker est née en 1980. Saloon est son premier roman et lui a valu le « prix du Premier roman du Doubs » ; il figure aussi dans la deuxième sélection du prix de Flore.

::: Jean-Louis Kuffer, « Ballade de la mal aimée » (22 août 2008)
::: Thibault Malfoy, « Aude Walker me coince dans son Saloon, je m'évade par la fenêtre des toilettes » (30 septembre 2008)

dimanche 12 octobre 2008

il était une fois à saint-germain-des-prés

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Le film que se raconte le milieu littéraire français, depuis plus de trente ans, peut d’ailleurs être décrit comme un western classique, sans cesse rejoué, avec, de temps en temps, adjonction de nouveaux acteurs. Il y a un Beau, un Bon, un Vertueux exotique, Le Clézio, et un Méchant, moi. Je m’agite en vain, Le Clézio est souverain et tranquille, il s’éloigne toujours, à la fin, droit sur son cheval, vers le soleil, tandis que je meurs dans un cimetière, la main crispée sur une poignée de dollars que je ne posséderai jamais. Modiano, lui, a un rôle plus trouble : il est à la banque, il avale ses mots, il a eu de grands malheurs dans son enfance, il est très aimé des habitants de cette petite ville culpabilisée de l’Ouest, aimé, mais pas adoré, comme Le Clézio, dont la photo, en posters, occupe les chambres de ces dames. Le Diable, ne l’oubliez pas, c’est moi. Je suis un voleur, un imposteur, un terroriste, un tueur à la gâchette facile, un débauché, un casseur, j’ai des protections haut placées, des hommes et des femmes de main, je sème la peur, je ne crois en rien, j’expierai mes fautes.

Philippe Sollers, Un vrai roman : Mémoires (Plon, 2007, p.151)

::: « L’expérience de Le Clézio »

vendredi 10 octobre 2008

au-delà et en-dessous de la civilisation régnante

Le prix Nobel de littérature pour l’année 2008 est attribué à l’écrivain français Jean-Marie Gustave Le Clézio

« l’écrivain de la rupture, de l’aventure poétique et de l’extase sensuelle, l’explorateur d’une humanité au-delà et en-dessous de la civilisation régnante » précise le communiqué de Stockholm.

::: notice Wikipedia
::: Association des lecteurs de J-M G. Le Clézio
::: dossier BibliObs

::: et à l’occasion de ce prix Nobel – roulement de tambour - Pierre Assouline a découvert le lien hypertexte …!

::: à voir aussi : J-M G Le Clezio (et Jean Echenoz!) chez François Busnel ce soir

jeudi 9 octobre 2008

le capital sera le bon gouvernement des choses

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Le capital sera le bon gouvernement des choses - Soyez surtout plus efficaces dit-elle c'est là la grande ruse du pouvoir moderne : oubliez ce que vous faites pourvu que vous le fassiez efficacement l'humanité nouvelle exige l'in-humanité (bienvenue à Nihil, Inc. un peloton d'exécution en forme de monde) - La seule morale reconnue sera celle de la rentabilité et du profit (soyons lucides soyons putrides mais soyons avant tout rentables) - Le sacrifice humain a désormais pris le statut de simple pratique gestionnaire le sacrifice humain a désormais pris sa place sur les écrans-pubs du monde entier - La seule morale reconnue sera celle de la rentabilité et du profit (soyons lucides soyons putrides mais soyons avant tout rentables) - Bienvenue à Nihil, Inc. (un peloton d'exécution en forme de monde) - La science du management comme entreprise de falsification générale est la mise en scène ultramoderne du pouvoir le recommencement absolu de la fiction avec ce qu'elle dit et ce qu'elle fait- Nous nous contentons de réunir des observations et de les corréler par des lois dit-elle l'idée de réalité n'est pas scientifique elle ne nous intéresse pas -Tu peux foutre ça en boucle - (Bienvenue dans l'antichambre de la mort) Bienvenue à Nihil, Inc. (un peloton d'exécution en forme de monde) - Nous sommes très heureux de vous compter parmi nos nouveaux actionnaires dit-elle - Nous vous rappelons qu'avec ses 800 millions de salariés ses 519 505 millions de dollars de C.A. ses 34 000 milliards de dollars de résultat net ses 1300 académies réparties dans dix zones mondiales ses 750 000 initiateurs de situations répartis dans les grandes zones de tensions et les grandes cités impériales Nihil, Inc. est la première firme mondiale dévouée à la pratique systématique du crime et à la propagation endémique du mal dit-elle Bienvenue à Nihil, Inc.

Sylvain Courtoux, Nihil, Inc. (Al Dante, 2008, p. 30-31)

::: « le poète-de-merde » (extrait) (Action restreinte)
::: un autre extrait (Silo)
::: Nihil, Inc._7 (libr-critique)
::: Nihil, Inc._6 (remue.net)

lundi 6 octobre 2008

suspendu à je ne sais quel fil de rien

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Tout s'annonce plutôt bien. Mais dans la chambre, une fois nue, le dos de Vickie se couvre d'écailles, ses orifices se referment un à un par la mise en branle subreptice de petites pièces métalliques dont l'agencement parfait leur permet de glisser sans bruit les unes sur les autres en réduisant à néant l'espace entre leurs interstices (se fermant comme une boule à thé grâce à l'application d'un principe technologique formant un filet de lames concomitantes ordonnées autour d'un axe de rotation unique, qui sert aussi à fabriquer des essoreuses à laitues), arrangeant une cuirasse à la façon de la Mariée mise à nue par ses célibataires, même, de Duchamp. Comme une armure, une cotte de mailles, la carapace enserre le haut des cuisses, le bas-ventre et les tétons - hérissés de lames de cutter sur lesquelles il semble aventureux de porter la main.
Dietz pense qu'il a trop bu, mais il n'a rien bu ; qu'il est sous l'effet d'on ne sait quel acide, quelle endomorphine. Renonçant à toute analyse, il considère que sa vision insolite doit - ou devrait ? Vous et Vickie hésitez sur l'emploi du conditionnel - être glosée comme une métaphore de la frigidité de Vickie. Mais, puisque c'est un rêve, a-t-on besoin d'une justification? (p. 18)

L'instant précédent, assis dans le fauteuil crapaud placé devant la baie vitrée d'où vous observiez le feuillage fragmenté de quelques arbres de Central Park dissimulés par le profil des ombres des tours, vous lisiez, vous laissiez posséder par l'universel fictionnel, errant dans les images, les sons...
L'aurore s'était posée sur New York : quatre colonnes de boue percées d'un vol de colombes noires qui dansaient puis barbotaient sur les eaux pourries de l'Hudson...
Un romancier vous décrivait la substance même de la nuit, sa couleur, sa matière. Vous étiez pénétré par la métaphore, piégé par l'opiniâtreté narrative de son style syncopé suspendu à je ne sais quel fil de rien. Cette prose dégageait une grâce enivrante, litanie amoureuse se consumant dans l’abstraction. Vous découvriez l’évidence du mal : énoncé, justifié, légitimé dans la perspective d’un bien à venir. (p. 59-60)

On entend le son métallique du déambulateur que l’artiste pousse en raclant le parquet du couloir crasseux. Allons zizi... Allons-y... Louise Bourgeois fait son entrée en scène. Les cheveux blancs attachés sur la nuque, la maigreur ensachée dans une combinaison noire, seul le faciès fendu d'un sourire sarcastique - que soulignent les pommettes creusant deux rides profondes - ravive le souvenir de l'intrigant visage que vous avez connu sur une photo de 1946 (debout dans l'atelier de Stuyvesant's folly, Louise Bourgeois y semblait un sosie d'Arletty). Elle affiche aujourd'hui l'expression contrainte que Mapplethorpe a figée en 1982 (la Fillette sous le bras, Louise drapée dans une étole en poils pubiens y tapote le gland de sa sculpture, prisonnier de l'était que forment l'index et le pouce de sa main droite).
Sa peau est un parchemin froissé, endurci, dont les crevasses longilignes se dessinent à la surface du visage aussi naturellement que les remous de l'eau vont chatouiller les berges opposées d'une mare où l'on vient de lancer une pierre. Le rictus des paupières accompagne un mouvement des lèvres. (p. 89-90)

Pascal Torres, Miss Liberty (Passage, 2008)

Miss Liberty est un premier roman étrange, pas totalement réussi, mais avec des réussites... et de nombreuses surprises, de fuites en disparitions.

Pascal Torres est né le 9 octobre 1964 ; il est conservateur au musée du Louvre et a également publié des essais d’histoire de l’art.

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